Recueil intime/Lemerre, 1881/La Plainte de la Sirène

La Plainte de la Sirène



Le golfe s’argentait sous les rayons nocturnes ;
Colosses de granit penchés en forme d’urnes,
Les rochers versaient l’ombre autour.
Dans les grottes, le flot, poursuivant comme un songe,
Rendait le bruit divin du soupir qu’on prolonge ;
Les étoiles parlaient d’amour.

Il semblait que le cœur, en ce lieu doux et vague,
Dût s’ouvrir au bonheur comme s’ouvrait la vague

Aux pâles caresses du ciel ;
Que volontiers l’on eût tout quitté sur la terre
Pour s’en aller, parmi le calme et le mystère,
Vivre là d’un rêve éternel.

Et pourtant, solitaire, élevant jusqu’aux hanches
Un corps de femme nue au-dessus des eaux blanches,
Une créature pleurait ;
Et ses larmes tombaient amères comme l’onde,
Et de sa lèvre, avec une plainte profonde,
S’échappait un morne secret.

Dépassant du cristal la sonorité triste,
Cette voix faisait peur ; mais le plus grand artiste
Voudrait en vain charmer autant ;
Et de retour au nid, le soir, la tourterelle
N’a point cette douceur grave et surnaturelle,
Rythme qui chante en sanglotant :

Mon palais, disait-elle, abonde en belles choses.
Les tapis en sont d’algue et les murs de corail.
J’ai pour me promener un char de perles roses
Que traînent des dauphins à l’écailleux poitrail.


Je suis par la beauté l’égale des déesses ;
Ma chair a les blancheurs de la neige et du lait,
Ma chevelure tombe en cascades épaisses,
Et du vert océan mes yeux ont le reflet.

Un seul de mes regards dompte le plus farouche.
il n’est d’être si fier, de roi si près des dieux
Qui, lorsque les accords s’envolent de ma bouche,
Ne se mît à mes pieds pour les écouter mieux.

Mais à quoi bon ces biens sans nombre qu’on m’envie ?
A quoi bon ma richesse, à quoi bon ma beauté ?
A quoi bon ces accords dont l’oreille est ravie,
Si mon cœur par la mort est toujours habité ?

Si l’éternel Destin veut que rien ne m’émeuve,
Si je donne l’amour sans pouvoir le sentir,
Si, de ceux que je charme éternellement veuve,
De chaque fiancé je ne fais qu’un martyr ?

Oh ! je voudrais quitter ma royauté funeste,
Des oiseaux vagabonds au loin suivre l’essaim.
Mais la fatalité m’étreint et me dit : « Reste ! »
Il faut continuer mon métier d’assassin.


Ô vous tous que mon chant fit périr dans la vase,
Victimes, ce n’est pas sur vous qu’on doit pleurer.
Rêve, amour, quel que soit le nom de votre extase,
Vous sentiez quelque chose en vous-mêmes vibrer.

Mais moi ! toujours le vide et le néant infâme !
Avoir beau me frapper le cœur, n’y rien meurtrir ;
Immortelle, être moins que la dernière femme ;
Ne pas avoir d’amour dont je puisse souffrir !

Les humains, par les dieux accablés d’infortune,
De plus de maux encor l’un par l’autre accablés,
N’ont, sous aucun soleil et sous aucune lune,
Atteint à la hauteur où mes maux sont allés.

Et si le noir Destin demain me venait dire :
Veux-tu changer de rôle, être un des insensés
Qui, lorsque ton gosier magique les attire,
Par les poulpes hideux, sous l’eau, sont enlacés ?

Oui, je le veux ! crirais-je, ivre de trop de joie.
Qu’on m’ôte mon palais sous l’eau pâle dormant !
Lasse d’être bourreau, je vais devenir proie ;
Je pourrai croire enfin, moi le monstre qui ment.


Ainsi pleurait la voix au milieu des ténèbres.
Des marins, étonnés de ces strophes funèbres,
S’arrêtèrent pour écouter.
D’abord ils furent pris comme de lassitude ;
En vain du capitaine éclatait la voix rude ;
Pensifs, ils écoutaient chanter.

Comme ils étaient trop loin pour saisir les paroles,
Ils n’entendaient du chant que ses cadences molles,
Que sa tristesse et sa langueur.
Et, par la loi fatale innée en la sirène,
Ce chant leur apportait l’ivresse souveraine,
La volupté qui frappe au cœur.

Et maintenant le chef se tait. Et le pilote
Laisse aller le navire. Au gré de l’onde, il flotte
Entre les pointes de rocher.
Et le chant continue. En dehors on se penche.
On se sent une soif d’oubli que rien n’étanche.
On voudrait dans l’eau se coucher.

De plus en plus le chant devient rêveur et tendre,
De plus en plus chacun, afin de mieux l’entendre,

Se penche vers l’eau de velours.
Irrésistiblement elle luit et frissonne.
Le navire déjà n’est qu’un désert. Personne !
Tous ont disparu pour toujours.