Recueil intime/Lemerre, 1881/Promenade sans but

Recueil intimeLemerre (p. 40-43).

Promenade sans but



Cette nuit, au hasard, j’ai marché par la ville.
Tout m’a paru muet, solitaire, tranquille.
Il faisait clair de lune, il soufflait de doux vents.
Les poumons se sentaient heureux d’être vivants.
Dans le ciel comme sur la terre, rien d’acerbe ;
L’ombre avait des rayons, et les pavés de l’herbe.
Moi seul, dans ce repos portant un cœur amer,
J’allais vers l’inconnu comme l’eau vers la mer.
Parfois je m’arrêtais et me disais : peut-être
Mon bonheur est-il là, derrière une fenêtre,

Qui m’appelle en secret et que je ne vois pas.
En ouvrant cette porte et faisant quelques pas,
Peut-être trouverais-je, assise dans sa chambre,
Cette femme aux doux yeux, au cœur parfumé d’ambre,
Qui, sur mon front brûlant étendant ses doigts frais,
Me ferait croire en moi lorsque j’en douterais,
Ardente à me prêter appui, quoi qu’il advienne,
Et dont je prendrais l’âme en lui livrant la mienne.

Mais j’ignore son nom, et, faute d’un hasard,
Sans véritable amour, j’arriverai vieillard ;
Lors, si, m’interrogeant devant l’heure suprême,
Je veux de mon passé rendre compte à moi-même,
Au fond du souvenir il ne surgira rien
De ces choses du cœur qui seules font du bien,
Et de moi j’aurai honte et voilerai ma joue ;
Car de tous mes plaisirs jaillira de la boue.

Pourtant je n’ai pas vu briller d’astres là-haut
Sans qu’un désir d’aimer ne me prit aussitôt ;
Je n’ai pas entendu vibrer de souffle tendre
Sans rêver de quelqu’un pour avec moi l’entendre ;
Pourtant je n’ai jamais admiré rien de beau,
D’oiseau fendant le ciel, de barque rasant l’eau,

De soleil se couchant dans sa pourpre sublime,
Sans que j’aie en mon cœur senti comme un abîme,
Et que, tendant les bras vers un être ignoré,
J’aie appelé l’amour d’un cri désespéré.

Oh ! s’en aller le soir causer, ouvrir son aile,
Vivre, la bien-aimée en vous et vous en elle,
Étreindre longuement sa main dans votre main,
Et, sans pouvoir partir, rester sur le chemin !
Mettre toute son âme à se dire qu’on s’aime,
Ne faire à deux qu’un chant, qu’un rayon, qu’un poème,
Etre heureux, et pourtant se sentir dans les yeux
Venir comme une larme, à se parler des cieux !
Si tout cela pour moi n’est que l’ombre d’un rêve,
Si chaque nuit qui vient, chaque jour qui se lève
Doit m’apporter toujours le même isolement,

Si mon désir est faux, si ma vision ment,
Si l’idéal cruel dont j’ai l’âme embrasée
Ne lui veut accorder ni brise ni rosée,
Si j’ai fatalement pour sort, en fait d’amours,
De ne jamais trouver et de vouloir toujours,
Homme je perds ma vie, et poète ma lyre.
Qu’on me les ôte ! car mon âme s’y déchire,

La jeunesse m’accable, et la pensée, et tout.
Je ne veux qu’un fossé pour mourir, n’importe où.

A quoi bon quelque gloire avec beaucoup de haine,
A quoi bon dans la foule un vain nom qui se traîne,
Si la palme n’est point pour les pieds de quelqu’un,
Si l’on n’a point d’autel où brûler son parfum ?