Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Préface/Blanqui

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. iii-vi).


PRÉFACE

DE CETTE NOUVELLE ÉDITION.




Le grand ouvrage d’Adam Smith est resté le livre classique par excellence en économie politique. C’est par celui-là qu’il faut commencer l’étude de la science, qui peut-être s’y trouve toute entière encore, malgré les nombreux écrits dont les auteurs se vantent de l’avoir renouvelée de fond en comble. Mais la traduction qu’en a publiée M. le comte Garnier au commencement de ce siècle, quoique très-supérieure à celles de Blavet et de Roucher, n’était plus à la hauteur des progrès qu’a faits l’art de traduire dans ces derniers temps. Elle n’était même plus au niveau de la science, dont le vocabulaire s’est enrichi et rectifié tout à la fois, depuis que l’enseignement public a permis d’en discuter les termes et d’en fixer la valeur. Notre célèbre économiste J. B. Say a pris une grande part à cette réforme du langage économique ; M. de Sismondi y a beaucoup contribué aussi, et le petit livre de Malthus sur les définitions en économie politique a mis en regard les opinions de tous ces maîtres, y compris les siennes. La langue de la science peut donc être considérée aujourd’hui comme fixée, et ses termes comme suffisamment définis ; mais ils ne l’étaient pas encore lorsque M. le sénateur Garnier entreprit sa traduction d’Adam Smith.

Il suffit de jeter un regard rapide sur les précédentes éditions pour s’en apercevoir. Le savant traducteur a souvent donné aux mots un sens que la science leur refuse ; quelquefois il a rendu une expression technique par un équivalent vulgaire ; plus souvent il a remplacé par de vagues périphrases des locutions énergiques et précises qui eussent imprimé une allure plus vive à son sujet. Nous avons lieu de penser que cette traduction a dû être faite par des personnes étrangères à la science économique, et revue par l’honorable écrivain qui en a assumé la responsabilité. La gravité de ses ouvrages et leur spécialité ne permettent pas de supposer qu’il eût laissé échapper les nombreuses erreurs que nous avons fait disparaître dans son édition d’Adam Smith, s’il eût traduit lui-même ce beau livre. Toutefois, la traduction que nous donnons après lui n’est autre que la sienne, mais revue et corrigée avec un soin minutieux sur le texte anglais de l’édition princeps in-4o, et d’après celles de MM. Buchanan et Mac Culloch. Cette traduction a même été revue deux fois : la première, par mon malheureux ami, M. Eugène Buret, qu’une mort prématurée vient de ravir à la science, et la seconde par moi-même après lui : nous avons apporté un soin extrême à la définition des mots stock, currency, circulating medium, legal tender et une foule d’autres, d’origine anglaise, qui n’avaient pas encore été nettement traduits dans notre langue, du moins avec le sens économique qui s’y rattache. Aussi j’espère que cette nouvelle édition donnera une idée plus exacte de la manière de l’illustre professeur de Glasgow, et qu’elle contribuera à propager de plus en plus en France l’étude du grand ouvrage que nous reproduisons. Plus on approfondit l’économie politique, plus on reconnaît la supériorité du rare génie qui en a jeté les fondements en Europe. Nous avons joint pour la première fois aux Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations, les notes des principaux commentateurs qui en ont développé ou contesté les principes, nommément celles de M. Buchanan, de M. Mac Culloch, de Malthus, de Ricardo, de M. de Sismondi, de Jeremy Bentham. M. Horace Say a bien voulu nous communiquer quelques notes inédites que son illustre père avait rédigées sur le livre de Smith ; enfin nous avons cru devoir ajouter nous-mêmes quelques éclaircissements historiques, quand les commentateurs nous ont manqué, pour lier la chaîne des temps et pour continuer jusqu’à nos jours la partie historique sur laquelle reposent les raisonnements de l’auteur. La nouvelle édition d’Adam Smith est une véritable édition cum notis variorum ; non pas que tout ce que les commentateurs ont écrit à propos d’Adam Smith y figure en entier, le commentaire eût été plus long que le livre ; mais rien d’essentiel n’y est omis, et nous avons fait dans M. Mac Culloch même un choix discret et sévère. Les amis de la science nous sauront quelque gré, nous l’espérons du moins, d’avoir reproduit avec plus d’étendue les notes remarquables dont Buchanan a enrichi son édition de Smith, devenue si rare en Angleterre, que l’unique exemplaire existant à Paris a coûté 200 francs à la bibliothèque de l’Institut. Cette seule addition au texte des Recherches suffirait pour donner un intérêt particulier à l’édition que nous publions ; mais plusieurs lecteurs attacheront plus de prix encore aux notes historiques, telles que celles qui concernent la banque d’Angleterre et la Compagnie des Indes, dont la situation est exposée depuis 1776 jusqu’à nos jours.

Au moyen de ces commentaires nombreux et variés, quelquefois plus curieux et plus instructifs que le texte, la lecture d’Adam Smith est devenue indispensable à tous les hommes qui s’occupent en France d’économie sociale, et le nombre s’en accroît tous les jours. Il nous a paru également que ce serait élever au grand économiste un monument digne de lui que d’entourer son ouvrage du cortége des écrivains les plus dignes de figurer à sa suite. Appelé depuis dix années à l’honneur de succéder à J. B. Say dans la chaire du Conservatoire des arts et métiers, j’ai reconnu par la pratique de l’enseignement et aux difficultés qu’éprouvent les personnes qui commencent l’étude de l’économie politique, combien il serait utile pour elles d’avoir un guide sûr à consulter. La nouvelle édition d’Adam Smith leur sera d’un secours infini. Je n’ai pas cru devoir en détacher les notes de Garnier ; mais au lieu de les rejeter à la fin des volumes, je les ai fait figurer par longs extraits en regard des passages auxquels elles se rapportent. Rien ne manquera donc à cet ensemble de doctrines, que les progrès de l’art typographique nous ont permis de réunir en deux volumes, et qui seront toujours le point de départ des études économiques en Europe. La traduction de Garnier était précédée d’une préface dans laquelle l’économiste français a cru devoir envisager à sa manière les théories de Smith, auxquelles il compare celles des économistes qui l’ont précédé. Quoique cette préface renferme beaucoup de propositions très-susceptibles d’être contestées selon nous, nous l’avons laissée subsister. Les nombreuses notes des divers commentateurs, éparses dans le texte, suffiront pour rétablir les vrais principes.

Paris, 18 novembre 1842.

Blanqui.