Recherches sur les principes de la morale/Section 3

SECTION III.

De la Justice.

I.

Il seroit assez superflu de prouver que la justice est utile, & qu’au moins une partie de son mérite vient de cette considération. Mais il sera plus intéressant & plus curieux de discuter la proposition suivante, savoir, que l’utilité publique est la véritable regle de la justice, & que la considération des conséquences avantageuses qui résultent de cette vertu, sont la seule raison du mérite qu’on y attache.

Supposons que la nature eût accordé au genre humain les commodités & les avantages extérieurs en si grande abondance que, sans crainte pour l’avenir, sans soin ni industrie de notre part, chaque individu se trouvât amplement pourvû de tout ce que l’imagination la plus ardente & les appétits les plus démesurés pourroient lui faire désirer ; supposons que sa beauté soit au-dessus de tous les embellissemens de l’art : que la douceur perpétuelle des saisons lui rende les vêtemens inutiles : que les plantes sans assaisonnement lui fournissent les mets les plus délicieux : que les eaux limpides des fontaines lui présentent le breuvage le plus exquis : qu’il n’ait besoin d’aucune occupation laborieuse : qu’il ne connoissent ni agriculture, ni navigation ; la musique., la poésie & la contemplation seront son unique occupation : la conversation, la gaieté & l’amitié seront ses seuls amusemens.

Il paroît évident que, dans cet état heureux toutes les autres vertus sociales fleuriroient, & prendroient un accroissement continuel & jamais il ne seroit question de cette vertu jalouse & défiante qu’on nomme justice. Pourquoi faire un partage de biens, lorsque chacun a déjà plus qu’il ne lui faut ? Pourquoi établir la propriété lorsqu’il ne peut se commetre établir la propriété lorsqu’il ne peut se commetre d’injustice ? Pourquoi appeller un objet mien, si, lorsqu’il a été pris par un autre, je n’ai qu’à étendre la main pour me mettre en possession d’un autre bien également utile ? Dans cette supposition la justice, n’ayant aucun objet, ne seroit qu’une vaine cérémonie, & n’auroit jamais été comptée au nombre des vertus.

Nous voyons même dans l’état de besoin, auquel le genre humain est réduit, que tous les bienfaits que la nature accorde avec profusion, demeura en commun pour l’usage de tous les hommes, & ne sont point sujets aux divisions de droit & de propriété. Quoiqu’il n’y ait rien de plus nécessaire aux hommes que l’air & l’eau, leur possession n’est convoitée par aucun individu, & ayez quelque prodigalité qu’un homme use de ces bienfaits de la nature, il ne sauroit commettre une injustice. Dans les contrées fertiles, peuplées par un petit nombre d’habitans, les terre sont regardées de le même façon. Ceux qui prétendent que la mer est libre, n’auroient rien de plus fort à alléguer en leur faveur que l’usage illimité qu’on peut faire de la navigation : si les avantages, qui résultent de la navigation, étoient réellement inépuisables, ceux qui plaident pour la liberté des mers, n’auraient jamais eu d’adversaires à combattre, & jamais puissance ne se sauroit arrogé un empire exclusif sur l’océan.

Il se peut que dans de certains pays & dans de certaines circonstances on établisse une propriété de l’eau, & que la terre[1] soit libre ; & cela arrive lorsque la derniere est en plus grande étendue qu’il n’est besoin pour le nombre des habitans, & lorsque la premiere ne se trouve que difficilement, & est en petite quantité.

Supposons encore que les besoins du genre humain fussent tels qu’ils sont actuellement, mais que notre cœur fût naturellement si rempli de bienveillance, d’amitié de générosité, que chaque homme sentît la plus parfaite tendresse pour les autres, & n’eût pas plus de soin de son propre intérêt que de celui de son semblable : il paroît évident qu’une bienveillance si générale rendroit encore l’exercice de la justice inutile, & jamais on n’auroit pensé aux partages & aux barrières de la propriété. Pourquoi voudrois-je obliger un autre par des actes & des promesses à me rendre un bon office, quand je saurois d’avance qu’il a la meilleure disposition à contribuer à mon bonheur, & qu’il est toujours prêt à me rendre les services que je desire, à moins que le préjudice qui en résulteroit pour lui ne fût plus grand que l’avantage que j’en retirerois moi-même ? Dans ce cas, il sait que l’amitié & l’humanité, qui me sont naturelles comme à lui, me porteroient à m’opposer le premier à une générosité outrée. Pourquoi établir des bornes entre mon champ & celui de mon voisin, lorsque mon cœur ne connoît point de limites entre ses intérêts & les miens, & que je partage ses plaisirs & ses peines avec autant de force & de crainte, que s’ils étoient les miens ? Suivant cette supposition, chaque homme seroit à l’égard de l’autre un second lui-même, & remettroit avec indifférence tous les intérêts entre des mains étrangeres ; il n’y auroit ni distinction, ni jalousie, ni partage, le genre humain ne formeroit qu’une famille où tout seroit en commun, & où l’on jouiroit de tout sans possession & sans propriété, seulement avec la réserve & les égards qui seroient dûs aux nécessités de chaque individu, & que nous chéririons comme si notre intérêt y étoit attaché.

Dans la disposition actuelle du genre humain, il seroit peut-être difficile de trouver des exemples d’un sentiment d’affection si étendu, mais nous voyons quelquefois des familles qui en approchent, & plus la bienveillance mutuelle est forte parmi les hommes, plus elle ressemble au roman que nous venons de faire. Dans de pareilles liaisons toutes distinctions de propriété se perd & se confond à la fin. Entre des personnes mariées, la loi suppose les liens de l’amitié si intimes, qu’ils détruisent toute séparation des biens, & souvent la tendresse produit réellement ces effets. L’on a remarqué que dans la premiere chaleur d’une secte d’enthousiastes, où toutes les passions sont poussées jusqu’à l’extravagance, il a toujours été question d’établir la communauté des biens ; les inconvéniens qui naissent du retour & des déguisemens de l’amour-propre viennent ensuite, & il n’y a que cette expérience qui puisse engager les fanatiques à revenir à nouveau aux idées de justice, de propriété & de partage : tant il est vrai que cette vertu doit son existence à son utilité & à sa nécessité dans le commerce & dans la société des hommes.

Pour mettre cette vérité dans un plus grand jour, prenons le contraire des suppositions précédentes, & en portant toutes choses jusqu’à l’extrémité opposée, voyons quels seront les effets de cette nouvelle situation. Supposons qu’une société tombe dans une telle disette des choses les plus nécessaires, que la plus grande frugalité & l’industrie la plus laborieuse ne suffisent point pour empêcher le plus grand nombre de périr, & le reste d’être dans la plus grande détresse je crois que l’on conviendra sans peine que les loix séveres de la justice demeurent suspendues dans une situation si fâcheuse, & qu’elles cedent aux motifs plus pressans de la nécessité & de la conservation de soi-même. Est-ce un crime de s’emparer, après un naufrage, de tout ce qui peut nous sauver, sans avoir égard aux limites de la propriété précédente ? Ou, dans une ville assiégée & tourmentée par la famine, peut-on imaginer qu’un homme, voyant devant lui des moyens de conserver sa vie, périroit par des égards scrupuleux pour ce qui dans un autre tems seroit la loi de l’équité & de la justice ? Le but de cette vertu est de procurer le bonheur & la sûreté de chacun, en maintenant l’ordre dans la société : mais lorsque la société se trouve dans les plus grandes extrémités, & qu’elle est prête à périr, les maux que l’on a à redouter de la violence & de l’injustice, ne sauroient être portés plus loin que ceux qu’on endure, & chaque homme est en droit de chercher à se conserver par toutes les voies que la prudence lui suggere, & que l’humanité peut tolérer ; le gouvernement même, dans des nécessités moins urgentes, ouvre les greniers des particuliers sans le consentement des propriétaires, & suppose avec raison que l’autorité des magistrats peut aller jusques-là sans violer la justice : mais si un certain nombre d’hommes se rassembloient dans ce dessein, sans être autorisés par la police & sans avoir de jurisdiction civile, pourroit-on regarder comme injuste ou criminelle une distribution égale de pain, qui se feroit pendant la famine, sans le consentement du propriétaire ?

Supposons encore qu’un homme vertueux ait le malheur de tomber parmi une troupe de brigands, &, qu’il s’y trouvât privé de la protection du gouvernement & des loix ; quelle conduite suivra-t-il dans cette triste situation ? Il voit régner parmi ses compagnons une avidité si furieuse, un oubli si total de l’équité, un tel mépris pour l’ordre, un aveuglement si stupide sur les suites qui sont prêtes à leur devenir funestes, & qui finiront par la destruction de la plus grande partie & par la dissolution du reste de la société : en attendant, notre honnête homme n’a d’autre ressource que de s’armer sans s’embarrasser à qui peut appartenir le glaive qu’il saisit, ou le bouclier dont il se couvre, il faut qu’il rassemble tout ce qui peut servir à sa défense & à sa sûreté ; les principes de justice n’étant plus d’aucune utilité, ni pour son bien-être ni pour celui des autres ; il ne doit plus consulter que ce que lui dicte le desir de se conserver, sans s’inquiéter de ceux qui ne méritent dans cette circonstance ni soins, ni égards de sa part.

Dans la société politique, lorsqu’un homme, par ses crimes, devient nuisible au public, les loix le punissent dans sa personne & dans ses biens : c’est-à-dire que les regles ordinaires de la justice sont pendant quelques instans suspendues à son égard, il devient juste pour le bien de la société de lui infliger des peines, que sans cela on ne pourroit lui faire souffrir sans injustice.

La fureur & la violence de la guerre publique sont-elles autre chose qu’une suspension de justice entre les parties belligérantes, qui jugent que cette vertu n’est plus d’aucun usage ni d’aucun avantage pour elles ! Les loix de la guerre qui succedent alors à celles de l’équité & de la justice, sont des regles imaginées pour cet état particulier dans lequel les hommes se trouvent alors. Si une nation policée étoît en guerre avec des barbares, qui n’observassent même aucune des loix de la guerre, elle seroît dans le cas d’en suspendre l’observation de son côté, vû que ces loix ne seroient plus d’aucune utilité pour elle, & qu’elle seroit forcée de faire en sorte que tous les combats qu’elle livreroit, fussent aussi sanglans & aussi funestes aux agresseurs qu’il seroit possible.

Ainsi les regles de l’équité & de la justice dépendent entiérement de l’état particulier & de la circonstance dans laquelle les hommes se trouvent, & elles doivent leur origine & leur degré d’autorité à l’utilité qui résulte pour la société de leur observation stricte & rigoureuse. Apportez un changement considérable dans la condition des hommes ; produisez une extrême abondance ou une extrême nécessité : mettez dans le cœur des hommes une modération & une humanité parfaites, ou une méchanceté & une avidité démesurées, vous rendrez la justice totalement inutile, vous la détruirez dans son essence, & vous suspendrez les obligations qu’elle impose au genre humain.

L’état ordinaire de la société est un milieu entre ces extrêmes. Nous avons naturellement de la partialité pour nous-mêmes & pour nos amis, mais nous sommes cependant capables de sentir les avantages d’une conduite plus équitable. La nature ne nous accorde qu’un petit nombre de biens ; l’art, le travail de l’industrie nous fournissent les moyens de les augmenter. Dès-lors les idées de propriété deviennent nécessaires dans toute société civile : la justice en dérive son utilité pour le public, son mérite & l’obligation morale qu’elle impose.

Ces conséquences sont si naturelles qu’elles n’ont pas même échappé aux poëtes, dans les descriptions qu’ils nous ont données du bonheur de l’âge d’or ou du regne de Saturne : dans ces premiers tems de la nature, si l’on en croit leurs fictions agréables, les saisons étoient si tempérées, que les hommes n’avoient besoin, ni de maisons, ni de vêtemens pour se garantir des incommodités du froid & du chaud ; des rivières de lait & de vin couloient sans interruption, les chênes fournissoient du miel, la nature produisoit d’elle-même les fruits les plus délicieux. Et ce n’étoient point-là les plus grands avantages de cet âge heureux, non-seulement les ouragans & les tempêtes lui étoient inconnus, mais les cœurs des hommes n’éprouvoient point alors les agitations furieuses qui causent aujourd’hui tant de désordres, & qui produisent de si grands ravages. L’avarice, l’ambition, la cruauté, l’amour-propre, & leurs effets étoient ignorés. La cordialité, la bienveillance, la sympathie étoient les seuls mouvemens de l’ame ; la distinction futile du mien & du rien, bannie parmi cette race fortunée de mortels, ensevelissoit avec elle toute idée de propriété & d’obligation, de justice & d’injustice.

Cette fiction poétique de l’âge d’or est à-peu-près aussi réelle que la fiction philosophique de l’état de nature : la premiere représente la condition la plus paisible & la plus agréable qu’on puisse imaginer ; on nous dépeint, au contraire, la seconde, comme un état de guerre & de violence accompagné de la derniere nécessité. Les romanciers de l’état de nature nous disent que, dans la premiere origine du genre humain, l’ignorance & la férocité prévaloient au point qu’il n’y avoit nulle confiance mutuelle parmi les hommes ; chacun n’avoit d’autre appui que sa force & ses artifices. On ne connoissoit point de loi, point de regle de justice, en n’avoit nul égard pour la propriété, le pouvoir étoit la seule regle juridique, & une guerre continuelle de tous contre tous étoit le résultat de l’amour-propre & de la barbarie qui régnoient universellement[2]. On peut douter avec raison, que la nature humaine se soit jamais trouvée dans cet état, ou du moins si elle y a été, cette situation n’a pas duré assez long-tems pour pouvoir être appellée un état. Les hommes sont nés dans une société de famille, où les parens inspirent nécessairement aux enfans quelques regles d’ordre & de conduite. Mais si jamais cet état de guerre & de violence a pu exister, il faut convenir que les loix de la justice ont dû y être suspendues comme absolument inutiles. À mesure que nous diversifierons notre coup-d’œil sur la vie humaine, & que nous l’envisagerons sous de nouveaux points de vue, nous aurons lieu de nous convaincre de la vérité de l’origine que nous avons assignée à la justice.

Supposons qu’il se trouvât parmi nous une espece d’êtres qui, quoique hommes raisonnables comme nous, eussent une force d’esprit & de corps si inférieure à la nôtre, qu’ils fussent incapables d’opposer aucune résistance, ni de marquer les effets de leur ressentiment, lors même qu’ils seroient le plus vivement offensé, je crois que par une conséquence naturelle nous serions obligés, en vertu des loix de l’humanité, de traiter ces êtres avec douceur ; mais à parler strictement nous ne serions retenus à leur égard par aucun lien de justice, & ils ne pourroient avoir sur rien ni droit, ni propriété assez fondés pour en exclure leurs maîtres. Notre commerce, avec de telles créatures, ne pourroit être appelle société, parce que celle-ci suppose de l’égalité : or, il n’y auroit d’un côté qu’un commandement absolu, & de l’autre qu’une obéissance servile. Des êtres aussi foibles seroient forcés à nous céder sur le champ tout ce que nous voudrions prendre ; notre bon plaisir seroit le seul titre de leurs possessions : notre compassion & notre bonté l’unique, frein qu’ils pourroient opposer à nos volontés déréglées ; & comme il ne résulte point d’inconvénient de l’exercice d’un pouvoir aussi solidement établi dans la nature, les loix de la justice & de la propriété n’auroient pu être d’aucun usage dans une société de cette espece.

Il est évident que c’est-là la position des hommes par rapport aux animaux ; je laisse à d’autres à décider jusqu’à quel point ces êtres jouissent de la raison. La grande supériorité que nous autres Européens civilisés avons sur les Indiens barbares, nous a presque persuadés qu’ils étoient avec nous par le même pied que les animaux, & nous a fait secouer tout lien de justice & même d’humanité, dans la maniere dont nous les avons traité. Chez plusieurs nations les femmes sont réduites au même esclavage, & ne possedent que ce que leur accorde la bonté de leurs seigneurs & maîtres ; mais quoique les hommes réunis aient acquis dans tous les pays une force assez grande pour se maintenir dans leur tyrannie, cependant l’insinuation, l’adresse & les charmes de leurs aimables compagnes ont su rompre cette confédération redoutable, leur faire partager avec le sexe supérieur les droits & les priviléges de la société.

Si les hommes étoient conformés par la nature, de façon que chaque individu possédât toutes les facultés nécessaires, tant pour sa propre conservation que pour la propagation de son espece ; si par l’intention primitive du Créateur tout commerce d’homme à homme étoit rompu, il paroît évident qu’un être aussi isolé seroit alors incapable de justice, comme il seroit privé de tout discours & de toute communication réciproque. Dès que les égards mutuels & la discrétion ne produisent rien, ils ne peuvent plus régler la conduite d’aucun homme raisonnable. La course inconsidérée des passions ne seroit point arrêtée par la réflexion de leurs suites, & comme chaque homme dans notre supposition ne pourroit aimer que lui seul, que dans chaque occasion il ne pourroit faire dépendre son bonheur & sa sûreté que de lui-même & de son activité, il prétendroit sans doute à la supériorité, s’efforceroit de l’obtenir sur tout autre être, qui, quoique de son espece, ne lui seroit uni par aucun lien ni de l’intérêt ni de la nature.

Mais dès que nous supposons l’union entre les deux sexes, il se forme tout de suite une famille, & comme on sentira bien vite le besoin des réglemens pour la subsistance, on les adoptera sur le champ, sans cependant les étendre au reste du genre humain. Supposons ensuite que plusieurs familles se réunissent pour former une société totalement séparée de toutes les autres ; les regles faites pour le maintien de la paix & de l’ordre, s’étendront sur tous les membres de cette société, mais elles n’iront pas au-delà de ces bornes sans perdre leur force, & sans devenir inutiles. Supposons encore que plusieurs sociétés séparées conservent pour leur commodité une espece de commerce entre elles, alors les bornes de la justice s’étendront de plus en plus à proportion de l’étendue des vues des hommes, & de la nature de leurs liaisons mutuelles. L’histoire, l’expérience, la raison nous montrent assez ce progrès des sentimens humains, & le degré d’extension de nos égards pour la propriété & pour la justice, qui se mesurent toujours sur l’utilité que nous y trouvons.

II.

Si nous examinons toutes les loix particulieres qui constituent la justice, & déterminent la propriété, nous y découvrirons toujours le même but. C’est le bien de l’humanité qui en est l’unique objet. Non-seulement il est nécessaire pour la paix & l’intérêt de la société que les possessions des hommes soient séparées, mais il faut encore que les regles que nous suivons dans cette séparation, soient les meilleures qu’on puisse imaginer par rapport aux autres avantages de la société.

Supposons qu’une créature qui jouit de la raison, mais qui ne connoît pas la nature humaine, délibére au-dedans d’elle-même sur les loix de justice & de propriété les plus avantageuses à l’intérêt général, & les plus propres à maintenir la paix & la sûreté parmi les hommes : la premiere idée qui lui viendroit à l’esprit, seroit d’assigner les possessions les plus considérables à la vertu la plus étendue, &de laisser à chacun le pouvoir de faire du bien à proportion de ses inclinations. Dans une parfaite théocratie, où un Être infiniment intelligent gouverne par des actes de volonté particuliers, cette regle pourroit être suivie, & rempliroit la sagesse des vues du législateur : mais parmi les hommes, le mérite devient une chose si incertaine & par l’obscurité où il aime à se tenir, & par l’amour-propre des autres, que jamais il ne pourroit servir de regle de conduite dans leurs partages, & la suite immédiate d’une telle loi seroit la destruction entiere de la société. Des fanatiques pourront supposer que le pouvoir est fondé sur la grâce, & que la terre, de droit est l’héritage des saints, mais le magistrat civil traitera ces spéculatifs sublimes de la même maniere que les voleurs de grands chemins, leur fera remarquer très-sérieusement que la loi, qui dans la spéculation paroît la plus avantageuse du monde à la Société, peut devenir absolument pernicieuse & destructive dans la pratique.

L’histoire nous apprend que dans le tems des guerres civiles, il y a eu de ces fanatiques religieux en Angleterre : mais vraisemblablement le but où tendoient leurs principes, excita une telle horreur dans le public, que ces enthousiastes dangereux furent bientôt obligés de renoncer à leurs sentimens, ou du moins de les dissimuler. Il y a apparence que ceux qu’on nommoit Niveleurs, & qui demandoient un partage égal des biens, étoient une espece d’enthousiastes politiques descendus de ces fanatiques religieux ; ils convenoient plus ouvertement de leurs prétentions, parce qu’elles étoient plus spécieuses, & qu’elles avoient l’air de pouvoir être mises en pratique,& devenir utiles au genre humain.

Il faut avouer que la nature est si libérale envers les hommes, que si ses présens étoient repartis également entre eux, perfectionnés par l’art & par l’industrie, chaque individu jouiroit non seulement du nécessaire, mais encore des agrémens de la vie, & ne seroit sujet qu’aux maux auxquels les infirmités de notre machine nous exposent. Il faut aussi convenir que lorsque nous nous écartons de cette égalité, nous privons le pauvre de plus de satisfaction que nous n’en procurons au riche, & souvent c’est aux dépens du pain d’un grand nombre de familles, & même de provinces entieres, qu’un seul homme contente sa vanité frivole. Cependant il semble que la loi d’égalité, telle qu’il la faudroit pour qu’elle fût très-utile, ne seroit point absolument impraticable. Elle a eu lieu, du moins imparfaitement, dans quelques républiques, & sur-tout à Sparte, où nous savons qu’elle a produit les effets les plus avantageux. Je ne parle point de la loi agraire, si souvent demandée à Rome, & mise en exécution dans plusieurs villes de la Grèce.

Mais l’histoire & la droite raison nous apprennent que quelques admirables que paroissent ces idées d’égalité, elles ne laissent pas d’être dans le fond impraticables ; & si elles pouvoient avoir lieu, elles deviendroient bientôt pernicieuses à la société. Qu’on mette dans les possessions le plus d’égalité qu’on pourra, les différens degrés entre les arts, les soins & l’industrie ne tarderont point à la détruire ; si vous arrêtez ces vertus dans leurs opérations, vous réduisez bientôt la société à la derniere indigence, & pour empêcher un petit nombre d’hommes de tomber dans la misere, vous y plongerez la société entiere. Outre cela, il faudroit apporter la plus grande attention, pour remédier dès le commencement aux plus petites apparences d’inégalité, & établir les loix les plus séveres pour la punir & la réprimer. Or, une si grande autorité ne pourroit être exercée sans beaucoup de partialité, & dégénéreroit d’ailleurs promptement en tyrannie. Eh, qui pourroit en être revêtu dans l’état d’égalité que nous supposons ? Une égalité parfaite dans les possessions, en détruisant la subordination, affoibliroit considérablement le pouvoir des magistrats, & établiroit un certain niveau entre l’autorité comme entre les biens des citoyens.

Concluons donc que pour faire des loix propres à régler les possessions, il faut connoître la nature & la situation des hommes ; qu’il faut rejeter les apparences souvent spécieuses qui peuvent tromper, & qu’il faut chercher des principes qui soient d’une utilité générale. Le sens commun & une foible expérience suffisent pour cela, il s’agit seulement de ne point écouter une avidité trop intéressée, ni de se laisser entraîner par la chaleur de l’enthousiasme.

Qui ne voit point, par exemple, que ce qui est produit ou perfectionné par l’art & l’industrie d’un homme, doit lui être assuré à jamais, afin d’encourager les autres à prendre des habitudes utiles à la société ? Par la même raison il convient que la propriété de nos biens passe à nos enfans & à nos proches ; on doit avoir la liberté de les aliéner, afin de produire cette espece de commerce, & cette circulation si avantageuse à la société ; toutes les promesses & toutes les conventions doivent être remplies soigneusement pour établir cette confiance mutuelle si propre à procurer le bonheur de l’humanité.

Examinez les ouvrages qui traitent des loix naturelles, & vous trouverez que de quelque principe que les auteurs parlent, les besoins & l’utilité de tous sont toujours l’objet & la derniere raison de leurs axiomes. Un aveu aussi uniforme doit avoir plus d’autorité que les systêmes, les plus recherchés.

En effet, quelle autre raison les auteurs pourroient-ils donner du mien, & du tien, puisque la nature grossiere n’a pu faire aucune de ces distinctions ? Les choses qui en font l’objet, nous sont absolument étrangeres, elles sont entiérement séparées de nous ; & il n’y a que l’avantage de la société générale qui puisse y établir une relation entre elles & nous.

Le bien de la société peut quelquefois exiger des regles de justice particulieres à de Certains cas, mais il ne peut ordonner une regle particuliere préférablement à plusieurs autres également avantageuses. Dans ce cas, il faut saisir les plus foibles analogies, pour prévenir l’équilibre & l’ambiguité, qui seroient des sources éternelles de querelles & de dissensions. C’est par cette raison qu’on suppose à une premiere possession non partagée, la force de conférer la propriété, pourvu que personne n’ait des droits & des prétentions antérieurs. Un grand nombre de raisonnemens de nos jurisconsultes sont fondés sur cette espece d’analogie, & sur des nuances très-fines que notre imagination se plaît à discerner.

Il n’y a personne qui fasse difficulté de violer, dans des cas extraordinaires, les égards dûs à la propriété des particuliers, & de sacrifier au bien public une distinction qui n’a été faite qu’en sa faveur ? Le salut du peuple est la loix suprême, toutes les autres loix doivent lui être subordonnées. Si on les observe dans le cours ordinaire des choses, ce n’est que parce qu’elles s’accordent avec la tranquillité publique, & le bonheur général qui, exigent en effet une administration uniforme & impartiale à l’égard de chacun.

Quelquefois l’utilité & l’analogie nous manquent toutes deux à la fois, & laissent les loix de la justice dans une incertitude totale : il est, par exemple, très nécessaire que la propriété soit acquise par la prescription ou par une longue possession : mais il est impossible de déterminer par la raison seule le nombre de jours, de mois & d’années qu’il faut, pour que cette propriété devienne incontestable. Ici les loix civiles suppléent aux loix de la nature, elles fixent à la prescription différens termes, suivant les différens avantages que le législateur s’est proposés. Les lettres de change, les promesses, en vertu des loix de presque toutes les nations, se prescrivent beaucoup plus promptement que les contrats, les rentes & d’autres engagemens plus formels.

En général, nous pouvons remarquer que tout ce qui concerne la propriété, est subordonné à l’autorité des loix civiles, qui étendent, restreignent, modifient & changent les regles de la justice naturelle suivant les besoins particuliers de chaque société. Les loix ont ou doivent avoir un rapport constant avec la constitution de chaque gouvernement, avec la nature du climat, avec la religion, les mœurs, le commerce & la situation de chaque société. Un auteur moderne d’un grand génie, & qui avoit des lumieres très-étendues, a traité au long cette matiere, & d’après, ces principes, il a tracé le meilleur systême de politique qui ait encore été établi parmi les hommes[3]. Qu’est-ce que la propriété d’un citoyen ? C’est tout ce dont il a lui seul l’usage légitimement. Mais quelle regle avons-nous pour connaître les choses qui la constituent ? Pour répondre à cette question, il faut avoir recours aux loix, aux coutumes, aux analogies & à une infinité d’autres circonstances, dont quelques-unes sont constantes & invariables, d’autres sont variables & arbitraires ; mais le point où elles viennent toutes se reunir, c’est l’intérêt le bonheur de la société. Si ces objets n’entroient plus en considération, il n’y a rien qui dût paroître plus bizarre, plus contraire à la nature & plus superstitieux que la plupart ou même la totalité des loix de la justice & de la propriété.

Il n’est point difficile de tourner en ridicule les pratiques superstitieuses du vulgaire & de faire voir par exemple l’absurdité de la distinction qu’on fait entre les mets, entre les jours, entre les lieux, entre, les attitudes de notre corps &c. ; en réfléchissant sur les qualités & sur les rapports de toutes ces choses on n’y découvre rien qui puisse exciter plutôt l’affection que l’antipathie, plutôt la vénération que l’horreur quel produisent tour à tour chez des peuples différens. Un Syrien eût mieux aimé périr de faim que de manger un pigeon ; un Égyptien n’eût jamais voulu s’approcher d’un morceau de lard. Mais lorsqu’on se sert des sens de la vue, de l’odorat & du goût pour s’assurer de la nature de ces alimens, ou qu’on se met à les examiner suivant les principes de chymie, de médecine & de physique, on ne trouve aucune différence entre cette espece de nourriture & beaucoup d’autres, & on ne pourra jamais indiquer au juste une circonstance qui puisse autoriser cette absurdité religieuse ; on ne découvrira point de raison pour manger une fricassée de poulets le jeudy sans remords, & regarder comme une chose abominable d’y toucher le lendemain ; on ne sentira point pourquoi dans une maison, ou dans un diocèse il peut être permis de manger des œufs en carême, tandis qu’à deux pas de-là on n’en sauroit manger sans crime. On concevra pas comment un morceau de terre ou un bâtiment qui étoient hier profanes sont aujourd’hui devenus sacrés par la vertu de quelques paroles qui ont été prononcées. On peut dire que de tels réflexions sont peu convenables dans la bouche d’un philosophe, car elle doivent se présenter du premier coup d’œil à tout homme qui a le sens commun, et si elle ne se présentent point d’elles-mêmes à tous généralement, c’est qu’elles ont été étouffées moins par l’erreur ou par l’ignorance naturelle, que par l’éducation, par les préjugés et par la passion.

En considérant les choses superficiellement, ou plutôt en se livrant à des réflexions trop arbitraires, on soupçonneroit peut-être qu’il rentre aussi un peu de cette superstition dans tous les axiomes de la justice, et l’on verroit qu’en soumettant les loix de la propriété à l’examen du bon sens et de la raison, les recherches les plus exactes n’en feroient point découvrir de fondement dans le sentiment moral. La loi me permet de me nourrir du fruit d’un tel arbre, mais je deviendrois criminel si je touchois un tel autre de la même espèce qui se trouve à dix pas de-là. Si j’eusse porté un tel habit il y a une heure, j'aurois mérité d'être puni sevèrement, mais un homme en prononçant sur moi quelques syllabes magiques m'a rendu digne de le porter. C'est une telle maison étoit placée dans le territoire voisin, il ne m’eût point été permis d'y demeurer, mais comme elle est bâtie en deçà de la riviere, elle est soumise à d'autres loix municipales & je puis l'habiter sans crainte d'être blâmé. Suivant ses réflexions on pourroit croire que les mêmes raisonnemens qui prouvent le ridicule de la superstition s’appliqueroient aussi aux lois de la justice, car dans l’un & l'autre cas il n'est pas possible de trouver dans un objet une qualité ou une circonstance précise qui puisse guider le sentiment moral.

Cependant il y a une différence réelle entre la superstition & la justice, c'est que la premiere est frivole, inutile, incommode, au lieu que la derniere est d'une nécessité absolue pour le maintien de la société et pour le bien-être des hommes. Si nous faisions abstraction de cette circonstance trop frappante pour être oubliée, il faudroit convenir que les égards que l’on a pour le droit & la propriété, n’ont pas plus de fondement dans la raison que les superstitions les plus ridicules & les plus grossiere. Si le bonheur de la société n’y étoit point intéressé, il ne seroit pas plus aisé de concevoir comment un autre homme, en articulant quelques sons qui renferment un consentement, peut changer la nature de mes actions relativement à un objet particulier, que de comprendre comment un prêtre, en récitant un morceau de sa liturgie, dans un certain habillement & dans une certaine posture, a le pouvoir de dédier un tas de briques & de bois de charpente & de le rendre sacré pour jamais[4]. Ces réflexions ne doivent point affaiblir les obligations que la justice nous impose, ni diminuer les égards sacrés que nous devons aux droits de la propriété ; au contraire ces sentiments ne peuvent que recevoir une force nouvelle de nos raisonnemens. En effet quel motif plus pressant pourroit-on trouver pour nous recommander un devoir, que de nous faire sentir que la société & même le genre humain ne pourroient subsister sans cela, & que l’un & l’autre parviendront à un plus grand degré de félicité & de perfection à proportion que ce devoir sera plus inviolablement & plus religieusement observé.

Si la justice tiroit sa source de quelque instinct primitif de notre cœur, sans égard à l’intérêt si frappant de la société qui en fait une vertu indispensable, il s’ensuivroit que la propriété qui est l’objet de la justice, seroit aussi fondée sur cet instinct primitif sans aucun autre rapport à l’utilité commune ; mais, où pourroit-on trouver des preuves d’un pareil instinct ? Ou bien peut-on espérer de faire de nouvelles découvertes dans cette matiere ? Il seroit tout aussi raisonnable de se flatter qu’on découvrira dans le corps humain de nouveaux sens qui nous ont échappé jusqu’à présent.

Allons plus loin : quoiqu’au premier coup d’œil il paroisse assez indifférent de dire, le droit de propriété est fondé sur l’instinct, il faudroit cependant pour que cela pût être, qu’il y eût une infinité d’instincts différens sur des objets très-compliqués & qui exigent le plus grand-discernement. En effet si on cherche la définition de la propriété, on voit qu’elle se réduit à une possession acquise ou par l’occupation, ou par l’industrie ou par la prescription, ou par héritage, ou par contrat, &c ? Peut-on penser que la nature par un instinct primitif nous ait appris à connoître toutes ces différentes façons d’acquérir.

Les mots héritage & contrat présentent des idées très compliquées : des millier de volumes de jurisprudence & un nombre infini de commentateurs n’ont point encore suffi pour les expliquer nettement, comment la nature qui ne donne aux hommes que des instincts très-simples, auroit-elle pu embrasser des objets si compliqués & si arbitraires ? Auroit-elle formé un être raisonnable sans laisser rien à faire aux opérations de sa raison ?

Cependant on pourroit encore se contenter de toutes ces suppositions si elles en restoient-là ; mais elles vont plus loin. Il est certain que des loix positives peuvent transférer le droit de propriété. C’est donc sans doute par un autre instinct primitif que nous reconnoissons l’autorité des rois & des magistrats, & que nous fixons les bornes de leur pouvoir. On est obligé de convenir que, pour l’amour de la tranquillité & de l’ordre public, les sentences des juges mêmes les plus abusives & les plus injustes doivent avoir le droit décisif de déterminer la propriété. Dira-t-on que nous avons des idées innées de préteurs, de chanceliers, de commissaires ? Et qui ne voit pas que de pareilles institutions viennent uniquement des besoins de la société ?

Tous les oiseaux de la même espece dans tous les siecles & dans tous les pays font leurs nids de la même maniere ; c’est en quoi nous voyons la force de l’instinct : mais les hommes en différens tems & dans différentes contrées bâtissent leurs maisons différemment ; & c’est en quoi nous voyons l’effet de la raison & de l’usage. On peut tirer la même conclusion en comparant l’instinct qui nous porte à la génération avec l’établissement du droit de propriété.

Quelque variées que soient les loix municipales, il faut avouer qu’elles se ressemblent par des traits généraux ; cela vient de ce que le but auquel elles tendent est par-tout le même. Toutes les maisons ont un toît, des murailles, des fenêtres & des cheminées quoiqu’elles varient infiniment dans la forme & par les matériaux dont elles sont composées ; on voit clairement que les hommes ont eu en vue les commodités de la vie en bâtissant des maisons tout comme en établissant les loix ; ce qui prouve que l’une & l’autre de ces opérations, se proposent le même objet.

Il n’est pas besoin de parler ici des variations que le droit de la propriété éprouve par les différentes tournures de notre imagination, par la subtilité des raisonnemens & par le sens littéral des loix. Il est impossible d’accorder ces variations avec le systême d’un instinct primitif.

Une seule chose qui pourroit faire naître, des doutes sur celui que j’ai proposé, c’est l’influence de l’éducation & des habitudes acquises sur nos jugemens ; nous blâmons ce qui est injuste avec tant de vitesse, qu’il nous est difficile à nous-mêmes de regarder nos jugemens comme le fruit d’une réflexion immédiate sur les suites pernicieuses de l’injustice. Mais il en est de cette opération de notre esprit comme de bien d’autres. Les réflexions, à force de se répéter & de nous devenir familieres, s’effacent ; nous contractons l’habitude de faire machinalement ce que nous avons d’abord fait en conséquence de ces réflexions ; & quoiqu’elles nous ayent d’abord guidé uniquement, l’habitude de juger nous dispense de nous les rappeller de nouveau à chaque occasion. L’avantage ou plutôt la nécessité qui nous engage à être justes est si générale, son but est tellement le même par-tout, que les habitudes que cette vertu fait contracter se ressemblent même dans presque toutes les sociétés : tout autant de preuves que ce n’est point ailleurs que dans la raison que nous pouvons placer la véritable origine de la justice. Au reste ce systême n’est point difficile à comprendre, puisque dans la vie commune nous avons perpétuellement recours au principe de l’utilité ; & nous nous demandons sans celle : qu’est-ce que deviendra le monde si de telles choses se pratiquent ? Comment la société subsistera-t-elle avec de tels désordres ?

Ce qui vient d’être dit peut, ce me semble, suffire pour sentir la force du principe que jai tâche d’établir, & pour déterminer le degré d’estine ou d’approbation morale qui résulte toujours de la considération de l’intérêt & de l’utilité publique. La justice est uniquement fondée sur la nécessité de ses loix, & puisqu’il n’y a point de qualité morale qui soit plus estimée, nous pouvons en conclure que le motif de l’intérêt & de l’utilité est celui de tous qui a le plus de force & d’empire sur nos cœurs. C’est donc par cette raison que nous attachons tant de mérite à l’humanité, à la bienveillance, à l’amitié, à l’amour du bien public & à toutes les autres vertus sociales. C’est aussi-là la source du suffrage que nous accordons à la fidélité, à la justice, à la véracité, à l’intégrité & à toutes les qualités estimables & utiles. Les regles de la philosophie & du bon sens nous permettent également d’attribuer par analogie dans les mêmes cas les mêmes effets à un principe dont nous avons déjà reconnu la force & l’efficacité dans des circonstances toutes semblables.

  1. Genese, chap, XIII & XXI.
  2. Ce n’est pas comme on le croit communément, Hobbes qui est le premier auteur de cette fiction d’un état de nature où tout étoit en guerre. Platon s’efforce de réfuter un systême tout semblable dans les 2, 3 & 5 livres de sa République. Cicéron, au contraire, suppose ce systême comme certain, & comme généralement reconnu, dans le beau passage qu’on va citer, c’est le seul que j’alléguerai en faveur de mes sentimens, & je n’imiterai point l’exemple de Puffendorf ni de Grotius qui regardent un vers d’Ovide, de Plaute ou de Petrone comme une preuve convaincante de chaque vérité morale, ni celui de M. Woolaston, qui a continuellement recours à des auteurs Hébreux ou Arabes, pour prouver ce qu’il avance. Voici ce passage. Quis enim vestrûm, judices, ignorat, ita naturam rerum tulisse, ut quodam tempore homines, nundum neque naturali neque civili jure descripto, fusi per agros ac dispersi vagarentur, tantumque haberent quantum manu ac viribus, per cœdem ac vulnera aut cripere aut retinere potuissent ? qui igitur primi virtute & consilio præstanti extiterunt, ii perspecto genere humantæ docilitatis atque ingenii, dissipatos unum in locum congregarunt, eosque ex feritate illâ ad justitiam & mansuetudinem transduxerunt, tum res ad communem utilitatem quas publicas appellamus, tum conventicula hominum, quæ posteà civitates nominatæ sunt, tum domicilia conjuncta, quas urbes dicamus, invento & divino & humano jure, manibus sepserunt. Atque inter hanc vitam perpolitam humanitate ; & illam immanem mihil tam interest quam Jus, atque Vis. Horum utro uti nolumus, altero est utendum. Vim volumus extingui ? Jus valeat necesse est, id est, judicia quibus omne jus continetur. Judicia displicent, aut nulla sunt ? vis dominetur necesse est, Hæc vident omnes. Pro Sect. I. 42.
  3. L’auteur de l’Esprit des Loix. Cependant cet illustre auteur a un systême fort différent du mien : il suppose que tout droit est fondé sur de certains rapports ou relations abstraites, systême qui selon moi ne s’accordera jamais avec la saine philosophie. Le pere Mallebranche me paroît être le premier qui a donné naissance à cette théorie de morale seche ; elle fut ensuite adoptée, par le docteur Clarke & par d’autres philosophes ; comme elle exclud tout sentiment, & qu’elle prétend fonder tout sur la raison, elle n’a pas manqué de sectateurs dans le siecle philosophique où nous vivons. (Voyez section I. de l’addition I.) Il est aisé de détruire ce systême par rapport à la justice dont il est question ici. En effet on convient que la propriété ne peut dépendre que des loix civiles : on convient que les loix civiles n’ont pour objet que l’intérêt de la société, il faut donc aussi convenir que l’intérêt de la société doit être le seul fondement de la justice & de la propriété. Joignez à cela que l’obligation où nous sommes d’obéir aux magistrats & aux loix, n’est encore fondée que par ce même intérêt de la société. Si les idées de justice ne sont pas toujours inséparables des dispositions des loix civiles ; nous verrons que ces cas, au lieu de former des objections, servent à confirmer le systême qui a été établi ci-dessus. Lorsqu’une loi civile est assez mauvaise pour être contraire à l’intérêt public, elle perd toute son autorité, & les hommes se régleront dans ce cas d’après les idées de la loi naturelle, qui est toujours conformer à cet intérêt. Il arrive aussi quelquefois que les loix civiles, pour des rayons d’utilité, exigent une cérémonies ou une formalité, & que dans le cas d’omission, il ne décernent des choses contraires à la justice ordinaire, mais celui qui tire avantage de pareilles chicanes, n’est point regardé comme un honnête homme. Ainsi l’intérêt de la société demande que les contrats & les engagement soient observés, & il n’y a pas d’article plus important, tant en justice civile que suivant la justice naturelle. Mais souvent l’omission d’une circonstance minutieuse en elle-même suffit pour invalider un contrat au tribunal des hommes, qu’elle ne saurait invalider au tribunal de notre conscience pour me servir de l’expression des théologiens. Dans ce cas on suppose que la loi civile a seulement voulu donner plus de force au droit, & non pas le changer ; mais lorsque son but se dirige sur ce qui est juste conformément aux intérêts de la société, elle ne manque jamais, quand il le faut, de sacrifier le droit particulier : ce qui prouve clairement que l’origine de la justice & de la propriété, est celle que nous avons indiquée ci-dessus.
  4. Il est évident que la volonté ou le consentement seul ne suffisent point pour transférer le droit de la propriété, & ne sauroient produire l’obligation d’une promesse, il faut de plus que la volonté soit exprimée par des paroles ou par des signes, pour que l’acte deviennent obligatoire. La parole ayant été introduite pour exprimer notre volonté, elle devient bientôt la partie essentielle de la promesse, & un homme n'est pas moins obligé de tenir ses engagements, quand il y auroit eu en secret des intentions tout à fait contraires, & qu'il eût refusé son consentement tacite : mais quoique la parole constitue en plusieurs occasions l'obligation de la promesse, cette regle n'est cependant pas sans exception ; un l'homme qui emploieroit une expression qu’il n'entend point, & dont il ne sent pas les conséquences, ne seroit engagé à rien par-là ; & même lorsqu'il en connoît le sens, mais qu'il ne s'en est servi que pour rire, & avec des marques qui indiquent évidemment qu'il n’a point une intention sérieuse de sa lire, il ne pourroit être tenu à exécuter ce qu'il a promis ; car il faut que les paroles soit une expression précise de la volonté, & que cet expression ne soit point accompagnée de signes qui marquent le contraire. Cependant il ne faut pas non plus imaginer qu'un homme dont, d'après de certains signes, notre sagacité nous fait soupçonner la bonne foi, ne soit point tenu par sa promesse verbale ou par sa parole, lorsque nous l'avons acceptée ; il faut restreindre les cas d'exceptions à des signes d'une autre espèce que ceux de la fourberie. Il est aisé de rendre raison de toutes ses contradictions si l'on veut se souvenir que la justice n'a pour but que l'utilité de la société, il seroit impossible de les appliquer dans aucun autre système. On peut remarquer que les décisions de morale des Jésuites & des autres casuistes relâchés, sont fondées sur des distinctions & des subtilités de cette espèce qui, si nous nous en rapportons à Bayle, viennent moins de la corruption du cœur que de l’habitude des chicanes scolastiques. Pourquoi c’est casuistique ont-ils excité tant d’indignation parmi les hommes ? c’est parce qu’on a senti que la société ne pourroit subsister, si de telles pratiques venoit de s’introduire, est qu’il est plus essentiel encore que la morale soit traité convenablement au bien public qu’avec toute la rigueur hélas précision philosophique. Chacun ses 10, ou sera notre sûreté, si la direction secrète de l’intention suffit pour invalider un contrat ? Cependant un métaphysicien scolastique pourra fournir avec quelques apparences, que puisque notre attentions est nécessaire de nos engagements, dès qu’elle ne s’y trouve. il ne peut y avoir deux obligations solides : les subtilités les casuistes ne sont trois ans cela plus grande que celle des jurisconsultes dont nous avons parlé plus haut. Mois elle son pernicieuse, au lieu que les autres sont innocentes & nécessaire, & voilà pourquoi ils font une impression aussi différentes dans l’esprit du public.