Relation d’une conspiration tramée par les nègres dans l’isle de S.-Domingue

RÉLATION

D’une conſpiration tramée par les Negres, dans l’Iſle de S. Domingue ; défenſe que fait le Jéſuite Confeſſeur, aux Negres qu’on ſuplicie, de révéler leurs fauteurs & complices.

Avis de l’Éditeur

On nous a remis deux Lettres. L’une vient du Cap François, Iſle S. Domingue, & l’autre de la perſonne à qui cette Lettre étoit adreſſée. Comme cette perſonne connoît parfaitement bien par elle-même l’état actuel de cet Iſle, nous donnerons ſa lettre la premiere, pour ſervir d’introduction à la ſuivante. Ce que contiennent ces Lettres eſt trop important, dans les circonſtances préſentes, pour ne les pas donner au public. On y verra que les Negres cherchens à ſe rendre maîtres du pays, en faiſant périr ceux qui le ſont ; que les Jéſuites ſeuls ſont égargnés, & qu’ils protegent ouvertement ces Negres, en défendant à ceux qu’on fait mourir de révéler leurs fauteurs et complices. N’eſt-ce pas ſe déclarer ſoi-même complice, que d’ôter le ſeul moyen d’extirper cette déteſtable conspiration ?

Lettre de la perſonne à qui La Lettre du 24 Juin eſt adreſſée.

Voici M. une piéce qui mérite bien de voir le jour, elle eſt de bonne main & sûre. Vos ſens en ſeront troublés. Eſt-il donc poſſible qu’il ne ſe commette plus de crime ſur la terre où les Jésuites n’aient quelque part. Pour conſerver leur Colonie dans le Maragnan, ils conſeillent à leurs Sujets d’aſſaſſiner tous les Blancs, & de leur couper la tête, & ils leur en donnent l’abſolution. Pour ſe rendre maîtres de celle du Cap, ils protegent les empoiſonneurs, & menacent les coupables de la damnation éternelle s’ils révelent leurs complices. On les ménage parce qu’on craint qu’ils n’excitent une révolte. On les ſoupçonne d’autant plus, que dans cette multitude effroyable de Negres qui ont péri par le poiſon, on remarque qu’ils n’en ont pas perdu un ſeul. Eux & leurs Negres ſont ſeuls en ſûreté. La conſéquence n’eſt pas difficile à tirer.

Extrait d’une Lettre écrite du Cap François le 24 juin 1758.

Nous ſommes ici, Monſieur, dans une conſternation générale, perpétuellement entre la vie & la mort. Le récit de notre situation vous fera horreur. Au mois de janvier dernier on a arrêté au quartier de Limbé, qui eſt à cinq lieues d’ici, François Macandal, Negre, eſclave de M. le Tellier, habitant de cette Colonie, qui étoit marron (fugitif) depuis dix-huit ans. Le jour il ſe retiroit dans les montagnes, & la nuit il venoit dans les habitations voiſines, où il avoit correſpondances avec les Negres. Ils compoſoient enſemble différens poiſons, que ceux-ci vendoient à leurs camarades. On lui a fait ſon procès. Il a été condamné à faire amande honorable devant la principale porte de cette Égliſe, & à être brûlé vif ; préalablement appliqué à la queſtion ordinaire & extraordinaire. La ſentence a été confirmée par le Conſeil ſupérieur du Cap. Ce ſcélérat a révélé à la queſtion un nombre prodigieux de ſes complices, qui ſont Negres eſclaves, appartenant à différens Maîtres, que l’on a arrêté. Le nombre de ceux qu’il a fait mourir pendant les dix-huit ans de ſon marronage eſt innombrable. Enfin il a été exécuté le vingt janvier, à cinq heures après-midi.

On l’avoit attaché, avec des chaînes de fer, à un poteau qui étoit planté au milieu du bûcher. Auſſi-tôt qu’il a ſenti le feu, il a fait des hurlemens effroyables ; mais il a fait des efforts ſi prodigieux & si ſupérieurs aux forces de l’homme, que le collier & la chaîne ſe ſont détachés du poteau ; en ſorte qu’il s’est ſauvé du feu le corps en partie brûlé. La Maréchauſſée & les habitans ont eue la prudence de faire auſſi-tôt retirer les Negres qui environnoient la place. Tous ces malheureux, en ſe retirant, crioient à haute voix que François Macandal étoit ſorcier & incombuſtible ; qu’il avoit eu raiſon de leur dire que perſonne n’étoit capable de l’arrêter, & qu’auſſi-tôt qu’on mettroit la main ſur lui, il ſe changeroit en Maringuoin. Le boureau lui-même ne pouvoit croire ce qu’il voyoit. Il ſe jetta cependant ſur le criminel ; on lui lia les pieds & les mains & on le rejetta dans le braſier. Tous les habitants firent revenir leurs Negres, qui, en le voyant brûler, ſentirent le faux de ce qu’il leur avoit fait croire. Depuis cette exécution, on en brûle quatre ou cinq tous les mois : il y a déjà eu vingt-quatre Negres ou Negreſſes eſclaves, & trois Negres libres, qui ont ſubi le même ſort. Mais à meſure qu’on les met à la queſtion, la Maréchauſſée en arrête neuf à dix autres qu’ils déclarent être leurs complices. Ainſi le nombre des priſonniers augmente à meſure qu’on exécute un criminel. Jugez quand finira cette terrible affaire ; il y a actuellement 140 accuſés en prison.

Des Negres qui ont été exécutés, les uns ont déclaré avoir fait périr par le poiſon 30 & 40 blancs, même leurs Maîtres, leurs femmes & leurs enfans ; d’autres 200 & 300 Negres appartenans à différens maîtres.

Il y a des habitans qui avoient ſur leur habitation 50 & 60 Negres travaillant à la place. En moins de 15 jours il ne leur en reſtoit que quatre ou cinq, & quelquefois pas un. J’en connois beaucoup qui ont eu ce malheur. On ne ſavoit à quoi attribuer cette mortalité, & on ne pouvoit leur donner de ſecours convenables, parce qu’on ne ſoupçonnoit pas le poiſon.

Pluſieurs ont avoué qu’ils avoient empoiſonné des Negres à qui ils avoient offert du poiſon ; mais qui leur paroiſſoient être trop affectionnés à leur Maître & qui auroient pu les découvrir.

François Macandal a découvert trois eſpèces de poiſons, dont il y en a de ſi dangereux & de ſi violens, que des chiens à qui les Médecins & Chirurgiens en ont fait prendre, ont crevé ſur le champ. Il y en a d’autres dont l’effet eſt plus lent, qui font languir cinq ou ſix mois, mais dont il faut toujours néceſſairement périr.

Nous ſommes effrayés de voir que preſque tous les coupables, ſont ceux qui travaillent à la grande caze, & en qui l’on a le plus confiance, le cocher, le cuiſinier, & les autres domeſtiques dont nous nous ſervons.

Ils prenoient préciſément le temps où leurs Maîtres avoient 15 ou 20 Blancs à table & donnoient des feſtins. Ils mettoient le poiſon dans le thé, dans la soupe ou d’autres mets ; ſans s’embarraſſer de faire périr des habitants à qui ils n’en vouloient pas, pourvû que ceux à qui ils en vouloient périſſent.

Nous tremblons d’aller les uns chez les autres, & nous ne ſavons à qui nous fier, étant impoſſible de ſe paſſer du ſervice de ces miſérables.

On a obtenu de quelques-uns la composition d’un remede, qui eſt un ſûr contre-poiſon, & c’est un très grand bien.

Ce qui nous allarme davantage, eſt de voir combien peu ces malheureux ſont touchés du ſort de ceux que l’on exécute, & combien peu leur ſupplice fait d’impreſſion ſur eux. En voici un exemple : entre les Negres exécutés, il s’en eſt trouvé du Limbé ; le maître à qui ils appartenoient a obtenu du Juge que l’exécution se fit ſur le lieu pour contenir les autres. Trois jours après l’exécution, M. de Gondy, commandant comme Officier la garde que les Bourgeois, au nombre de quinze Blancs, montent audit lieu, trois Negres de M. de Gondy trouverent le ſecret de les empoiſonner tous. Comme les vomiſſements ſe déclaroient, on recourut promptement au contre-poiſon & on les a ſauvés ; ces trois Negres ont été arrêtés & ſuppliciés.

Il faut maintenant vous dire comment la Providence eſt venue au ſecours de la Colonie, qui étoit menacée d’une deſtruction totale.

Au mois de décembre dernier le Conſeil étoit aſſemblé pour juger le procès de ſix ou ſept Negres qui étoient arrêtés comme empoiſonneurs. On en condamna quatre au feu, & de ce nombre étoit une jeune Negreſſe qui appartenoit à un habitant de la Souffriere, nommé M. Vatelle : on la réſerva pour être exécutée la derniere. Comme on alloit l’appliquer à la queſtion, & qu’on approchoit les mêches, elle dit qu’elle ne vouloit pas ſouffrir deux fois le feu, & qu’elle alloit tout dire. On ne ſauroit trop louer la prudence de M. Courtin, Sénéchal au Cap. Il a paſſé deux jours & deux nuits avec le Procureur du Roi & le Greffier, à recevoir les déclarations qu’elle a faites. Elle a nommé 50 tant Negres que Negreſſes comme complices, qui ont été pris tant dans la ville du Cap qu’à la pleine. Elle a donné les moyens d’arrêter François Macandal qui étoit leur chef ; elle a avoué qu’elle avoit empoiſonné trois enfans de ſon maître, qui les lui avoit donné à allaiter, & quantité de ſes Nègres. Elle a déclaré que le Pere Jésuite, qui étoit venu quelque temps auparavant la confeſſer en priſon, lui avoit défendu, ſous peine de damnation éternelle, de révéler ſes complices, & de ſouffrir plutôt tous les tourmens qu’on pourroit lui faire endurer ; mais que comme les Blancs ne lui avoient fait aucun mal, elle vouloit bien contribuer à leur ſûreté.

M.rs du Conſeil touchés des aveux de cette petite Negresse, ont ſuſpendu ſon exécution. Elle eſt toujours dans la géole, les fers aux pieds : mais malgré ſes crimes, elle montre tant de ſincérité, donne des avis ſi juſtes, qu’on lui doit le ſalut de la Colonie, & qu’on penſe que la peine ſera commuée en priſon perpétuelle.

M. le Gouverneur averti de la conduite du P. Jésuite, lui a fait interdire l’entrée des priſons. On l’a également interdit à tous les autres Révérends Peres (Jésuites), & on veille de fort près ſur cet article. Mais la Colonie murmure de ce qu’on les en quitte pour cela : car on ne dit pas tout.

Voilà, M., l’état de notre Colonie. Les empoiſonneurs au reſte demeurent beaucoup plus dans la plaine que dans la ville ; parce que François Macandal n’y eſt venu que trois fois, au lieu qu’il paſſoit toutes les nuits dans les habitations de la plaine. Mais un des malheureux qu’il a inſtruits peut en inſtruire cent, & vous ne voyez que trop le progrès que ce mal a fait.

Notez que tous ces coupables ſont des Negres de prix, & de 4 à 5 000 liv. on ne les épargne pas pour cela. Mais leurs Maîtres ſont d’autant plus malheureux, que le Roi ne leur accorde que 600 liv. par tête de Negre ſupplicié.

Nota. Par une autre Lettre écrite du même lieu, le 8 novembre 1758, on apprend « que les Negres cherchent à ſe rendre maîtres du pays, en faiſant périr tous les Blancs ; qu’on a brûlé les principaux Chefs de ces ſéditieux, & que huit ont été arrêtés depuis peu à la ſource qui fournit l’eau aux cazernes ; leur deſſein étoit d’introduire du poiſon dans le canal qui conduit l’eau à la fontaine, & par-là, faire périr les Troupes qui ſeules les retiennent, & les empêchent de faire périr tous les Blancs. »


Fin


Note : On peut se reporter pour plus d’informations à l’article François Mackandal de Wikipédia.