Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XXIV

Antoine Parmentier
Article XXIV -
Obſervations générales ſur les Racines.


ſécher, les réduire en poudre, & le travail le plus éclairé de la Boulangerie. Pourquoi tant de ſoins & de peines, pour ne produire qu’un mauvais aliment, lorſqu’il eſt ſi facile d’en obtenir un meilleur, en ſaiſant cuire les racines mucilagineuſes à grande eau, & les mangeant à l’inſtar des carottes, des cercifis, &c ?


Article XXIV.


Obſervations générales ſur les Racines.


De quelque manière que les ſociétés ſe ſoient formées dans les premières époques, il eſt plus que vraiſemblable que les hommes ont commencé à ſe ſuſtenter par les moyens les plus ſimples ; or en eſt-il de plus ſimple que celui de cueillir un fruit ou d’arracher une racine & de s’en nourrir ? Tous les autres genres d’alimens ont exigé des ſoins dont ils étoient incapables alors, & ſi par la ſuite ils ſe déterminèrent à préférer les ſemences, ce ne fut qu’après que l’expérience leur eut apprit qu’elles renfermoient une plus grande quantité de matières alimentaires ſous un moindre volume.

Les racines en effet moins nutritives que les ſemences, mais plus ſubſtancielles que les fruits contiennent toutes dans des proportions différentes, la plupart des principes qui conſtituent ces parties des végétaux, & ſi elles ont paſſé dans l’eſprit de quelques Phyſiologiſtes pour fournir la nourriture la plus groſſière, ce n’eſt point que la matière alimentaire y ſoit moins atténuée & moins élaborée, puiſque l’amidon a le ſucre des racines, leurs parties colorantes & odorantes qu’elles renferment, ont atteint le même degré de perfection que dans les autres parties de la fructification des Plantes, le parenchyme fibreux s’y trouve ſeulement en plus grande abondance.

C’eſt ce parenchyme fibreux dont la texture eſt preſque ſolide, qui réſiſte aux agens de la digeſtion, & fournit après avoir ſervi de leſt, la matière excrémentitielle ; c’eſt ce parenchyme, dis-je, qui rend l’aliment plus ou moins ſolide & groſſier ſuivant les proportions où il ſe trouve avec les autres principes, car le mucilage plus étendu dans les racines que dans les ſemences, eſt très-diſpoſé par la combinaiſon que la ſimple cuiſſon opère, à paſſer dans le cours de la circulation, à ſe mêler avec nos liqueurs & à prendre bientôt le caractère animal dont il paroît éloigné dans l’état naturel.

Les racines ſont donc pourvues de ſucs auſſi affinés & auſſi élaborés que les autres parties de la fructification des Plantes ; au printemps elles en regorgent, mais ce ſuc trop aqueux n’a preſque point de propriété : diſtribué durant l’été dans la totalité du végétal, il retombe en automne dans les racines qui s’en ſont épuiſées pour les beſoins de la floraiſon & de la fructification, s’y façonne & acquiert bientôt tous les caractères qui lui conviennent.

Or ſi preſque toutes les racines, même celles cultivées avec intelligence, ont un goût ſauvageon herbacé, c’eſt vraiſemblablement parce que deſtinées à ſervir la Plante dans l’obſcurité, elles n’ont pu recevoir les influences immédiates de l’Aſtre dont l’ombre eſt ſouvent très-préjudiciable à la ſaveur exquiſe de nos fruits ou ſemences.

Si l’on pouvoit douter que les racines les plus groſſières ; c’eſt-à-dire, les plus abondantes en matière fibreuſe, ne continssent pas des ſucs très-tenaces & très-élaborés, on pourroit aiſément s’en convaincre en diviſant ces racines à la faveur d’une râpe, en exprimant leur ſuc, en l’évaporant & en comparant l’extrait muqueux ou gélatineux qui en réſulteroit avec celui que fourniroient nos meilleures ſemences

D’après ce que l’expérience nous apprend tous les jours, on ne ſauroit nier que les racines ne ſoient après les ſemences, les ſubſtances végétales les plus chargées de matière nutritive, & les plus propres par conſéquent à nous ſervir d’aliment ; la plupart portent leur aſſaiſonnement avec elles, & n’ont beſoin que de la ſimple cuiſſon dans l’eau pour devenir un comeſtible ſalubre ſans avoir beſoin de la panification : elles renferment les différentes ſubſtances eſſentielles à la compoſition phyſique de l’aliment ; réunies pluſieurs enſemble, elles forment des potages que le ſuc de nos viandes pourroit à peine imiter.

Toutes les racines, à la vérité, n’ont pas en réserve une matière nutritive pour l’homme & les animaux ; les unes, d’abord molles & charnues, deviennent dures & ligneuſes en très-peu de temps ; les autres n’offrent à l’origine de leur formation, que des filets chevelus, que des amas de fibres & non des ſucs mucilagineux : mais nous avons également des ſemences auſſi dures dans leur ſubſtance intérieure que dans leur écorce, & que nous tourmenterions en vain pour en extraire un aliment ; il faut absolument y renoncer.

Les racines, comme l’on ſait, ſervent de fondement à la nourriture de différens peuples de la Terre ; les patates au Breſil, l’yucca chez les Indiens, les ignames & le magnoc dans nos Isles, ſont préférés au riz & au pain : on connoît encore l’uſage dont font en Europe les topinambours, les pommes de terre & nos racines potagères ; beaucoup de cantons n’ont point d’autres reſſources pour ſubſiſter pendant l’hiver, même dans les temps d’abondance : combien de pieux Solitaires ne vivent que de pain & de racines ſans abréger leur carrière !

Outre les végétaux que l’homme peut facilement ſe procurer par le plus léger travail, la Nature, toujours libérale envers lui, a répandu dans les lieux les plus ingrats & les plus déſerts, une foule de Plantes qui, quoique mépriſables en apparence, ne récèlent pas moins dans leurs racines une nourriture à laquelle le beſoin les a ſouvent forcé d’avoir recours. Le zerumbeth, le ſouchet, le curcuma, ſont quelquefois des ſupplémens pour les Indiens ; pluſieurs peuples du Nord en cherchent dans les racines des différentes biſtortes ; les Kamtchadales ſe nourriſſent de chamenerion, les Lappons du genouillet, des chicoracées ; les Tartares Ruſſes de pimprenelles, de ſaxifrages ; enfin Gonſalva d’Oviedo qui a vécu long-temps dans les Indes orientales, nous aſſure que les habitans de pluſieurs provinces de ces vaſtes contrées, ne cultivoient jamais la terre, qu’ils ne ſubſiſtoient que de racines, avoient une population nombreuſe, & parvenoient à la plus grande vieilleſſe : Peut-être auſſi qu’une nourriture conſiſtante, ſolide & agreſte, contribue pour quelque choſe à la vigueur & au caractère ſauvage de ceux qui s’en alimentent.

Au moment où Céſar ſe diſpoſoit de livrer le premier combat à Pompée, II n’étoit guère approviſionné de vivres ; ſes troupes ne tardèrent point d’en manquer, & furent contraintes de chercher leur ſubſiſtance dans des racines qu’elles apprêtoient avec du lait : quelquefois les patrouilles jetèrent de ces racines dans la tranchée en criant que tant que la terre produiroit de pareils alimens, elles ne ceſſeroient de tenir Pompée bloqué. Ce Général eut grand ſoin d’empêcher qu’une pareille menace fût connue de ſon camp, dans la crainte que ſes Soldats ne conçuſſent de l’effroi pour les ennemis qu’ils avoient à combattre.

Quelqu’avantageuſes que ſoient les racines ſous le point de vue où nous les conſidérons, jamais elles ne pourront être comparées avec les ſemences farineuſes, & par-tout où ces dernières réuſſiſſent, il ne faut pas balancer de leur donner la préférence. Propoſer de couvrir nos terres à grains de racines & encore de racines véneneuſes dans la perſuaſion que la culture venant à les adoucir on s’en ſervira à la place du blé & des autres graminés, voilà je crois le comble du ridicule & de la folie : d’ailleurs avons-nous donc ſur les racines le pouvoir de changer leurs propriétés ſpécifiques, parce que nous ſommes venus à bout de varier les proportions des principes qui les conſtituent ? on ſait que le choix du terrein & de l’expoſition, les ſoins de la culture ont ſouvent une action auſſi efficace que la greffe, & M. Cabanis nous en a donné la preuve dans ſon excellent Eſſai ſur la Greffe, lorſqu’il aſſure qu’avec des ſemences bien choiſies on pouvoit tout naturellement & ſans le recours de la greffe, ſe procurer des marrons, des pêches très-succulentes, des abricots muſqués ayant l’amande douce, des ceriſes précoces, aigres, douces, &c.

Pour montrer quel eſt le pouvoir de l’homme ſur la transmutation des premiers principes dans les végétaux, il ſuffit de rappeler une Obſervation développée dans le Traité de la Châtaigne. J’ai dit que le marron foi-diſant de Lyon, ſouvent pris dans le bas Limoſin, dans le Quercy ou dans le Périgord, ainſi que le marron de Montauban & celui des Sévennes dont la qualité diffère un peu, ne ſont & ne peuvent être que des variétés de châtaigniers ſauvageons dûs au jeu de la Nature & non à l’expoſition, au terrein & à la greſſe ; que ces moyens ſont capables d’améliorer un fruit quelconque, mais jamais de le dénaturer immédiatement. La greffe & la fécondation des fleurs voiſines apportent, il eſt vrai, des variétés dans les germes relativement au ſemis futur ; mais le fruit d’un arbre quel qu’il ſoit, greffé, regreffé ſur lui-même, ſera toujours le même fruit, un peu plus gros, un peu plus mince, agréable à la vue & au goût, ſelon les années, les terreins, les aſpects, &c. &c.

Cette Obſervation applicable à toutes les Plantes, démontre que nous ne pouvons point changer les principes préexiſtans dans les végétaux, ni empêcher qu’une racine eſſentiellement vénéneuſe ou ſalutaire, ne produiſe ſon effet d’une manière plus ou moins intenſe, furtout quand cet effet dépend d’une ſubſtance matérielle, ſoit gommeuſe, ſoit réſineuſe. Ainſi nous voyons le marron-d’Inde être d’autant plus amer, que la ſaiſon lui a été plus ſavorable, le colchique, la bryone, le pied-de-veau, les renoncules, devenir plus brûlans & plus cauſtiques dans les terreins qui conviennent le mieux à leur végétation, tandis que nos racines potagères augmentent en matière douce & ſucrée.

Quelles ſont donc les Plantes que l’induſtrie humaine eſt parvenues multiplier & à adoucir ? Ce ſont celles dont la ſaveur eſt âpre, auſtère & piquante, ſaveur qu’il faut bien diſtinguer de l’amertume & de l’acrimonie dont je viens de parler ; or cet état agreſte qui caractériſe la plupart des végétaux avant leur parfaite maturité, ſemble dépendre d’une eſpèce de gas que la végétation combine avec une portion de mucilage, d’où réſulte un tout plus doux & plus ſavoureux. Nos Plantes potagères incultes ont un goût déſagréable, & n’occaſionnent pas de mauvais eſſets ; elles contiennent les matériaux du ſucre, ſi je puis parler ainſi ; la culture les réunit & quelquefois auſſi la cuiſſon : or les carottes, les panais, les navets, le céleri, qui tous doivent l’avantage d’être préſentés ſur nos tables à l’induſtrie du Cultivateur, ne ſe ſont adoucis qu’aux dépens d’un peu d’amidon ou de muqueux qui combiné avec le principe auſtère, a formé du ſucre ou une matière analogue.

Mais quand l’Art viendroit à bout de faire perdre inſenſiblement à la plupart des Plantes vénéneuſes que j’ai indiquées, l’âcreté de leurs ſucs d’où dépend leur effet nuiſible, & qu’il les rendroit propres à ſervir en totalité à la nourriture ſans préjudicier en aucune manière à l’économie animale, ne ſeroit-ce pas offrir plutôt l’abondance au luxe que la reſſource à l’indigence, puiſqu’il eſt poſſible de débarraſſer ces ſubſtances de ce qu’elles ont de mal-ſaiſant ? Bornons-nous à y avoir recours dans les temps de diſette, formons des vœux pour n’en avoir jamais beſoin, & n’abuſons point par des plantations ſouvent ſuperflues & aſſez long-temps infructueuſes, de terreins mieux employés à fournir annuellement les alimens auxquels nos organes ſont accoutumés ?

Il y a tant de Plantes farineuſes qui ſemblent deſtinées à croître ſans culture, & que la Providence offre aux hommes pour les dédommager de l’aridité du ſol qu’ils habitent, qu’on regrette toujours de ne point les voir couvrir une étendue immenſe de terreins perdus ou conſacrés à récréer la vue par une abondance flatteuſe, absolument nulle pour nos beſoins réels. Pourquoi, par exemple, ne s’occuperoit-on point à multiplier dans les foſſés, dans les marais, le long des rivières & des ruiſſeaux, quelques végétaux farineux qui ſe plaiſent dans ces endroits, comme les glands de terre, l’orobe tubéreux, le ſouchet rond, les macres ? les premiers portent des bouquets de fleurs fort agréables, leurs feuilles ſont un excellent pâturage, ils ont les ſemences & les racines farineuſes : les ſeconds produiſent un bel effet dans un canal ; il y en a beaucoup d’autres qu’on pourroit également diſtribuer dans les bois & dans les jardins : on embelliroit les taillis avec des orchis qui la plupart portent des épis de fleurs très-odorantes ; les allées vertes ſeroient couvertes & garnies de fromental & des autres graminés ſauvages : les jacinthes, les narciſſes, les ornythogales formeroient nos plates-bandes ; les topinambours, dont la fleur radiée reſſemble à celle de nos ſoleils vivaces, figureraient dans nos jardins ; on ne conſtruiroit les haies qu’avec des arbriſſeaux à baies : c’eſt ainſi qu’en réuniſſant l’agréable à l’utile, on ſe ménageroit des reſſources.

Mais par la même raiſon que je me ſuis bien gardé d’inviter à ſubſtituer les racines aux ſemences ; je dois prévenir auſſi que cette dernière propoſition de cultiver certaines Plantes, rempliroit une toute autre utilité ; il en eſt ſans doute des végétaux comme de certains individus du règne animal : ils réſiſtent à toute eſpèce de culture comme on voit les ſauvages réſiſter à toute eſpèce de ſociabilité : en rendant indigènes aux terreins couverts de landes, le petit nombre de Plantes dont nous, parlons, ne ſeroit-ce pas encore un moyen de rendre les diſettes moins communes.


Article XXV.


Des Subſtances végétales propres à remplacer les Plantes potagères.


Nous avons dit au commencement de cet Ouvrage, qu’il n’y avoit point de Plantes dont les différentes parties ne continssent plus ou moins abondamment la matière alimentaire, & ne puſſent par conſéquent ſervir de nourriture à quelqu’eſpèce d’animal que ce ſoit ; mais les ſemences & les racines étant dans les végétaux, le principe de leur génération future, elles paroiſſent deſtinées plus particulièrement à former la baſe de la ſubſiſtance de preſque tous les Peuples : c’eſt donc dans leur ſource