Recueillements poétiques/Discours prononcé sur la tombe de M. Aimé Martin

Discours prononcé sur la tombe de M. Aimé Martin
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DISCOURS
prononcé
SUR LA TOMBE DE M. AIMÉ-MARTIN




Messieurs,

Nous voici arrivés auprès de la tombe de l’auteur de Paul et Virginie et des Études de la Nature, pour y déposer le disciple à côté du maître.

Je n’ai jamais parlé en face d’un cercueil. Quand l’homme entre par cette porte mystérieuse dans l’immortalité, aucun bruit de la terre ne doit le suivre, selon moi, excepté le bruit des pas des amis qui l’accompagnent jusqu’au seuil. Il y a entre ces deux vies, dont l’une commence, dont l’autre finit au bord de cette fosse, un abîme qu’aucune parole humaine ne peut franchir. Sur cette limite de l’infini, tout paraît petit, même ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, ses affections et ses douleurs. Taisons-nous donc, si nous regardons du côté éternel de ce sépulcre.

Mais si nous regardons du côté terrestre, disons aux survivants quel fut l’homme que nous ensevelissons ici dans l’estime universelle de ses contemporains, dans la mémoire bienveillante de son siècle et dans les inconsolables regrets de ses amis.

Toute la vie d’Aimé Martin se raconte en un mot. Il fut un homme de lettres dans l’antique et grande signification de ce mot ; c’est-à-dire qu’après avoir jeté un regard sur toutes les occupations, sur toutes les ambitions, sur toutes les gloires qui s’offrent à l’homme de talent à son entrée dans la vie, il n’en trouva qu’une digne de lui : cultiver sa pensée, perfectionner son intelligence, grandir, ennoblir, élever, diviniser son âme, et la rapporter à son Créateur plus lumineuse, plus pure, plus sainte qu’il ne l’avait reçue de ses mains. Découvrir Dieu dans ses œuvres, le faire comprendre, adorer, bénir dans sa création, ce fut sa tâche à lui. Sa vie entière ne fut que travail ; ce travail, qu’un acte de foi dans la Providence ici-bas, dans l’immortalité ailleurs. Si la tombe devait tromper les espérances de l’homme de bien, aucun mourant n’eût été plus déçu que lui par le néant. Mais Celui qui ne trompe pas l’instinct d’un moucheron ne trompera pas le pressentiment du juste ; il est entré, n’en doutons pas, en possession de ses espérances et en jouissance de sa foi.

Quelle était sa philosophie ? Vous le savez tous, vous qui avez recueilli comme moi, dans ses livres ou dans ses entretiens, les confidences de son âme. Sa philosophie, c’était la sagesse humaine du genre humain dépouillée des erreurs de chaque siècle et de chaque secte, datant de la raison humaine, et venant se déposer dans l’Évangile comme dans un réservoir commun de toutes les morales, pour couler de là dans des canaux divers en se grossissant et en s’épurant toujours dans les idées, dans les mœurs, dans les institutions d’un monde indéfiniment perfectible. Il avait trouvé dans sa vie même l’occasion et pour ainsi dire la filiation de ses idées : il avait épousé la veuve de Bernardin de Saint-Pierre ; hélas ! deux fois veuve aujourd’hui de deux nobles amis, digne elle-même de cette alliance avec des pensées et des génies qu’elle était faite pour comprendre, qu’elle était digne d’inspirer.

Jean-Jacques Rousseau, sur la fin de ses jours, dans ses promenades solitaires et dans ses herborisations autour de Paris, avait versé son âme dans celle de Bernardin de Saint-Pierre ; à son tour, l’auteur de Paul et Virginie, dans sa vieillesse, avait versé la sienne dans le cœur d’Aimé Martin, son plus cher disciple. En sorte que, par une chaîne non interrompue de conversations et de souvenirs rapprochés, l’âme d’Aimé Martin avait contracté parenté avec les âmes de Fénelon, de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre : société spiritualiste, génération intellectuelle de Platon, dont il aurait été si doux à notre ami de prévoir que les noms seraient prononcés sur son cercueil, comme ceux de ses parrains dans l’immortalité.

Sa vie privée ne fut qu’une longue série d’amitiés. Il compta toujours parmi les plus illustres celle de M. Lainé, ce ministre philosophe, digne, si les temps l’avaient permis, d’être un jour dans notre histoire nommé le Turgot de la liberté !

Parmi ces amitiés, ne faut-il pas compter au premier rang celle qu’il contracta avec le brave général Gazan, dont vous voyez les larmes tomber sur trois cendres à la fois devant vous, qu’il avait choisi, avec l’admirable prévoyance de son cœur, pour l’époux de sa fille adoptive, et qui lui rendit en sentiment filial ce qu’il lui avait donné en bonheur dans une épouse justement adorée ?

Enfin, vous tous qui attestez, par votre concours ici, l’attachement qui vous unit à sa mémoire, est-il un seul d’entre vous qui ne se dise dans son cœur : « Un des meilleurs d’entre nous nous a quittés ? »

Quant à moi, qu’une amitié plus intime et plus privée encore unissait, depuis vingt ans, à ce frère de mon cœur et de mon choix, je puis dire que j’enferme avec lui, dans ce sépulcre, une part des meilleurs jours de mon passé, de mes plus sublimes conversations ici-bas, et de nos plus chères espérances de réunion dans le sein de ce Dieu qui a créé l’amitié pour faire supporter la terre, et qui a créé la mort pour faire regarder au delà du tombeau !