Recherches sur les végétaux nourrissans/Vingt-cinquième Objection


Vingt-cinquième et dernière Objection.


Puisque les pommes de terre, cuites, dans l’eau ou ſous la cendre, aſſaiſonnées de quelques grains de ſel, ſont une ſorte de pain très-digeſtible, que la Nature préſente tout fait aux hommes, qui nourrit également bien, qu’eſt-il néceſſaire de ſoumettre ces racines à une préparation compliquée & diſpendieuſe, qui ne fait que diminuer leur volume & ajouter au prix de l’aliment ? l’opération de les cuire eſt ſi ſimple, ſi peu coûteuſe, elle eſt pratiquée avec un ſuccès décidé chez des Nations éclairées, bien au fait de l’économie rurale, & dans quelques-unes de nos provinces où ce genre de nourriture ne trouve plus aujourd’hui que des partiſans !


Réponse.


Personne, j’oſe le dire, n’a plus fait valoir la force de cette objection que moi, & il n’eſt aucun de mes Ouvrages où je n’aie cherché à couvrir de ridicule cette manie dont ſont atteintes quelques perſonnes qui veulent tout convertir en pain, en prouvant que la plupart des ſubſtances, deſtinées à la nourriture, perdoient une grande partie de la faculté alimentaire dès qu’on les ſoumettoit à une préparation pour laquelle elles n’étoient pas propres. L’Europe eſt le petit coin du Monde où l’uſage du pain eſt devenu le plus ſamilier ; beaucoup de contrées qui en dépendent, n’en font pas même leur nourriture principale : en France même, où cet aliment paroît plus indiſpenſable qu’ailleurs, n’avons-nous pas des cantons où non-seulement les pommes de terre en nature en tiennent lieu y mais encore la châtaigne ou d’autres farineux avec leſquels on fait de la bouillie, des galettes & non du pain !

Toutes ces raiſons bien connues, & une infinité d’autres ſur leſquelles j’ai beaucoup inſiſté, & qu’il ſeroit trop long de rappeler ici, prouvent de reſte que, ſi je propoſe d’introduire la pomme de terre dans la pâte des différens grains, ou d’en faire du pain ſans aucun mélange, je ſuis bien éloigné de prétendre que ce ſoit l’unique forme qu’il faille donner à ces tubercules pour s’en alimenter.

Je le répète, ce n’eſt que dans la circonſtance où il n’y auroit pas ſuffiſamment de grains pour fournir à la conſommation journalière ; alors ne ſeroit-il pas eſſentiel d’avoir de quoi les remplacer, puiſqu’il faut absolument du pain aux hommes, & que ſi l’aliment ne leur eſt pas préſenté en cet état, ils croient n’être pas nourris ? le peuple, en ceci comme en toute autre choſe, ſe tient bien plus à la forme qu’au fond, ſur-tout dans les temps de détreſſe ; il lui ſaut ſa nourriture habituelle ſous la figure accoutumée, quel qu’en ſoit l’état ſubſtanciel : on a vu dans les années malheureuſes, des Seigneurs bienfaiſans faire préparer chez eux du très-bon riz, qu’on refuſoit avec ce refrain, ce n’eſt pas-là du pain.

Il ne faut pas regarder toujours cependant le bénéfice de changer la pomme de terre en pain, comme ſatiſfaiſant ſeulement l’imagination du peuple, & ſans vouloir déprécier ici l’uſage où l’on eſt de manger cette racine avec toute ſon eau de végétation, j’obſerverai que dans le cas où il ſeroit néceſſaire de la convertir en pain, cette forme doit être ſupérieure à la première, car quoique l’homme ait beſoin de trouver dans ſa nourriture du volume & du leſt :, il y a des viſcères qui ne peuvent être ſurchargés ſans inconvénient, d’un autre côté il eſt aſſez déſagréable de manger perpétuellement ſans ſe raſſaſier ; l’opération que je fais ſubir aux pommes de terre, conſiſte à leur enlever l’humidité ſurabondante, à les concentrer en une maſſe qui a deux fois moins de peſanteur & plus de nourriture : or s’il faut deux livres de pain à un homme par jour, il eſt néceſſaire qu’il mange ſix livres de pommes de terre & plus pour obtenir le même effet ; que l’on juge le temps qu’il mettra à en faire la maſtication, c’eſt auſſi ce qui ſait dire que les pommes de terre ne raſſaſient point ; converties en pain, elles permettroient qu’on en formât un repas entier.

Ainſi la pomme de terre contient les deux tiers de ſon poids d’eau ; il faut en manger beaucoup & ſouvent pour être nourri ; on eſt obligé de [a cuire à mesure qu’on en a beſoin ; que fait la panification? elle concentre non-seulement les propriétés nutritives de ces racines, mais elle fournit l’occaſion d’en tirer encore parti dans les differens états où elles ſe trouvent, ſoit qu’elles aient été ſurpriſes par la gelée ou par la germination, ſoit qu’elles pèchent par quelques défauts de maturité, enfin c’eſt l’unique moyen de procurer aux habitans des campagnes où il ne croît que des pommes de terre, l’avantage de s’en ſuſtenter toute l’année, ſans donner excluſion néanmoins aux autres formes ſous leſquelles on les mange ordinairement.

Un autre avantage de la pomme de terre ſous la forme de pain, c’eſt de pouvoir être mangée froide & quelque temps après ſa cuiſſon, au lieu que cette racine n’eſt bonne qu’au ſortir du feu & preſque bouillante : cet avantage doit être compté pour beaucoup dans l’opinion de ceux des Médecins qui penſent que la plupart de nos maux de dents & d’eſtomac viennent de l’uſage d’alimens ou de boiſſons pris dans l’état trop chaud ; mais il ſeroit ſuperflu d’accumuler ici les preuves pour démontrer que la pomme de terre ſous la forme panaire, peut dans bien des cas devenir une reſſource précieuſe pour s’alimenter.

Au reſte, je ne puis aſſez le répéter en terminant mes réflexions ſur la culture & l’uſage des pommes de terre ; le but principal de mes expériences ayant été de m’aſſurer bien poſitivement de la poſſibilité de changer la pomme de terre en pain, je me ſuis reſtreint à propoſer la méthode qui m’a paru juſqu’à préſent la plus certaine pour y parvenir ; c’eſt à M.rs les Intendans qu’il appartient plus ſpécialement d’ajouter à mon travail ce qui y manque encore, en le faiſant connoître dans les endroits de leur département où ces racines ſont connues, & en engageant les perſonnes éclairées à s’en occuper : pluſieurs Sociétés ſavantes ont déjà ſignalé leur patriotiſme en encourageant la culture de cette plante par des récompenſes de toute eſpèce : oui, je ſuis même perſuadé que ſi une de nos Académies propoſoit pour ſujet d’un Prix : trouver les moyens de conſerver d’une récolte à l’autre les pommes de terre avec leur ſaveur & leur fraîcheur, & d’accoutumer la terre à produire nos racines dans les différentes ſaiſons, les recherches du Phyſicien & l’induſtrie du Cultivateur nous mettroient certainement dans le cas de ne plus craindre les temps de famine. Nous terminerons l’expoſé des Objections faites ſur la culture & l’uſage des pommes de terre apprêtées ſous différentes formes, & de leurs Réponſes, par la deſcription d’un moulin-râpe deſtiné à extraire en grand l’amidon de toutes les racines farineuſes.

Pour faciliter les véritables recherches à faire ſur cet objet, nous avons expreſſément avancé qu’un inſtrument qui diviſeroit en coupant ou en broyant, ne rempliroit nullement l’objet, parce qu’il ne s’agiſſoit point d’écraſer les pommes de terre pour exprimer leur ſuc, qu’il falloit néceſſairement déchirer les réſeaux fibreux, briſer le tiſſu vaſculaire, pour forcer l’amidon qui s’y trouvoit renfermé comme dans des étuis, de s’en ſéparer ; qu’en conſéquence la râpe opéroit complètement cet effet, mais qu’au lieu de la monter ſur un chaſſis, comme cela s’étoit pratiqué juſqu’à préſent, on pourroit en armer une meule & imiter en quelque ſorte le moulin, dont on ſe ſert dans nos Isles pour la préparation du magnoc ce qui abrégeroit infiniment le travail & expédieroit davantage d’amidon. Dans le nombre des eſſais entrepris à cet égard, il n’en eſt point, ſans contredit, qui ſemble avoir plus approché du but deſiré, que ceux de M. Ravelet, qui eſt venu généreuſement nous en offrir le réſultat : ce patriote zélé dont le génie inventif eſt propre à tout, ayant conçu l’idée d’une machine d’après la ſimple opération de la râpe, n’a épargné ni foins ni dépenſes pour l’exécuter & ſeconder nos vues ; il nous a paru utile de faire graver cette machine dont l’Auteur a acquis des droits inconteſtables à la reconnoiſſance du Gouvernement & des bons Citoyens : c’eſt lui-même qui s’exprime dans la deſcription que nous en publions.


Deſcription du Moulin-râpe,
& de ſes acceſſoires.


Depuis que la culture des pommes de terre a été adoptée en Europe, pluſieurs Nations ont tenté différens moyens pour en extraire l’amidon qu’on y a découvert. Un ſeigneur ſuédois, qui m’a ſait l’honneur de me venir voir l’année dernière, connoiſſant toutes les machines imaginées à cet effet, fut