Recueil intime/Lemerre, 1881/La Proie du feu

Recueil intimeLemerre (p. 83-86).

La Proie du Feu



Après un jour bien chaud, la nuit était bien fraîche.
Depuis longtemps, les bœufs avaient gagné la crèche.
Le pâtre, ayant mangé son pain et bu son lait
Dans sa hutte dormait près du chien qui hurlait,
Du reste le silence était profond. Les meules
Avaient, au fond des champs, l’air triste d’être seules ;
Les étoiles, d’un ciel sans lune, faisaient choir
Une vague lueur où tout ressrotait noir ;

Lorsque ne rencontrant ni village ni ferme.
Las de marcher toujours sans espoir d’aucun terme,
Ne sachant même point comment j’étais venu,
Je fis halte au milieu d’un pays inconnu.
A droite, un pré sans fin se déroulait. A gauche,
Un grand bois profilait sa gigantesque ébauche.
Comme j’avais très faim, très soif et froid un peu,
J’amassai du bois sec en tas, j’y mis le feu,
Je pris un doigt de pain, je vidai ma bouteille ;
Puis, ne voyant plus rien à quoi passer ma veille,
Près de la flamme haute à rougeâtre reflet,
Je laissai mon esprit rêver comme il voulait.

Or, tous les papillons du bois et de la plaine,
Le sphinx, le paon de nuit, l’atropos, le phalène,
Ayant l’aile de jais, d’or, de pourpre ou d’argent,
Du calice des fleurs sortaient en voltigeant,
Et venaient se brûler les ailes à la flamme.
Les voyant faire ainsi, j’en eus pitié dans l’âme
Et j’agitai ma main pour les chasser de là ;
Mais eux, vers la lueur qui déjà les brûla,
Sans cesse retournaient pour s’y brûler de même.
Et le soupçon me vint qu’un délire suprême,
Un éblouissement d’altière volupté

Les poussait vers la flamme avec fatalité.
Je refoulai mon cœur, je me fis l’œil stoïque,
Et, sans plus déranger leur plaisir héroïque,
Je fixai ma pensée et mon regard sur eux.

Ainsi qu’au crépuscule un jeune homme amoureux,
Voyant arriver celle où son rêve se pose,
S’approche pour parler, s’approche encore et n’ose,
Près du brasier d’abord ils tournoyaient discrets,
Puis s’éloignaient un peu, puis revenaient plus près,
Jusqu’à ce que, domptés par sa puissante haleine,
De songes inconnus se sentant l’âme pleine,
Humant par tout le corps la chaleur et le jour,
Ils vinssent, dans le feu béant, chercher l’amour.
Alors, anéantis de flamme et de lumière,
Arrivés à ce point d’extase singulière
Où la mort vous saisit quand vous le dépassez,
En poudre, lentement, ils tombaient dispersés ;
Et cette poudre, au sein du feu qui la dévore,
Semblait encore aimer et frissonner encore.

Certes, ô papillons, votre sort était beau !
Mourir d’amour, avoir son rêve pour tombeau,
Cela doit faire envie à l’âme vraiment forte,

Au cœur ayant du sang et non pas une eau morte.
Vous avez bien agi. Vous pouviez à loisir,
Entre l’âpre idéal et le réel, choisir.
Les fleurs, pour vous séduire entr’ouvrant leurs calices,
Vous promettaient tout bas des plaisirs sans supplices.
La rosée emperlée à vos ailes luisait.
Le gazon s’étendait touffu ; le vent jasait.
Vous, pourtant, dédaigneux des bonheurs de la terre,
Laissant la plaine veuve et la fleur solitaire,
Vous êtes accourus où votre cœur était,
A la lumière d’or qui dans le ciel montait ;
Et là, vous épuisant aux tortures sublimes,
Vous avez succombé, bienheureuses victimes,
De votre illusion bercés jusqu’au trépas,
Une fois dans l’amour, n’en redescendant pas.