Recueil intime/Lemerre, 1881/Invitation à l’oubli

Invitation à l’Oubli




Ô lune, ô belle nuit, sérénité profonde,
Ruissellement du ciel étoilé sur le monde,
Quiétude des champs où flottent des pâleurs
Sur la verdure unie et sur l’émail des fleurs,
Mystère des grands bois, pleins d’ombres illusoires,
Avec leurs blancs rayons coupés de branches noires,

Douceur dont l’univers immobile est rempli,
Vous, solitude, et vous, silence, urnes d’oubli,
Merci pour le repos qui par vous me pénètre.

Dans ce calme d’une heure et dans ce court bien-être,
L’oiseau qui fit son nid dans mon cœur autrefois,
Et qui, de trop d’angoisse, avait perdu la voix,
Lui qui ne demandait plus rien à la fortune,
Voilà qu’il veut chanter, l’œil levé vers la lune.

Oh ! dis, pourquoi chanter ? Troubler la nuit, pourquoi ?
Que l’oubli te suffise, oiseau triste, endors-toi !

Sous le ciel dont la joie au monde est prodiguée,
Ton chant ne saurait pas trouver de note gaie.
Le présent s’en irait rejoindre le passé,
Et tu ressouffrirais, ô toi qui fus blessé !

En vain les astres sont comme un groupe modèle
D’amis, au même but, marchant d’un même accord.
A la tâche commune en vain toujours fidèle,
Où la veille il brillait, chacun d’eux brille encor.


Tu te rappellerais les amitiés parties,
Le dur enseignement voulant qu’on prenne soin,
Quand on sent dans son cœur bondir les sympathies,
D’avoir l’espoir muet et le deuil sans témoin.

En vain la lune, avec ses rayons pour caresses,
Baise au front la forêt, ouvre le cœur des fleurs,
Se mire au sein de l’eau qui lui rend ses tendresses,
Jette un manteau d’amour sur toutes les douleurs.

Tu te rappellerais les amours écroulées,
Les serments qui mentaient, les cœurs qui sonnaient faux ;
Et l’idéal prenant de si hautes volées
Pour durer moins qu’une herbe où va passer la faulx.

Belle immuablement, la nature infinie
Baigne en vain l’univers d’immortelle clarté.
En vain le ciel, avec sa constante harmonie,
T’ouvre les horions de son éternité.

Tu te rappellerais les tombes refermées
Sur tant d’êtres restés dans ton seul souvenir,
Qui passèrent la vie à suivre des fumées,
Et qui sont devenus poussière pour finir.

Sous le ciel dont la joie au monde est prodiguée,
Ton chant ne saurait pas trouver de note gaie !

Oh ! dis, pourquoi chanter ? troubler la nuit, pourquoi ?
Que l’oubli te suffise, oiseau triste, endors-toi !