Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 5/1

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome IIp. 340-482).

LIVRE V.

DU REVENU DU SOUVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE



CHAPITRE I.

des dépenses à la charge du souverain ou de la république.


SECTION PREMIÈRE

Des dépenses qu’exige la défense commune[1].


Le premier des devoirs du Souverain, celui de protéger la société contre la vio­lence et l’invasion d’autres sociétés indépendantes, ne peut se remplir qu’à l’aide d’une force militaire ; mais, dans les différents états de la société, dans ses différentes pério­des d’avancement, la dépense à faire tant pour préparer cette force militaire, en temps de paix, que pour l’employer en temps de guerre, se trouve être très-différente.

Chez les peuples chasseurs, ce qui est le premier degré et le plus informe de l’état social, tel que nous le trouvons parmi les naturels de l’Amérique septentrionale, tout homme est guerrier aussi bien que chasseur. Quand il va à la guerre ou pour défendre sa tribu, ou pour la venger des injures qu’elle a reçues de quelque autre tribu, il subsiste de son travail, comme quand il vit chez lui. Sa société, car dans cet état de choses il n’y a proprement ni souverain ni république, sa société n’a aucune dépense à faire soit pour le disposer à se rendre au champ de bataille, soit pour l’entretenir quand il y est.

Chez les peuples pasteurs, ce qui est un état de société plus avancé, tel que nous le voyons chez les Tartares et les Arabes, tout homme est de même guerrier. Ces nations, pour l’ordinaire, n’ont point d’habitations fixes, mais vivent sous des tentes et dans des espèces de chariots couverts qui se transportent aisément d’un lieu dans un autre. La tribu tout entière ou la nation change de situation selon les différentes saisons de l’année ou d’après d’autres circonstances. Quand ses troupeaux ont consommé le pâturage d’une partie du pays, elle les mène à une autre, et de là à une troisième. Dans le temps de la sécheresse, elle descend sur le bord des rivières ; dans les temps humides, elle gagne les hauteurs. Quand une telle nation s’en va à la guerre, les guerriers ne laissent pas leurs troupeaux à la garde trop faible de leurs vieillards, de leurs femmes et de leurs enfants ; et d’un autre côté, les vieillards, les femmes et les enfants ne voudraient pas rester en arrière sans défense ai moyen de subsister. D’ailleurs, toute la nation, habituée à une vie errante, même en temps de paix, se met aisément en campagne en temps de guerre. Soit qu’elle marche comme armée, soit qu’elle chemine comme troupe de pasteurs, le genre de vie est à peu près le même, quoique l’objet qu’elle se propose soit très-différent. Ainsi ils vont tous ensemble à la guerre, et chacun fait du mieux qu’il peut. Chez les Tartares, on a vu souvent les femmes elles-mêmes se mêler à la bataille. S’ils sont victorieux, tout ce qui appartient à la tribu ennemie est le prix de la victoire ; mais s’ils sont vaincus, tout est perdu ; non-seulement les troupeaux, mais même les femmes et les enfants deviennent la proie du vainqueur. La plus grande partie même de ceux qui survivent à leur défaite sont obligés de se soumettre à lui pour pouvoir subsister. Le reste, pour l’ordinaire, se dissipe et se disperse dans le désert.

La vie ordinaire d’un Tartare ou d’un Arabe, ses exercices accoutumés, le préparent à la guerre. Les passe-temps habituels de gens qui vivent en plein air sont de s’exercer à la course et à la lutte, de jouer du bâton, de lancer le javelot, de tirer de l’arc, et tous ces jeux sont des images de la guerre. Aujourd’hui, lorsqu’un Arabe ou un Tartare va en guerre, il subsiste de ses troupeaux qu’il mène avec lui, tout comme il fait en temps de paix. Son chef ou souverain, car ces nations ont toutes leur chef ou leur souverain, n’a aucune espèce de dépense à faire pour le disposer à se rendre au champ de bataille, et quand il y est rendu, l’espoir du pillage est la seule paie qu’il lui faut, et il n’en attend pas d’autre.

Une armée de chasseurs ne peut guère excéder deux ou trois cents hommes. La subsistance précaire qu’offre la chasse ne permettrait guère à un plus grand nombre de rester assemblés pendant un temps un peu long. Une armée de pasteurs, au contraire, peut quelquefois monter à deux ou trois mille hommes. Tant que rien n’arrête leurs progrès, ils peuvent aller d’un canton dont ils ont consommé l’herbe à un autre qui se trouve intact. Il semble qu’il n’y ait presque pas de bornes au nombre d’hommes qui peuvent ainsi marcher ensemble. Une nation de chasseurs ne peut jamais être redoutable pour les nations civilisées de son voisinage. Une nation de pasteurs peut l’être. Il n’y a rien de plus misérable qu’une guerre contre les Indiens dans l’Amérique septentrionale ; il n’y a au contraire rien de plus terrible qu’une invasion de Tartares, telle qu’il en est souvent arrivé en Asie. L’expérience de tous les temps a vérifié l’opinion de Thucydide, que l’Europe et l’Asie ensemble ne pourraient résister aux Scythes réunis. Les habitants de ces plaines immenses, mais ouvertes de toutes parts, qui composent la Scythie ou la Tartarie, se sont souvent unis sous le commandement du chef de quelque horde ou tribu conquérante, et cette union a toujours été signalée par la ruine et la dévastation de l’Asie. Les naturels des déserts inhabitables de l’Arabie, cette autre grande nation de pasteurs, ne se sont jamais réunis qu’une fois, sous Mahomet et ses successeurs immédiats. Leur union, qui fut plutôt l’effet de l’enthousiasme religieux que celui de la conquête, a été signalée de la même manière. Si les peuples chasseurs de l’Amérique deviennent jamais peuples pasteurs, leur voisinage sera beaucoup plus dangereux pour les colonies européennes qu’il ne l’est à présent.

Dans un état de société encore plus avancé, chez les nations agricoles, qui n’ont que peu de commerce étranger, et qui ont, pour tout produit de manufacture, ces ouvrages grossiers et ces ustensiles de ménage que chaque famille fait elle-même pour son usage particulier, tout homme est aussi ou guerrier, ou tout prêt à le devenir. Ceux qui vivent de la culture des terres passent, en général, tout le jour en plein air et exposés à toutes les injures du temps. La dureté de leur genre de vie habituel les dispose aux fatigues de la guerre, avec lesquelles quelques-uns de leurs travaux ont une grande analogie. Le travail journalier d’un homme qui creuse la terre le prépare à travailler à une tranchée, et il saura fortifier un camp, comme il sait enclore le champ qu’il cultive. Les passe-temps ordinaires de ces cultivateurs sont les mêmes que ceux des pasteurs, et sont pareillement des images de la guerre ; mais comme les cultivateurs n’ont pas autant de loisir que les pasteurs, ils ne sont pas aussi souvent livrés à ces exercices. Ce sont bien des soldats, mais ce ne sont pas des soldats tout à fait aussi exercés. Tels qu’ils sont cependant, il est rare qu’ils coûtent aucune dépense au souverain ou à la république, quand il s’agit de les mettre en campagne.

L’agriculture, même dans son état le plus grossier et le plus informe, suppose un établissement, une sorte d’habitation fixe qu’on ne peut quitter sans essuyer une grande perte. Aussi, quand une nation de simples agriculteurs marche à la guerre, la totalité du peuple ne peut se mettre en campagne à la fois ; au moins faut-il que les vieillards, les femmes et les enfants restent au pays pour garder la maison. Mais tous les hommes en âge de porter les armes peuvent partir pour l’armée, et c’est ainsi qu’en ont souvent usé de petites peuplades de ce genre. Dans toute nation, les hommes en âge de porter les armes sont supposés former environ le quart ou le cinquième de tout le peuple. D’ailleurs, si la campagne commence après le temps des semailles et finit avant la moisson, le laboureur et ses principaux ouvriers peuvent quitter la ferme sans beaucoup de dommage. Celui-ci partira dans la confiance que les vieillards, les femmes et les enfants pourront bien suffire aux travaux à faire dans l’intervalle. Il ne se refusera donc pas à servir sans paie pendant une courte campagne, et très-souvent il n’en coûte pas plus au souverain ou à la république pour l’entretenir à l’armée que pour le préparer à s’y rendre. C’est de cette manière, à ce qu’il semble, que servirent les citoyens de tous les différents États de l’ancienne Grèce, jusqu’après la seconde guerre de Perse, et les Péloponésiens jusqu’après la guerre du Péloponèse. Thucydide observe qu’en général ces derniers quittaient la campagne pendant l’été, et retournaient chez eux pour faire la moisson. Le peuple romain, sous ses rois et pendant les premiers âges de la république, servit de la même manière. Ce ne fut qu’à l’époque du siège de Véïes[2] que ceux qui restaient dans le pays commencèrent à contribuer à l’entretien de ceux qui étaient allés à la guerre. Dans les monarchies de l’Europe, qui furent fondées sur les ruines de l’empire romain, tant avant l’époque de ce qui s’appelle proprement L’établissement du gouvernement féodal, que quelque temps après, les grands seigneurs, avec tous ceux qui étaient immédiatement sous leur dépendance, avaient coutume de servir la couronne à leurs propres frais. Au camp, tout comme chez eux, ils vivaient de leurs revenus personnels, et non d’aucune paie ou solde qu’ils reçussent du roi pour cet objet.

Dans un état de société plus avancé, deux différentes causes ont contribué à rendre absolument impossible, pour ceux qui prenaient les armes, de s’entretenir à leurs frais. Ces deux causes sont le progrès des manufactures et les perfectionnements qui s’introduisirent dans l’art de la guerre.

Quand même ce serait un laboureur qui serait employé dans une expédition, pourvu qu’elle commence après les semailles et qu’elle finisse avant la moisson, l’interruption de ses occupations ne lui causera pas toujours une diminution considérable de revenu. La plus grande partie de l’ouvrage qui reste à faire s’achève par la nature seule, sans qu’il ait besoin d’y mettre la main. Mais du moment qu’un artisan, un forgeron, un charpentier, un tisserand, par exemple, quitte son atelier, la source unique de son revenu est totalement arrêtée. La nature ne travaille pas pour lui ; il faut qu’il fasse tout par ses mains. Ainsi, quand il prend les armes pour la défense de l’État, n’ayant aucun revenu pour se soutenir, il faut bien qu’il soit entretenu aux frais de l’État. Or, dans un pays où une grande partie des habitants sont artisans et manufacturiers, c’est nécessairement de ces classes qu’est tirée une grande partie des gens qui portent les armes et, par conséquent, il est indispensable que l’État les entretienne pendant tout le temps qu’ils sont employés à son service.

D’un autre côté, quand l’art de la guerre est devenu, par degrés, une science difficile et compliquée ; quand le sort des armes n’a plus été déterminé, comme dans les premiers temps, par une seule bataille ou plutôt une mêlée sans règle et sans ordre ; mais quand une guerre vint à se prolonger pendant plusieurs campagnes, chacune desquelles durait la plus grande partie de l’année, alors ce fut partout une nécessité absolue que l’État entretînt ceux qui s’armaient pour sa défense, au moins pendant le temps qu’ils étaient employés à ce service. Quelle que pût être, en temps de paix, l’occupation de ceux qui faisaient la guerre, un service si long et si dispendieux eût été pour eux une charge infiniment trop lourde. Aussi, après la seconde guerre de Perse, les armées d’Athènes semblent avoir été composées, en général, de troupes mercenaires, dont partie, à la vérité, étaient des citoyens, mais partie aussi des étrangers, et tous également soldés et défrayés par l’État. Depuis le siège de Véïes, les armées romaines reçurent une paie pour leur service pendant le temps qu’elles restaient sous les drapeaux. Dans les gouvernements soumis aux lois féodales, le service militaire, tant des grands seigneurs que de leurs vassaux immédiats, fut, après un certain espace de temps, changé partout en une contribution pécuniaire destinée à l’entretien de ceux qui servaient à leur place.

Le nombre de ceux qui peuvent aller à la guerre relativement à la population totale est nécessairement beaucoup moindre dans un État civilisé que dans une société encore informe. Dans une société civilisée, les soldats étant entretenus en entier par le travail de ceux qui ne sont pas soldats, le nombre des premiers ne peut jamais aller au-delà de ce que les autres sont en état d’entretenir, en outre de ce qu’ils sont encore obligés de faire pour fournir tant à leur entretien qu’à celui des autres officiers civils, convenablement à ce qu’exige la condition de chacun d’eux. Dans les petits États agricoles de l’ancienne Grèce, un quart, dit-on, ou un cinquième de toute la nation se regardaient comme soldats, et prenaient les armes dans l’occasion. Chez les peuples civilisés de l’Europe moderne, on calcule généralement qu’on ne saurait employer comme soldats plus du centième des habitants, sans ruiner le pays par la dépense qu’entraîne leur service[3].

Chez les peuples anciens, la dépense de préparer le soldat à faire la guerre ne paraît être devenue un objet considérable que longtemps après l’époque où la dépense de son entretien, pendant son service, fut tombée entièrement à la charge de l’État. Dans toutes les différentes républiques de l’ancienne Grèce, l’apprentissage des exercices militaires était une partie indispensable de cette éducation à laquelle était obligé tout citoyen libre. Il y avait, à ce qu’il semble, dans chaque ville un lieu public où, sous la protection des magistrats, différents maîtres enseignaient aux jeunes gens ces exercices. Toute la dépense qu’un État de la Grèce ait jamais eu à faire pour préparer ses citoyens à la guerre paraît avoir consisté dans cette simple institution. Les exercices du Champ-de-Mars remplissaient, à Rome, le même objet que ceux du gymnase dans l’ancienne Grèce. Sous l’empire des lois féodales, le grand nombre d’ordonnances publiques portant que les habitants de chaque canton s’exerceront dans la pratique de tirer de l’arc, ainsi que dans plusieurs autres exercices militaires, eurent en vue le même avantage, mais ne paraissent pas avoir eu le même succès. Soit défaut d’intérêt de la part des officiers chargés de l’exécution de ces ordonnances, soit quelque autre cause, il semble qu’elles ont été partout négligées ; et à mesure des progrès de ces gouvernements, on voit partout les exercices militaires tomber insensiblement en désuétude parmi le peuple.

Dans les anciennes républiques de la Grèce et de Rome, pendant toute la durée de leur existence, et sous les gouvernements féodaux, longtemps après leur premier établissement, le métier de soldat ne fut pas un métier distinct et séparé qui constituât la seule ou la principale occupation d’une classe particulière de citoyens. Tout sujet de l’État, quelque pût être le métier ou l’occupation ordinaire dont il tirait sa subsistance, se regardait aussi, en toutes circonstances, comme soldat et comme obligé à en faire le métier dans les occasions extraordinaires.

Cependant, l’art de la guerre étant, sans contredit, le plus noble de tous[4], devient naturellement, à mesure de l’avancement de la société, l’un des arts les plus compliqués. Les progrès de la mécanique, aussi bien que celui d’autres arts avec lesquels il a une liaison nécessaire, déterminent le degré de perfection auquel il est susceptible d’être porté à une époque quelconque ; mais, pour qu’il atteigne jusqu’à ce point, il est indispensable qu’il devienne la seule ou la principale occupation d’une classe particulière de citoyens, et la division du travail n’est pas moins nécessaire au perfectionnement de cet art qu’à celui de tout autre. Dans les autres arts, la division du travail est l’effet naturel de l’intelligence de chaque individu, qui lui montre plus d’avantages à se borner à un métier particulier qu’à en exercer plusieurs ; mais c’est la prudence de l’État qui seule peut faire du métier de soldat un métier particulier, distinct et séparé de tous les autres. Un simple citoyen qui, en temps de paix et sans recevoir de l’État aucun encouragement, passerait en exercices militaires la plus grande partie de sa journée, pourrait sans doute se perfectionner beaucoup en ce genre et se procurer un divertissement très-noble ; mais à coup sûr ce ne serait pas un moyen de faire ses affaires. Si c’est pour lui une voie à l’avancement et à la fortune que de consacrer à cette occupation une grande partie de son temps, ce ne peut être que par l’effet de la sagesse de l’État ; et cette sagesse, les États ne l’ont pas toujours eue, même quand ils se sont vus dans une situation où la conservation de leur existence exigeait qu’ils l’eussent[5].

Un pasteur de troupeaux a beaucoup de moments de loisir ; un cultivateur, dans l’état informe de la culture, en a quelques-uns ; un artisan ou ouvrier de manufacture n’en a pas du tout. Le premier peut, sans se faire tort, consacrer une grande partie de son temps à des exercices militaires ; le second peut y donner quelques heures ; mais le dernier ne peut pas employer ainsi un seul de ses moments sans éprouver quelque perte, et le soin de son intérêt personnel le conduit naturellement à abandonner tout à fait ces exercices. Les progrès de l’art du labourage, qui nécessairement viennent à la suite de ceux des autres arts et des manufactures) laissent bientôt au laboureur aussi peu de moments de loisir qu’à l’artisan. Les exercices militaires finissent par être tout aussi négligés par les habitants des campagnes que par ceux des villes, et la masse du peuple perd tout à fait le caractère guerrier. En même temps, cette richesse qui est toujours la suite du progrès des manufactures et de l’agriculture et qui, dans la réalité, n’est autre chose que le produit accumulé de ces arts perfectionnés, appelle l’invasion des peuples voisins. Une nation industrieuse et, par conséquent, riche, est celle de toutes les nations qui doit le plus s’attendre à se voir attaquer ; et si l’État ne prend pas quelques mesures nouvelles pour la défense publique, les habitudes naturelles du peuple le rendent absolument incapable de se défendre lui-même.

Dans cet état de choses, il n’y a, à ce qu’il me semble, que deux méthodes pour que l’État puisse pourvoir, d’une manière convenable, à la défense publique.

Il peut, en premier lieu, au moyen d’une police très-rigoureuse, malgré la pente de l’intérêt, du caractère et des inclinations du peuple, maintenir par force la pratique des exercices militaires, et obliger, ou tous les citoyens en âge de porter les armes, ou un nombre quelconque d’entre eux, à joindre à un certain point le métier de soldat à tout autre métier ou profession qu’ils se trouveront avoir embrassée.

Ou bien, en second lieu, en entretenant et occupant constamment à la pratique des exercices militaires un certain nombre de citoyens, il peut faire du métier de soldat un métier particulier, séparé et distinct de tous les autres.

Si l’État a recours au premier de ces deux expédients, on dit que sa force militaire consiste dans ses milices ; s’il a recours au second, qu’elle consiste dans des troupes réglées. La pratique des exercices militaires est la seule ou la principale occupation des troupes réglées, et l’entretien ou la paie que leur fournit l’État est le fonds princi­pal et ordinaire de leur subsistance. La pratique des exercices militaires n’est que l’occupation accidentelle des soldats de milices, et c’est d’une autre occupation qu’ils tirent le fonds principal et ordinaire de leur subsistance. Dans les milices, le caractère d’artisan, d’ouvrier ou de laboureur l’emporte sur celui de soldat ; dans les troupes réglées, le caractère de soldat l’emporte sur tout autre ; et c’est dans cette distinction que consiste, à ce qu’il semble, la différence essentielle de ces deux espèces de force militaire.

Il y a eu des milices de plusieurs sortes. Dans quelques pays, les citoyens destinés à la défense de l’État ont été seulement, à ce qu’il paraît, exercés, mais sans être, si je puis parler ainsi, enrégimentés, c’est-à-dire sans être divisés en corps de troupes distincts et séparés, ayant chacun ses propres officiers permanents, sous lesquels ils fissent leurs exercices. Dans les anciennes républiques de la Grèce et dans celle de Rome, à ce qu’il semble, tant que chaque citoyen restait dans ses foyers, il pratiquait ses exercices ou séparément et indépendamment de personne, ou avec ceux de ses égaux auxquels il lui plaisait de se réunir ; mais il n’était attaché à aucun corps parti­culier de troupes jusqu’au moment où on l’appelait pour se ranger sous les drapeaux. Dans d’autres pays, les milices ont été non-seulement exercées, mais encore enré­gimentées. En Angleterre, en Suisse et, je crois, dans tous les autres pays de l’Europe moderne, où l’on a établi quelque force militaire imparfaite de ce genre, tout homme de milice est, même en temps de paix, attaché à un corps particulier de troupes qui a ses propres officiers permanents sous lesquels il remplit ses exercices.

Avant l’invention de l’arme à feu, la supériorité était du côté de l’armée dans laquelle chaque soldat individuellement avait le plus d’habileté et de dextérité dans l’usage de ses armes. La force et l’agilité du corps étaient de la plus grande impor­tance, et décidaient ordinairement du sort des batailles ; mais cette habileté et cette dextérité dans l’usage des armes ne pouvaient s’acquérir que comme on les acquiert aujourd’hui dans l’escrime, en pratiquant, non en grands corps de troupes, mais individuellement et séparément, dans une école particulière, sous un maître particulier, ou bien avec quelques égaux et quelques camarades. Depuis l’invention des armes à feu, la force et l’agilité du corps, et même une dextérité et une agilité extraordinaires dans l’usage des armes, sont d’une moindre utilité, quoiqu’il s’en faille de beaucoup cependant qu’on doive les compter pour rien. Par la nature de l’arme, si le maladroit n’est nullement au niveau de l’homme habile, il s’en trouve toutefois moins éloigné qu’il ne l’était jadis. On suppose que toute l’habileté et toute la dextérité nécessaires pour l’usage de cette arme peuvent s’acquérir assez bien en s’exerçant par grands corps de troupes.

La régularité, l’ordre et la prompte obéissance au commandement sont, dans les armées modernes, des qualités d’une plus grande importance pour décider du sort des batailles, que l’habileté et la dextérité du soldat au maniement de ses armes[6]. Mais le fracas et la fumée des armées à feu, cette mort invisible à laquelle tout homme se sent exposé aussitôt qu’il arrive à la portée du canon, et longtemps avant qu’on puisse bien dire que la bataille est engagée, doivent rendre extrêmement difficile de maintenir à un certain point, même dès le commencement de nos batailles modernes, cette régularité, cet ordre et cette prompte obéissance. Dans les batailles anciennes, il n’y avait pas d’autre grand bruit que les cris des combattants ; il n’y avait pas de fumée, point de ces coups invisibles qui portent la mort ou les blessures. Tout homme, jusqu’au moment où quelque arme mortelle venait à l’approcher, voyait clairement qu’il n’avait rien auprès de lui qui menaçât sa vie. Dans cet état de choses, et avec des troupes qui avaient quelque confiance dans leur habileté et leur adresse à manier leurs armes, il devait être infiniment moins difficile de maintenir un certain degré d’ordre et de régularité, non-seulement dans le commencement, mais même dans tout le cours de ces batailles anciennes, et jusqu’à ce que l’une des deux armées fût en pleine déroute. Mais l’habitude de cette régularité, de cet ordre et de cette prompte obéissance au commandement est une chose qui ne peut s’acquérir que par des soldats exercés en grands corps de troupes.

Toutefois des milices, de quelque manière qu’elles soient exercées ou disciplinées, seront toujours très-inférieures à des troupes réglées et bien disciplinées.

Des soldats qui ne sont exercés qu’une fois par semaine, ou une fois par mois, ne peuvent jamais être aussi experts au maniement des armes que ceux qui sont exercés tous les jours ou tous les deux jours ; et quoique cette circonstance ne soit pas, dans nos temps modernes, d’une aussi grande importance qu’elle l’était dans les temps anciens, cependant la supériorité bien reconnue des troupes prussiennes, qui provient en très-grande partie, dit-on, d’une habileté supérieure dans leurs exercices, est bien une preuve qu’aujourd’hui même ce point est d’une grande utilité.

Des soldats qui ne sont tenus d’obéir à leur officier qu’une fois par mois ou par semaine, et qui, dans tout le reste du temps, ont la liberté de faire ce qui leur convient, sans avoir aucun compte à lui rendre, ne peuvent jamais être aussi contenus par sa présence, aussi bien disposés à une prompte obéissance, que ceux dont la conduite et la manière de vivre sont habituellement réglées par lui, et qui tous les jours de leur vie ne peuvent se lever ni se coucher, ou du moins se retirer dans leurs quartiers, que d’après ses ordres. Dans ce qui s’appelle la discipline ou l’habitude de la prompte obéissance, des milices doivent toujours être encore plus au-dessous des troupes réglées, qu’elles ne le seront dans ce qui s’appelle l’exercice ou l’usage et le maniement des armes. Or, dans la guerre moderne, l’habitude d’obéir au premier signal est d’une bien autre importance qu’une grande supériorité dans le maniement des armes.

Ces milices qui, comme celles des Arabes ou des Tartares, vont à la guerre sous les mêmes chefs auxquels elles sont accoutumées à obéir pendant la paix, sont sans comparaison les meilleures de toutes. Par leur respect envers leurs officiers, leur habitude d’obéir au premier mot, elles approchent le plus des troupes réglées. La milice des montagnards avait quelques avantages de la même espèce, quand elle servait sous ses propres chefs. Cependant, comme les montagnards n’étaient pas des pasteurs errants, mais des pasteurs stationnaires, qu’ils avaient des demeures fixes et n’étaient pas, en temps de paix, accoutumés à suivre leurs chefs d’un endroit à un autre, aussi dans les temps de guerre ils étaient moins disposés à les suivre à des distances considérables ou à rester pendant longtemps de suite sous les armes. Quand ils avaient fait quelque butin, ils étaient fort empressés de retourner chez eux, et l’autorité du chef était rarement suffisante pour les retenir. Sous le rapport de l’obéissance, ils ont toujours été fort inférieurs à ce qu’on nous rapporte des Tartares et des Arabes. De plus, comme les montagnards, au moyen de leur vie sédentaire, passaient une moindre partie de leur temps en plein air, ils étaient aussi moins accoutumés aux exercices militaires, et moins experts au maniement de leurs armes, que ne le sont, dit-on, les Arabes et les Tartares.

Il faut observer néanmoins que des milices, de quelque espèce qu’elles soient, qui ont servi sous les drapeaux pendant plusieurs campagnes successives, deviennent sous tous les rapports de vraies troupes réglées. Les soldats sont exercés chaque jour à l’usage des armes, et étant constamment sous le commandement de leurs officiers, ils sont habitués à cette prompte obéissance qui a lieu dans une armée toujours sur pied ; peu importe ce qu’ils étaient avant de prendre les armes. Après avoir fait quelques campagnes, ils acquièrent nécessairement le caractère de troupes de lignes. Si la guerre d’Amérique venait à traîner encore pendant une autre campagne, les milices américaines deviendraient, à tous égards, égales à ces troupes réglées qui, dans la dernière guerre, ne se montrèrent pas, pour le moins, inférieures en valeur aux vétérans les plus aguerris de la France et de l’Espagne.

Cette distinction une fois bien entendue, on trouvera que l’histoire de tous les siècles atteste la supériorité irrésistible qu’une armée de troupes réglées bien disciplinée a sur des milices.

Une des premières armées de troupes réglées dont nous ayons un rapport un peu clair dans des histoires revêtues de quelque authenticité, c’est celle de Philippe de Macédoine. Ses guerres fréquentes contre les Thraces, les Illyriens, les Thessaliens et quelques-unes des villes grecques du voisinage de la Macédoine, formèrent par degrés ses troupes (qui vraisemblablement n’étaient dans le commencement que des milices) à l’exactitude de discipline des troupes réglées. Quand il fut en paix, ce qui ne lui arriva que rarement et jamais pour longtemps de suite, il eut bien soin de ne pas licencier cette armée. Elle vainquit et subjugua, après avoir essuyé, à la vérité, une longue et vive résistance, ces milices si braves et si bien exercées des principales républiques de la Grèce, et ensuite avec très-peu d’efforts les milices efféminées et mal exercées du vaste empire des Perses[7]. La chute des républiques de la Grèce et l’empire des Perses fut l’effet de la supériorité irrésistible d’une armée de troupes réglées sur toute espèce de milices. C’est la première des grandes révolutions arrivées dans les affaires humaines, dont l’histoire nous ait conservé quelque compte clair et circonstancié.

La seconde est la chute de Carthage et l’élévation de Rome, qui en fut la conséquence. On peut très-bien expliquer par la même cause toutes les variations de fortune que subirent ces deux républiques.

Depuis la fin de la première guerre punique jusqu’au commencement de la seconde, les armées de Carthage furent continuellement sous les armes, et employées sous trois grands généraux qui se succédèrent dans le commandement : Hamilcar, Asdrubal son gendre, et Annibal son fils. Le premier s’en servit pour punir la révolte des esclaves, ensuite pour subjuguer les nations de l’Afrique qui avaient secoué le joug, et enfin pour conquérir le vaste royaume d’Espagne. L’armée qu’Annibal conduisit d’Espagne en Italie avait dû nécessairement, pendant ces différentes guerres, se former par degrés à la discipline exacte d’une armée de ligne. En même temps, les Romains, sans avoir été absolument toujours en paix, n’avaient cependant été engagés, dans cette période, dans aucune guerre d’une bien grande importance, et l’on convient généralement que leur discipline militaire était extrêmement relâchée. Les armées romaines qu’Annibal eut en face à la Trébie, à Trasimène et à Cannes, étaient des milices opposées à des troupes réglées ; il est vraisemblable que cette circonstance contribua plus que toute autre à décider du sort de ces batailles[8].

L’armée de troupes réglées qu’Annibal laissa derrière lui en Espagne eut la même supériorité sur les milices que les Romains envoyèrent contre elle, et dans un espace de peu d’années, sous le commandement de son frère, le jeune Asdrubal, elle les chassa presque entièrement de cette contrée.

Annibal fut mal secouru par son pays. Les milices romaines, étant continuelle­ment sous les armes, devinrent, dans le cours de la guerre, des troupes réglées bien disciplinées et bien exercées, et la supériorité d’Annibal devint de jour en jour moins forte. Asdrubal jugea nécessaire de conduire au secours de son beau-frère, en Italie, toute ou presque toute l’armée de troupes réglées qu’il commandait en Espagne. On dit que, dans cette marche, il fut égaré par ses guides ; il se vit surpris et attaqué dans un pays qu’il ne connaissait pas, par une autre armée de troupes réglées, à tous égards égale ou supérieure à la sienne, et il fut entièrement défait.

Quand Asdrubal eut quitté l’Espagne, le grand Scipion ne trouva rien qu’on pût lui opposer que des milices inférieures aux siennes. Il défit et subjugua ces milices et, dans le cours de la guerre, celles qu’il commandait devinrent nécessairement des troupes réglées bien exercées et bien disciplinées. Ces troupes réglées furent ensuite menées en Afrique, où elles n’eurent en face que des milices. Pour défendre Carthage, il devint indispensable de rappeler les troupes réglées que commandait Annibal. On joignit à ces troupes les milices africaines, souvent battues et découragées par leurs fréquentes défaites, et celles-ci composaient, à la bataille de Zama, la plus grande partie de l’armée d’Annibal. L’événement de cette journée décida des destinées de ces deux républiques rivales.

Depuis la fin de la seconde guerre punique jusqu’à la chute de la république romai­ne, les armées de Rome furent, sous tous les rapports, des armées de troupes réglées. L’armée de Macédoine, ainsi composée de troupes réglées, ne laissa pas que de leur résister. Rome, au faîte même de sa grandeur, eut besoin de deux grandes guerres et de trois grandes batailles pour subjuguer ce petit royaume, dont la conquête eût vraisemblablement été encore bien plus difficile sans la lâcheté de son dernier roi. Les milices de toutes les nations civilisées de l’ancien monde, de la Grèce, de la Syrie et de l’Égypte, n’opposèrent aux troupes romaines qu’une faible résistance. Les mili­ces de quelques nations barbares se défendirent beaucoup mieux. Les milices scythes ou tartares, que Mithridate tira des contrées situées au nord du Pont-Euxin et de la mer Caspienne, furent les ennemis les plus formidables que les Romains aient eus en face depuis la seconde guerre punique. Les milices des Parthes et des Germains furent aussi toujours des forces respectables, et dans plusieurs circonstances elles remportèrent sur les armées romaines des avantages très-considérables. Toutefois, en général, quand les armées romaines étaient bien commandées, elles paraissent avoir été très-supérieures ; et si les Romains ne poursuivirent pas la conquête définitive de la Germanie et du royaume des Parthes, ce fut probablement parce qu’ils jugèrent que ce n’était pas la peine d’ajouter ces deux contrées barbares à un empire déjà trop étendu. Les anciens Parthes semblent avoir été un peuple d’extraction scythe ou tartare, et avoir toujours conservé en grande partie les mœurs de leurs ancêtres. Les anciens Germains étaient, comme les Scythes ou les Tartares, une nation de pasteurs errants qui marchaient à la guerre sous les mêmes chefs qu’ils étaient accoutumés à suivre dans la paix. Leurs milices étaient absolument de la même espèce que celles des Scythes ou Tartares, desquels aussi ils étaient vraisemblablement descendus.

Plusieurs causes différentes contribuèrent à relâcher la discipline des armées romaines. Une de ces causes fut peut-être son extrême sévérité. Dans les jours de leur grandeur, lorsque les Romains ne virent plus aucun ennemi capable de leur résister, ils mirent de côté leur armure pesante comme un fardeau inutile à porter, et ils négligèrent leurs pénibles exercices, comme des fatigues qu’il n’était pas nécessaire d’endurer. D’ailleurs, sous les empereurs, les troupes réglées des Romains, particu­liè­rement celles qui gardaient les frontières de la Germanie et de la Pannonie, devinrent redoutables pour leurs maîtres, contre lesquels elles mettaient souvent en opposition leurs propres généraux. Dans la vue de les rendre moins formidables, Dioclétien, suivant quelques auteurs, Constantin, suivant d’autres, commença le premier à les retirer de la frontière où elles avaient toujours été auparavant campées en grands corps, chacun en général de deux ou trois légions, et il les dispersa par petits corps dans les différentes villes des provinces, d’où on ne les fit jamais sortir que lorsqu’il devint nécessaire de repousser une invasion, Des soldats en petit corps de troupes, mis en quartiers dans des villes de commerce et de manufactures, et qui quittaient rarement leurs quartiers, devinrent eux-mêmes des artisans, des marchands et des ouvriers de manufacture. Le caractère civil finit par l’emporter sur le caractère militaire, et insensiblement les troupes réglées de l’empire romain dégénérèrent en milices corrompues, négligées et sans discipline, incapables de résister aux attaques de ces milices de Scythes et de Germains qui, bientôt après, envahirent l’empire d’Occident. Ce ne fut qu’en prenant à leur solde les milices de quelques-unes de ces nations pour les opposer à celles des autres, que les empereurs purent venir à bout de se défendre quelque temps. La chute de l’empire d’Occident est la troisième des grandes révolutions dans l’histoire du genre humain, dont les annales anciennes nous aient conservé quelque récit positif et circonstancié. Cette révolution fut opérée par la supériorité décidée que les milices d’une nation barbare ont sur celles d’une nation civilisée, que les milices d’un peuple pasteur ont sur celles d’un peuple de laboureurs, d’artisans et de manufacturiers. Les victoires remportées par des milices ne l’ont pas été, en général, sur des troupes réglées, mais sur d’autres milices qui leur étaient inférieures du côté de l’exercice et de la discipline. Telles furent les victoires remportées par les milices des Grecs sur celles de l’empire des Perses, et telles aussi furent celles que, dans des temps plus récents, les milices des Suisses remportèrent sur celles des Autrichiens et des Bourguignons.

La force militaire des nations scythes et germaines qui s’établirent sur les ruines de l’empire d’Occident continua pour quelque temps à être, dans leurs nouveaux établissements, de la même espèce qu’elle avait été dans leur pays originaire. Ce furent des milices de pasteurs et de laboureurs, qui marchaient, en temps de guerre, sous les ordres des mêmes chefs auxquels ils étaient accoutumés à obéir pendant la paix. Elles étaient, par conséquent, assez bien exercées et assez bien disciplinées. Cependant, à mesure qu’avançaient les arts et l’industrie, l’autorité des chefs vint insensiblement à déchoir, et la masse du peuple eut moins de temps à donner aux exercices militaires. Ainsi, l’exercice aussi bien que la discipline des milices féodales vinrent insensiblement à se perdre et, pour suppléer à leur défaut, l’usage des troupes réglées vint à s’introduire successivement. D’ailleurs, dès qu’une nation civilisée eut une fois adopté la ressource d’une armée de troupes réglées, il devint, pour ses voisins, indispensable de suivre son exemple. Ils sentirent bientôt que leur sûreté en dépendait, et que leurs milices étaient absolument incapables de résister aux attaques d’une armée de cette nature.

Les soldats qui composent des troupes réglées, sans avoir même jamais vu l’ennemi, ont souvent donné des preuves d’autant de courage que de vieilles troupes ; et du premier moment qu’ils sont entrés en campagne, on les a vus propres à faire face aux vétérans les mieux aguerris et les plus expérimentés. Lorsque, en 1756, l’armée de la Russie entra en Pologne, les soldats russes ne se montrèrent pas inférieurs en valeur aux soldats prussiens, qu’on regardait alors comme les vétérans les plus braves et les mieux exercés de l’Europe. Cependant il y avait alors près de vingt ans que l’empire de Russie jouissait d’une paix profonde, et il ne pouvait, à cette époque, avoir que très-peu de soldats qui eussent vu l’ennemi. Quand la guerre d’Espagne éclata, en 1739, l’Angleterre n’avait pas cessé d’être en paix depuis environ vingt-huit ans. Néanmoins la valeur de ses soldats, bien loin d’avoir été altérée par ce long repos, ne se montra jamais d’une manière plus distinguée que dans la tentative faite sur Carthagène, le premier exploit malheureux de cette guerre malheureuse. Dans une longue paix, les généraux peuvent peut-être oublier quelquefois leur habileté et leur adresse ; mais quand une armée de troupes réglées a toujours été bien tenue, on ne voit pas que les soldats aient jamais oublié leur valeur.

Quand une nation civilisée ne peut compter pour sa défense que sur des milices, elle est en tout temps exposée à être conquise par toute nation barbare qui se trouvera être dans son voisinage. Les conquêtes fréquentes que les Tartares ont faites de tous les pays civilisés de l’Asie sont une assez forte preuve de la supériorité des milices d’une nation barbare sur celles d’une nation civilisée. Une armée de troupes réglées bien tenue est supérieure à toute espèce de milices. Si une armée de ce genre ne peut jamais être mieux entretenue que par une nation civilisée et opulente, aussi est-elle la seule qui puisse servir à une pareille nation de barrière contre les invasions d’un voisin pauvre et barbare. Ainsi, c’est par le moyen d’une armée de troupes réglées seulement que la civilisation peut se perpétuer dans un pays, ou même s’y conserver longtemps.

Si ce n’est que par le moyen d’une armée de troupes réglées bien tenue qu’un pays civilisé peut pourvoir à sa défense, ce ne peut être non plus que par ce moyen qu’un pays barbare peut passer tout d’un coup à un état passable de civilisation. Une armée de troupes réglées fait régner avec une force irrésistible la loi du souverain jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire, et elle maintient une sorte de gouvernement régulier dans des pays qui, sans cela, ne seraient pas susceptibles d’être gouvernés. Quiconque examinera avec attention les grandes réformes faites par Pierre le Grand dans l’empire de Russie, verra qu’elles se rapportent presque toutes à l’établissement d’une armée de troupes bien réglées. C’est là l’instrument qui lui sert à exécuter et à maintenir toutes ses autres ordonnances. C’est à l’influence de cette armée qu’il faut attribuer en entier le bon ordre et la paix intérieure dont cet empire a toujours joui depuis cette époque.

Les hommes attachés aux principes républicains ont vu d’un œil inquiet une armée de troupes réglées, comme étant une institution dangereuse pour la liberté. Elle l’est, sans contredit, toutes les fois que l’intérêt du général et celui des principaux officiers ne se trouvent pas nécessairement liés au soutien de la constitution de l’État. Les troupes réglées que commandait César renversèrent la république romaine ; celles de Cromwell chassèrent le long parlement. Mais quand c’est le souverain lui-même qui est le général ; quand ce sont les grands et la noblesse du pays qui sont les principaux officiers de l’armée ; quand la force militaire est placée dans les mains de ceux qui ont le plus grand intérêt au soutien de l’autorité civile, parce qu’ils ont eux-mêmes la plus grande part de cette autorité, alors une armée de troupes réglées ne peut jamais être dangereuse pour la liberté. Bien au contraire, elle peut, dans certains cas, être favorable à la liberté. La sécurité qu’elle donne au souverain[9] le débarrasse de cette défiance inquiète et jalouse qui, dans quelques républiques modernes, semble épier jusqu’aux moindres de vos actions, et menace à tous les instants la tranquillité du citoyen. Lorsque la sûreté du magistrat, quoiqu’elle ait pour appui la partie la plus saine du peuple, est néanmoins mise en péril à chaque mécontentement populaire ; lorsqu’un léger tumulte est capable d’entraîner en peu d’instants une grande révolution, il faut alors mettre en œuvre l’autorité tout entière du gouvernement pour étouffer et punir le moindre murmure, la moindre plainte qui s’élève contre lui. Au contraire, un souverain qui sent son autorité soutenue, non-seulement par l’aristocratie naturelle du pays, mais encore par une armée de troupes réglées en bon état, n’éprouve pas le plus léger trouble au milieu des remontrances les plus violentes, les plus insensées et les plus licencieuses. Il peut mépriser ou pardonner ces excès, sans aucun risque, et le sentiment de sa supériorité le dispose naturellement à agir ainsi. Ce degré de liberté, qui a quelquefois les formes de la licence, ne peut se tolérer que dans les pays où une armée de ligne bien disciplinée assure l’autorité souveraine. Ce n’est que dans ces pays qu’il n’est pas nécessaire pour la sûreté publique de confier au souverain quelque pouvoir arbitraire, même dans les occasions où cette liberté licencieuse se livre à des éclats indiscrets.

Ainsi, le premier des devoirs du souverain, celui de défendre la société des violences et des injustices d’autres sociétés indépendantes, devient successivement de plus en plus dispendieux, à mesure que la société avance dans la carrière de la civilisation. La force militaire de la société qui, dans l’origine, ne coûte aucune dépense au souverain, ni en temps de paix ni en temps de guerre, doit, à mesure des progrès de la civilisation, être entretenue à ses frais, d’abord en temps de guerre et, par la suite, dans le temps même de la paix.

Les grands changements que l’invention des armes à feu a introduits dans l’art de la guerre ont renchéri bien davantage encore la dépense d’exercer et de discipliner un nombre quelconque de soldats en temps de paix, et celle de les employer en temps de guerre. Leurs armes et leurs munitions sont devenues à la fois plus coûteuses. Un mousquet est une machine plus chère qu’un javelot ou qu’un arc et des flèches ; un canon et un mortier le sont plus qu’une baliste ou une catapulte. La poudre qui se dépense dans une revue moderne est absolument perdue, et cette dépense est un objet très-considérable. Dans une revue ancienne, les javelots qu’on lançait, les flèches qu’on décochait, pouvaient aisément se ramasser pour servir encore, et d’ailleurs elles étaient de bien peu de valeur. Non-seulement le mortier et le canon sont des machines beaucoup plus chères que la baliste ou la catapulte, mais ce sont encore des machines beaucoup plus pesantes, et elles exigent des dépenses bien plus fortes, non-seulement pour les préparer au service, mais encore pour les transporter. De plus, comme l’artillerie moderne a une extrême supériorité sur celle des Anciens, l’art de fortifier les villes pour les mettre en état de résister à l’attaque d’une artillerie si supérieure, même pour quelques semaines, est devenue une chose bien plus difficile et, par conséquent, beaucoup plus dispendieuse. Dans nos temps modernes, mille causes différentes contribuent à rendre plus coûteuse la dépense de la défense publique. Ce qui a extrêmement ajouté, à cet égard, aux effets nécessaires des progrès naturels de la civilisation, c’est une grande révolution survenue dans l’art de la guerre, dont un pur hasard, l’invention de la poudre, semble avoir été la cause.

Dans les guerres modernes, la grande dépense des armes à feu donne un avantage marqué à la nation qui est le plus en état de fournir à cette dépense et, par conséquent, à une nation civilisée et opulente sur une nation pauvre et barbare. Dans les temps anciens, les nations opulentes et civilisées trouvaient difficile de se défendre contre les nations pauvres et barbares. Dans les temps modernes, les nations pauvres et barbares trouvent difficile de se défendre contre les nations civilisées et opulentes. L’invention des armes à feu, cette invention qui paraît au premier coup d’œil une invention si funeste, est certainement favorable tant à la durée qu’à l’extension de la civilisation des peuples.

SECTION SECONDE

Des dépenses qu’exige l’administration de la justice.


Le second devoir du souverain, celui de protéger, autant qu’il est possible, chacun des membres de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre de cette société, c’est-à-dire le devoir d’établir une administration de la justice, exige aussi des dépenses qui, dans les différentes périodes de la société, s’élèvent à des degrés fort différents.

Chez les nations de chasseurs, comme il n’y a presque aucune propriété, ou au moins aucune qui excède la valeur de deux ou trois journées de travail, il est rare qu’il y ait un magistrat établi ou une administration réglée de la justice. Des hommes qui n’ont point de propriété ne peuvent se faire de tort l’un à l’autre que dans leur personne ou leur honneur. Mais quand un homme tue, blesse, bat ou en diffame un autre, quoique celui à qui l’injure est faite souffre un dommage, celui qui fait l’injure n’en recueille aucun profit. Il en est autrement des torts qu’on fait à la propriété. Le profit de celui qui fait l’injure est souvent l’équivalent du dommage causé à celui à qui elle est faite : l’envie, le ressentiment ou la méchanceté sont les seules passions qui peuvent exciter un homme à faire injure à un autre, dans sa personne ou dans son honneur. Or, la plus grande partie des hommes ne se trouve pas très-fréquemment dominée par ces passions, et les hommes les plus vicieux ne les éprouvent même qu’accidentellement. D’ailleurs, quelque plaisir que certains caractères puissent trouver à satisfaire ces sortes de passions, comme une telle satisfaction n’est accompagnée d’aucun avantage réel ou permanent, la passion est ordinairement contenue, chez la plupart, par des considérations de prudence. Des hommes peuvent vivre en société, dans un degré de sécurité assez tolérable, sans avoir de magistrat civil qui les protège contre l’injustice de ces sortes de passions. Mais des passions qui opèrent d’une manière bien plus continue, des passions dont l’influence est bien plus générale, l’avarice et l’ambition chez l’homme riche, l’aversion pour le travail et l’amour du bien-être et de la jouissance actuelle chez l’homme pauvre, voilà les passions qui portent à envahir la propriété. Partout où il y a de grandes propriétés, il y a une grande inégalité de fortunes. Pour un homme très-riche, il faut qu’il y ait au moins cinq cents pauvres ; et l’abondance où nagent quelques-uns suppose l’indigence d’un grand nombre. L’abondance dont jouit le riche provoque l’indignation du pauvre, et celui-ci, entraîné par le besoin et excité par l’envie, cède souvent au désir de s’emparer des biens de l’autre. Ce n’est que sous l’égide du magistrat civil que le possesseur d’une propriété précieuse, acquise par le travail de beaucoup d’années ou peut-être de plusieurs générations successives, peut dormir une seule nuit avec tranquillité ; à tout moment il est environné d’une foule d’ennemis inconnus qu’il ne lui est pas possible d’apaiser, quoiqu’il ne les ait jamais provoqués, et contre l’injustice desquels il ne saurait être protégé que par le bras puissant de l’autorité civile sans cesse levé pour les punir. Ainsi, l’acquisition d’une propriété d’un certain prix et d’une certaine étendue exige nécessairement l’établissement d’un gouvernement civil. Là où il n’y a pas de propriété, ou au moins de propriété qui excède la valeur de deux ou trois journées de travail, un gouvernement civil n’est pas aussi nécessaire.

Un gouvernement civil suppose une certaine subordination ; mais si le besoin du gouvernement civil s’accroît successivement avec l’acquisition de propriétés d’une certaine valeur, aussi les causes principales qui amènent naturellement la subordination augmentent-elles de même successivement avec l’accroissement de ces propriétés.

Les causes ou les circonstances qui amènent naturellement la subordination, ou qui, antérieurement à toute institution civile, donnent naturellement à certains hommes une supériorité sur la plus grande partie de leurs semblables, peuvent se réduire à quatre.

La première de ces causes ou circonstances est la supériorité des qualités personnelles, telles que la force, la beauté et l’agilité du corps ; la sagesse et la vertu, la prudence, la justice, le courage et la modération. En quelque période que ce soit de la société, les qualités du corps, à moins d’être soutenues par celles de l’âme, ne peuvent donner que peu d’autorité. Il faut être un homme très-fort pour contraindre, par la seule force du corps, deux hommes faibles à vous obéir. Il n’y a que les qualités de l’âme qui puissent donner une très-grande autorité. Néanmoins, ce sont des qualités invisibles, toujours contestables et généralement contestées. Il n’y a pas de société barbare ou civilisée qui ait trouvé convenable de fonder sur ces qualités invisibles les règles qui détermineraient les degrés de prééminence de rang et ceux de subordination, mais toutes ont jugé à propos d’établir ces règles sur quelque chose de plus simple et de plus sensible.

La seconde de ces causes ou circonstances est la supériorité d’âge. Un vieillard, pourvu que son âge ne soit pas tellement avancé qu’on puisse le soupçonner de radoter, est partout plus respecté qu’un jeune homme, son égal en rang, en fortune et en mérite. Chez les peuples chasseurs, tels que les tribus des naturels de l’Amérique septentrionale, l’âge est le seul fondement du rang et de la présence ; chez eux le nom père est un terme de supériorité ; celui de frère est un signe d’égalité, et celui de fils un signe d’infériorité. Chez les nations les plus civilisées et les plus opulentes, l’âge règle le rang parmi ceux qui sont égaux, sous tous les autres rapports, et entre lesquels, par conséquent, il ne pourrait être réglé par aucune autre circonstance. Entre frères et sœurs, l’aîné a toujours le pas ; et dans la succession paternelle, tout ce qui n’est pas susceptible de se partager, mais qui doit aller en entier à quelqu’un, tel qu’un titre d’honneur, est le plus souvent dévolu à l’aîné. L’âge est une qualité simple et sensible qui ne fournit pas matière à contestation.

La troisième de ces causes ou circonstances, c’est la supériorité de fortune. Néanmoins, l’autorité qui résulte de la richesse, quoiqu’elle soit considérable dans toute période de la société, ne l’est peut-être jamais plus que dans l’état le plus informe où la société puisse admettre quelque notable inégalité dans les fortunes. Un chef de Tartares, qui trouve dans l’accroissement de ses troupeaux un revenu suffisant pour l’entretien d’un millier de personnes, ne peut guère employer ce revenu autrement qu’à entretenir mille personnes. L’état agreste de sa société ne lui offre aucun produit manufacturé, aucuns colifichets d’aucune espèce, pour lesquels il puisse échanger cette partie de son produit brut qui excède sa consommation. Les mille personnes qu’il entretient ainsi, dépendant entièrement de lui pour leur subsistance, doivent nécessairement servir à la guerre sous ses ordres, et se soumettre à ses jugements en temps de paix. Il est à la fois leur général et leur juge, et sa dignité de chef est l’état nécessaire de la supériorité de sa fortune. Dans une société civilisée et opulente, un homme peut jouir d’une fortune bien plus grande, sans pour cela être en état de se faire obéir par une douzaine de personnes. Quoique le produit de son bien soit suffisant pour entretenir plus de mille personnes, quoique peut-être dans le fait il les entretienne, cependant, comme toutes ces personnes payent pour tout ce qu’elles reçoivent de lui, comme il ne donne presque rien à qui que ce soit sans en recevoir l’équivalent en échange, il n’y a presque personne qui se regarde absolument comme dans sa dépendance, et son autorité ne s’étend pas au-delà de quelques valets. Néanmoins, l’autorité que donne la fortune est très-grande, même dans une société civilisée et opulente. De toutes les périodes de la société, compatibles avec quelque notable inégalité de fortune, il n’en est aucune dans laquelle on ne se soit constamment plaint de ce que cette sorte d’autorité l’emportait sur celle de l’âge ou du mérite personnel. La première période de la société, celle des peuples chasseurs, n’admet pas cette sorte d’inégalité. La pauvreté générale établit une égalité générale, et la supériorité de l’âge ou des qualités personnelles est la faible, mais unique base de l’autorité et de la subordination. Il n’y a donc que peu ou point d’autorité ou de subordination dans cette période de la société. Le second âge de la société, celui des peuples pasteurs, comporte une très-grande inégalité de fortune, et il n’y a pas de période où la supériorité de fortune donne une aussi grande autorité à ceux qui la possèdent. Aussi, n’y a-t-il pas de période où l’autorité et la subordination soient aussi complètement établies. L’autorité d’un chérif arabe est très-grande ; celle d’un kan tartare est totalement despotique.

La quatrième de ces causes ou circonstances est la supériorité de naissance. La supériorité de naissance suppose, dans la famille de celui qui y prétend, une ancienne supériorité de fortune. Toutes les familles sont également anciennes, et les ancêtres d’un prince, quoiqu’ils puissent être plus connus, ne peuvent néanmoins guère être plus nombreux que ceux d’un mendiant. L’ancienneté de famille signifie partout une ancienneté de richesse ou de cette espèce de grandeur qui est ordinairement la suite ou la compagne de la richesse. Une grandeur qui vient de naître est partout moins respectée qu’une grandeur ancienne. La haine qu’on porte aux usurpateurs, l’amour qu’on a pour la famille d’un ancien monarque, sont des sentiments fondés en grande partie sur le mépris que les hommes ont naturellement pour la première de ces sortes de grandeur, et leur vénération pour l’autre. De même qu’un officier militaire se soumet sans répugnance à l’autorité d’un supérieur par lequel il a toujours été commandé, mais ne pourrait supporter de voir son inférieur placé au-dessus de lui ; de même les hommes sont disposés à la soumission envers une famille à laquelle ils ont toujours été soumis, ainsi que leurs ancêtres ; mais ils frémissent d’indignation s’ils voient une autre famille, dans laquelle ils n’ont jamais reconnu de semblable supériorité, s’emparer du droit de les gouverner.

La distinction de naissance étant une suite de l’inégalité de fortune, ne peut avoir lieu chez des peuples chasseurs, parmi lesquels tous les hommes, étant égaux en fortune, doivent pareillement être à peu près égaux par la naissance. À la vérité, le fils d’un homme sage ou vaillant peut bien, même chez eux, être un peu plus considéré qu’un homme de mérite égal qui aura le malheur d’être fils d’un imbécile ou d’un lâche. Avec cela, la différence ne sera pas très-sensible, et je ne pense pas qu’il y ait jamais eu aucune grande famille dans le monde qui ait tiré toute son illustration de la sagesse et de la vertu de sa souche.

Chez des nations de pasteurs, non-seulement la distinction de naissance peut avoir lieu, mais même elle y existe toujours. Ces nations ne connaissent aucune espèce de luxe, et chez elles la grande richesse ne peut jamais être dissipée par des prodigalités imprudentes. Aussi, n’y a-t-il pas de nations qui abondent davantage en familles révérées et honorées comme comptant une longue suite d’ancêtres distingués et illustres, parce qu’il n’y a pas de nations chez lesquelles la richesse soit dans le cas de se perpétuer plus longtemps dans les mêmes familles.

La naissance et la fortune sont évidemment les deux circonstances qui contribuent le plus à placer un homme au-dessus d’un autre. Ce sont les deux grandes sources des distinctions personnelles, et ce sont, par conséquent, les causes principales qui établissent naturellement de l’autorité et de la subordination parmi les hommes. Chez des peuples pasteurs, chacune de ces deux causes opère dans la plénitude de sa force. Le grand pasteur ou grand propriétaire de troupeaux, considéré à cause de ses immenses richesses, respecté à cause du grand nombre de personnes qu’il fait subsister, vénéré à cause de la noblesse de sa naissance et de l’ancienneté immémoriale de son illustre famille, a une autorité naturelle sur tous les pasteurs ou bergers inférieurs de sa horde ou de sa tribu. Il peut commander aux forces réunies d’un plus grand nombre d’hommes qu’aucun d’eux. Sa puissance militaire est plus grande que celle d’aucun d’eux. En temps de guerre, ils sont tous naturellement plus disposés à se ranger sous sa bannière que sous celle de toute autre ; ainsi, sa naissance et sa fortune lui donnent naturellement une sorte de pouvoir exécutif. D’un autre côté, en commandant une réunion de forces plus nombreuses qu’aucun d’eux, il est plus en état de contraindre celui d’entre eux qui aurait pu faire tort à quelque autre, à réparer ce dommage ; par conséquent, il est celui dans la personne duquel ceux qui sont trop faibles pour se défendre eux-mêmes voient naturellement un protecteur. C’est à lui qu’ils adressent leurs plaintes sur les injures qu’ils peuvent avoir reçues, et en pareil cas la personne même contre laquelle la plainte est portée se soumettra plus volontiers à ce qu’il interpose son autorité dans la querelle, qu’elle ne s’y soumettrait à l’égard de tout autre. Ainsi, sa fortune et sa naissance lui donnent naturellement une sorte de pouvoir judiciaire.

C’est dans l’âge des peuples pasteurs, la seconde période de l’état social, que l’inégalité de fortune commence d’abord à naître et à introduire parmi les hommes un degré d’autorité et de subordination qui ne pouvait y exister auparavant. Elle introduit par là jusques à un certain point ce gouvernement civil qui est indispensablement nécessaire pour que la société elle-même puisse se conserver ; et c’est tout naturellement, indépendamment même de la considération de cette nécessité, qu’elle l’introduit. Cette considération, sans contredit, vient ensuite contribuer pour beaucoup à maintenir et fortifier l’autorité et la subordination. Les riches, en particulier, sont nécessairement intéressés à appuyer un ordre de choses qui seul peut leur assurer la possession de leurs avantages. Des hommes d’une richesse inférieure se lient à la défense de la propriété de ceux qui leur sont supérieurs en richesses, afin que ces derniers se lient à leur tour à la défense de leurs petites propriétés. Tous les pasteurs et bergers du second ordre sentent que la sûreté de leurs troupeaux dépend de la sûreté de ceux du grand pasteur ou berger ; que le maintient de la portion d’autorité dont ils jouissent dépend du maintien de la portion plus grande dont jouit celui-ci, et que c’est sur leur subordination envers lui que repose le pouvoir de tenir leurs inférieurs dans une pareille subordination envers eux-mêmes. Ils constituent une espèce de petite noblesse qui se sent intéressée à défendre leur propriété et à soutenir l’autorité de son petit souverain, afin qu’il soit en état lui-même de défendre leur propriété et de soutenir leur autorité. Le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point.

Néanmoins, l’autorité judiciaire d’un pareil souverain, bien loin d’être pour lui un sujet de dépense, fut longtemps, au contraire, une source de revenu. Les personnes qui s’adressaient à lui pour avoir justice étaient toujours disposées à payer pour l’obtenir, et un présent ne manquait jamais d’accompagner la requête. De plus, quand l’autorité du souverain fut complètement établie, la personne jugée coupable, outre la satisfaction qu’elle était tenue de faire à la partie lésée, était encore obligée au payement d’une amende envers le souverain. Elle avait causé une peine au souverain, elle avait troublé, elle avait rompu la paix de son seigneur roi, et pour cette offense on pensait qu’il était dû une réparation. Dans les gouvernements tartares de l’Asie, dans les gouvernements d’Europe, fondés par les nations scythes et germaines qui renversèrent l’empire romain, l’administration de la justice fut une source de revenu, tant pour le souverain que pour les chefs ou seigneurs subalternes qui exerçaient sous lui quelque juridiction soit sur quelque horde ou tribu particulière, soit sur quelque territoire du canton déterminé. Dans l’origine le souverain, ainsi que les chefs inférieurs, avaient coutume d’exercer en personne leur juridiction. Ensuite, ils trouvèrent partout plus commode d’en déléguer l’exercice à quelque substitut, bailli ou juge. Toutefois, ce substitut était toujours obligé de compter à son supérieur ou commettant des profits de justice. Il ne faut que lire les instructions[10] qui furent données aux juges de tournée du temps de Henri II, pour voir clairement que ces juges étaient des espèces de facteurs ambulants envoyés en tournée dans le pays pour lever quelques branches du revenu du roi. Dans ces temps-là, non-seulement l’administration de la justice fournissait des profits au souverain, mais même il paraît que l’un des principaux avantages qu’il se proposait en administrant la justice était de s’en faire un revenu.

Cette intention de se faire de l’administration de la justice une branche de revenu ne pouvait manquer de faire naître une foule d’énormes abus. La personne qui se présentait les mains bien garnies pour demander justice pouvait s’attendre à obtenir un peu plus que justice, pendant que celle qui la demandait avec de faibles présents devait s’attendre à avoir un peu moins. On pouvait aussi souvent différer de rendre justice, afin que les présents fussent répétés. D’un autre côté, l’amende encourue par la personne dont on se plaignait pouvait bien souvent suggérer de fortes raisons de la trouver dans son tort, même quand elle n’y aurait pas été réellement. Les anciennes histoires de chaque pays de l’Europe font foi que de tels abus n’étaient rien moins que rares.

Quand le souverain ou chef exerçait en personne son autorité judiciaire, à quelque degré qu’il en abusât, il ne devait guère être possible d’obtenir réparation de l’abus, parce qu’il ne pouvait y avoir personne d’assez puissant pour l’appeler à rendre compte de sa conduite. À la vérité, lorsqu’il l’exerçait par le ministère d’un bailli, on pouvait quelquefois obtenir réparation des abus. Si c’était pour son profit personnel que le bailli eût commis une injustice, le souverain lui-même n’était pas toujours éloigné de le punir ou de l’obliger à réparer son tort. Mais si c’était pour le profit de son souverain, si c’était pour se rendre agréable à la personne qui l’avait mis en place et qui pouvait l’avancer, qu’il eût exercé quelque acte d’oppression, il devait être la plupart du temps tout aussi impossible d’en obtenir la réparation, que si c’eût été le souverain qui eût prévariqué lui-même. Aussi, dans tous les gouvernements barbares, et particulièrement dans tous les anciens gouvernements de l’Europe, qui furent établis sur les ruines de l’empire romain, l’administration de la justice paraît avoir été longtemps excessivement corrompue ; sous les meilleurs monarques, elle était encore bien loin d’être tout à fait équitable et impartiale, et sous les plus mauvais elle était indignement prostituée.

Chez les peuples pasteurs, le souverain ou chef n’étant autre chose que le pasteur le plus considérable de la horde ou de la tribu, il a, comme tous ses vassaux ou sujets, pour s’entretenir, le croît de ses propres troupeaux. Chez les peuples cultivateurs, qui ne font que sortir de la vie pastorale, et qui ne sont pas fort avancés au-delà (tels qu’étaient, à ce qu’il semble, les tribus des Grecs vers le temps de la guerre de Troie, ou nos ancêtres Scythes et Germains quand ils commencèrent à s’établir sur les ruines de l’empire d’Occident), le souverain ou chef n’est de même autre chose que le plus grand propriétaire du lieu, et il a de même pour s’entretenir, comme tout autre propriétaire, le revenu qu’il tire de son propre bien, ou de ce qu’on appela depuis, dans l’Europe moderne, le domaine de la couronne. Dans les circonstances ordinaires, ses sujets ne contribuent en rien à son entretien, excepté quand ils se trouvent dans la nécessité de recourir à son autorité pour les protéger contre l’oppression de quelque autre sujet. Les présents qu’ils lui font dans de pareilles occasions constituent tout le revenu ordinaire, tous les émoluments que peut lui rapporter sa souveraineté sur eux, à cela près peut-être de quelques profits dans certaines occasions fort rares. Dans Homère, quand Agamemnon offre à Achille, pour obtenir son amitié, la souveraineté de sept villes grecques, le seul avantage qu’il annonce devant être le fruit de cet empire, c’est que le peuple l’honorera de présents. Tant que de pareils présents, tant que les émoluments de justice, ou ce qu’on pourrait appeler les honoraires de la cour, constituèrent ainsi tout le revenu ordinaire que le souverain retira de sa souveraineté, on ne dut guère s’attendre, on ne put même convenablement lui proposer qu’il renonçât entièrement à ce produit. On pouvait seulement lui demander, et la proposition en fut souvent faite, de le régler et de le fixer. Mais, malgré ces règlements et ces fixations, il était toujours extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver moyen d’empêcher qu’une personne qui était toute-puissante n’étendît les émoluments au-delà des fixations. Ainsi, tant que dura cet état de choses, il n’y avait presque aucune voie efficace de remédier à la corruption de la justice, résultat nécessaire de la nature incertaine et arbitraire de ces présents.

Mais lorsque, d’après différentes causes, et principalement d’après l’accroissement continuel des dépenses occasionnées par la nécessité de se défendre contre les invasions étrangères, le domaine particulier du souverain fut devenu tout à fait insuffisant pour défrayer la dépense de la souveraineté, et quand il fut nécessaire que le peuple, pour sa propre sûreté, contribuât à cette dépense par des impôts de différentes espèces, il paraît qu’il a été très-communément stipulé que, sous aucun prétexte, ni le souverain, ni ses baillis ou les juges ses substituts, ne pourraient accepter de présents pour l’administration de la justice. On trouva plus aisé, à ce qu’il semble, d’abolir totalement l’usage des présents, que de les régler et de les fixer d’une manière efficace. On attribua aux juges des salaires fixes, qui furent regardés, à leur égard, comme un dédommagement de ce qu’ils pouvaient perdre dans le partage des anciens émoluments de justice, comme aussi les impôts étaient, pour le souverain, un dédommagement plus que suffisant de ce qu’il perdait sur cet article. Dès lors on dit que la justice serait administrée gratuitement.

Dans la réalité cependant, la justice ne fut jamais administrée gratuitement dans aucun pays. Au moins faut-il toujours que les parties salarient des procureurs et des avocats ; et si ceux-ci n’étaient pas payés, ils s’acquitteraient de leurs fonctions encore bien plus mal qu’ils ne le font aujourd’hui. Les salaires qu’on paie aux avocats et aux procureurs montent annuellement, dans chaque tribunal, à une somme beaucoup plus forte que les gages des juges. Quoique le payement de ces gages soit une dépense de la couronne, c’est une circonstance qui ne peut jamais diminuer de beaucoup les frais nécessaires d’un procès. Mais ce fut moins pour diminuer les frais de justice que pour prévenir la corruption des juges, qu’on les empêcha de recevoir aucun présent ou honoraire des parties.

Les fonctions de juges sont tellement honorables par elles-mêmes, qu’il y a toujours des hommes disposés à s’en charger, quoiqu’elles ne soient accompagnées que de très-faibles émoluments. Les fonctions subalternes de juge de paix, qui entraînent avec elles beaucoup de peine et qui, dans la plupart des circonstances, ne rendent aucuns émoluments, n’en sont pas moins l’objet de l’ambition de la plupart de nos propriétaires ruraux. Les gages forts ou faibles de tous les différents juges, ensemble toute la dépense qu’entraînent l’administration de la justice et son exécution, même dans les pays où cette dépense n’est pas conduite avec une très-grande économie, ne forment qu’une portion bien peu considérable de la dépense totale du gouvernement.

On pourrait, d’ailleurs, défrayer aisément toute la dépense de cette administration de la justice avec ce que payent les parties, comme honoraires de la cour et, sans exposer la justice à aucun véritable danger de corruption, on pourrait ainsi soulager entièrement le revenu public d’une charge permanente, quoique assez légère. Il est très-difficile de taxer d’une manière efficace les honoraires des cours de justice, quand une personne aussi puissante que le souverain y a sa part, et quand il en fait une branche importante de son revenu. Mais c’est une chose très-facile, quand le juge est la seule personne qui en recueille quelque profit. La loi vient aisément à bout de faire respecter le règlement par les juges, quoiqu’elle ne soit pas toujours en état de le faire respecter par le souverain. Quand les honoraires des cours sont réglés et fixés d’une manière bien précise, quand ils sont payés tous à la fois, à une certaine période du procès, entre les mains d’un caissier ou receveur, pour être par lui distribués, d’après des proportions déterminées, à chacun des juges, après la décision du procès et non avant, il semble qu’il n’y a pas là plus de danger de corruption que si ces honoraires étaient entièrement supprimés. Sans occasionner aucune augmentation considérable dans les frais de procédure, on pourrait rendre ces honoraires suffisants pour défrayer complètement la totalité des dépenses de l’administration judiciaire. S’ils n’étaient payés aux juges qu’après la fin du procès, ils seraient un mobile pour exciter le tribunal à mettre de la diligence dans l’examen et la décision des affaires. Dans les cours composées d’un nombre considérable de juges, en proportionnant la part de chaque juge au nombre de jours et d’heures qu’il aurait employés à l’examen du procès, soit dans la séance du tribunal, soit dans un comité appointé par la cour, ces honoraires pourraient donner quelque encouragement au zèle de chacun des juges. Le public n’est jamais mieux servi que quand la récompense vient après le service, et qu’elle est proportionnée à la diligence qu’on a mise à s’en acquitter. Dans les diffé­rents parlements de France, les honoraires de la cour, qui se nomment épices et vacations, constituent la plus grande partie, sans comparaison, des émoluments des juges. Toutes déductions faites, ce qui est payé net par le roi pour salaires ou gages à un juge ou conseiller au parlement de Toulouse, le second parlement du royaume en rang et en dignité, ne monte qu’à 150 liv. tournois, à peu près 5 liv. 11 sch. sterling par an. Il y a environ sept ans que, dans la même ville, cette somme était le taux ordinaire des gages annuels d’un laquais. La distribution de ces épices se fait aussi selon le travail de chaque juge. Un juge laborieux tire de son office un revenu assez honnête, quoique modique ; celui qui ne fait rien ne gagne guère que ses gages ou salaires. Ces parlements ne sont peut-être pas, à beaucoup d’égards, d’excellentes cours de justice ; mais jamais ils n’ont été accusés, pas même, à ce qu’il semble, jamais soupçonnés de corruption.

Il paraît que les honoraires de la cour formaient dans l’origine presque tout le revenu des différentes cours de justice en Angleterre. Chaque cour tâchait d’attirer à elle le plus d’affaires qu’elle pouvait, et par cette raison elle était disposée à prendre connaissance de beaucoup de procès qui, par leur nature, ne devaient pas être de sa compétence. La cour du banc du roi, instituée seulement pour le jugement des affaires criminelles, s’attribua la connaissance d’affaires purement civiles, le plaignant prétendant que le défendeur, en lui refusant justice, s’était rendu coupable de quelque crime ou de quelque, délit envers lui. La cour de l’échiquier, instituée pour connaître seulement de la perception des revenus du roi et recouvrement des deniers royaux, s’arrogea la connaissance de toutes autres dettes ou engagements, le demandeur alléguant qu’il ne pouvait payer le roi, faute d’être payé par son débiteur. En consé­quence de ces fictions, dans la plupart des affaires il dépendait totalement des parties de choisir le tribunal par lequel elles voulaient être jugées, et chaque cour, en jugeant avec plus de diligence et d’impartialité, s’efforça d’attirer à elle le plus de causes possible. Si les cours de justice en Angleterre sont aujourd’hui si parfaitement constituées, nous en sommes peut-être originairement redevables, en grande partie, à cette émulation anciennement établie entre les juges respectifs qui les composaient, chaque juge tâchant, dans la cour dont il était membre, de trouver pour toute espèce d’injustice le remède le plus prompt et le plus efficace que la loi pût comporter. Dans le principe, les cours de loi n’accordaient pour infraction de contrat que des dommages-intérêts seulement. La cour de chancellerie, comme cour de conscience[11], fut la première qui prit sur elle de contraindre à l’exécution formelle des simples conventions. Quand l’infraction du contrat ne consistait que dans un non-payement de deniers, le dommage souffert par le créancier ne pouvait être réparé autrement qu’en ordonnant le payement ; ce qui était équivalent à une stricte exécution de la convention. Dans ce cas, le remède des cours de loi était suffisant. Il n’en était pas ainsi dans d’autres cas. Quand le tenancier poursuivait son seigneur pour l’avoir injustement évincé de son bail, les dommages-intérêts qu’on lui adjugeait n’équivalaient nullement pour lui à la jouissance de la terre. Aussi les causes de cette nature vinrent toutes, pendant quelque temps, à la cour de chancellerie ; ce qui ne fit pas peu de tort aux cours de loi. On prétend que ce fut pour ramener ces causes à leur tribunal, que les cours de loi imaginèrent cette action fictive qu’on nomme Writ d’expulsion, le remède le plus efficace contre une injuste expulsion ou une dépossession d’immeubles.

Un droit de timbre sur les actes de procédure dans chaque cour particulière, levé par la cour elle-même et appliqué à l’entretien des juges et autres officiers attachés au tribunal, pourrait de même fournir un revenu suffisant pour défrayer la dépense de l’administration de la justice, sans grever d’aucune charge le revenu général de la société. Dans ce cas, à la vérité, les juges pourraient être tentés de multiplier inutilement les procédures dans chaque cause, pour augmenter, autant que possible, le produit du droit de timbre. L’usage, dans l’Europe moderne, a été de régler, la plupart du temps, le payement des procureurs et greffiers des tribunaux d’après le nombre de pages de leurs écritures, le règlement exigeant toutefois que chaque page contînt tant de lignes, et chaque ligne tant de mots. Les procureurs et greffiers, pour augmenter leurs profits, ont imaginé de multiplier les mots sans aucune nécessité, à un tel point qu’il n’est pas, je crois, une cour de justice en Europe dont ils n’aient totalement corrompu le style. Une tentation pareille pourrait peut-être donner lieu à une corruption du même genre dans les formes de la procédure[12].

Mais, soit qu’on imagine un moyen pour que l’administration judiciaire prenne sur elle-même de quoi fournir à ses dépenses, soit qu’on attribue aux juges, pour leur entretien, des salaires fixes tirés de quelque autre fonds, toujours ne paraît-il pas nécessaire que celui ou ceux auxquels est confié le pouvoir exécutif soient chargés de la direction de ce fonds ou du payement de ces salaires. Ce fonds pourrait être formé du revenu de quelques propriétés foncières, et chaque cour particulière être chargée d’administrer les propriétés destinées à fournir à son entretien. Ce fonds pourrait être fait aussi avec l’intérêt d’une somme d’argent, et la cour être chargée d’administrer le capital consacré à cet objet. Une portion (très-petite, à la vérité) des salaires des juges de la cour de session d’Écosse provient de l’intérêt d’une somme d’argent. Néanmoins, l’instabilité d’un tel fonds paraît le rendre peu propre à servir à l’entretien d’une institution dont la nature est d’être perpétuelle.

La séparation du pouvoir judiciaire d’avec le pouvoir exécutif est provenue, dans l’origine, à ce qu’il semble, de la multiplication des affaires de la société, en conséquence des progrès de la civilisation. L’administration de la justice devint par elle-même une fonction assez pénible et assez compliquée pour exiger l’attention tout entière des personnes auxquelles elle était confiée. La personne dépositaire du pouvoir exécutif n’ayant pas le loisir de s’occuper par elle-même de la décision des causes privées, on commit un délégué pour les décider à sa place. Dans les progrès de la grandeur romaine, le soin des affaires politiques de l’État donna trop d’occu­pation au consul, pour qu’il pût vaquer à l’administration de la justice. On établit donc un prêteur pour juger à sa place. Dans le cours des progrès des monarchies européennes qui furent fondées sur les ruines de l’empire romain, les souverains et les grands seigneurs en vinrent partout à regarder l’administration de la justice comme une fonction à la fois trop fatigante et trop peu noble pour la remplir eux-mêmes en personne. Partout, en conséquence, ils s’en débarrassèrent en établissant un lieutenant, juge ou bailli.

Quand le pouvoir judiciaire est réuni au pouvoir exécutif, il n’est guère possible que la justice ne se trouve pas souvent sacrifiée à ce qu’on appelle vulgairement des considérations politiques. Sans qu’il y ait même aucun motif de corruption en vue, les personnes dépositaires des grands intérêts de l’État peuvent s’imaginer quelquefois que ces grands intérêts exigent le sacrifice des droits d’un particulier. Mais c’est sur une administration impartiale de la justice que reposent la liberté individuelle de chaque citoyen, le sentiment qu’il a de sa propre sûreté. Pour faire que chaque indivi­du se sente parfaitement assuré dans la possession de chacun des droits qui lui appartiennent, non-seulement il est nécessaire que le pouvoir judiciaire soit séparé du pouvoir exécutif, mais il faut même qu’il en soit rendu aussi indépendant qu’il est possible. Il faut que le juge ne soit pas sujet à être déplacé de ses fonctions, d’après la décision arbitraire du pouvoir exécutif ; il faut encore que le payement régulier de son salaire ne dépende pas de la bonne volonté ni même de la bonne économie de ce pouvoir.


SECTION TROISIÈME
Des dépenses qu’exigent les travaux et établissements publics


Le troisième et dernier des devoirs du souverain ou de la république est celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense. Ce devoir exige aussi, pour le remplir, des dépenses dont l’étendue varie selon les divers degrés d’avan­cement de la société.

Après les travaux et établissements publics nécessaires pour la défense de la société et pour l’administration de la justice, deux objets dont nous avons parlé, les autres travaux et établissements de ce genre sont principalement ceux propres à faciliter le commerce de la société, et ceux destinés à étendre l’instruction parmi le peuple.

Les institutions pour l’instruction sont de deux sortes celles pour l’éducation de la jeunesse, et celles pour l’instruction du peuple de tout âge.

Pour examiner quelle est la manière la plus convenable de pourvoir à la dépense de ces différentes sortes de travaux et établissements publics, je diviserai cette troisième section du premier chapitre en trois différents articles.


Article I.
Des travaux et établissements propres à faciliter le commerce de la société

§I. De ceux qui sont nécessaires pour faciliter le commerce en général


Il est évident, sans qu’il soit besoin de preuve, que l’établissement et l’entretien des ouvrages publics qui facilitent le commerce d’un pays, tels que les grandes routes, les ponts, les canaux navigables, les ports, etc., exigent nécessairement des degrés de dépense, qui varient selon les différentes périodes où se trouve la société. La dépense de la confection et de l’entretien des routes doit évidemment augmenter avec le produit annuel des terres et du travail du pays, ou avec la quantité et le poids des marchandises et denrées au transport desquelles ces routes sont destinées. La force d’un pont doit nécessairement être proportionnée au nombre et au poids des voitures qu’il est dans le cas de supporter. La profondeur d’un canal navigable et le volume d’eau qu’il faut lui fournir doivent nécessairement être proportionnés au nombre et au port des bâtiments employés à transporter des marchandises sur ce canal ; enfin, il faut que l’étendue d’un port soit aussi proportionnée au nombre de vaisseaux qui sont dans le cas d’y chercher un abri.

Il ne paraît pas nécessaire que la dépense de ces ouvrages publics soit défrayée par ce qu’on appelle communément le revenu public, celui dont la perception et l’application sont, dans la plupart des pays, attribuées au pouvoir exécutif. La plus grande partie de ces ouvrages peut aisément être régie de manière à fournir un revenu particulier suffisant pour couvrir leur dépense, sans grever d’aucune charge le revenu commun de la société.

Une grande route, un pont, un canal navigable, par exemple, peuvent le plus souvent être construits et entretenus avec le produit d’un léger droit sur les voitures qui en font usage ; un port, par un modique droit de port sur le tonnage[13] du vaisseau qui y fait son chargement ou son déchargement. La fabrication de la monnaie, autre institution destinée à faciliter le commerce, non-seulement couvre sa propre dépense dans plusieurs pays, mais même y rapporte un petit revenu ou droit de seigneuriage au souverain. La poste aux lettres, autre institution faite pour le même objet, fournit, dans presque tous les pays, au-delà du remboursement de toute sa dépense, un revenu très-considérable au souverain.

Quand les voitures qui passent sur une grande route ou sur un pont, ou les bateaux qui naviguent sur un canal, payent un droit proportionné à leur poids ou à leur port, ils payent alors pour l’entretien de ces ouvrages publics, précisément dans la proportion du déchet qu’ils y occasionnent. Il paraît presque impossible d’imaginer une manière plus équitable de pourvoir à l’entretien de ces sortes d’ouvrages. D’ailleurs, si ce droit ou taxe est avancé par le voiturier, il est toujours payé en définitive par le consommateur, qui s’en trouve chargé dans le prix de la marchandise. Néanmoins, comme les frais du transport sont extrêmement réduits au moyen de ces sortes d’ouvrages, la marchandise revient toujours au consommateur, malgré ce droit, à bien meilleur marché qu’elle ne lui serait revenue sans cela, son prix n’étant pas autant élevé par la taxe qu’il est abaissé par le bon marché du transport. Ainsi, la personne qui paie la taxe, en définitive, gagne plus par la manière dont cette taxe est employée, qu’elle ne perd par cette dépense. Ce qu’elle paie est précisément en proportion du gain qu’elle fait. Dans la réalité, le payement n’est autre chose qu’une partie de ce gain qu’elle est obligée de céder pour avoir le reste. Il paraît impossible d’imaginer une méthode plus équitable de lever un impôt.

Quand cette même taxe sur les voitures de luxe, sur les carrosses, chaises de poste, etc., se trouve être de quelque chose plus forte, à proportion de leur poids, qu’elle ne l’est sur les voitures d’un usage nécessaire, telles que les voitures de roulier, les chariots, etc., alors l’indolence et la vanité du riche se trouvent contribuer d’une manière fort simple au soulagement du pauvre, en rendant à meilleur marché le transport des marchandises pesantes dans tous les différents endroits du pays.

Lorsque les grandes routes, les ponts, les canaux, etc., sont ainsi construits et entretenus par le commerce même qui se fait par leur moyen, alors ils ne peuvent être établis que dans les endroits où le commerce a besoin d’eux et, par conséquent, où il est à propos de les construire. La dépense de leur construction, leur grandeur, leur magnificence, répondent nécessairement à ce que ce commerce peut suffire à payer. Par conséquent, ils sont nécessairement établis comme il est à propos de les faire. Dans ce cas, il n’y aura pas moyen de faire ouvrir une magnifique grande route dans un pays désert, qui ne comporte que peu ou point de commerce, simplement parce qu’elle mènera à la maison de campagne de l’intendant de la province ou au château de quelque grand seigneur auquel l’intendant cherchera à faire sa cour. On ne s’avisera pas d’élever un large pont sur une rivière, à un endroit où personne ne passe, et seulement pour embellir la vue des fenêtres d’un palais voisin ; choses qui se voient quelquefois dans ces provinces où les travaux de ce genre sont payés sur un autre revenu que celui fourni par ces travaux mêmes.

Dans plusieurs endroits de l’Europe, la taxe ou droit de passage sur un canal est la propriété particulière de certaines personnes qui, pour leur intérêt, se trouvent obligées à l’entretien du canal. S’il n’est pas passablement entendu, la navigation cesse nécessairement tout à fait, et avec elle tout le profit que le droit pourrait rendre. Si ces droits étaient mis sous la régie de commissaires qui n’y eussent personnellement pas d’intérêt, ceux-ci pourraient apporter moins d’attention à l’entretien des ouvrages dont ces droits sont le produit. Le canal de Languedoc a coûté au roi de France et à la province au-delà de 13 millions de livres tournois, qui, à 28 livres le marc d’argent que valait la monnaie de France à la fin du dernier siècle, feraient plus de 900,000 livres sterling. Quand ce grand ouvrage fut achevé, on trouva que le meilleur moyen de s’assurer qu’il serait toujours tenu en bon état de réparation, c’était de faire présent du droit à Riquet l’ingénieur, qui avait fait le plan et conduit les travaux. Le revenu de ce droit constitue aujourd’hui une fortune très-considérable à différentes branches de la famille de cet artiste, qui ont, par conséquent, grand intérêt à tenir constamment cet ouvrage en bon état ; mais si ce droit eût été mis sous la régie de commissaires qui n’auraient pas eu le même intérêt, le produit eût peut-être été dissipé en dépenses inutiles et en vaine décoration, tandis qu’on aurait laissé tomber en ruine les parties les plus essentielles.

Les droits pour l’entretien d’une grande route ne pourraient pas, sans inconvénient, constituer une propriété particulière. Un grand chemin, quoique entièrement négligé, ne devient pas pour cela absolument impraticable, comme le serait un canal. Par conséquent, les propriétaires des droits perçus sur une route pourraient négliger totalement les réparations, et cependant continuer de lever, à très-peu de chose près, les mêmes droits. Il est donc à propos que les droits destinés à l’entretien d’un ouvrage de ce genre soient mis sous la direction de commissaires ou de préposés.

On s’est plusieurs fois plaint avec beaucoup de justice, en Grande-Bretagne, des abus commis par les préposés à la régie de ce produit ; on a dit qu’à un grand nombre de barrières le produit était plus du double de ce qui est nécessaire pour entretenir parfaitement la route, tandis que l’ouvrage y était souvent fait de la manière la plus défectueuse, et quelquefois même ne s’y faisait pas du tout. Il faut observer que le système de réparer les grandes routes au moyen de ces sortes de droits n’est pas d’une pratique fort ancienne ; il ne faut donc pas nous étonner qu’il n’ait pas encore été porté à ce degré de perfection dont il pourrait être susceptible. Si les emplois de cette régie sont souvent confiés à des gens mal choisis et peu dignes de confiance, et si l’on n’a pas encore établi des bureaux d’inspection et de comptabilité pour contrôler leur conduite et pour réduire le droit à ce qu’exige précisément le travail dont ils sont chargés, il faut attribuer ces défauts à la nouveauté de l’institution, qui doit aussi leur servir d’excuse, et il faut espérer que la sagesse du parlement y remédiera en grande partie avec le temps.

On suppose que l’argent perçu aux différentes barrières, dans la Grande-Bretagne, excède tellement ce qu’exige la réparation des routes, que les épargnes à faire sur ce revenu, en y apportant l’économie convenable, ont été regardées, même des ministres, comme une très-grande ressource, dont on pourrait tirer parti, dans un temps ou dans l’autre, pour les besoins de l’État. On a dit que le gouvernement, en se chargeant lui-même de la régie des barrières et en faisant travailler les soldats moyennant un très-léger surcroît de paie dont ils seraient fort satisfaits, pourrait tenir les routes en bon état, à beaucoup moins de frais, que ne peuvent le faire les préposés, ceux-ci n’ayant pas d’autres ouvriers à employer que des gens qui tirent de leurs salaires toute leur subsistance. On a prétendu qu’à ce moyen, sans mettre aucune nouvelle charge sur le peuple, on gagnerait un revenu de peut-être un demi-million[14], en sorte que les barrières se trouveraient contribuer à la dépense générale de l’État, de la même manière que le fait maintenant la poste aux lettres.

Je ne doute pas qu’on puisse gagner par ce moyen un revenu considérable, quoique vraisemblablement pas à beaucoup près autant que l’ont supposé les auteurs de ce projet ; toutefois, ce plan en lui-même est susceptible de plusieurs objections très-importantes.

Premièrement, si les droits qui se perçoivent aux barrières pouvaient jamais être regardés comme une des ressources propres à fournir aux besoins de l’État, certainement ils viendraient à être augmentés à mesure que ces besoins seraient supposés l’exiger. Ainsi, d’après la politique adoptée en Angleterre, ils seraient vraisemblablement augmentés avec promptitude ; la facilité avec laquelle on pourrait en retirer un grand revenu encouragerait probablement l’administration à user très-fréquemment de cette ressource. S’il est peut-être plus que douteux qu’avec toute l’économie imaginable on puisse venir à bout d’épargner un demi-million sur ces droits, tels qu’ils sont, au moins ne pourrait-on guère douter que, s’ils étaient doublés, on pourrait fort bien épargner un million sur ce produit, et peut-être deux si les droits étaient triplés[15]. De plus, ce grand revenu pourrait être levé sans qu’il fût besoin de commettre un seul employé de plus pour la perception. Mais les droits de barrières étant, dans ce but, continuellement augmentés, au lieu de faciliter le commerce intérieur du pays, comme à présent, ils deviendraient bientôt pour lui une charge très-onéreuse. La dépense de transporter d’un endroit du royaume à l’autre des marchandises pesantes, serait bientôt tellement augmentée, par conséquent le marché pour toutes les marchandises de ce genre se resserrerait tellement, que leur production en serait en grande partie dé­cou­ragée et que les branches les plus importantes de l’industrie nationale se trouve­raient totalement anéanties.

En second lieu, une taxe sur les voitures, proportionnée à leur poids, quoiqu’elle soit un impôt très-légal quand son produit n’est appliqué à aucun autre objet qu’à la réparation des routes, devient un impôt très-illégal dès qu’on en applique le produit à une autre destination ou aux besoins généraux de l’État. Quand ce produit s’applique uniquement à la réparation de la route, chaque voiture est censée payer précisément pour le déchet que son passage occasionne. Mais quand il est employé à tout autre objet, chaque voiture est censée payer pour plus que ce déchet, et contribue à pour­voir à quelques autres besoins de l’État. Or, comme le droit de barrières fait hausser le prix des marchandises en raison de leur valeur, il est principalement payé par le con­som­mateur de denrées grossières et volumineuses, et non par ceux qui consomment des marchandises légères et précieuses. Ainsi, quel que fût le besoin de l’État auquel cette taxe serait destinée, c’est aux dépens du pauvre principalement, et non à ceux du riche qu’on pourvoirait à ce besoin ; c’est aux dépens de ceux qui sont le moins en état d’y contribuer, et non de ceux qui sont en état de le faire.

Troisièmement, si le gouvernement venait une fois à négliger la réparation des grandes routes, il serait bien plus difficile qu’il ne l’est à présent de contraindre les percepteurs du droit de barrières à en appliquer quelque chose à sa vraie destination. Ainsi, on pourrait lever sur le peuple un très-gros revenu sans qu’il y en eût la moin­dre partie appliquée au seul objet auquel doive jamais l’être un revenu levé de cette manière. Si la pauvreté et la basse condition des préposés à l’entretien des routes em­pê­chent aujourd’hui qu’on ne puisse aisément leur faire réparer les fautes de leur administration, dans le cas que l’on suppose ici, leur richesse et leur importance rendraient la chose dix fois plus difficile.

En France, les fonds destinés à l’entretien des grandes routes sont sous la direction immédiate du pouvoir exécutif. Ces fonds consistent en partie dans un certain nombre de journées de travail que les gens de la campagne, comme en beaucoup d’autres endroits de l’Europe, sont forcés d’employer à la réparation des chemins, et en partie dans une certaine portion du revenu général de l’État, que le roi juge à propos de retrancher de ses autres dépenses.

Par l’ancienne loi de la France, aussi bien que de la plupart des autres endroits de l’Europe, ces journées de travail ou corvées étaient sous la direction d’un magistrat local ou provincial qui ne dépendait pas immédiatement du conseil du roi. Mais dans l’usage actuel, les corvées ainsi que tout autre fonds que le roi juge à propos d’assigner pour la réparation des grands chemins dans une province ou généralité particulière, sont entièrement sous la direction de l’intendant, officier qui est nommé et révoqué par le conseil du roi, qui en reçoit les ordres, et qui correspond continuellement avec lui. Dans les progrès du despotisme, l’autorité du pouvoir exécutif absorbe successivement celle de tout autre pouvoir de l’État, et s’empare de l’administration de toutes les branches de revenu destinées à quelque objet public. Néanmoins, en France les grandes routes de poste, celles qui font la communication d’entre les grandes villes du royaume, sont en général bien tenues, et dans quelques provinces elles sont même de beaucoup au-dessus de la plupart de nos routes à barrières. Mais ce que nous appelons chemins de traverse, c’est-à-dire la très-majeure partie des chemins du pays, sont totalement négligés, et dans beaucoup d’endroits sont absolument impraticables pour une forte voiture. En certains endroits il est même dangereux de voyager à cheval, et pour y passer avec quelque sûreté on ne peut guère se fier qu’à des mulets. Le ministre orgueilleux d’une cour fastueuse se plaira souvent à faire exécuter un ouvrage d’éclat et de magnificence, tel qu’une grande route qui est à tout moment sous les yeux de cette haute noblesse dont les éloges flattent sa vanité et contribuent de plus à soutenir son crédit à la cour. Mais ordonner beaucoup de ces petits travaux qui ne peuvent rien produire de très-apparent ni attirer les regards du voyageur ; de ces travaux, en un mot, qui n’ont rien de recommandable que leur extrême utilité, c’est une chose qui semble, à tous égards, trop mesquine et trop misérable pour fixer la pensée d’un magistrat de cette importance. Aussi, sous une pareille administration, les travaux de ce genre sont-ils presque toujours totalement négligés.

En Chine et dans plusieurs autres gouvernements de l’Asie, le pouvoir exécutif se charge de la réparation des grandes routes et même de l’entretien des canaux navigables. Ces objets, dit-on, sont constamment recommandés au gouverneur de chaque province dans les instructions qu’on lui donne, et l’attention qu’il montre avoir donnée à cette partie de ses instructions détermine beaucoup le jugement que la cour porte de sa conduite. Aussi ajoute-t-on que cette branche d’administration est tenue dans tous ces pays avec le plus grand soin, et particulièrement à la Chine, ou, a ce que l’on prétend, les grandes routes, encore plus les canaux navigables, sont fort au-dessus de tout ce qu’on connaît dans ce genre en Europe. Toutefois, ce qui nous a été rapporté sur ces sortes de travaux a été décrit, en général, par de pauvres voyageurs qui semblent s’être laissé étonner de tout, et souvent par des missionnaires stupides et menteurs. Peut-être que si ces travaux eussent été examinés par des yeux plus intelligents, ou que les rapports nous en eussent été faits par des témoins plus fidèles, ils ne nous paraîtraient plus aussi surprenants. Le compte que nous rend Bernier de quelques ouvrages de ce genre dans l’Indostan, se trouve extrêmement au-dessous de ce qui en avait été rapporté par d’autres voyageurs plus amateurs du merveilleux que lui. Il pourrait bien aussi en être dans ce pays-là comme en France, où les grandes routes, les grandes communications qui sont dans le cas de faire des sujets de conversation à la cour ou dans la capitale, sont tenues avec soin, et tout le reste négligé. D’ailleurs, à la Chine, dans l’Indostan et dans plusieurs autres gouvernements de l’Asie, le revenu du souverain provient presque en entier d’une taxe ou revenu foncier qui monte ou qui baisse à mesure que monte ou baisse le produit annuel des terres. Par conséquent, dans ces pays-là, le grand intérêt du souverain, son revenu, est nécessairement et immédiatement lié à l’état de la culture des terres, à la quantité et valeur de leur produit. Or, pour rendre à la fois ce produit aussi fort et d’un aussi grand prix que possible, il est nécessaire de lui procurer un marché aussi étendu que possible et, par conséquent, d’établir entre toutes les différentes parties du pays la communication la plus libre, la plus facile et la moins coûteuse ; ce qui ne peut se faire que par le moyen des meilleures routes et des meilleurs canaux navigables. Mais, dans aucun endroit de l’Europe, le revenu du souverain ne procède principalement d’un impôt territorial et revenu foncier. Peut-être bien que, dans tous les grands royaumes de l’Europe, la plus grande partie de ce revenu dépend en dernier résultat du produit de la terre ; mais ce n’est pas d’une manière aussi évidente ni aussi immédiate qu’il en dépend. Ainsi, en Europe, le souverain ne se sent pas aussi directement intéressé à concourir à l’accroissement, tant en quantité qu’en valeur, du produit de la terre, ou bien à procurer à ce produit le marché le plus étendu, en entretenant de bonnes routes et de bons canaux.

Par conséquent, quand même il serait vrai, ce que je regarde comme fort douteux, que, dans quelques endroits de l’Asie, ce département de la police publique fût tenu par le pouvoir exécutif de manière à ne rien laisser à désirer, il n’y aurait pas néanmoins pour cela la moindre probabilité que, dans l’état actuel des choses, il pût être régi passablement bien par ce même pouvoir dans aucun endroit de l’Europe.

Cette espèce même de travaux publics qui sont de nature à ne pouvoir fournir aucun revenu par leur propre entretien, mais dont la commodité et l’avantage se bornent, presque en entier, à quelque lieu ou canton particulier, sera encore mieux entretenue par un revenu local ou provincial, sous la direction d’une administration locale ou provinciale, que par le revenu général de l’État, dont il faut nécessairement que la direction soit entre les mains du pouvoir exécutif. Si le pavé et l’illumination des rues de Londres étaient à la charge du Trésor public, y a-t-il quelque probabilité que ces rues fussent aussi bien pavées et aussi bien éclairées qu’elles le sont à présent, ou même à aussi peu de frais ? D’ailleurs, cette dépense, au lieu d’être défrayée par une taxe locale levée sur les habitants de chaque rue, paroisse ou quartier de Londres, serait, dans ce cas, défrayée par le revenu général de l’État, et supportée par tous les habitants du royaume, qui contribuent à former ce revenu, quoique la plus grande partie de ces habitants ne retire aucune espèce d’avantage de ce que les rues de Londres sont pavées et éclairées.

Quelque énorme que puissent paraître parfois les abus qui se glissent dans l’administration particulière d’un revenu local et provincial, dans la réalité, cependant, ce ne sont que des bagatelles en comparaison de ceux qui ont ordinairement lieu dans l’administration du revenu d’un grand empire et dans la manière de dépenser ce revenu. D’ailleurs, ils sont bien plus faciles à réformer. Sous la direction locale des juges de paix en Angleterre, les six journées de travail que les gens de la campagne sont obligés de donner à la réparation des grands chemins ne sont peut-être pas toujours employées de la manière la plus judicieuse, mais il ne se trouve presque jamais qu’elles soient exigées avec des formes dures ou oppressives. En France, sous l’administration des intendants, l’emploi n’en est pas toujours fait avec plus de discernement, mais la manière dont on les exige est souvent très-inhumaine et très-despotique. Les corvées, qui sont le nom qu’on donne à cette contribution, sont devenues, entre les mains de ces officiers, un des principaux instruments de leur tyrannie pour châtier la paroisse ou la communauté qui aura eu le malheur d’encourir leur disgrâce[16].


II. Des travaux et établissements publics qui sont nécessaires pour faciliter quelque branche particulière du commerce


L’objet des travaux et établissements publics dont on vient de parler, est de faciliter le commerce en général. Mais, pour faciliter quelques branches particulières, il faut des établissements qui exigent encore une dépense spéciale et extraordinaire.

Des branches particulières de commerce, qui se font avec des peuples barbares et non civilisés, exigent une protection extraordinaire. Un simple magasin ou comptoir ne suffirait pas pour la sûreté des marchandises de ceux qui trafiquent avec les côtes occidentales de l’Afrique. Il est indispensable que l’endroit où ces marchandises sont déposées soit en quelque sorte fortifié, pour les défendre contre les naturels du pays. Les désordres survenus dans le gouvernement de l’Indostan ont fait croire qu’une pareille précaution était nécessaire même chez ce peuple si doux et si soumis, et ce fut sous le prétexte de mettre les personnes et les propriétés à l’abri de la violence, que les compagnies des Indes, tant d’Angleterre que de France, ont obtenu la permission d’élever les premiers forts qu’elles ont occupés dans ce pays. Chez d’autres nations dont le gouvernement énergique ne souffrirait pas que des étrangers possédassent sur son territoire quelque lieu fortifié ; il peut être nécessaire d’entretenir un ambassadeur, un ministre ou un consul qui décide, d’après nos lois et nos usages, les différends survenus entre nos compatriotes, et qui, dans leurs contestations avec les naturels du pays, puisse, à la faveur de son caractère public, s’interposer avec plus d’autorité et leur prêter une protection plus puissante qu’ils ne pourraient l’attendre d’un simple particulier. Souvent les intérêts du commerce ont exigé qu’on entretînt des ministres dans des contrées étrangères, où des motifs de guerre ou d’alliance n’en auraient pas demandé. Le commerce de la compagnie de Turquie fut la première cause qui donna lieu à avoir un ambassadeur à Constantinople. Les premières ambas­sades de l’Angleterre en Russie n’eurent d’autre objet que des intérêts commerciaux. C’est probablement la communication constante que ces intérêts ont occasionnée entre les sujets des différents États de l’Europe, qui a introduit la coutume d’entre­tenir, dans tous les pays voisins, des ambassadeurs ou ministres qui y résident cons­tam­ment, même en temps de paix. Cette coutume, inconnue dans les anciens temps, ne parait pas remonter au-delà de la fin du quinzième siècle ou du commencement du seizième, c’est-à-dire de l’époque à laquelle le commerce commença à s’étendre à la plus grande partie des nations de l’Europe, et à laquelle elles commencèrent à s’occuper de ses intérêts.

Il paraîtrait assez raisonnable que la dépense extraordinaire à laquelle peut donner lieu la protection d’une branche particulière de commerce fût défrayée par un impôt modéré sur cette même branche ; par exemple, par un droit modique une fois payé par le commerçant la première fois qu’il entre dans ce genre de commerce, ou, ce qui est plus égal, par un droit particulier de tant pour cent sur les marchandises qu’il importe dans les pays avec lesquels se fait cette branche de commerce, ou sur celles qu’il en exporte. On dit que le premier établissement des droits de douane a eu pour cause la protection du commerce en général contre les pirates et les corsaires qui infestaient les mers. Mais, s’il a semblé raisonnable d’établir un impôt général sur le commerce pour subvenir à ce qu’exige la protection du commerce en général, il devrait paraître tout aussi raisonnable d’établir un impôt particulier sur une branche particulière de commerce, afin de défrayer la dépense extraordinaire qu’exige la protection de cette branche.

La protection du commerce en général a toujours été regardée comme essentiel­lement bée à la défense de la chose publique et, sous ce rapport, comme une partie nécessaire des devoirs du pouvoir exécutif. En conséquence, la perception et l’emploi des droits généraux de douanes ont toujours été laissés à ce pouvoir. Or, la protection d’une branche particulière de commerce est une partie de la protection générale du commerce et, par conséquent, une partie des fonctions de ce même pouvoir ; et si les nations agissaient toujours d’une manière logique, les droits particuliers perçus pour pourvoir à une protection particulière de ce genre auraient toujours été laissés pareillement à sa disposition. Mais, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les nations n’ont pas toujours agi conséquemment et, dans la plus grande partie des États commerçants de l’Europe, des compagnies particulières de marchands ont eu l’adresse de persuader à la législature qu’elle devait confier à leurs soins cette partie des devoirs du souverain, ainsi que tous les pouvoirs qui y sont nécessairement attachés.

Quoique peut-être ces compagnies, en faisant à leurs propres dépens une expérience que l’État n’eût pas jugé prudent de faire lui-même, aient pu servir à introduire certaines branches nouvelles de commerce, à la longue, néanmoins, elles sont devenues partout ou nuisibles, ou inutiles au commerce, et elles ont fini par lui donner une fausse direction ou par le restreindre.

Si ces compagnies ne commercent pas à l’aide d’un fonds social, mais qu’elles soient tenues d’admettre toute personne ayant les qualités requises, en payant un droit d’entrée déterminé, et à la charge de se soumettre aux règlements de la compagnie (chaque membre commerçant sur ses propres fonds et à ses risques), on les appelle compagnies privilégiées. Quand elles commercent à l’aide d’un fonds social, chaque membre prenant sa part des profits ou des pertes communes, en proportions de sa mise, on les nomme compagnies par actions. Ces compagnies, soit privilégiées[17], soit par actions, ont quelquefois des privilèges exclusifs, et quelquefois elles n’en ont point.

Les compagnies privilégiées ressemblent, sous tous les rapports, aux corporations de métiers si communes dans les villes des divers pays de l’Europe, et ce sont des espèces de monopoles étendus à un grand nombre de personnes, telles que sont les corporations. De même qu’aucun habitant d’une ville ne peut exercer un métier incorporé sans obtenir d’abord sa maîtrise dans la corporation ; de même, la plupart du temps, aucun sujet de l’État ne peut légalement exercer une branche de commerce étranger pour laquelle on a établi une compagnie privilégiée, sans devenir d’abord membre de cette compagnie. Le monopole est plus ou moins resserré, selon que les conditions pour l’admission sont plus ou moins difficiles à remplir, et selon que les directeurs de la compagnie ont plus ou moins d’autorité, ou qu’ils ont plus ou moins la faculté d’arranger les choses de manière à ce que la plus grande partie de ce commerce soit réservée pour eux et leurs amis particuliers. Dans les plus anciennes compagnies privilégiées, les privilèges d’apprentissage ont été les mêmes que dans les autres corporations, et ils autorisaient celui qui avait servi son temps sous un membre de la compagnie à en devenir membre lui-même sans payer aucun droit d’entrée, ou en en payant un beaucoup moindre que celui que l’on exigeait des autres. L’esprit ordinaire de corporation domine dans toutes les compagnies privilégiées, partout où la loi ne lui prescrit pas de bornes. Quand on a laissé agir ces compagnies d’après leur pente naturelle, elles ont toujours cherché à assujettir le commerce à une foule de règlements onéreux, afin de restreindre la concurrence au plus petit nombre possible de personnes. Quand la loi les a empêchées d’agir de cette manière, elles sont devenues tout à fait inutiles et parfaitement nulles.

Les compagnies privilégiées pour le commerce étranger qui subsistent actuellement dans la Grande-Bretagne sont : l’ancienne compagnie des commerçants à l’aventure, appelée communément aujourd’hui compagnie de Hambourg, la compagnie de Russie, la compagnie des Terres orientales, la compagnie de Turquie, et la compagnie d’Afrique.

Les conditions pour l’admission dans la compagnie de Hambourg sont aujourd’hui, dit-on, extrêmement faciles, et les directeurs de cette compagnie ou n’ont pas le pouvoir d’assujettir ce commerce à quelques gênes ou règlements onéreux, ou au moins depuis longtemps ne l’exercent point. Il n’en a pas toujours été de même. Vers le milieu du dernier siècle, le droit d’entrée était de 50 liv., il a été une fois de 100 liv. ; on assure que la conduite de la compagnie était extrêmement oppressive. En 1643, 1645 et 1661, les drapiers et les corps des marchands de l’ouest de l’Angleterre se plaignirent au parlement de ceux qui composaient cette compagnie, comme de monopoleurs qui gênaient le commerce et opprimaient les manufactures du pays. Quoique ces plaintes n’aient donné lieu à aucun acte du parlement, elles ont néanmoins probablement intimidé assez la compagnie pour l’obliger à réformer sa conduite. Au moins, depuis ce temps, n’y eut-il plus de plaintes contre elle.

Par le statut des dixième et onzième années de Guillaume III, ch. vi, le droit d’entrée pour l’admission dans la compagnie de Russie fut réduit à 5 liv., et par celui de la vingt-cinquième de Charles II, chap. viii, le droit d’entrée pour l’admission dans la compagnie des Terres orientales[18], à 40 sch., tandis qu’au même temps on excepta de leur charte exclusive la Suède, le Danemark et la Norvège, tous les pays au nord de la mer Baltique. C’est vraisemblablement la conduite de ces compagnies qui a donné lieu à ces deux actes du parlement. Avant cette époque, sir Josias Child avait représenté ces deux compagnies et celle de Hambourg comme extrêmement oppressives, et il avait imputé à leur mauvaise administration le misérable état du commerce que nous faisions alors avec les pays compris dans leurs chartes respectives. Mais, si ces sortes de compagnies ne sont pas actuellement très-gênantes pour le commerce, au moins lui sont-elles certainement tout à fait inutiles. Être purement inutiles est peut-être, à la vérité, le plus grand éloge qu’on puisse jamais faire avec justice d’une compagnie privilégiée, et ces trois compagnies paraissent, dans leur état actuel, mériter cet éloge.

Le droit d’entrée pour l’admission dans la compagnie de Turquie était anciennement de 25 liv. pour toutes personnes au-dessous de vingt-six ans, et de 50 liv. pour toutes celles au-dessus de cet âge. Personne autre que les commerçants proprement dits n’y pouvait être admis ; restriction qui excluait tous les marchands en boutique et en détail. Par un des statuts de la compagnie, aucun ouvrage de fabrique anglaise ne pouvait être exporté en Turquie que dans des vaisseaux appartenant en commun à la compagnie ; et comme ces vaisseaux faisaient toujours voile du port de Londres, cette restriction limita le commerce à ce port dispendieux, et ne le permit qu’aux commerçants qui demeuraient à Londres et dans le voisinage. Par un autre de ces statuts, tout particulier résidant dans la distance de vingt milles de Londres, et non reçu bourgeois[19] de la ville, ne pouvait être admis comme membre ; autre restriction qui, jointe à la précédente, excluait nécessairement tout ce qui n’était pas reçu bourgeois de Londres. Comme le temps pour le chargement et le départ de ces vaisseaux de la compagnie dépendait totalement des directeurs, il leur était aisé de les remplir de leurs propres marchandises et de celles de leurs amis particuliers, à l’exclusion des autres, qui étaient censés avoir fait leurs demandes trop tard. Ainsi, dans cet état de choses, cette compagnie était, sous tous les rapports, un monopole très-sévère et très-oppressif. Ces abus donnèrent lieu à l’acte de la vingt-sixième année de Georges II, chap. xviii, qui réduisait le droit d’entrée pour l’admission à 20 liv. pour toutes personnes, sans distinction d’âge, et sans privilège quelconque, ni en faveur des commerçants proprement dits, ni en faveur des bourgeois de Londres, et qui accorda à toutes personnes ainsi admises la liberté d’exporter, de tous les ports de la Grande-Bretagne à l’un des ports de la Turquie, toutes marchandises anglaises dont l’exportation était permise, ainsi que d’importer de là toutes les marchandises turques dont l’importation n’était pas prohibée, en payant tant les droits généraux de douanes, que les droits particuliers établis pour subvenir aux dépenses nécessaires de la compagnie, et en se soumettant en même temps à l’autorité légitime des ambassadeurs et consuls de la Grande-Bretagne résidant en Turquie, ainsi qu’aux statuts de la compagnie dûment arrêtés. Pour prévenir toute oppression dans la disposition de ces statuts, il fut ordonné par le même acte que, si sept membres de la compagnie se croyaient lésés par quelque statut porté depuis la date de cet acte, ils pourraient en appeler à la chambre de commerce et des colonies (à l’autorité de laquelle a maintenant succédé un comité de conseil privé), pourvu que l’appel fût porté dans les douze mois après que le statut aurait été arrêté ; et que, si sept membres se trouvaient lésés par quelque statut qui eût été arrêté avant la date de cet acte, ils pourraient interjeter un semblable appel, pourvu que ce fût dans les douze mois à partir de la date dudit acte. Cependant, l’expérience d’une année peut bien n’être pas toujours suffisante pour découvrir à tous les membres d’une grande compagnie les conséquences dangereuses d’un statut particulier ; et si plusieurs d’entre eux venaient à s’en apercevoir dans la suite, alors ni la chambre de commerce ni le comité du conseil ne pouvaient plus y rien réformer.

D’ailleurs, l’objet de la plus grande partie des statuts de toutes les compagnies privilégiées, aussi bien que de toutes les autres corporations, est bien moins d’opprimer ceux qui sont déjà membres, que de décourager les autres de le devenir ; ce qui peut se faire non-seulement par de gros droits d’entrée, mais encore par beaucoup d’autres moyens. Le but constant de ces compagnies est toujours d’élever le taux de leurs profits aussi haut qu’elles le peuvent ; de tenir le marché aussi dégarni qu’il leur est possible, tant pour les marchandises dont elles font l’exportation, que pour celles qu’elles importent ; ce qui ne peut se faire qu’en gênant la concurrence ou en décourageant de nouveaux concurrents de courir les hasards de ce commerce. D’ailleurs, un droit d’entrée, même de 20 livres seulement, s’il n’est peut-être pas assez fort pour décourager qui que ce soit d’entrer dans le commerce de Turquie, avec l’intention de continuer ce commerce, peut néanmoins l’être assez pour décourager un spéculateur de hasarder dans ce commerce une affaire particulière. Dans tout commerce quelconque, les marchands qui y ont fixé leur établissement, quand même ils ne seraient pas en corporation, se liguent naturellement pour faire monter leurs profits ; et il n’y a rien qui soit plus dans le cas de tenir en tout temps ces profits baissés à leur juste niveau, que la concurrence accidentelle de ces spéculateurs qui viennent par moments y tenter l’aventure. Quoique le commerce de Turquie paraisse avoir été à un certain point ouvert à tout le monde par cet acte du parlement, néanmoins beaucoup de gens le regardent encore comme bien loin d’être entièrement libre. La compagnie de Turquie contribue à entretenir un ambassadeur et deux ou trois consuls qui devraient, comme tous les autres ministres publics, être totalement entretenus aux frais de l’État, et tenir le commerce ouvert à tous les sujets de Sa Majesté. Les différentes taxes levées par la compagnie pour cet objet et pour d’autres arrangements de corporation pourraient fournir un revenu beaucoup plus que suffisant pour mettre l’État à même d’entretenir les ministres nécessaires.

Sir Josias Child a observé que, quoique les compagnies privilégiées eussent souvent entretenu des ministres publics, elles n’avaient néanmoins jamais entretenu de forts ou de garnisons dans les contrées où elles avaient commencé, tandis que les compagnies par actions l’ont souvent fait. En effet, les premiers paraissent être beaucoup moins propres que les autres pour faire faire ce genre de service. D’abord, les directeurs d’une compagnie privilégiée n’ont pas d’intérêt particulier à la prospérité du commerce de la compagnie en général, qui est l’objet pour lequel on entretient ces forts et ces garnisons. Le dépérissement de ce commerce général peut même souvent contribuer à l’avantage de leur commerce particulier, et il peut, en diminuant le nombre de leurs concurrents, les mettre à même d’acheter à meilleur marché et de vendre plus cher. Les directeurs d’une compagnie par actions, au contraire, n’ayant autre chose que leur part dans les profits qui se font avec le capital commun confié à leur administration, n’ont pas à eux de commerce particulier dont l’intérêt puisse être différent de celui du commerce général de la compagnie. Leur intérêt privé est lié à la prospérité de ce commerce général, et il est lié à l’entretien des forts et des garnisons destinés à les protéger. Par conséquent, ils sont plus dans le cas d’avoir cette attention soigneuse et continuelle qu’exige nécessairement cet entretien. En second lieu, les directeurs d’une compagnie par actions ont toujours le maniement d’un gros capital, celui qui compose le fonds de la société, duquel ils peuvent souvent employer une partie d’une manière convenable, à bâtir, à réparer et à entretenir ces forts et garnisons nécessaires. Mais les directeurs d’une compagnie privilégiée n’ayant le maniement d’aucun capital commun, n’ont pas d’autres fonds à employer à de telles dépenses que le revenu casuel provenant des droits d’entrée payés aux admissions, et des taxes de corporation établies sur le commerce de la compagnie. Ainsi, quand même ils auraient le même intérêt à veiller à l’entretien de forts et de garnisons semblables, ils ne pourraient guère avoir les mêmes moyens de rendre leur vigilance aussi efficace. L’entretien d’un ministre public n’exigeant presque aucune surveillance et n’occasionnant qu’une dépense bornée et médiocre, c’est une chose beaucoup plus convenable à la constitution et aux facultés des compagnies privilégiées.

Cependant, longtemps après sir Josias Child, en 1750, on établit une compagnie privilégiée, la compagnie actuelle des marchands faisant le commerce d’Afrique, laquelle fut expressément chargée d’abord de l’entretien de tous les forts et garnisons de la Grande-Bretagne situés entre le cap Blanc et le cap de Bonne-Espérance, et ensuite de ceux seulement situés entre celui-ci et le cap Rouge. L’acte qui établit cette compagnie (de la vingt-troisième année de Georges II, chap. xxxi), paraît avoir en vue deux objets distincts : le premier, de restreindre d’une manière efficace cet esprit d’oppression et de monopole qui est naturel aux directeurs d’une compagnie privilégiée ; le second, de les obliger, autant que possible, à donner à l’entretien des forts et garnisons une attention qu’il ne leur est pas naturel d’y donner.

Pour remplir le premier de ces deux objets, le droit d’entrée pour l’admission est fixé à 40 sch. Il est défendu à la compagnie de commercer en corps ou sur une association de fonds ; d’emprunter de l’argent sous une obligation commune, ou d’établir aucune gêne sur le commerce, tout sujet de la Grande-Bretagne étant libre de faire ce commerce de toutes les places du royaume en payant le droit d’entrée. Le gouvernement de la compagnie est composé d’un comité de neuf personnes qui s’assemblent à Londres, annuellement élues, par les bourgeois de Londres, Bristol et Liverpool, membres de la compagnie, et choisies en nombre égal dans chacune de ces villes. Il fut statué qu’un membre de la compagnie ne pourrait être continué dans sa place plus de trois ans consécutifs ; qu’un membre du comité pourrait être destitué par la chambre du commerce et des colonies (aujourd’hui par un comité du conseil), après avoir été entendu dans sa défense. Il est défendu aux membres composant le comité des neuf d’exporter des nègres de l’Afrique et d’importer aucunes marchandises d’Afrique en Grande-Bretagne. Mais comme ils sont chargés d’entretenir des forts et garnisons, ils peuvent, pour cet objet, exporter de la Grande-Bretagne en Afrique des marchandises et munitions de différentes sortes. Sur les fonds qu’ils touchent de la compagnie, il leur est alloué une somme qui ne peut excéder 800 livres pour les salaires de leurs secrétaires et agents à Londres, Bristol et Liverpool, le loyer de leur bureau à Londres et tous les autres frais de régie, agence et commission en Angleterre. Toutes ces dépenses défrayées, ils peuvent partager entre eux, comme ils le jugent à propos, ce qui reste de cette somme, à titre d’indemnité de leurs peines. D’après la constitution de cette compagnie, on aurait pu s’attendre que l’esprit du monopole y aurait été réprimé d’une manière efficace, et que le premier des deux objets de la loi aurait été suffisamment rempli. Toutefois, il paraîtrait qu’il ne l’a pas été. Quoique, par l’acte de la quatrième année de Georges III, chap. xx, le fort de Sénégal, avec toutes dépendances, eût été cédé à la compagnie des marchands faisant le commerce d’Afrique, cependant l’année suivante (par l’acte de la cinquième année de Georges III, chap. xliv), non-seulement le Sénégal et ses dépendances, mais toute la côte, depuis le port de Salé, au midi de la Barbarie, jusqu’au cap Rouge, furent distraits de la juridiction de cette compagnie, remis entre les mains de la couronne, et le commerce de cette partie déclaré libre pour tous les sujets de Sa Majesté. La compagnie avait été soupçonnée de comprimer le commerce et de s’être attribué quelque monopole illégal. Il n’est cependant pas bien aisé de comprendre comment elle pouvait en venir à bout avec toutes les restrictions portées par l’acte de la vingt-troisième de Georges II. Toutefois, je remarque dans les débats imprimés de la Chambre des communes, qui ne sont pas toujours les registres les plus authentiques de la vérité, que ces accusations ont été portées contre la compagnie. Les membres du comité des neuf étant tous commerçants, et les gouverneurs et facteurs des différents forts et établissements de la compagnie étant sous leur dépendance, il n’est pas hors de vraisemblance que ceux-ci aient donné une attention plus particulière aux commissions et expéditions de marchandises venant de la part des premiers ; ce qui aurait établi un véritable monopole.

Pour remplir le second objet de la loi, l’entretien des forts et garnisons, il leur a été accordé par le parlement une somme annuelle, montant communément à environ 13,000 liv. Pour justifier de l’emploi de cette somme, le comité est obligé de compter annuellement devant le baron cursitor de l’échiquier[20], et le compte est ensuite mis sous les yeux du parlement. Mais le parlement, qui donne si peu d’attention à l’emploi de millions, n’en donne vraisemblablement pas beaucoup à l’emploi d’une somme de 13,000 liv. par année, et le baron cursitor de l’Échiquier, par sa profession et le genre de son éducation, n’est pas probablement très-profondément versé dans la connaissance des dépenses convenables pour des forts et garnisons. À la vérité, les capitaines des vaisseaux de Sa Majesté ou quelques autres officiers en commission, nommés par la chambre de l’amirauté, peuvent inspecter l’état des forts et garnisons, et faire le rapport de leurs observations à la chambre. Mais il ne paraît pas que cette chambre ait aucune juridiction directe sur le comité, ni qu’elle ait aucun pouvoir de punir ceux dont elle peut ainsi inspecter la conduite ; et d’ailleurs, les capitaines des vaisseaux de Sa Majesté ne sont pas censés toujours parfaitement instruits dans la science des fortifications. La destitution d’une place dont on ne peut pas jouir pour un plus long terme que trois années, et dont les émoluments légitimes, même pendant ce terme, sont si faibles, paraît être l’extrême punition à laquelle soit exposé un membre du comité, pour quelque faute que ce soit (excepté une malversation directe ou un détournement de deniers, soit deniers publics, soit ceux de la compagnie) ; et la crainte d’une semblable punition ne peut jamais être un motif d’un assez grand poids pour l’engager à apporter une vigilance soigneuse et continuelle à laquelle il n’a pas d’autre intérêt qui l’oblige. Le comité a été accusé d’avoir expédié d’Angleterre des briques et de la pierre pour la réparation du château de la Côte-du-Cap, sur la côte de Guinée, chose pour laquelle le parlement avait accordé plusieurs fois une somme extraordinaire. De plus, ces briques et ces pierres, qui avaient été ainsi envoyées de si loin, se trouvèrent, dit-on, de si mauvaise qualité, qu’il fut nécessaire de rebâtir, depuis les fondations, les murs qui avaient été réparés avec ces matériaux. Les forts et garnisons qui sont au nord du cap Rouge, non-seulement sont entretenus aux frais de l’État, mais encore sont sous le gouvernement immédiat du pouvoir exécutif ; et pourquoi ceux situés au sud de ce cap, et qui sont aussi, en partie au moins, entretenus aux dépens de l’État, seraient-ils sous un autre gouvernement ? C’est ce dont il n’est pas aisé d’imaginer une bonne raison. Le but primitif ou le prétexte des garnisons de Minorque et de Gibraltar, ce fut la protection du commerce de la Méditerranée ; et cependant l’entretien et le gouvernement de ces garnisons ont toujours été commis, comme il est très-convenable, non pas à la compagnie de Turquie, mais au pouvoir exécutif. L’éclat et la dignité de ce pouvoir consistent, en grande partie, dans l’étendue de sa domination ; et il n’est guère vraisemblable qu’il manque d’attention dans tout ce qui est nécessaire pour défendre les domaines qui lui sont soumis. Aussi, les garnisons de Minorque et de Gibraltar n’ont-elles jamais été négligées. Si Minorque a été prise deux fois, et est probablement à présent perdue pour toujours, ce malheur même n’a jamais été imputé à aucune négligence du pouvoir exécutif. je ne voudrais pourtant pas qu’on pût croire que je prétends insinuer par là que l’une ou l’autre de ces deux garnisons si dispendieuses ait jamais été, même le moins du monde, nécessaire à l’objet pour lequel elles ont été originairement démembrées de la couronne d’Espagne. Ce démembrement n’a peut-être jamais eu d’autre véritable effet que d’aliéner de l’Angleterre le roi d’Espagne, son allié naturel, et de faire naître entre les deux branches principales de la maison de Bourbon une alliance plus étroite et plus permanente que celle qu’eussent jamais pu produire les liens du sang.

Les compagnies par actions établies ou par charte royale, ou par acte du parlement, différent, à beaucoup d’égards, non-seulement des compagnies privilégiées, mais même des sociétés particulières de commerce[21].

Premièrement, dans une société particulière, aucun associé ne peut, sans le consentement de la société, transporter sa part d’associé à une autre personne, ou introduire un nouveau membre dans la société. Cependant, chaque membre peut, après un avertissement convenable, se retirer de l’association et demander le payement de sa portion dans les fonds communs de la société. Dans une société par actions, au contraire, aucun membre ne peut demander à la compagnie le payement de sa part, mais chaque membre peut, sans le consentement de la compagnie, céder sa part d’associé à une autre personne, et par là introduire dans la compagnie un nouveau membre. La valeur d’une part ou action dans une société de ce genre est toujours le prix qu’on en trouvera sur la place, et ce prix peut être, sans nulle proportion, au-dessus ou au-dessous de la somme pour laquelle le propriétaire est crédité dans les fonds de la compagnie.

Secondement, dans une société particulière de commerce, chaque associé est obligé aux dettes de la société pour toute l’étendue de sa fortune. Dans une compagnie par actions, au contraire, chaque associé n’est obligé que jusqu’à concurrence de sa part d’associé.

Le commerce d’une compagnie par actions est toujours conduit par un corps de directeurs. À la vérité, ce corps est souvent sujet, sous beaucoup de rapports, au contrôle de l’assemblée générale des propriétaires. Mais la majeure partie de ces propriétaires ont rarement la prétention de rien entendre aux affaires de la compagnie, mais bien plutôt, quand l’esprit de faction ne vient pas à régner entre eux, tout ce qu’ils veulent c’est de ne se donner aucun souci là-dessus, et de toucher seulement l’année ou les six mois de dividende, tels que la direction juge à propos de les leur donner, et dont ils se tiennent toujours contents. L’avantage de se trouver absolument délivré de tout embarras et de tout risque au-delà d’une somme limitée, encourage beaucoup de gens (qui, sous aucun rapport, ne voudraient hasarder leur fortune dans une société particulière) à prendre part au jeu des compagnies par actions. Aussi, ces sortes de compagnies attirent à elles des fonds beaucoup plus considérables qu’aucune société particulière de commerce ne peut se flatter d’en réunir. Le capital de la compagnie de la mer du Sud se trouva monter une fois à plus de 33 millions 800 mille liv. Le capital, portant dividende, de la Banque d’Angleterre monte actuellement à 10 millions 780 mille liv. Néanmoins, les directeurs de ces sortes de compagnies étant les régisseurs de l’argent d’autrui plutôt que de leur propre argent, on ne peut guère s’attendre à ce qu’ils y apportent cette vigilance exacte et soucieuse que les associés d’une société apportent souvent dans le maniement de leurs fonds. Tels que les intendants d’un riche particulier, ils sont portés à croire que l’attention sur les petites choses ne conviendrait pas à l’honneur de leurs maîtres, et ils se dispensent très-aisément de l’avoir. Ainsi, la négligence et la profusion doivent toujours dominer plus ou moins dans l’administration des affaires de la compagnie. C’est pour cette raison que les compagnies par actions pour le commerce étranger ont rarement été en état de soutenir la concurrence contre les particuliers qui se sont aventurés dans le même commerce. Aussi, ont-elles très-rarement réussi sans l’aide d’un privilège exclusif, et souvent encore elles n’ont pas réussi même avec cette aide. Sans privilège exclusif, elles ont ordinairement mal dirigé le commerce dont elles se sont mêlées ; avec le privilège exclusif, elles l’ont mal dirigé et l’ont comprimé tout à la fois.

La compagnie royale d’Afrique, qui a précédé la compagnie actuelle d’Afrique, avait un privilège exclusif par charte ; mais, comme cette charte n’avait pas été confir­mée par acte du parlement, le commerce fut bientôt, après la Révolution, en consé­quence de la déclaration des droits, laissé ouvert à tous les sujets de Sa Majesté. La compagnie de la baie d’Hudson, quant à ses droits légaux, est dans la même situa­tion que la compagnie royale d’Afrique. Sa charte exclusive n’a pas été confirmée par acte du parlement. La compagnie de la mer du Sud, tant qu’elle demeura compagnie com­mer­çante, eut un privilège exclusif confirmé par acte du parlement, comme l’a pareil­le­ment la compagnie actuelle des marchands faisant le commerce aux Indes Orientales.

La compagnie royale d’Afrique s’aperçut bientôt qu’elle ne pouvait soutenir la con­­currence contre les particuliers qui se livraient à son genre de commerce, et dont pendant quelque temps, malgré la déclaration des droits, elle traita le commerce de commerce interlope et le persécuta même comme tel. Néanmoins, en 1698, ces commerçants particuliers furent assujettis à un droit de 10 pour 100 sur presque toutes les différentes branches de leur commerce, pour servir à l’entretien des forts et garnisons de la compagnie. Mais, malgré cette forte taxe, la compagnie fut toujours hors d’état de soutenir la concurrence. Son capital et son crédit vinrent à dépérir successivement. En 1712, ses dettes étaient devenues si considérables, qu’on pensa qu’un acte du parlement était nécessaire, autant pour sa sûreté que pour celle de ses créanciers. Il fut statué qu’une délibération, consentie par les deux tiers de ses créanciers en nombre et en valeur, serait obligatoire contre le reste, tant à l’égard des délais qu’on pourrait accorder à la compagnie pour le payement de ses dettes, qu’à l’égard de tout autre accord qu’on pourrait trouver convenable de faire avec elle au sujet de ces dettes. En 1730, ses affaires étaient en un si grand désordre, qu’elle se trouva absolument hors d’état d’entretenir ses forts et garnisons, le seul objet ou prétexte de son institution. Depuis cette année jusqu’à sa dissolution finale, le parlement jugea indispensable de lui accorder pour cet objet une somme annuelle de 10,000 liv. et, en 1732, après avoir fait avec perte, pendant plusieurs années, le commerce de transporter des nègres aux Indes Occidentales, la compagnie prit à la fin le parti de l’abandonner tout à fait ; se contentant de vendre aux commerçants particuliers qui faisaient le commerce avec l’Amérique les nègres qu’elle achetait sur la côte, et d’employer ses agents à commercer avec l’intérieur de l’Afrique pour en avoir de la poudre d’or, des dents d’éléphant, des drogues pour la teinture, etc. Mais ses succès dans ce commerce borné ne furent pas plus grands que dans son premier commerce plus étendu. Ses affaires continuèrent toujours à aller par degrés de mal en pis, jusqu’à ce qu’enfin devenue, sous tous les rapports, une compagnie banqueroutière, elle fut dissoute par acte du parlement, et ses forts et garnisons remis entre les mains de la compagnie privilégiée qui existe aujourd’hui sous le nom de compagnie des marchands faisant le commerce d’Afrique. Avant que la compagnie royale d’Afrique fût érigée, il y avait eu successivement trois autres compagnies par actions établies l’une après l’autre pour le commerce d’Afrique. Elles furent toutes également malheureuses. Cependant, elles eurent toutes des chartes exclusives, qui ne furent pas, à la vérité, confirmées par acte du parlement, mais qui n’en étaient pas moins dans ce temps-là réputées transmettre un véritable privilège exclusif.

La compagnie de la baie d’Hudson, avant les malheurs qu’elle éprouva dans la dernière guerre, avait eu beaucoup plus de succès que la compagnie royale d’Afrique. Ses dépenses nécessaires sont beaucoup moindres. La totalité des personnes qu’elle entretient, dans les différents établissements qu’elle a décorés du nom de forts, n’excède pas, dit-on, cent vingt personnes, ce nombre est néanmoins tout ce qu’il faut pour préparer d’avance les fourrures et autres marchandises formant la cargaison de ses vaisseaux, qui, à cause des glaces, ne peuvent guère rester dans ces mers plus de six ou huit semaines. Des armateurs particuliers qui se livreraient à ce commerce ne pourraient pas, avant plusieurs années, se procurer l’avantage d’avoir ainsi leurs cargaisons préparées d’avance, et sans cela il ne paraît pas qu’il y ait possibilité de commercer à la baie d’Hudson ; d’ailleurs, le modique capital de la compagnie, qui, à ce qu’on dit, ne va pas au-delà de 110 mille livres, peut suffire pour la mettre à portée d’accaparer la totalité ou la presque totalité du commerce et du produit superflu du misérable pays (tout étendu qu’il soit) qui est compris dans sa charte ; aussi, aucun particulier n’a-t-il jamais essayé de commercer dans ce pays en concurrence avec elle. Par conséquent, si cette compagnie n’a pas, aux yeux de la loi, de droit à un commerce exclusif, elle en a toujours joui par le fait. Par-dessus tout cela encore, on dit que le modique capital de cette compagnie est partagé entre un très-petit nombre de propriétaires. Or, une compagnie par actions composée d’un petit nombre d’actionnaires, avec un capital modique, approche de très-près de la nature d’une société particulière de commerce, et peut être susceptible, à fort peu de chose près, du même degré de vigilance et d’attention. Il ne faut donc pas s’étonner si, en conséquence de ces différents avantages, la compagnie de la baie d’Hudson a pu, avant la dernière guerre, faire son commerce avec un degré de succès un peu considérable. Il ne paraît pourtant pas vraisemblable que ses profits aient jamais approché de ce que s’est figuré M. Dobbs. Un écrivain beaucoup plus judicieux et plus circonspect, M. Anderson, auteur du Traité historique et chronologique du commerce, observe avec beaucoup de justesse, qu’en examinant les comptes donnés par M. Dobbs lui-même, pendant plusieurs années de suite, des exportations et importations de la compagnie, et en mettant en ligne de compte les sommes convenables pour les risques et les frais extraordinaires, il ne paraît pas que les profits de la compagnie soient dans le cas d’être enviés, ou qu’ils excèdent de beaucoup les profits ordinaires du commerce, en supposant même qu’ils les excèdent.

La compagnie de la mer du Sud n’a jamais eu ni forts ni garnisons à entretenir et, par conséquent, elle a toujours été exempte d’une grande dépense à laquelle sont sujettes les autres compagnies par actions pour le commerce étranger ; mais elle avait un immense capital divisé entre un nombre immense de propriétaires. On devait donc naturellement s’attendre à ce que l’imprévoyance, la négligence et la prodigalité régneraient dans toute l’administration de ses affaires. On ne connaît que trop l’extravagance et les manœuvres frauduleuses de ses projets d’agiotage, et ce serait une explication étrangère au sujet présent ; ses projets mercantiles n’ont pas été beaucoup mieux conduits. Le premier commerce qu’elle entreprit, ce fut celui de fournir de nègres les Indes Occidentales espagnoles ; elle avait le privilège exclusif de ce commerce, par suite de ce qu’on appela le contrat d’Asiento, à elle cédé par le traité d’Utrecht ; mais, comme il n’y avait pas lieu de s’attendre à ce qu’elle pût faire de grands profits à ce commerce, les compagnies française et portugaise, qui en avaient joui avant elle aux mêmes conditions, s’y étant ruinées l’une et l’autre, on lui permit, par forme de compensation, d’envoyer annuellement un vaisseau d’une charge déterminée, pour commercer directement avec les Indes Occidentales espagnoles. De dix voyages qu’on permit de faire à ce vaisseau annuel[22], on dit qu’un seul, celui de la Royale Caroline, en 1731, lui a rapporté un bénéfice considérable, et qu’elle a été plus ou moins en perte dans presque tous les autres. Les facteurs et agents de la compagnie imputèrent ce mauvais succès aux extorsions et aux vexations du gouvernement d’Espagne ; mais c’était peut-être principalement à la prodigalité et aux déprédations de ces facteurs et agents eux-mêmes qu’il fallait l’attribuer ; on dit que quelques-uns d’eux ont fait de grandes fortunes, même dans l’espace d’une année. En 1734, la compagnie présenta au roi une pétition pour obtenir la permission de disposer du commerce et du tonnage de son vaisseau annuel, à cause du peu de profits qu’elle y faisait, et d’accepter en équivalent ce qu’elle pourrait obtenir du roi d’Espagne.

En 1724, cette compagnie avait entrepris la pêche de la baleine ; à la vérité, elle n’avait sur cet article aucun monopole ; mais tant qu’elle continua cette entreprise, il ne paraît pas qu’aucun autre sujet de la Grande-Bretagne se soit livré à ce genre de commerce. De huit voyages que ces vaisseaux firent au Groënland, un seul lui rapporta du bénéfice ; elle fut en perte dans les autres. Après son huitième et dernier voyage, quand elle eut vendu ses vaisseaux, agrès, munitions et ustensiles, elle trouva que la totalité de ses pertes dans cette branche, capital et intérêts compris, se montait au-delà de 237 mille livres.

En 1722, la compagnie présenta au parlement une pétition pour obtenir la permission de partager en deux portions égales son énorme capital de plus de 33 millions 800 mille livres, dont la totalité avait été prêtée au gouvernement, desquelles portions l’une, faisant moitié de ce capital ou plus de 16 millions 900 mille livres, serait mise sur le même pied que les autres annuités du gouvernement, et ne serait plus assujettie aux dettes ni aux pertes que les directeurs de la compagnie pourraient faire dans la poursuite de leurs projets de commerce, et l’autre moitié resterait, comme auparavant, fonds de commerce, et assujettie à ces dettes et à ces pertes. La pétition était trop raisonnable pour n’être pas accueillie. En 1733, elle demanda au parlement, par une autre pétition, que les trois quarts de ses fonds de commerce fussent convertis en capital d’annuités, et qu’un quart seulement restât en fonds de commerce, c’est-à-dire exposé aux risques de la mauvaise administration de ses directeurs. Dans cet espace de temps, son capital d’annuités et son capital de commerce avaient été l’un et l’autre réduits de plus de 2 millions chacun, par plusieurs remboursements faits par le gouvernement ; de sorte que ce quart ne montait plus qu’à 3,662,784 liv. 8 sch. 6 den. En 1748, toutes les répétitions de la compagnie contre le roi d’Espagne, résultant du contrat de l’Asiento, furent abandonnées par le traité d’Aix-la-Chapelle, pour ce qui fut réputé en équivalent[23] ; ceci mit fin à son commerce avec les Indes Occidentales espagnoles ; le reste de ses fonds de commerce fut converti en fonds d’annuités, et la compagnie cessa, sous tous les rapports, d’être une compagnie de commerce.

J’aurais dû observer que, dans le commerce que fit la compagnie de la mer du Sud par le moyen de son vaisseau annuel, le seul commerce sur lequel on se soit jamais attendu qu’elle ait pu faire quelque profit considérable, elle ne fut pas sans concurrents, soit dans le marché intérieur, soit dans le marché étranger. À Carthagène, à Porto-Bello, à la Vera-Cruz, elle avait contre elle la concurrence des marchands espagnols qui apportaient de Cadix à ces trois marchés des marchandises européennes de la même espèce que celles qui composaient la cargaison d’exportation de son vaisseau, et en Angleterre elle avait contre elle la concurrence des marchands anglais qui importaient de Cadix des marchandises des Indes Occidentales espagnoles, de même espèce que celles qui composaient sa cargaison d’importation. À la vérité, les marchandises tant des marchands anglais que des marchands espagnols étaient peut-être assujetties à des droits plus forts que celles de la compagnie ; mais probablement les pertes causées par la négligence, la profusion et les malversations des agents de la compagnie étaient une taxe beaucoup plus lourde que tous les droits possibles. Il paraît démontré par l’expérience la plus constante qu’une compagnie par actions ne saurait se soutenir avec succès dans aucune branche de commerce étranger, toutes les fois que les commerçants particuliers peuvent venir ouvertement et légalement en concurrence avec elle.

L’ancienne compagnie anglaise des Indes Orientales fut établie en 1600, par une charte de la reine Élisabeth. Dans les douze premiers voyages que ses vaisseaux firent aux Indes, il paraît qu’elle commerça comme compagnie privilégiée avec des capitaux séparés, quoique seulement dans les vaisseaux appartenant en commun à la compagnie. En 1612, elle s’organisa en société par actions. La charte était exclusive et, quoique non confirmée par acte du parlement, elle était dans ce temps-là réputée transmettre un privilège exclusif. Ainsi, pendant beaucoup d’années, elle ne fut pas très-contrariée par le commerce interlope. Son capital, qui n’alla jamais au-delà de 744000 liv., et dont l’action était de 50 liv., ne fut jamais assez exorbitant ni ses affaires assez étendues pour pouvoir fournir prétexte à beaucoup de négligence et de profusions, ou pour couvrir de grandes malversations. Malgré quelques pertes extraordinaires, causées en partie par la malveillance de la compagnie hollandaise des Indes Orientales, et en partie par d’autres accidents, elle fit le commerce avec beaucoup de succès pendant plusieurs années. Mais avec le temps, quand on vint à mieux entendre les principes de la liberté, on mit de plus en plus chaque jour en question jusqu’à quel point une charte royale, non confirmée par acte du parlement, pouvait donner un droit de privilège exclusif. Sur ce point, les décisions des cours de justice ne furent pas uniformes, mais elles varièrent avec l’autorité du gouvernement et l’esprit du temps. Le commerce interlope se multipliait au détriment de la compagnie, et vers la fin du règne de Charles Il, pendant tout celui de Jacques II et une partie de celui de Guillaume Ill, il réduisit la compagnie à une grande détresse. En 1689, le parlement reçut une soumission de faire au gouvernement une avance de 2 millions à 8 p. 100, sous condition que les souscripteurs seraient érigés en nouvelle compagnie des Indes Orientales, avec privilège exclusif. L’ancienne compagnie des Indes offrit 700,000 liv., presque le montant de son capital, à 4 p. 100, aux mêmes conditions. Mais telle était alors la situation du crédit public, qu’il convint mieux au gouvernement d’emprunter 2 millions à 8 p. 100, que 700,000 liv. à 4. On accepta la proposition des nouveaux souscripteurs, et une nouvelle compagnie des Indes Orientales fut établie en conséquence. L’ancienne compagnie eut pourtant le droit de continuer son commerce jusqu’en 1701. Elle avait en même temps eu l’habileté de souscrire, sous le nom de son trésorier, dans les fonds de la nouvelle, pour 315,000 liv. Par une négligence de rédaction dans l’acte du parlement qui investissait du commerce aux Indes les souscripteurs de ce prêt de 2 millions, il n’était pas clairement exprimé qu’ils seraient obligés de s’unir tous en société par actions. Quelques commerçants particuliers, dont les souscriptions montaient seulement à 7,200 livres, insistèrent sur le privilège de commercer séparément avec leurs propres fonds et à leurs risques. L’ancienne compagnie avait droit de commercer séparément sur ses anciens fonds jusqu’en 1701, et elle avait encore, tant avant qu’après ce terme, tout comme les autres commerçants particuliers, le droit de prétendre commercer séparément sur les 315,000 liv. de sa souscription dans les fonds de la nouvelle compagnie. La concurrence des deux compagnies entre elles et avec les commerçants particuliers les a, dit-on, presque ruinées toutes deux. Dans une autre occasion, en 1730, quand il fut proposé au parlement de mettre ce commerce sous la direction d’une compagnie privilégiée, et par là de le laisser en quelque sorte ouvert à tout le monde, la compagnie des Indes Orientales, en s’opposant à cette proposition, représenta, dans les termes les plus forts, quels avaient été jusqu’alors, suivant elle, les fâcheux effets de la concurrence ; cette concurrence, disait-elle, avait fait monter si haut le prix des marchandises dans l’Inde, qu’elles ne valaient pas la peine qu’on les y achetât, et en surchargeant le marché en Angleterre, elle y avait tellement fait baisser leur prix, qu’il n’y avait pas le moindre profit à faire. Que cette concurrence, en rendant l’approvisionnement beaucoup plus abondant, ait extrêmement réduit le prix des marchandises de l’Inde sur le marché d’Angleterre, au grand avantage et à la grande commodité du public, c’est ce dont il n’est guère possible de douter ; mais qu’il ait beaucoup fait monter leur prix sur le marché de l’Inde, c’est ce qui n’est guère vraisemblable, attendu que toutes les demandes extraordinaires que cette concurrence a pu occasionner ne doivent avoir été qu’une goutte d’eau dans l’immense océan du commerce des Indes. D’ailleurs, si l’augmentation de la demande fait quelquefois, dans les commencements, monter le prix des marchandises, elle ne manque jamais de l’abaisser à la longue. Cette augmentation encourage la production et augmente par là la concurrence des producteurs, qui, pour se supplanter les uns les autres, ont recours à de nouvelles divisions de travail et à de nouveaux moyens de perfectionner l’industrie, auxquels ils n’auraient jamais pensé sans cela. Ces fâcheux effets dont se plaignait la compagnie, c’était le bon marché de la consommation et l’encouragement donné à la production, qui sont précisément les deux effets que se propose l’économie politique. En outre, on n’a pas laissé durer longtemps cette concurrence dont la compagnie faisait un portrait si lamentable. En 1702, les deux compagnies furent à un certain point réunies dans une société triple, dont la reine fut la troisième tête, et en 1708 elles furent parfaitement consolidées, par acte du parlement, en une compagnie subsistant actuellement sous le nom de compagnie des marchands unis pour le commerce aux Indes Orientales. On crut à propos d’insérer une clause dans cet acte, pour permettre à ceux qui faisaient le commerce séparément de le continuer jusqu’à la Saint-Michel 1711 ; mais la même clause autorisa les directeurs à racheter, après un avertissement de trois années, leur petit capital de 7,200 livres, et par là à convertir tout le capital de la compagnie en une mise commune de fonds. Par le même acte, le capital de la compagnie, en conséquence d’un nouveau prêt au gouvernement, fut porté, de 2 millions, à 3 millions 200,000 livres. En 1743, la compagnie avança un autre million au gouvernement. Ce million cependant, n’ayant pas été levé par un appel de fonds sur les actionnaires, mais par une vente d’annuités et en contractant, par la compagnie, des dettes par obligation, n’augmenta pas le capital sur lequel les actionnaires pouvaient prétendre un dividende. Il augmenta néanmoins le fonds de commerce de la compagnie, ce million étant assujetti aux pertes et aux dettes de la compagnie résultant de ses spéculations commerciales, tout comme y sont assujettis les autres 3 millions 200 mille livres. Depuis 1708, ou au moins depuis 1711, cette compagnie étant débarrassée de tous concurrents, et en pleine et complète jouissance du monopole du commerce d’Angleterre aux Indes Orientales, a commercé avec beaucoup de succès, et a donné sur les profits annuels un dividende modéré à ses actionnaires. Pendant la guerre de France, qui commença en 1741, elle se trouva, par l’ambition de M. Dupleix, gouverneur français de Pondichéry, enveloppée dans les guerres du Carnate et dans les affaires politiques des princes indiens. Après plusieurs succès signalés et des pertes qui ne le furent pas moins, elle finit par perdre Madras, alors son principal établissement dans l’Inde. Il lui fut rendu par le traité d’Aix-la-Chapelle, et vers ce temps l’esprit de guerre et de conquête semble s’être emparé de ses agents dans l’Inde et ne les avoir plus quittés depuis. Pendant la guerre de France, qui commença, en 1755, les armes de la compagnie participèrent au bonheur général qui accompagna partout les drapeaux de la Grande-Bretagne. Elle défendit Madras, prit Pondichéry, recouvra Calcutta et acquit un riche et vaste territoire, dont les revenus furent alors évalués à plus de 3 millions par an. Elle demeura en paisible possession de ce revenu pendant plusieurs années ; mais en 1767 le gouvernement revendiqua les acquisitions territoriales et le revenu en provenant, comme un droit appartenant à la couronne, et la compagnie consentit à payer au gouvernement, par forme de transaction sur cette prétention, 400,000 liv. par an. Elle avait avant ceci porté successivement son dividende environ de 6 à 10 p. 100, c’est-à-dire que, sur son capital de 3,200,000 liv., elle avait augmenté de 128,000 liv. la masse du dividende annuel, et que de 192,000 liv. elle l’avait portée à 320,000. Elle s’occupait vers cette époque de l’augmenter encore davantage, et de porter le taux du dividende à 12 et 112 pour 100, ce qui aurait rendu ses payements annuels à ses actionnaires égaux à ce qu’elle avait consenti à payer annuellement au gouvernement, c’est-à-dire 400,000 liv. Mais dans les deux années pendant lesquelles son accord avec le gouvernement devait avoir lieu, deux actes successifs du parlement lui défendirent d’élever davantage le taux du dividende. L’objet de ces actes était de la mettre à portée d’avancer un peu plus vite la liquidation de ses dettes, qu’on évaluait à cette époque au-delà de 6 à 7 millions sterling. En 1769, elle renouvela son accord avec le gouvernement pour cinq années de plus, et elle stipula que pendant le cours de ce terme il lui serait permis d’élever successivement le taux du dividende jusqu’à 12 et 1/2 pour 100, en ne l’augmentant néanmoins jamais de plus de 1 pour 100 dans une année. Ainsi, cet accroissement de dividende, porté à son plus haut point, n’eût jamais grossi les payements annuels faits par la compagnie, tant à ses actionnaires qu’au gouvernement, que de 608 mille livres au-delà de ce qu’ils étaient avant ses acquisitions territoriales.

Nous avons déjà dit à quelle somme énorme on avait évalué le revenu de ces acquisitions territoriales, et par un compte rapporté en 1768 par la Cruttenden, vaisseau de la compagnie des Indes, le revenu net, toutes déductions faites et toutes charges militaires prélevées, fut porté à 2,048,747 liv. ; on annonça en même temps qu’elle possédait un autre revenu provenant en partie de terres, mais principalement de droits de douane qu’elle percevait à ses différents établissements, lequel montait à 439,000 liv. ; de plus, les profits de son commerce, d’après le témoignage rendu par son président devant la Chambre des communes, montaient à cette époque à 400,000 liv. au moins par an ; d’après celui de son agent comptable, à 500,000 liv. au moins ; d’après le compte le plus bas, ils étaient au moins égaux au plus fort dividende qui dût être payé à ses actionnaires. Un si grand revenu aurait certainement bien pu fournir à une augmentation de 608,000 liv. dans ses payements annuels et laisser, en outre, un très-gros fonds d’amortissement suffisant pour opérer en peu de temps la réduction de ses dettes ; néanmoins, en 1773, ses dettes, au lieu d’être réduites, se trouvèrent augmentées de plusieurs articles, savoir : à la Trésorerie, une année arriérée du payement annuel de 400,000 liv. ; au bureau de douanes, des droits non acquittés ; à la Banque, une très-forte somme pour argent emprunté ; et quatrièmement enfin, des lettres de change tirées de l’Inde sur la compagnie, et imprudemment acceptées pour une valeur de plus de 1,200,000 liv. La détresse où la jetèrent toutes ces réclamations accumulées sur elle l’obligea non-seulement à réduire tout d’un coup son dividende à 6 pour 100, mais à se mettre à la merci du gouvernement et à solliciter d’abord la remise du paye­ment subséquent des 400,000 liv. annuelles, et ensuite un prêt de 1,400,000 liv. pour la sauver d’une banqueroute déclarée. Le grand accroissement de sa fortune n’avait, à ce qu’il semble, produit autre chose qu’un prétexte à ses agents de se livrer à de plus grandes profusions, et un moyen de couvrir de plus fortes malversations, les unes et les autres ayant augmenté même au-delà de la proportion de cette augmentation de fortune. La conduite de ses agents dans l’Inde, et la situation générale de ses affaires dans l’Inde et en Europe, furent le sujet d’une enquête parlementaire, en conséquence de laquelle on fit plusieurs changements très-importants dans la constitution de son gouvernement tant intérieur qu’extérieur. Ses principaux établissements dans l’Inde, Madras, Bombay et Calcutta, qui avaient été auparavant indépendants l’un de l’autre, furent soumis à un gouverneur général, assisté d’un conseil de quatre assesseurs, le parlement se réservant la première nomination de ce gouverneur et de ce conseil, dont la résidence fut fixée à Calcutta, établissement devenu aujourd’hui ce qu’était aupara­vant Madras, c’est-à-dire le plus important des établissements anglais dans l’Inde. Le tribunal du maire de Calcutta, institué dans l’origine pour le jugement des causes de commerce qui s’élevaient dans la ville et dans les environs, avait par degrés étendu sa juridiction à mesure de l’agrandissement de l’empire. On le réduisit alors, et on le borna à l’objet de son institution primitive ; on établit à sa place une nouvelle cour suprême de justice, composée d’un chef de justice et de trois juges à la nomination de la couronne. En Europe, on évalua à 1,000 liv. la quotité nécessaire pour autoriser un actionnaire à voter aux assemblées générales de la compagnie, au lieu de 500 liv., prix originaire d’une action ou intérêt dans les fonds de la compagnie. De plus, pour pouvoir voter même avec cette condition, il fut statué qu’il faudrait que le propriétaire de l’intérêt ou action de 1,000 liv. fût propriétaire au, moins depuis un an, s’il l’avait par achat et non par succession, au lieu de six mois, qui était le terme requis aupa­ravant. Le corps des vingt-quatre directeurs était élu auparavant tous les ans ; il fut alors statué que chaque directeur serait à l’avenir élu pour quatre années ; que cepen­dant six d’entre eux sortiraient de fonctions, par tour, chaque année, sans pouvoir être réélus à l’élection des six nouveaux directeurs de l’année suivante. On s’attendait qu’en conséquence de ces réformes les assemblées, tant des directeurs que des actionnaires, seraient dans le cas de se conduire avec plus de dignité et plus de fermeté qu’elles n’en avaient ordinairement montre jusque-là. Mais il paraît impossible d’arriver par aucune réforme à rendre ces sortes d’assemblées, sous aucun rapport, propres à gouverner ou même à prendre quelque part dans le gouvernement d’un grand empire, parce que nécessairement la majeure partie des membres qui les composent auront toujours trop peu d’intérêt à la prospérité de cet empire, pour donner quelque attention sérieuse aux moyens qui pourraient atteindre ce but. Fort souvent un homme d’une grande fortune, quelquefois même un homme d’une fortune médiocre, veut acheter un intérêt de 1,000 liv. dans les fonds de la compagnie des Indes, uniquement pour l’influence qu’il espère acquérir par son droit de voter dans l’assemblée des propriétaires. Son action lui donne part, non pas à la vérité dans le droit de piller l’Inde, mais dans le droit de nommer ceux qui la pillent ; car, quoique cette nomination se fasse par l’assemblée des directeurs, celle-ci est nécessairement plus ou moins sous l’influence des propriétaires d’actions, qui non-seulement élisent ces directeurs, mais quelquefois dirigent les nominations des agents dans l’Inde. Pourvu qu’il puisse jouir de cette influence pendant quelques années, et venir à bout de placer par là un certain nombre de ses amis, il ne s’occupe guère, le plus souvent, de ce que sera le dividende, ni même de ce que deviendra la valeur du capital sur lequel est fondé son droit de vote. Quant à la prospérité du grand empire dans le gouvernement duquel son droit de vote lui donne part, c’est ce dont il est très-rare qu’il se soucie le moins du monde. Il n’y a pas de souverains qui soient ou qui puissent jamais être, par la nature des choses, dans une aussi parfaite indifférence sur ce qui concerne le bonheur ou la misère de leurs sujets, la prospérité ou la ruine de leurs États, la gloire ou le déshonneur de leur administration, que ne sont et que ne doivent y être nécessairement, par la force irrésistible des causes morales, la plus grande partie des propriétaires intéressés d’une pareille compagnie de commerce. Cette indifférence, en outre, était plus dans le cas d’augmenter que de diminuer, d’après quelques-uns des nouveaux arrangements qui avaient été faits en conséquence de l’enquête parlementaire. Par exemple, il fut déclaré par une résolution de la Chambre des communes, que quand les 1,400,000 liv. prêtées à la compagnie par le gouvernement seraient remboursées, et ses dettes contractées réduites à 1,500,000 liv., elle pourrait alors, et non avant, se partager un dividende de 8 p. 100 sur son capital, et que ce qui resterait en ses mains de revenus et profits nets serait divisé en quatre parts, trois desquelles seraient versées dans l’Échiquier pour le service public, et la quatrième serait comme un fonds de réserve destiné ou à opérer une réduction ultérieure de ses dettes contractées, ou à acquitter d’autres charges ou besoins accidentels de la compagnie. Mais, si les membres de cette compagnie étaient de mauvais intendants et de mauvais souverains quand leurs revenus nets et leurs profits leur appartenaient en totalité et étaient à leur disposition, il n’y avait certainement pas lieu d’espérer qu’ils deviendraient meilleurs quand les trois quarts de leurs profits et revenus appartiendraient à d’autres, et que l’autre quart, sans cesser d’être appliqué à leur profit, ne le serait cependant que sous l’inspection et avec l’approbation d’autrui.

Peut-être la compagnie aimait-elle mieux que tout l’excédent restant après le dividende proposé de 8 pour 100 fût abandonné à ses propres agents et subalternes, pour qu’ils eussent le plaisir de le dissiper en profusions, ou le profit de le détourner par infidélité, plutôt que de voir ce surplus passer dans les mains d’une classe de gens avec lesquels un tel arrangement ne manquerait guère de la mettre en querelle. Il pouvait se faire que l’intérêt de ces agents et subalternes fût assez prédominant dans l’assemblée des propriétaires pour disposer quelquefois cette assemblée à soutenir les auteurs même de déprédations commises au mépris direct de sa propre autorité. Aux yeux de la majorité des propriétaires, ce pouvait être quelquefois une chose de moindre conséquence de soutenir l’autorité de leur propre assemblée, que de soutenir ceux qui auraient bravé cette même autorité.

Aussi, les mesures prises en 1773 ne mirent-elles pas fin aux désordres de l’administration de la compagnie dans l’Inde. Encore que, dans un accès passager de bonne conduite, elle eût amassé une fois, dans la trésorerie de Calcutta, plus de 3 millions sterling ; encore qu’elle eût ensuite étendu sa domination ou, si l’on veut, sa déprédation sur un vaste accroissement de territoire formé des contrées les plus riches et les plus fertiles de l’Inde, tout fut dissipé et détruit. La compagnie se trouva tout à fait hors d’état, faute d’y avoir été préparée, d’arrêter les incursions d’Hyder-Ali ou de lui résister, et par suite de ces désordres la compagnie se trouve aujourd’hui (1784) en une plus grande détresse que jamais, et réduite encore une fois à recourir à l’assistance du gouvernement pour échapper à une banqueroute imminente. Différents plans ont été proposés dans le parlement, de la part de tous les partis, pour arriver à une meilleure administration de ses affaires ; tous ces plans semblent être d’accord sur un point qui a toujours été, dans le fait, extrêmement évident, c’est que la compagnie est totalement incapable de gouverner ses possessions territoriales. La compagnie elle-même paraît convaincue de sa propre incapacité, au moins sur cet article, et d’après cela semble disposée à les céder au gouvernement.

Au droit de posséder des forts et garnisons dans les pays lointains et non civilisés est nécessairement lié le droit de faire la paix et la guerre dans ces pays. Les compagnies par actions qui ont eu le premier de ces droits ont constamment exercé l’autre, et il leur a été même fréquemment conféré d’une manière expresse. Une expérience récente n’a que trop fait connaître avec quelle légèreté capricieuse, avec quelle injustice, avec quelle cruauté, elles ont communément exercé ce terrible droit.

Quand une société de marchands entreprend, à ses propres dépens et à ses risques, d’établir quelque nouvelle branche de commerce avec des peuples lointains et non civilisés, il peut être assez raisonnable de l’incorporer comme compagnie par actions, et de lui accorder, en cas de réussite, le monopole de ce commerce pour un certain nombre d’années. C’est la manière la plus naturelle et la plus facile dont l’État puisse la récompenser d’avoir tenté les premiers hasards d’une entreprise chère et périlleuse, dont le public doit ensuite recueillir le profit. Un monopole temporaire de ce genre peut être justifié par les mêmes principes qui font qu’on accorde un semblable monopole à l’inventeur d’une machine nouvelle, et celui d’un livre nouveau à son auteur. Mais, à l’expiration du terme, le monopole doit certainement être supprimé ; les forts et garnisons, s’il a été jugé nécessaire d’en établir, doivent être remis entre les mains du gouvernement, à la charge par lui d’en rembourser la valeur à la compagnie, et le commerce doit demeurer ouvert à tous les sujets de l’État. Par un monopole perpétuel, tous les autres citoyens se trouvent très-injustement grevés de deux différentes charges : la première résultant du haut prix des marchandises que, dans le cas d’un commerce libre, ils eussent achetées à beaucoup meilleur marché ; et la seconde résultant de l’exclusion totale d’une branche d’affaires à laquelle plusieurs d’entre eux auraient pu se livrer avec du profit et de l’agrément ; et c’est d’ailleurs pour en faire le plus indigne emploi qu’on les charge de ce double impôt ; c’est uniquement pour mettre la compagnie à même de soutenir la négligence, la prodigalité et les malversations de ses agents, dont la conduite désordonnée lui laisse rarement un dividende au-dessus du taux ordinaire des profits dans les commerces absolument libres, et très-souvent même le fait tomber beaucoup au-dessous. Cependant il paraîtrait, d’après l’expérience, que sans le secours du monopole, une compagnie par actions ne saurait se soutenir longtemps dans une branche de commerce étranger. Acheter dans un marché, dans la vue de revendre avec profit dans un autre, quand il se trouve dans tous les deux beaucoup de concurrents ; épier non-seulement les variations accidentelles de la demande, mais encore les variations bien plus grandes et bien plus fréquentes de la concurrence ou de l’approvisionnement que les autres concurrents pourront amener au marché, en conséquence de l’état des demandes ; faire cadrer avec discernement et habileté, d’après toutes les circonstances, tant la qualité que la quantité de chaque assortiment de marchandises, c’est une sorte de petite guerre dont les opérations doivent changer à tout moment, et qui ne peut guère jamais être conduite avec succès, à moins d’une vigilance sans relâche et d’une attention toujours tendue, telles qu’il n’est pas possible d’en attendre pendant longtemps de la part d’une compagnie par actions. La compagnie des Indes Orientales a le droit, par acte du parlement, après la parfaite liquidation de son fonds, et à l’expiration de son privilège exclusif, de rester en société par actions et de continuer en corps à commercer aux Indes, concurremment avec le reste des sujets de la Grande-Bretagne. Mais dans une telle situation, selon toutes les probabilités, la supériorité qu’auraient sur elle les spéculateurs particuliers, du côté de l’attention et de la vigilance, la dégoûterait bien vite de continuer ce commerce.

Un auteur français, très-distingué par ses connaissances en matière d’économie politique, l’abbé Morellet, donne la liste de cinquante-cinq compagnies par actions pour le commerce étranger, qui se sont établies en divers endroits de l’Europe depuis 1600, et qui, selon lui, ont toutes failli par les vices de leur administration, quoiqu’elles eussent des privilèges exclusifs. Il a été mal informé sur le compte de deux ou trois d’entre elles qui n’étaient pas des compagnies par actions, et qui n’ont pas failli ; mais en revanche il y a eu plusieurs compagnies par actions qui ont failli, et qu’il a omises.

Les seuls genres d’affaires qu’il paraît possible, pour une compagnie par actions, de suivre avec succès, sans privilège exclusif, ce sont celles dont toutes les opérations peuvent être réduites à ce qu’on appelle une routine, ou à une telle uniformité de méthode, qu’elle n’admette que peu ou point de variation. De ce genre sont : l˚ le commerce de la banque ; 2˚ celui des assurances contre les incendies et contre les risques de mer et de capture en temps de guerre ; 3˚ l’entreprise de la construction et de l’entretien d’un canal navigable ; 4˚ une entreprise du même genre, celle d’amener de l’eau pour la provision d’une grande ville.

Quoique les principes du commerce de banque puissent paraître tant soit peu abstraits et compliqués, cependant la pratique est susceptible d’en être réduite à des règles constantes. Se départir une seule fois de ces règles, en conséquence de quelque spéculation séduisante qui offre l’appât d’un gain extraordinaire, est une chose presque toujours extrêmement dangereuse, et très-souvent funeste à la compagnie de banque qui s’y expose. Mais la constitution d’une compagnie par actions rend, en général, ces compagnies plus fortement attachées aux règles qu’elles se sont une fois faites, qu’aucune société particulière. Aussi, les principales compagnies de banque de l’Europe sont-elles des compagnies d’actionnaires, dont la plupart conduisent très-heureusement leurs affaires sans aucun privilège exclusif. Le seul dont jouisse la banque d’Angleterre consiste en ce qu’aucune autre compagnie de banque en ce royaume ne peut être composée de plus de six personnes. Les deux banques d’Édimbourg sont des compagnies par actions, sans aucun privilège exclusif.

Quoique la valeur des risques, soit du feu, soit des pertes par mer ou par capture, ne puisse guère se calculer peut-être bien exactement, néanmoins elle est susceptible d’une évaluation en gros qui fait qu’on peut, à certain point, l’assujettir à une méthode et à des règles précises. Par conséquent, le commerce d’assurance peut être fait avec succès par une compagnie par actions, sans aucun privilège exclusif. La compagnie d’assurance de la ville de Londres, ni celle du change royal[24], n’ont aucun privilège de ce genre.

Quand un canal navigable est une fois achevé, la direction de l’affaire devient tout à fait simple et facile, et elle peut se réduire à une méthode et à des règles constantes. On y peut même réduire la confection d’une de ces sortes d’ouvrages, puisqu’on peut contracter avec les entrepreneurs à tant par toise, à tant par écluse. On en peut dire autant d’un canal, d’un aqueduc ou d’un grand conduit destiné à amener l’eau pour la provision d’une grande ville. De telles entreprises peuvent donc être régies, et le sont aussi très-souvent, par des compagnies d’actionnaires, sans aucun privilège exclusif.

Cependant, il ne serait certainement pas raisonnable d’aller ériger, pour une entreprise quelconque, une compagnie par actions, uniquement parce que cette compagnie serait capable de conduire l’entreprise avec succès, c’est-à-dire d’aller exempter un certain nombre de particuliers de quelques-unes des lois générales auxquelles tous leurs concitoyens sont assujettis, uniquement parce que ces particuliers, à l’aide de cette exemption, seraient en état de faire bien leurs affaires. Pour qu’un tel établissement soit parfaitement raisonnable, outre la condition expliquée ci-dessus, c’est-à-dire la possibilité de réduire l’entreprise à une méthode et à des règles constantes, il faut encore le concours de deux autres circonstances. La première, c’est qu’il soit évidemment démontré que l’entreprise est d’une utilité plus grande et plus générale que la plupart des entreprises ordinaires de commerce ; et la seconde, c’est qu’elle soit de nature à exiger un capital trop considérable pour être fourni facilement par une société particulière. Si un capital modéré suffisait pour l’entreprise, sa grande utilité seule ne serait pas une raison pour qu’on dût ériger une compagnie par actions, parce que, dans ce cas, il se présenterait bientôt des spéculateurs particuliers qui rempliraient aisément la demande à laquelle cette entreprise aurait pour objet de répondre. Ces deux circonstances concourent dans les quatre genres de commerce dont il est question plus haut.

L’utilité considérable et générale du commerce de banque, quand il est conduit avec prudence, a été expliquée fort au long dans le deuxième livre de cet ouvrage. Mais une banque publique qui a pour objet de soutenir le crédit de l’État, et dans des besoins particuliers d’avancer au gouvernement la totalité du produit d’une taxe montant peut-être à plusieurs millions, une année ou deux avant qu’il puisse rentrer, une telle banque exige un plus grand capital qu’aucune société particulière n’en pourrait aisément réunir.

Le commerce des assurances tend à donner une grande sécurité aux fortunes privées, et en répartissant sur un très-grand nombre de têtes une perte qui pourrait ruiner un particulier, elle rend cette perte, pour la société tout entière, légère et facile à supporter. Mais, pour donner cette sécurité, il faut que les assureurs aient un très-gros capital. On dit qu’avant l’établissement des deux compagnies par actions pour le commerce d’assurance à Londres, il fut mis sous les yeux du procureur général une liste de cent cinquante assureurs particuliers qui avaient failli dans l’espace de quelques années.

C’est une chose assez évidente par elle-même que les canaux navigables et les ouvrages qui sont quelquefois nécessaires pour fournir d’eau une grande ville, sont extrêmement avantageux et d’une utilité générale, tandis qu’en même temps ils exigent souvent des dépenses plus fortes que n’en pourraient soutenir des fortunes particulières.

Excepté les quatre genres de commerce dont j’ai fait mention, je n’ai pu parvenir à m’en rappeler aucun autre dans lequel se trouvent concourir toutes les circonstances requises pour justifier l’établissement d’une compagnie par actions. La compagnie de Londres pour le cuivre anglais, la compagnie pour la fonte du plomb, la compagnie pour le poli des glaces, n’ont pas même le prétexte d’aucune utilité générale, ou seulement particulière, dans les objets dont elles s’occupent, et ces objets ne paraissent pas exiger des dépenses qui excèdent les facultés d’une réunion de plusieurs fortunes privées. Quant à la question de savoir si le genre de commerce que font ces compagnies est de nature à pouvoir se réduire à une méthode et à des règles assez précises pour qu’il soit susceptible du régime d’une compagnie par actions, ou si ces compagnies ont sujet de se vanter de profits extraordinaires, c’est ce dont je ne prétends pas être instruit. Il y a longtemps que la compagnie pour l’exploitation des mines est en banqueroute. Un intérêt dans les fonds de la compagnie des toiles d’Édimbourg se vend à présent fort au-dessous du pair, quoique moins au-dessous qu’il n’était il y a quelques années. Les compagnies par actions qui se sont établies dans la vue généreuse d’être utiles à l’État, en encourageant quelques manufactures particulières, outre le dommage qu’elles causent en faisant mal leurs propres affaires, et diminuant par là la masse générale des capitaux de la société, ne peuvent guère manquer encore, sous d’autres rapports, de faire plus de mal que de bien. Malgré les intentions les plus droites, la partialité inévitable de leurs directeurs pour quelques branches particulières de manufactures, dont les entrepreneurs viennent à bout de les séduire et de les dominer, jette nécessairement sur le reste un véritable découragement, et tend à rompre plus ou moins cette proportion naturelle qui s’établirait sans cela entre le profit et la sage industrie ; proportion qui est pour l’industrie générale du pays le plus grand et le plus efficace de tous les encouragements.


Article II.
De la dépense qu’exigent les institutions pour l’éducation de la jeunesse


Les institutions pour l’éducation de la jeunesse peuvent aussi, de la même manière, fournir un revenu suffisant pour défrayer leur propre dépense. Le salaire ou honoraire que l’écolier paie au maître constitue naturellement un revenu de ce genre.

Lors même que la récompense du maître ne provient pas entièrement de cette source naturelle de revenu, il n’est pas encore nécessaire qu’elle soit puisée dans ce revenu général de la société, dont la perception et l’emploi sont délégués, dans la plupart des pays, au pouvoir exécutif. Aussi, dans la plus grande partie de l’Europe, la dotation des collèges ou écoles n’est point une charge de ce revenu général, ou n’en est qu’une très-faible. Partout cette dotation provient principalement de quelque revenu local ou provincial, de la rente de quelques biens-fonds, ou de l’intérêt de quelque somme d’argent donnée quelquefois par le souverain lui-même, et quelquefois par un donateur particulier, et mise sous la régie d’administrateurs ou curateurs établis à cet effet.

Ces dotations publiques ont-elles contribué, en général, à accélérer le but de leur institution ? Ont-elles contribué à encourager la diligence des maîtres et à perfectionner leurs talents ? Ont-elles dirigé le cours de l’éducation vers des objets qui soient, tant pour l’individu que pour la société, d’une plus grande utilité que ceux vers lesquels elle se serait dirigée d’elle-même ? Il ne serait pas, à ce qu’il semble, très-difficile de répondre d’une manière au moins vraisemblable à chacune de ces questions.

Dans chaque profession, les efforts de la plupart de ceux qui l’exercent sont toujours proportionnés à la nécessité qu’il y a pour eux d’en faire. Cette nécessité est plus grande pour ceux qui n’attendent leur fortune, ou même leur revenu et leur subsistance ordinaire, que des émoluments de leur profession. Pour acquérir cette fortune, ou même pour gagner cette subsistance, il leur faut, dans le cours d’une année, exécuter une certaine quantité d’ouvrage d’une valeur connue, et si la concurrence est libre, la rivalité des concurrents, qui tâchent tous de s’exclure l’un l’autre de l’emploi commun, oblige chacun à s’efforcer d’exécuter son ouvrage avec un certain degré d’exactitude. Sans doute, la grandeur des objets auxquels on peut se flatter d’atteindre en réussissant dans certaines professions particulières, peut animer quelquefois le zèle de ce petit nombre d’hommes doués d’une ambition et d’une activité extraordinaires. Cependant, il est évident que pour donner naissance aux plus grands efforts, de grands projets ne sont pas nécessaires. La rivalité et l’émulation font de l’avantage d’exceller, même dans des professions obscures, un objet d’ambition, et souvent donnent lieu de déployer beaucoup d’énergie. Au contraire, les grands objets seuls, et sans le concours de la nécessité de l’application, ont rarement suffi pour produire quelque effort considérable de travail. En Angleterre, les succès dans la profession de légiste conduisent à de très-hauts objets d’ambition ; et cependant combien peu voit-on chez nous d’hommes nés dans l’aisance qui se soient jamais distingués dans cette profession !

Les dotations des collèges et des écoles ont nécessairement diminué plus ou moins chez les maîtres la nécessité de l’application ; leur subsistance, en tant qu’elle provient de leur traitement, dérive évidemment d’une source totalement indépendante de leur réputation et de leurs succès dans leurs professions particulières.

Dans quelques universités, le traitement fixe ne fait qu’une partie, et souvent qu’une faible partie des émoluments du maître, qui se composent principalement des honoraires ou rétributions qu’il reçoit de ses élèves. Dans ce cas, la nécessité de l’application n’est pas entièrement ôtée, quoique toujours elle soit plus ou moins diminuée. Ici, la réputation du maître dans sa profession est encore de quelque importance pour lui ; il dépend encore pour quelque chose de l’attachement et de la reconnaissance de ceux qui ont suivi ses leçons, et du compte favorable qu’ils ont à rendre de lui ; et pour s’acquérir ces dispositions favorables, il n’a pas de voie plus sûre que de les mériter, c’est-à-dire de mettre tous ses soins et tous ses talents à remplir chaque partie de ses devoirs.

Dans d’autres universités, il est interdit au maître de recevoir aucun honoraire ou rétribution de ses élèves, et son traitement annuel constitue la totalité du revenu de sa place. Dans ce cas, son intérêt se trouve mis en opposition aussi directe que possible avec son devoir. L’intérêt de tout homme est de passer sa vie à son aise le plus qu’il peut, et si ses émoluments doivent être exactement les mêmes, soit qu’il remplisse ou non quelque devoir pénible, c’est certainement son intérêt (au moins dans le sens qu’on attache communément à ce mot), ou de négliger tout à fait ce devoir, ou bien, s’il est sous les yeux de quelque autorité qui ne lui permette pas d’agir ainsi, de s’en acquitter avec toute l’inattention et toute l’indolence que cette autorité voudra lui permettre. Si naturellement il a de l’activité et qu’il aime le travail, son intérêt est d’employer cette activité à quelque chose dont il puisse retirer un avantage, plutôt qu’à l’acquittement d’un devoir qui ne peut lui en produire.

Si l’autorité à laquelle il est assujetti réside dans la corporation, le collège ou l’université dont il est membre lui-même, et dont la plupart des autres membres sont, comme lui, des personnes qui enseignent ou qui devraient enseigner, il est probable qu’ils feront tous cause commune pour se traiter réciproquement avec beaucoup d’indulgence, et que chacun consentira volontiers à ce que son voisin néglige ses devoirs, pourvu qu’on lui laisse aussi de son côté la faculté de négliger les siens. Il y a déjà plusieurs années qu’à l’université d’Oxford la plus grande partie des professeurs publics ont abandonné totalement jusqu’à l’apparence même d’enseigner.

Si l’autorité à laquelle il est soumis réside moins dans la corporation dont il est membre que dans quelque personne étrangère, telle, par exemple, que l’évêque du diocèse, le gouverneur de la province, ou peut-être quelque ministre d’État, dans ce cas, à la vérité, il n’est pas aussi probable qu’on lui laisse négliger tout à fait son devoir. Cependant, tout ce que peuvent l’obliger à faire des supérieurs tels que ceux-ci, c’est d’être avec ses élèves un certain nombre d’heures, c’est-à-dire, de donner un certain nombre de leçons par semaine ou par année. Mais de quel genre seront ces leçons ? C’est ce qui dépendra toujours de l’activité et des soins du maître ; et cette activité, ces soins, seront vraisemblablement en proportion des motifs qu’il aura pour les donner. D’ailleurs, une juridiction étrangère telle que celle-là est sujette à être exercée à la fois avec ignorance et avec caprice. Par sa nature, elle est arbitraire et repose sur la discrétion des personnes qui en sont revêtues, lesquelles, n’assistant pas par elles-mêmes aux leçons du maître, peut-être même n’entendant rien aux sciences qu’il est chargé d’enseigner, ne sont guère en état de l’exercer avec discernement ; et puis, par suite de l’impertinence attachée aux grandes places, ces personnes sont fort souvent elles-mêmes très-indifférentes sur la manière dont elles exercent cette juridiction, et elles sont très-disposées à réprimander le maître ou à lui ôter sa place légèrement et sans motif raisonnable. Une pareille juridiction dégrade nécessairement celui qui y est soumis et, au lieu de tenir rang parmi les personnes les plus respectables de la société, il se trouve placé par là dans la classe avilie et méprisée. Une protection puissante est la seule sauvegarde qu’il puisse se donner contre les mauvais traitements auxquels il est exposé à tout moment ; et pour obtenir cette protection, le talent ou l’exactitude qu’il apportera dans l’exercice de sa profession est un moyen bien moins sûr qu’une soumission absolue à la volonté de ses supérieurs, et la disposition constante de sacrifier à cette volonté les droits, l’intérêt et l’honneur de la corporation dont il est membre. Il n’y a personne qui ait observé pendant quelque temps l’administration d’une université française, qui n’ait eu occasion de remarquer les effets inévitables d’une juridiction extérieure et arbitraire de ce genre.

Tout ce qui oblige un certain nombre d’étudiants à rester à un collège ou à une université, indépendamment du mérite ou de la réputation des maîtres, tend plus ou moins à rendre ce mérite ou cette réputation moins nécessaire.

Quand les privilèges des gradués dans les arts, dans le droit, dans la médecine et dans la théologie peuvent s’obtenir seulement par une résidence d’un certain nombre d’années dans les universités, ils entraînent nécessairement une quantité quelconque d’étudiants dans ces universités, indépendamment du mérite ou de la réputation des maîtres. Les privilèges des gradués sont une espèce de statuts d’apprentissage, qui ont contribué à perfectionner l’éducation, précisément comme les autres statuts d’apprentissage ont contribué à perfectionner les arts et les manufactures.

Les fondations charitables pour des pensions d’écolier, bourses, etc., attachent nécessairement un certain nombre d’écoliers à certains collèges, tout à fait indépendamment du mérite de ces collèges. Si ces fondations charitables avaient laissé aux écoliers la liberté de choisir leur collège, une pareille liberté aurait peut-être contribué à exciter, entre différents collèges un peu d’émulation. Un règlement qui, tout au contraire, défendait même aux membres indépendants de chaque collège particulier de le quitter et d’aller à un autre, sans avoir préalablement demandé et obtenu la permission de celui qu’on entend abandonner, tendait encore bien davantage à éteindre cette émulation.

Si, dans chaque collège, le maître ou précepteur destiné à instruire un écolier dans les différents arts et sciences n’était pas choisi librement par l’écolier, mais qu’il fût nommé par le chef du collège, et si, en cas de négligence, inaptitude ou mauvaise conduite de sa part, l’écolier n’était pas maître de le changer pour aller à un autre sans en avoir demandé et obtenu la permission, un pareil règlement tendrait beaucoup, non-seulement à éteindre toute émulation entre les différents maîtres d’un même collège, mais encore à diminuer pour tous les maîtres la nécessité des soins et de l’exactitude à l’égard de leurs élèves respectifs. De tels maîtres, quand même ils seraient bien payés par leurs écoliers, pourraient être tout aussi disposés à les négliger que ceux qui ne sont pas du tout payés par leurs écoliers, et qui n’ont d’autre récompense qu’un traitement fixe.

S’il arrive que le maître soit un homme de bon sens, ce doit être pour lui une chose assez pénible de sentir qu’en faisant ses leçons à ses écoliers, il leur lit ou leur débite du galimatias dépourvu de raison, ou quelque chose qui ne vaut guère mieux. Ce doit être aussi une chose assez désagréable d’observer que la plus grande partie de ses écoliers n’assistent pas à ses leçons, ou peut-être y assistent avec des signes marqués de négligence, de dédain ou de dérision. S’il est donc obligé de donner un certain nombre de leçons, ces motifs seuls, sans autre intérêt quelconque, pourront le disposer à prendre quelques soins pour que ses leçons soient passablement bonnes. Il y a néanmoins plusieurs expédients auxquels un maître peut avoir recours, et qui détruiront entièrement l’effet que ces motifs auraient pu avoir sur son activité. Au lieu d’expliquer lui-même à ses élèves la science dans laquelle il se propose de les instruire, le maître peut lire un livre qui traite de cette science ; et si ce livre est écrit dans une langue morte ou dans une langue étrangère, alors, en leur en faisant l’interprétation, ou, ce qui lui donnerait encore moins de peine, en leur faisant traduire à eux-mêmes, et leur entremêlant cette lecture, de temps en temps, de quelques remarques, il pourra se figurer avoir donné une leçon. Le plus léger degré de connaissances et d’application lui suffira pour remplir cette tâche sans s’exposer à la risée de ses auditeurs, ou sans être obligé de leur débiter des impertinences ou des absurdités. En même temps, la discipline établie dans le collège lui donne le moyen d’obliger ses élèves à assister le plus régulièrement possible à cette prétendue leçon, et de maintenir entre eux, pendant tout le temps qu’elle dure, la contenance la plus décente et la plus respectueuse.

La discipline des collèges et des universités, en général, n’est pas instituée pour l’avantage des écoliers, mais bien pour l’intérêt, ou, pour mieux dire, pour la commodité des maîtres[25]. Son objet est de maintenir l’autorité du maître en toutes circonstances, et de quelque manière qu’il se comporte, qu’il remplisse ses devoirs ou qu’il les néglige, d’obliger les écoliers, dans tous les cas, à se conduire à son égard comme s’il enseignait avec le plus grand talent et la plus parfaite exactitude. Elle semble supposer du côté du maître toute la sagesse et la vertu possible, et du côté des écoliers une extrême ineptie et une déraison complète. Je ne crois pas cependant qu’il y ait d’exemples que, quand les maîtres s’acquittent réellement de leur devoir, la plupart des écoliers négligent le leur. Il n’est jamais besoin du secours de la contrainte pour obliger d’assister à des leçons qui méritent d’être écoutées, comme on le voit bien partout où se donnent de pareilles leçons, Sans doute, il faut bien, à un certain point, user de moyens de gêne et de rigueur pour obliger des enfants ou de très-petits garçons à prêter attention à ces parties de l’éducation qu’on croit nécessaire pour eux d’acquérir dans le cours de cette première période de la vie ; mais, passé l’âge de douze à treize ans, pourvu que le maître fasse bien son devoir, la contrainte ou la gêne ne peut plus guère être nécessaire pour diriger aucune partie de l’éducation. Telle est la disposition généreuse de la plupart des jeunes gens, que, bien loin d’être portés à négliger ou à tourner en ridicule les instructions d’un maître qui leur témoigne sérieusement l’intention de leur être utile, ils sont, au contraire, portés d’inclination, en général, à lui pardonner un bon nombre d’inexactitudes dans l’accomplissement de son devoir, et quelquefois même à cacher aux yeux publics beaucoup de négligences grossières[26].

Il est à remarquer que ces parties de l’instruction pour lesquelles il n’y a pas d’institutions publiques sont, en général, les mieux enseignées. Quand un jeune homme va à une école d’armes ou de danse, il ne parvient pas toujours, il est vrai, à danser ou à faire des armes parfaitement ; mais il est bien rare qu’il n’y apprenne pas à danser ou à faire des armes. Les bons effets des écoles d’équitation ne sont pas communément aussi évidents. La dépense d’une école d’équitation est si forte, que dans la plupart des endroits c’est une institution publique. Les trois parties les plus essentielles de l’instruction littéraire, lire, écrire et compter, se donnent toujours plus communément dans des écoles particulières que dans des écoles publiques ; et aussi arrive-t-il très-rarement que personne manque d’acquérir ces connaissances au degré auquel il est nécessaire de les avoir.

Les écoles publiques en Angleterre sont beaucoup moins gâtées que les universités. Dans les écoles on enseigne à la jeunesse, ou au moins elle peut apprendre le grec et le latin, qui est tout ce que les maîtres prétendent enseigner ou toute l’instruction qu’on attend d’eux. Dans les universités, les sciences dans lesquelles ces corporations sont destinées à instruire la jeunesse n’y sont point enseignées, et même la jeunesse n’y pourrait pas toujours trouver des moyens pour les y apprendre. La récompense du maître d’école dépend principalement, dans la plupart des cas, et presque entièrement dans quelques cas, des rétributions et honoraires qu’il reçoit de ses écoliers. Les écoles n’ont aucuns privilèges exclusifs. Il n’est pas nécessaire, pour obtenir les honneurs de gradué, que la personne rapporte un certificat constatant qu’elle a étudié un certain nombre d’années dans une école publique. Qu’à l’examen elle fasse voir qu’elle entend ce qu’on enseigne dans ces écoles, et on ne la questionnera pas sur l’endroit où elle peut l’avoir appris.

Mais, me dira-t-on peut-être, les parties de l’instruction qui s’enseignent communément dans les universités n’y sont pas, il est vrai, très-bien enseignées ; cependant, si elles ne l’étaient pas par le moyen de ces institutions, le plus souvent elles ne l’auraient pas été du tout, et alors le public aussi bien que les particuliers auraient eu vraiment à souffrir de cette lacune dans des parties aussi importantes de l’instruction.

Les universités actuelles de l’Europe étaient dans l’origine, pour la plupart, des corporations ecclésiastiques instituées pour l’instruction des gens d’Église. Elles furent fondées par l’autorité du pape, et mises si absolument sous sa protection immédiate, que leurs membres, maîtres ou écoliers, avaient tous ce qu’on appelait alors le bénéfice de clergie, c’est-à-dire qu’ils étaient exempts de la juridiction civile des pays dans lesquels étaient situées leurs universités respectives, et qu’ils ne pouvaient être traduits que devant les tribunaux ecclésiastiques. Ce qu’on enseignait dans la majeure partie de ces universités était, conformément au but de leur institution, ou la théologie, ou quelque chose qui était purement préparatoire aux études théologiques.

À l’époque à laquelle le christianisme commença à être la religion établie par la loi, un latin corrompu était devenu le langage vulgaire de toutes les parties occidentales de l’Europe. Aussi, le service divin et la traduction de la Bible qui se lisait dans les églises, étaient-ils l’un et l’autre dans ce mauvais latin, c’est-à-dire dans la langue ordinaire du pays. Après l’irruption des nations barbares qui renversèrent l’empire romain, le latin cessa peu à peu, par toute l’Europe, d’être la langue habituelle. Mais le peuple, par respect pour la religion, en conserva naturellement les formes et les cérémonies longtemps après que les circonstances qui les avaient d’abord introduites et qui les rendaient raisonnables, n’existèrent plus. Ainsi, quoique le latin ne fût plus entendu nulle part de la masse du peuple, tout le service divin continua toujours à être célébré dans cette langue. Dès lors il y eut deux langages différents établis en Europe, de la même manière que dans l’ancienne Égypte : la langue des prêtres et la langue du peuple ; la langue sacrée et la langue profane ; la langue des lettrés et celle des gens non lettrés. Or, il était nécessaire que les prêtres entendissent un peu cette langue sacrée et savante dans laquelle ils devaient officier, et par conséquent l’étude de la langue latine fut, dès l’origine, une partie essentielle de l’instruction dans les universités.

Il n’en était pas de même pour la langue grecque ni pour l’hébreu. Les infaillibles décrets de l’Église avaient prononcé que la traduction latine de la Bible, appelée communément la Vulgate, avait été, comme l’original, dictée par l’inspiration divine et que, par conséquent, elle avait la même autorité que les textes grec et hébreu. Ainsi, la connaissance de ces deux langues n’étant pas exigée comme une chose indispensable dans un ecclésiastique, leur étude, pendant un temps assez long, ne fit pas une partie nécessaire du cours ordinaire de l’éducation des universités. Il y a quelques universités en Espagne dans lesquelles, à ce qu’on m’a assuré, l’étude de la langue grecque n’a encore jamais fait partie du cours d’instruction. Les premiers réformateurs trouvèrent le texte grec du Nouveau Testament, et même le texte hébreu de l’Ancien, plus favorable à leurs opinions que la version de la Vulgate, qui avait été insensiblement accommodée, comme il est assez naturel de le présumer, au profit de la doctrine catholique. Ils s’attachèrent donc à exposer les nombreuses erreurs de cette version, ce qui mit le clergé romain dans la nécessité de la défendre ou de l’expliquer. Mais ceci ne pouvait guère se faire sans quelque connaissance des langues originales ; ainsi leur étude s’introduisit peu à peu dans la majeure partie des universités, tant de celles qui embrassèrent la doctrine de la réformation, que de celles qui la rejetèrent. La langue grecque fut liée avec chaque partie de ce savoir classique qui, d’abord cultivé principalement par des catholiques et des Italiens, se trouva être en vogue absolument dans le même temps que la doctrine de la réformation vint à s’établir. Ainsi, dans la plupart des universités on enseigna cette langue préalablement à l’étude de la philosophie, et aussitôt que l’écolier eut fait quelques progrès dans le latin. L’hébreu n’ayant aucune liaison avec le savoir classique, et cette langue ne possédant, à l’exception des saintes Écritures, pas un seul livre un peu estimé, l’étude n’en commença communément qu’après celle de la philosophie, et quand l’étudiant fut entré dans la classe de la théologie.

Dans l’origine, on enseignait dans les universités les premiers éléments mêmes des langues grecque et latine, et dans quelques-unes on continue encore à les enseigner. Dans d’autres, on s’attend que l’étudiant aura probablement appris au moins les premiers éléments de l’une de ces langues ou de toutes les deux, dont l’étude continue toujours à faire partout une partie très-considérable de l’éducation des universités.

L’ancienne philosophie des Grecs était divisée en trois branches principales : la physique ou philosophie naturelle, l’éthique ou philosophie morale, et la logique. Cette division générale semble convenir parfaitement à la nature des choses.

Les grands phénomènes de la nature, les révolutions des corps célestes, les éclipses, les comètes, la foudre, les éclairs et les autres météores extraordinaires ; la génération, la vie, la croissance et la dissolution des plantes et des animaux, sont autant d’objets qui, naturellement excitant l’étonnement, appellent nécessairement la curiosité de l’homme à rechercher leurs causes. La superstition essaya la première de satisfaire cette curiosité, en rapportant à l’action immédiate de quelque divinité tous ces objets surprenants. La philosophie vint ensuite, et chercha à en rendre compte d’après des causes plus familières aux hommes, ou auxquelles ils étaient plus habitués, que l’action d’une divinité. Comme ces grands phénomènes sont les premiers objets de la curiosité humaine, de même la science qui se propose de les expliquer a dû nécessairement être la première branche de philosophie qu’on ait cultivée. Aussi, les premiers philosophes dont l’histoire nous ait conservé quelque souvenir semblent-ils avoir été des philosophes adonnés à l’histoire naturelle[27].

Dans tout âge et dans tout pays du monde, les hommes ont dû observer avec attention les caractères, les intentions et les actions les uns des autres, et il a dû s’établir un grand nombre de règles ou de préceptes recommandables pour la conduite de la vie humaine, et consacrés par l’approbation générale. Dès que l’écriture se fut répandue, les hommes sages, ou ceux qui s’imaginaient l’être, cherchèrent naturellement à augmenter le nombre de ces maximes généralement établies et respectées, et à exprimer leur propre sentiment sur ce qui était convenable ou ne l’était pas dans la conduite des hommes. Tantôt ils l’exprimèrent sous la forme plus adroite d’apologues, comme ce qu’on a appelé les Fables d’Ésope ; tantôt sous la forme plus simple d’apophtegmes ou de paroles sages, comme les Proverbes de Salomon, les Vers dorés de Théognis et de Procylide, et une partie des ouvrages d’Hésiode. Ils ont pu continuer ainsi pendant longtemps à multiplier simplement le nombre de ces maximes de prudence ou de moralité, sans chercher même à les arranger dans un ordre méthodique ou très-distinct, encore bien moins à les lier entre elles par un ou plusieurs principes généraux dont elles pussent toutes se déduire, comme des effets se déduisent de leurs causes naturelles. La beauté de l’arrangement systématique de différentes observations, liées par un petit nombre de principes qui leur sont communs, se fit voir pour la première fois dans les essais informes imaginés dans ces anciens temps pour arriver à un système d’histoire naturelle. Par la suite, on essaya en morale quelque chose du même genre. On arrangea les préceptes du corps ordinaire de la vie dans un ordre méthodique, et on les lia ensemble par un petit nombre de principes généraux, de la même manière qu’on avait tâché d’arranger et de lier les phénomènes de la nature. La science qui se propose de rechercher et d’expliquer les principes généraux auxquels se lient les maximes particulières est ce qu’on appelle proprement la philosophie morale[28].

Différents auteurs donnèrent des systèmes différents, tant d’histoire naturelle que de philosophie morale. Mais les arguments qu’ils employaient à l’appui de ces différents systèmes, bien loin d’être toujours des démonstrations, n’étaient souvent au plus que de très-légères probabilités, et quelquefois de purs sophismes, qui n’avaient d’autre fondement que l’inexactitude et l’ambiguïté du langage. Dans tous les âges du monde, les systèmes spéculatifs ont été fondés sur des bases trop frivoles pour avoir jamais, dans aucune matière du plus mince intérêt pécuniaire, déterminé le jugement d’un homme d’un sens ordinaire. L’argumentation, ou ce qu’on peut appeler purement l’art des sophistes, n’a presque jamais eu aucune influence sur les opinions du genre humain, si ce n’est en matière de philosophie et de spéculation ; et très-souvent aussi, dans ces matières, c’est lui qui a eu la plus grande influence. Les champions de chaque système de philosophie naturelle et morale s’efforçaient de démontrer la faiblesse des arguments avancés à l’appui des systèmes de leurs adversaires. En examinant ces arguments, ils furent nécessairement amenés à considérer la différence entre un argument probable et un argument démonstratif, entre un argument captieux et un argument concluant ; et des observations auxquelles donna lieu cette recherche approfondie dut naître naturellement la logique, ou la science des principes généraux qui constituent la manière de bien ou mal raisonner. Quoique postérieure en origine à la physique et à l’éthique, cependant, dans la plus grande partie des anciennes écoles de philosophie, mais non à la vérité dans toutes, on l’enseigna communément antérieurement à l’une et à l’autre de ces sciences. On a pensé, à ce qu’il semble, que l’écolier devait bien connaître d’abord la différence qui distingue un bon raisonnement d’avec un mauvais, avant d’être amené à raisonner sur des sujets aussi élevés.

À cette ancienne division de la philosophie en trois parties, on substitua, dans la plupart des universités de l’Europe, une autre classification en cinq parties.

Dans la philosophie ancienne, tout ce qui était enseigné sur la nature de l’âme ou sur celle de la Divinité faisait partie de la physique. Ces êtres, quelle que fût leur essence, faisaient partie du grand système de l’univers, et la partie qui produisait les effets les plus remarquables.

Tout ce que la raison humaine pouvait ou conclure ou conjecturer sur ces êtres formait, pour ainsi dire, deux chapitres, quoique deux chapitres, sans contredit, d’une très-haute importance, de la science qui se proposait d’expliquer l’origine et les révolutions du système général de l’univers. Mais dans les universités de l’Europe, où la philosophie ne fut enseignée que comme un accessoire de la théologie, il était naturel qu’on s’arrêtât plus longtemps sur ces deux chapitres que sur toute autre partie de la science. Ces deux chapitres furent successivement étendus de plus en plus et divisés en un grand nombre de chapitres secondaires, jusqu’à ce qu’enfin la doctrine des esprits, sur lesquels il y a si peu de chose à la portée de notre intelligence, vînt à occuper autant de place dans le système de la philosophie, que la doctrine des corps qui offrent un si vaste champ à nos connaissances. Les doctrines relatives à ces deux sujets furent considérées comme faisant deux sciences distinctes. Celle qui fut appelée pneumatique ou métaphysique fut mise en opposition à la physique, et fut cultivée, non-seulement comme la plus sublime des deux, mais encore comme la plus utile, vu la profession particulière à laquelle toute l’instruction était destinée. Le sujet réellement propre à l’observation et à l’expérience, le sujet qui, à l’aide d’une soigneuse attention, peut nous conduire à tant de découvertes utiles, se trouva presque totalement négligé. Le sujet qui fut extrêmement cultivé, ce fut celui dans lequel, après un petit nombre de vérités fort simples et presque évidentes, les plus profondes recherches ne peuvent plus découvrir que ténèbres et incertitudes, et ne peuvent, par conséquent, produire que des sophismes et des subtilités.

Quand ces deux sciences eurent été mises en opposition l’une avec l’autre, la comparaison qu’on fit entre elles deux donna naturellement naissance à une troisième, à celle qui fut appelée ontologie, ou la science qui traita des qualités et des attributs communs à la fois à l’un et à l’autre sujet des deux autres sciences. Mais si les sophismes et les subtilités composaient la plus grande partie de la métaphysique ou pneumatique des écoles, ils composaient la totalité du tissu si frivole et si inextricable à la fois de cette espèce de science qu’on nomma l’ontologie, à laquelle on a aussi quelquefois donné le nom de métaphysique.

L’objet, que se proposait dans ses recherches l’ancienne philosophie morale, était de connaître ce qui constitue la perfection et le bonheur de l’homme, considéré non-seulement comme individu, mais comme membre d’une famille, d’un État et de la grande société du genre humain. Cette philosophie traitait des devoirs comme de moyens pour arriver à la perfection et au bonheur de la vie humaine. Mais quand on en vint à n’enseigner la philosophie morale aussi bien que l’histoire naturelle que comme des connaissances accessoires à la théologie, alors des devoirs de la vie de l’homme furent traités principalement comme des moyens d’arriver au bonheur d’une vie future. Dans la philosophie ancienne, la perfection de la vertu était représentée comme devant nécessairement produire à celui qui la possédait le bonheur le plus parfait dans cette vie. Dans la philosophie moderne, on la représenta souvent comme étant en général, ou plutôt presque toujours, incompatible avec quelque degré de bonheur dans cette vie. Les seuls moyens de gagner le ciel furent la pénitence, les mortifications, les austérités et l’abaissement d’un moine, et non pas la conduite élevée, généreuse, énergique d’un homme. La doctrine des casuistes et une morale ascétique remplirent souvent la majeure partie de la philosophie morale des écoles. La plus importante sans comparaison de toutes les branches différentes de la philosophie devint de cette manière, sans comparaison, la plus corrompue de toutes.

Tel fut donc le cours ordinaire de l’éducation philosophique dans la plus grande partie des universités de l’Europe. On enseigna d’abord la logique ; l’ontologie vint au second rang ; la pneumatologie, comprenant la doctrine relative à la nature de l’âme et de la Divinité, fut mise au troisième ; vint ensuite, en quatrième ordre, un système abâtardi de philosophie morale, qui fut regardé comme lié immédiatement à la doctrine de la pneumatologie, avec l’immortalité de l’âme, et avec les récompenses et les peines que l’on devait attendre de la justice de la Divinité dans une vie future ; un système bref et superficiel de physique terminait ordinairement le cours.

Les changements que les universités de l’Europe introduisirent ainsi dans l’ancien cours de philosophie furent tous imaginés pour l’éducation des ecclésiastiques, et pour faire de ce cours une introduction plus convenable à l’étude de la théologie. Mais tout ce qu’on y ajouta en subtilités et en sophismes, tout ce que ces changements y mêlèrent de morale ascétique et de doctrine de casuistes, ne contribua pas à le rendre plus propre à l’éducation des gens du monde, c’est-à-dire plus fait pour perfectionner les facultés de l’esprit ou les qualités du cœur.

Ce cours de philosophie est ce qu’on continue encore à enseigner dans la plupart des universités de l’Europe, avec plus ou moins de soin et d’exactitude, selon que la constitution de chacune de ces universités est de nature à rendre ce soin et cette exactitude plus ou moins nécessaires aux maîtres. Dans quelques-unes des plus riches et des mieux dotées, les professeurs se contentent d’enseigner quelques bribes et quelques morceaux décousus de ce cours corrompu, et encore pour l’ordinaire les enseignent-ils très-superficiellement et très-négligemment[29].

Les réformes et les progrès qui ont perfectionné, dans les temps modernes, plusieurs diverses branches de la philosophie, n’ont pas été, pour la plupart, l’ouvrage des universités, quoique sans doute elles en aient amené quelques-uns. En général même, les universités ont montré fort peu d’empressement à adopter ces réformes après qu’elles ont eu lieu ; et plusieurs de ces savantes sociétés ont préféré rester pendant longtemps comme des sanctuaires où les systèmes décriés et les préjugés surannés trouvaient encore refuge et protection après avoir été chassés de tout autre coin du monde. Les universités les plus riches et les mieux rentées ont été généralement les plus tardives à adopter les réformes et les découvertes nouvelles, et ce sont elles qui ont fait voir le plus d’éloignement pour tout changement un peu considérable dans le plan d’éducation alors établi. Ces réformes s’introduisirent moins difficilement dans quelques universités plus pauvres, dans lesquelles les professeurs, comptant sur leur réputation pour la plus grande partie de leur subsistance, étaient obligés d’avoir plus d’égard aux opinions reçues dans le monde.

Mais quoique les écoles publiques et les universités de l’Europe fussent uniquement destinées dans l’origine à l’éducation d’une profession particulière, celle des gens d’Église ; et quoique encore elles ne missent pas toujours beaucoup de soin à instruire leurs élèves dans les sciences mêmes qui passaient pour nécessaires à cette profession, cependant elles attirèrent à elles, peu à peu, l’éducation de presque toutes les autres personnes, et en particulier de presque tous les gens bien nés et ayant de la fortune. On ne sut pas trouver, à ce qu’il semble, une meilleure manière d’employer un peu fructueusement ce long intervalle qui sépare l’enfance d’avec cette période de la vie où les hommes commencent à s’appliquer sérieusement aux affaires du monde, aux affaires qui doivent les occuper pendant tout le reste de leurs jours. Cependant, la plus grande partie de ce qu’on enseigne dans les écoles et dans les universités ne semble pas ce qu’il y a de plus propre à les préparer à ses occupations.

En Angleterre, c’est une coutume qui gagne de plus en plus tous les jours que de faire voyager les jeunes gens dans les pays étrangers immédiatement au sortir de leurs classes, et sans les envoyer dans une université. Notre jeunesse, dit-on, revient au pays après avoir généralement beaucoup acquis dans ses voyages. Un jeune homme qui quitte le pays à dix-sept ou dix-huit ans et y rentre à vingt et un, revient avec trois ou quatre années de plus qu’il n’avait à l’époque de son départ, et à cet âge il est très-difficile de ne pas gagner d’une manière très-sensible en trois ou quatre ans. Dans le cours de ses voyages, il acquiert, en général, la connaissance d’une ou de deux langues étrangères, connaissance pourtant qui est rarement suffisante pour le mettre en état de les parler ou de les écrire correctement. À d’autres égards, il revient pour l’ordinaire plus suffisant, plus relâché dans ses mœurs, plus dissipé et moins capable d’aucune application sérieuse, ou pour l’étude ou pour les affaires, qu’il ne pourrait vraisemblablement l’être jamais devenu dans un si court espace de temps, s’il fût resté chez lui. En voyageant de si bonne heure, en perdant dans la dissipation la plus frivole les plus précieuses années de sa vie, éloigné de l’inspection et de la censure de ses parents et de sa famille, toutes les bonnes habitudes que les premières parties de son éducation auraient pu tendre à lui donner, au lieu d’être inculquées et fortifiées, s’affaiblissent et s’effacent presque nécessairement. Il n’y avait que le décri dans lequel les universités se sont laissées tomber d’elles-mêmes, qui fût capable de mettre en vogue une pratique aussi absurde que celle de voyager dans un âge si jeune. Un père, en envoyant son fils dans les pays étrangers, se délivre, au moins pour quelque temps, d’un objet aussi fatigant que celui d’un fils désœuvré, négligé, et qui se perd sous ses yeux.

Tels ont été les effets de quelques-unes des institutions modernes pour l’éducation de la jeunesse.

Des plans et des institutions différentes ont eu lieu, à ce qu’il semble, dans d’autres temps et chez d’autres nations.

Dans les républiques anciennes de la Grèce, tout citoyen libre était instruit, sous la direction du magistrat, dans les exercices gymnastiques et dans la musique. Les exercices gymnastiques avaient pour objet de lui fortifier le corps, de lui donner du courage, et de le préparer aux fatigues et aux dangers de la guerre ; et comme les milices grecques, d’après tous les témoignages, ont été les meilleures qui eussent jamais existé dans le monde, il faut bien que cette partie de leur éducation publique ait parfaitement rempli l’objet de son institution. L’autre partie, la musique, avait pour objet, au moins suivant ce que nous en disent les philosophes et les historiens qui nous ont rendu compte de ces institutions, d’humaniser l’âme, d’adoucir le caractère et de disposer l’élève à remplir tous les devoirs civils et moraux de la vie publique et de la vie privée.

Dans l’ancienne Rome, les exercices du Champ-de-Mars avaient le même objet que ceux du gymnase dans l’ancienne Grèce, et ils semblent avoir aussi bien atteint leur but. Mais chez les Romains, il n’y avait rien qui répondît à l’éducation musicale des Grecs. Cependant la morale des Romains, dans la vie publique comme dans la vie privée, paraît avoir été non-seulement égale, mais de beaucoup supérieure à celle des Grecs sur tous les points. Quant à la supériorité de leur morale dans la vie privée, nous avons le témoignage exprès de Polybe et celui de Denis d’Halicarnasse, deux auteurs bien au fait des deux nations ; et d’un bout à l’autre, l’histoire des Grecs et des Romains atteste la supériorité de la morale publique des derniers. Le caractère doux et modéré des factions rivales est, à ce qu’il semble, la circonstance qui dépose le plus fortement en faveur de la morale publique chez un peuple libre. Or, les factions des Grecs furent presque toujours violentes et sanguinaires, tandis qu’à Rome, jusqu’au temps des Gracques, il n’avait pas encore été versé une seule goutte de sang dans une faction ; et dès le temps des Gracques, on peut regarder la république romaine comme réellement en dissolution. Ainsi, malgré les autorités si respectables de Platon, d’Aristote et de Polybe, et malgré les raisons fort ingénieuses dont M. de Montesquieu cherche à appuyer ces autorités, il parait probable que l’éducation musicale des Grecs ne contribua guère à l’adoucissement de leurs mœurs, puisque celles des Romains, sans aucune éducation de ce genre, leur étaient au total supérieures. Le respect de ces anciens sages pour les institutions de leurs ancêtres les avait probablement disposés à trouver une profonde raison politique dans ce qui n’était peut-être autre chose qu’un antique usage, continué sans interruption depuis la période la plus reculée de ces sociétés jusqu’aux temps auxquels elles étaient parvenues à un degré considérable de raffinement. Chez toute nation barbare, la musique et la danse sont les principaux amusements, et ce sont les premiers talents à posséder pour faire les charmes de la société. Il en est actuellement ainsi chez les nègres de la côte d’Afrique ; c’était la même chose chez les anciens Celtes, chez les anciens Scandinaves et, comme nous pouvons le voir dans Homère, chez les anciens Grecs dans les temps antérieurs à la guerre de Troie. Quand les tribus grecques se formèrent en petites républiques, il était naturel que l’étude de ces arts agréables continuât pendant longtemps à faire partie de l’éducation publique et ordinaire du peuple.

Les maîtres qui instruisaient la jeunesse dans la musique ou dans les exercices militaires ne paraissent pas avoir été payés par l’État, ni même nommés par lui à cet emploi, soit à Rome, soit même à Athènes, la république de la Grèce sur les mœurs et les coutumes de laquelle nous avons le plus de lumières. L’État exigeait de chaque citoyen libre qu’il se rendît propre à défendre son pays à la guerre, et que dans cette vue il se formât aux exercices militaires. Mais il lui laissait la liberté du choix de ses maîtres pour s’y instruire, et ne lui faisait, à ce qu’il semble, aucune autre avance à cet égard, que celle du champ ou lieu public réservé pour ces exercices.

Dans les premiers âges des républiques grecque et romaine, il paraît que les autres parties de l’éducation consistaient à apprendre à lire, écrire et compter selon l’arithmétique du temps. Les plus riches citoyens acquéraient souvent ces connaissances, à ce qu’il semble, par le secours de quelque précepteur domestique qui était, en général, ou un esclave ou un affranchi ; et les citoyens plus pauvres allaient pour le même objet aux écoles de certains maîtres qui faisaient métier d’enseigner ces choses moyennant une rétribution. Toutefois, ces parties de l’éducation étaient entièrement laissées aux soins des parents ou tuteurs de chaque individu. Il ne paraît pas que l’État se soit jamais attribué sur elles aucun droit de direction ni d’inspection. À la vérité, une loi de Solon dispensait les enfants de soutenir la vieillesse de leurs parents, lorsque ceux-ci avaient négligé de leur faire apprendre un métier ou un emploi lucratif.

Dans les progrès de la civilisation, quand la rhétorique et la philosophie vinrent à être en honneur, les gens d’une condition relevée avaient coutume d’envoyer leurs enfants aux écoles des philosophes et des rhéteurs, pour s’y instruire dans ces sciences que tout homme bien né se piquait de savoir. Mais ces écoles n’étaient pas entretenues par l’État ; pendant longtemps il ne fit simplement que les tolérer. Longtemps même la demande en fait de philosophie et de rhétorique fut si peu considérable, que les premiers maîtres qui s’annoncèrent pour professer l’une et l’autre de ces sciences, ne pouvant trouver d’occupation constante dans une seule ville, quelle qu’elle fût, furent obligés de voyager pour enseigner tantôt dans un endroit, tantôt dans l’autre. C’est ainsi que vécurent Zénon d’Élée, Protagoras, Gorgias, Hippias et plusieurs autres. À mesure que la demande vint à augmenter, les écoles de philosophie et celles de rhétorique devinrent stationnaires, d’abord à Athènes, et ensuite dans plusieurs autres villes. Toutefois, il ne paraît pas que l’État leur ait jamais donné d’autre encouragement que d’assigner à quelques-unes d’elles un lieu pour enseigner, ce qui fut fait aussi quelquefois par des donateurs particuliers. Ce fut l’État, à ce qu’il semble, qui assigna l’Académie à Platon, le Lycée à Aristote, et le portique à Zénon de Citta, le fondateur de la secte stoïcienne. Mais Épicure légua ses jardins à l’école qu’il avait fondée. Jusque vers le temps de Marc-Antonin, on ne voit pas qu’aucun professeur ait été salarié par l’État, ou ait reçu d’autres émoluments que les honoraires ou rétributions que lui payaient ses écoliers. La gratification que cet empereur philosophe accorda pour un maître de philosophie, comme nous l’apprend Lucien[30], ne dura vraisemblablement pas au-delà de la vie de l’empereur. Nous ne voyons rien d’équivalent aux privilèges des gradués, ni qu’il fût nécessaire d’avoir suivi quelqu’une de ces écoles pour avoir la faculté de pratiquer un emploi ou une profession particulière. Si l’opinion qu’on se formait de leur utilité ne leur attirait pas d’écoliers, la loi ne forçait personne à y aller, ni ne récompensait personne pour y avoir été. Les maîtres n’avaient aucune espèce de juridiction sur leurs élèves, ni d’autre autorité que cette autorité naturelle que la supériorité de vertu et de talent donne toujours sur les jeunes gens à ceux qui sont chargés de quelques parties de leur éducation.

À Rome, l’étude des lois civiles faisait une partie de l’éducation, non de la plupart des citoyens, mais de quelques familles particulières. Cependant, les jeunes gens qui désiraient acquérir la connaissance des lois n’avaient pas d’école publique où ils pussent aller s’instruire, et la seule ressource qu’ils eussent pour les étudier, c’était de fréquenter la société de ceux de leurs parents et amis qui passaient pour savants en cette partie. Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, quoique les lois des Douze-Tables fussent pour la plupart copiées sur celles de quelques anciennes républiques grecques, cependant il ne paraît pas que l’étude des lois ait jamais fait l’objet d’une science dans aucune république de la Grèce ; à Rome, elle fut de bonne heure une science, et elle donna aux citoyens qui avaient la réputation de l’entendre un lustre considérable. Dans les anciennes républiques de la Grèce, et particulièrement à Athènes, les cours ordinaires de justice consistaient en des portions nombreuses du peuple et, par conséquent, en des assemblées tumultueuses, qui le plus souvent décidaient au hasard ou selon que la clameur, la faction ou l’esprit de parti venait à entraîner la décision. La honte d’avoir rendu une sentence injuste, étant répartie entre cinq cents, mille ou quinze cents personnes (car quelques-unes de leurs cours étaient aussi nombreuses), devenait une charge assez peu sensible pour chaque individu. À Rome, au contraire, les principales cours de justice étaient composées d’un seul juge ou d’un petit nombre de juges, dont l’honneur ne pouvait manquer d’être extrêmement compromis par une décision injuste ou inconsidérée, attendu surtout qu’ils délibéraient toujours en public. Dans les questions douteuses, le soin extrême que ces juges avaient de se garantir de tout reproche, faisait qu’ils cherchaient naturellement à se retrancher derrière l’exemple ou les jugements précédents des juges qui avaient siégé avant eux, ou dans la même cour, ou dans quelque autre. Cette attention à la pratique reçue et aux décisions précédentes fit que les lois romaines furent arrangées dans ce système régulier et méthodique dans lequel elles sont parvenues jusqu’à nous ; et une pareille attention, dans tout autre endroit où elle a eu lieu, a produit le même effet sur les lois du pays. Cette supériorité des mœurs des Romains sur celles des Grecs, si fort remarquée par Polybe et Denis d’Halicarnasse, fut due vraisemblablement à la constitution plus parfaite de leurs cours de justice, plutôt qu’à aucune des circonstances auxquelles ces auteurs l’attribuent. On dit que les Romains étaient particulièrement distingués par un plus grand respect de la religion du serment. Mais des gens accoutumés à ne prêter de serment que devant une cour de justice éclairée et vigilante devaient naturellement avoir bien plus d’égard à la chose qu’ils avaient jurée, qu’un peuple habitué à remplir la même forme devant des assemblées populaires et tumultueuses.

On m’accordera sans peine que les talents civils et militaires des Grecs et des Romains étaient pour le moins égaux à ceux de quelque nation moderne que ce soit. Nous sommes plutôt portés, par préjugé, à en exagérer le mérite. Or, si l’on en excepte ce qui avait rapport aux exercices militaires, il ne paraît pas que l’État ait pris la moindre peine pour former ces grands talents ; car on ne me fera jamais croire qu’on en était redevable à l’éducation musicale des Grecs. Il n’y manqua cependant pas de maître, à ce que nous voyons, pour instruire les gens bien nés de ces différentes nations, dans tout art et toute science que leur état social pouvait leur rendre agréable ou nécessaire. La demande de ces sortes d’enseignement produisit ce qu’elle produit toujours, le talent de les donner ; et nous voyons que l’émulation, fruit nécessaire d’une concurrence illimitée, y porta ce talent à un très-haut degré de perfection. Par l’attention qu’excitaient les anciens philosophes, par l’empire qu’ils prenaient sur les opinions et les principes de leurs auditeurs, par la faculté qu’ils possédaient d’impri­mer un caractère et un ton particuliers à la conduite et à la conversation de ces auditeurs, ils paraissent avoir été extrêmement supérieurs à qui que ce soit de nos maîtres modernes.

De nos jours, l’activité des professeurs publics est plus ou moins émoussée par les circonstances qui les rendent plus ou moins indépendants de leur succès et de leur renommée dans leur profession. Les traitements fixes qu’ils reçoivent mettent aussi le maître particulier qui chercherait à entrer en concurrence avec eux, sur le même pied que serait un marchand qui voudrait commercer sans gratification, concurremment avec ceux qui en reçoivent une considérable dans leur commerce. S’il vend ses marchandises à peu près au même prix qu’eux, il ne peut pas avoir le même profit ; alors la pauvreté et la misère pour le moins, peut-être la ruine et la banqueroute, seront inévitablement son lot. S’il essaie de vendre ses marchandises beaucoup plus cher, il y a à parier qu’il aura si peu de chalands, que sa situation ne s’en trouvera pas beaucoup meilleure. D’ailleurs, les privilèges des gradués, dans beaucoup de pays, sont nécessaires ou au moins extrêmement avantageux à presque tous les hommes des professions savantes, c’est-à-dire à la plus grande partie de ceux qui ont besoin d’une éducation savante. Or, on ne peut obtenir ces privilèges qu’en suivant les leçons des professeurs publics. On aura beau suivre, avec la plus grande assiduité, les meilleures instructions possibles auprès d’un maître particulier, ce ne sera pas toujours un titre pour prétendre à ces privilèges. Ce sont toutes ces différentes causes qui font qu’un maître particulier, dans quelqu’une des sciences qu’on enseigne communément dans les universités, est, en général, regardé parmi nous comme de la dernière classe des gens de lettres. Un homme qui a quelque vrai talent ne saurait guère trouver de manière moins honorable et moins lucrative de l’employer. Il s’ensuit que les dota­tions des écoles et des collèges ont non-seulement nui à l’activité et à l’exactitude des professeurs publics, mais ont même rendu presque impossible de se procurer de bons maîtres particuliers[31].

S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, alors il ne s’enseignerait aucune science, aucun système ou cours d’instruction dont il n’y eût pas quelque demande, c’est-à-dire aucun que les circonstances du temps ne rendissent ou nécessaire, ou avantageux, ou convenable d’apprendre. Un maître particulier ne trouverait jamais son compte à adopter, pour l’enseignement d’une science reconnue utile, quelque système vieilli et totalement décrié, ni à enseigner de ces sciences généralement regardées comme un pur amas de sophismes et de verbiage insignifiant, aussi inutile que pédantesque. De tels systèmes, de telles sciences ne peuvent avoir d’existence ailleurs que dans ces sociétés érigées en corporation pour l’éducation ; sociétés dont la prospérité et le revenu sont, en grande partie, indépendants de leur réputation et totalement de leur industrie. S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, on ne verrait pas un jeune homme de famille, après avoir passé par le cours d’études le plus complet que l’état actuel des choses soit censé comporter, et l’avoir suivi avec de l’application et des dispositions, apporter dans le monde la plus parfaite ignorance de tout ce qui est le sujet ordinaire de la conversation entre les personnes bien nées et les gens de bonne compagnie[32].

Il n’y a pas d’institutions publiques pour l’instruction des femmes et, en conséquence, dans le cours ordinaire de leur éducation, il n’y a rien d’inutile, d’absurde ni de fantastique. On leur enseigne ce que leurs parents et tuteurs jugent nécessaire ou utile pour elles de savoir, et on ne leur enseigne pas autre chose[33]. Chaque partie de leur éducation tend évidemment à quelque but utile ; elle a pour objet ou de relever les grâces naturelles de leur personne, ou de former leur moral à la réserve, à la modestie, à la chasteté, à l’économie ; de les mettre dans le cas de devenir mères de famille, et de se comporter, quand elles le seront devenues, d’une manière convenable à cet état. Dans toutes les époques de sa vie, une femme sent qu’il n’y a aucune partie de son éducation dont elle ne tienne quelque avantage ou quelque agrément. Il arrive rarement que, dans aucun instant de sa carrière, un homme retire quelque utilité ou quelque plaisir de certaines parties de son éducation, qui en ont été les plus fatigantes et les plus ennuyeuses.

L’État ne devrait-il donc s’occuper en aucune manière, va-t-on me demander, de l’éducation du peuple ? Ou s’il doit s’en occuper, quelles sont les différentes parties de l’éducation auxquelles il devrait donner des soins dans les différentes classes du peuple ? Et de quelle manière doit-il donner ces soins ?

Dans certaines circonstances, l’état de la société est tel qu’il place nécessairement la plus grande partie des individus dans des situations propres à former naturellement en eux, sans aucuns soins de la part du gouvernement, presque toutes les vertus et les talents qu’exige ou que peut comporter peut-être cet état de société. Dans d’autres circonstances, l’état de la société est tel qu’il ne place pas la plupart des individus dans de pareilles situations, et il est indispensable que le gouvernement prenne quelques soins pour empêcher la dégénération et la corruption presque totale du corps de la nation.

Dans les progrès que fait la division du travail, l’occupation de la très-majeure partie de ceux qui vivent de travail, c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très-petit nombre d’opérations simples, très-souvent à une ou deux. Or, l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très-approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ; l’engourdissement de ses facultés morales le rend non-seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs même les plus ordinaires de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et à moins qu’on n’ait pris quelques peines très-particulières pour l’y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre ; l’uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage, et lui fait envisager avec une aversion mêlée d’effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d’un soldat ; elle affaiblit même l’activité de son corps, et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance, dans tout autre emploi que celui pour lequel il ’a été élevé. Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal.

Il n’en est pas ainsi dans les sociétés qu’on appelle communément barbares : celles des peuples chasseurs, des pasteurs et même des agriculteurs, dans cet état informe de l’agriculture qui précède le progrès des manufactures et l’extension du commerce étranger. Dans ces sociétés, les occupations variées de chaque individu l’obligent à exercer sa capacité par des efforts continuels, et à inventer des expédients pour écarter des difficultés qui se présentent sans cesse. L’imagination y est tenue toujours en haleine, et l’âme n’a pas le loisir d’y tomber dans cet engourdissement et cette stupidité qui semblent paralyser l’intelligence de presque toutes les classes inférieures du peuple dans une société civilisée. Dans ces sociétés barbares, ou du moins qu’on nomme telles, tout homme est guerrier, comme on l’a déjà observé ; tout homme est aussi, à un certain point, homme d’État, et peut porter un jugement passable sur les affaires relatives à l’intérêt général de la société, et sur la conduite de ceux qui le gouvernent. Chez ces peuples, il n’y a presque pas un seul particulier qui ne puisse voir, au premier coup d’œil, jusqu’à quel point les chefs de la société sont bons juges en temps de paix et bons généraux en temps de guerre. À la vérité, dans une telle société, il n’y a guère de probabilité pour un homme d’y acquérir jamais cette perfection et ce raffinement d’intelligence que certains hommes possèdent quelquefois dans un état de civilisation plus avancé. Quoique, dans une société agreste, les occupations de chaque individu ne laissent pas que d’être fort variées, il n’y a pas une grande variété d’occupations dans la société en général. Il n’y a guère d’homme qui ne fasse ou ne soit capable de faire presque tout ce qu’un autre homme fait ou peut faire. Tout homme a bien un certain degré de connaissance, d’habileté et d’imagination, mais il n’y a guère d’individu qui y possède ces qualités à un haut degré, quoique toutefois le degré auquel on les y possède communément soit, en général, tout ce qu’il faut pour conduire des affaires simples comme celles d’une telle société. Dans un État civilisé, au contraire, quoiqu’il y ait peu de variété dans les occupations de la majeure partie des individus, il y en a une presque infinie dans celles de la société en général. Cette multitude d’occupations diverses offre une variété innombrable d’objets à la médita­tion de ce petit nombre d’hommes qui, n’étant attachés à aucune occupation en parti­culier, ont le loisir et le goût d’observer les occupations des autres. En contemplant une aussi grande quantité d’objets variés, leur esprit s’exerce nécessairement à faire des combinaisons et des comparaisons sans fin, et leur intelligence en acquiert un degré extraordinaire de sagacité et d’étendue. Cependant, à moins qu’il n’arrive que ce petit nombre d’hommes se trouve placé dans des situations absolument particulières, leurs grands talents, tout honorables qu’ils sont pour eux-mêmes, contribuent fort peu au bonheur ou au bon gouvernement de la société dont ils sont membres. Malgré les talents relevés de ce petit nombre d’hommes distingués, tous les plus nobles traits du caractère de l’homme peuvent être en grande partie effacés et anéantis dans le corps de la nation.

L’éducation de la foule du peuple, dans une société civilisée et commerçante, exige peut-être davantage les soins de l’État que celle des gens mieux nés et qui sont dans l’aisance. Les gens bien nés et dans l’aisance ont, en général, dix-huit à dix-neuf ans avant d’entrer dans les affaires, dans la profession ou le genre de commerce qu’ils se proposent d’embrasser. Ils ont avant cette époque tout le temps d’acquérir, ou au moins de se mettre dans le cas d’acquérir par la suite toutes les connaissances qui peuvent leur faire obtenir l’estime publique ou les en rendre dignes ; leurs parents ou tuteurs sont assez jaloux, en général, de les voir ainsi élevés, et sont le plus souvent disposés à faire toute la dépense qu’il faut pour y parvenir. S’ils ne sont pas toujours très-bien élevés, c’est rarement faute de dépenses faites pour leur donner de l’éducation, c’est plutôt faute d’une application convenable de ces dépenses. Il est rare que ce soit faute de maîtres, mais c’est souvent à cause de l’incapacité et de la négligence des maîtres qu’on a, et de la difficulté ou plutôt de l’impossibilité qu’il y a de s’en procurer de meilleurs dans l’état actuel des choses. Et puis, les occupations auxquelles les gens bien nés et dans l’aisance passent la plus grande partie de leur vie ne sont pas, comme celles des gens du commun du peuple, des occupations simples et uniformes ; elles sont presque toutes extrêmement compliquées et de nature à exercer leur tête plus que leurs mains. Il ne se peut guère que l’intelligence de ceux qui se livrent à de pareils emplois vienne à s’engourdir faute d’exercice. D’un autre côté, les emplois des gens bien nés et ayant quelque aisance ne sont guère de nature à les enchaîner du matin au soir. En général, ils ne laissent pas d’avoir certaine quantité de moments de loisirs pendant lesquels ils peuvent se perfectionner dans toute branche de connaissances utiles ou agréables dont ils auront pu se donner les premiers éléments, ou dont ils auront pu prendre le goût dans la première époque de leur vie.

Il n’en est pas de même des gens du peuple ; ils n’ont guère de temps de reste à mettre à leur éducation. Leurs parents peuvent à peine suffire à leur entretien pendant l’enfance. Aussitôt qu’ils sont en état de travailler, il faut qu’ils s’adonnent à quelque métier pour gagner leur subsistance. Ce métier est aussi, en général, si simple et si uniforme, qu’il donne très-peu d’exercice à leur intelligence ; tandis qu’en même temps leur travail est à la fois si dur et si constant, qu’il ne leur laisse guère de loisir, encore moins de disposition à s’appliquer, ni même à penser à aucune autre chose.

Mais quoique dans aucune société civilisée les gens du peuple ne puissent jamais être aussi bien élevés que les gens nés dans l’aisance, cependant les parties les plus essentielles de l’éducation, lire, écrire et compter, sont des connaissances qu’on peut acquérir à un âge si jeune, que la plupart même de ceux qui sont destinés aux métiers les plus bas ont le temps de prendre ces connaissances avant de commencer à se mettre à leurs travaux. Moyennant une très-petite dépense, l’État peut faciliter, peut encourager l’acquisition de ces parties essentielles de l’éducation parmi la masse du peuple, et même lui imposer, cri quelque sorte, l’obligation de les acquérir.

L’État peut faciliter l’acquisition de ces connaissances, en établissant dans chaque paroisse ou district une petite école où les enfants soient instruits pour un salaire si modique, que même un simple ouvrier puisse le donner ; le maître étant en partie, mais non en totalité, payé par l’État, parce que, s’il l’était en totalité ou même pour la plus grande partie, il pourrait bientôt prendre l’habitude de négliger son métier. En Écosse, l’établissement de pareilles écoles de paroisse a fait apprendre à lire à presque tout le commun du peuple, et même, à une très-grande partie, à écrire et à compter. En Angleterre, l’établissement des écoles de charité a produit un effet du même genre, mais non pas aussi généralement, parce que l’établissement n’est pas aussi universellement répandu. Si, dans ces petites écoles, les livres dans lesquels on enseigne à lire aux enfants étaient un peu plus instructifs qu’ils ne le sont pour l’ordinaire ; et si, au lieu de montrer aux enfants du peuple à balbutier quelques mots de latin, comme on fait quelquefois dans ces écoles, ce qui ne peut jamais leur être bon à rien, on leur enseignait les premiers éléments de la géométrie et de la mécanique, l’éducation littéraire de cette classe du peuple serait peut-être aussi complète qu’elle est susceptible de l’être. Il n’y a presque pas de métier ordinaire qui ne fournisse quelque occasion d’y faire l’application des principes de la géométrie et de la mécanique et qui, par conséquent, ne donnât lieu aux gens du peuple de s’exercer petit à petit et de se perfectionner dans ces principes qui sont l’introduction nécessaire aux sciences les plus sublimes, ainsi que les plus utiles.

L’État peut encourager l’acquisition de ces parties les plus essentielles de l’éducation, en donnant de petits prix ou quelques petites marques de distinction aux enfants du peuple qui y excelleraient.

L’État peut imposer à presque toute la masse du peuple l’obligation d’acquérir ces parties de l’éducation les plus essentielles, en obligeant chaque homme à subir un examen ou une épreuve sur ces articles avant de pouvoir obtenir la maîtrise dans une corporation, ou la permission d’exercer aucun métier ou commerce dans un village ou dans une ville incorporée.

C’est ainsi que les républiques grecques et la république romaine, en facilitant les moyens de se former aux exercices militaires et gymnastiques, en encourageant la pratique de ces exercices, et en imposant à tout le corps de la nation la nécessité de les apprendre, entretinrent les dispositions martiales de leurs citoyens respectifs. Elles facilitèrent les moyens de se former à ces exercices, en ouvrant un lieu public pour les apprendre et les pratiquer, et en accordant à certains maîtres le privilège de les enseigner dans ce lieu. Il ne paraît pas que ces maîtres aient eu d’autre traitement ni aucune autre espèce de privilège. Leur récompense consistait entièrement dans ce qu’ils retiraient de leurs écoliers ; et un citoyen qui avait appris ces exercices dans les gymnases publics n’avait aucune espèce d’avantage légal sur un autre qui les aurait appris particulièrement, pourvu que celui-ci les eût également bien appris. Ces républiques encouragèrent la pratique de ces exercices, en accordant de petits prix et quelques marques de distinction à ceux qui y excellaient. Un prix remporté aux jeux Olympiques, Isthmiens ou Néméens, était un grand honneur, non-seulement pour celui qui le gagnait, mais encore pour sa famille et toute sa parenté. L’obligation où était chaque citoyen de servir un certain nombre d’années sous les drapeaux de la république, quand on l’y appelait, le mettait bien dans la nécessité d’apprendre ces exercices, sans lesquels il n’eût pas été propre à remplir son service.

Il ne faut que l’exemple de l’Europe moderne pour démontrer que, dans les progrès de la civilisation et de l’industrie, la pratique des exercices militaires, si le gouvernement ne se donne pas les soins propres à la maintenir, va insensiblement en déclinant, et avec elle le caractère martial du corps de la nation. Or, la sûreté d’une société dépend toujours plus ou moins du caractère guerrier de la masse du peuple. Dans les temps actuels, il est vrai, ce caractère seul, s’il n’était pas soutenu par une armée de ligne bien disciplinée, ne serait peut-être pas suffisant pour la défense et la sûreté nationales. Mais, dans une société où chaque citoyen aurait l’esprit guerrier, certainement il faudrait une armée de ligne moins forte. D’ailleurs, cet esprit guerrier diminuerait nécessairement de beaucoup les dangers réels ou imaginaires dont on croit communément qu’une armée de ligne menace la liberté ; de même qu’il faciliterait extrêmement les efforts de cette armée de ligne contre un ennemi étranger qui voudrait envahir le pays, de même aussi il opposerait à ces mêmes efforts une extrême résistance, si malheureusement ils étaient jamais dirigés contre la constitution de l’État.

Les anciennes institutions de la Grèce et de Rome ont, à ce qu’il semble, beaucoup mieux réussi à entretenir l’esprit martial dans le corps de la nation, que les établissements de nos milices modernes. Elles étaient beaucoup plus simples. Quand ces institutions étaient une fois établies, elles marchaient d’elles-mêmes, et il ne fallait que peu ou point d’attention de la part du gouvernement pour les maintenir en parfaite vigueur. Tandis que pour tenir la main même d’une manière tant soit peu passable à l’exécution des règlements compliqués de quelques-unes de nos milices modernes, il faut dans le gouvernement une vigilance active et continuelle, sans quoi ils ne manquent jamais de tomber en désuétude, puis enfin dans un oubli total. D’ailleurs, les anciennes institutions avaient une influence beaucoup plus universelle. Par leur moyen, tout le corps de la nation était complètement formé à l’usage des armes, tandis que, par les règlements de nos milices modernes, il n’y a qu’une très-petite partie de la nation qui puisse être exercée, si l’on en excepte peut-être les milices de la Suisse. Or, un homme lâche, un homme incapable de se défendre ou de se venger d’un affront, manque d’une des parties les plus essentielles au caractère d’un homme. Il est aussi mutilé et aussi difforme dans son âme, qu’un autre l’est dans son corps lorsqu’il est privé de quelques-uns des membres les plus essentiels, ou qu’il en a perdu l’usage. Le premier est évidemment le plus affligé et le plus misérable des deux, parce que le bonheur et le malheur résidant entièrement dans la partie intellectuelle, ils doivent nécessairement dépendre davantage de l’état de santé ou de maladie de l’âme, de la régularité ou des vices de sa conformation, plutôt que de la constitution physique de l’individu. Quand même le caractère martial d’un peuple ne devrait être d’aucune utilité pour la défense de la société, cependant le soin de préserver le corps de la nation de cette espèce de mutilation morale, de cette honteuse difformité et de cette condition malheureuse qu’entraîne avec soi la poltronnerie, est une considération encore assez puissante pour mériter de la part du gouvernement la plus sérieuse attention ; de même que ce serait un objet digne de la plus sérieuse attention d’empêcher qu’il ne se répandît parmi le peuple une lèpre ou quelque autre incommodité malpropre et répugnante, encore qu’elle ne fût ni mortelle ni dangereuse. Quand il ne pourrait résulter d’une telle attention aucun bien public qui fût positif, n’en serait-ce pas toujours un que d’avoir prévenu un aussi grand mal public ?

On en peut dire autant de la stupidité et de l’ignorance crasse qui semblent si souvent abâtardir l’intelligence des classes inférieures du peuple dans une société civilisée. Un homme qui n’a pas tout l’usage de ses facultés intellectuelles est encore plus avili, s’il est possible, qu’un poltron même ; il est mutilé et difforme, à ce qu’il semble, dans une partie encore plus essentielle du caractère de la nature humaine. Quand même l’État n’aurait aucun avantage positif à retirer de l’instruction des classes inférieures du peuple, il n’en serait pas moins digne de ses soins qu’elles ne fussent pas totalement dénuées d’instruction.

Toutefois, l’État ne retirera pas de médiocres avantages de l’instruction qu’elles auront reçue. Plus elles seront éclairées, et moins elles seront sujettes à se laisser égarer par la superstition et l’enthousiasme, qui sont chez les nations ignorantes les sources ordinaires des plus affreux désordres. D’ailleurs, un peuple instruit et intelligent est toujours plus décent dans sa conduite et mieux disposé à l’ordre, qu’un peuple ignorant et stupide. Chez celui-là, chaque individu a plus le sentiment de ce qu’il vaut et des égards qu’il a droit d’attendre de ses supérieurs légitimes, par conséquent il est plus disposé à les respecter. Le peuple est plus en état d’apprécier les plaintes intéressées des mécontents et des factieux ; il en est plus capable de voir clair au travers de leurs déclamations ; par cette raison, il est moins susceptible de se laisser entraîner dans quelque opposition indiscrète ou inutile contre les mesures du gouvernement. Dans des pays libres, où la tranquillité des gouvernants dépend extrêmement de l’opinion favorable que le peuple se forme de leur conduite, il est certainement de la dernière importance que le peuple ne soit pas disposé à en juger d’une manière capricieuse ou inconsidérée[34].


ARTICLE III.
Des dépenses qu’exigent les institutions pour l’instruction des personnes de tout âge.


Les institutions pour l’instruction des personnes de tout âge sont principalement celles qui ont pour objet l’instruction religieuse.

C’est un genre d’instruction dont l’objet est bien moins de rendre les hommes bons citoyens dans ce monde, que de les préparer pour un monde meilleur dans une vie future. Les maîtres qui enseignent la doctrine où est contenue cette instruction, de même que les autres maîtres, peuvent dépendre entièrement, pour leur subsistance, des contributions volontaires de leurs auditeurs, ou bien ils peuvent la tirer de quelque autre fonds auquel la loi de leur pays leur donne droit, tels qu’une propriété foncière, une dîme ou redevance territoriale, des gages ou appointements fixes. Leur activité, les efforts de leur zèle et de leurs moyens seront vraisemblablement beaucoup plus grands dans le premier cas que dans l’autre. Sous ce rapport, les professeurs de religions nouvelles ont toujours eu un avantage considérable en attaquant les systèmes religieux anciens et légalement établis, parce que dans ceux-ci le clergé, se reposant sur ses bénéfices, avait insensiblement négligé de maintenir, dans la masse du peuple, la dévotion et la ferveur de la foi, et que, s’abandonnant à l’indolence et à l’oisiveté, il était devenu absolument incapable de tout effort de vigueur, même pour défendre sa propre existence. Le clergé d’une religion tout établie et bien dotée finit par se composer d’hommes instruits et agréables, qui possèdent toutes les qualités des gens du monde, et qui peuvent prétendre à l’estime des personnes bien nées ; mais ces hommes sont dans le cas de perdre insensiblement les qualités tant bonnes que mauvaises qui leur donnaient de l’autorité et de l’influence sur les classes inférieures du peuple, et qui avaient peut-être été la cause primitive de succès et de l’établissement de leur religion. Un pareil clergé, quand il vient à être attaqué par une secte d’enthousiastes ardents et populaires, tout stupides et ignorants qu’ils soient, se sent aussi complètement dénué de défense, que les peuples indolents, efféminés et bien nourris des parties méridionales de l’Asie, quand ils furent envahis par les actifs, hardis et affamés Tartares du Nord. Un pareil clergé, dans une semblable occurrence, n’a pour l’ordinaire d’autre ressource que de s’adresser au magistrat civil, et de réclamer sa force pour persécuter, détruire ou chasser ses adversaires comme des perturbateurs de la tranquillité publique. Ce fut ainsi que le clergé catholique romain mit en œuvre la puissance du magistrat civil contre les protestants, et l’Église d’Angleterre contre les dissidents ; c’est ainsi qu’en général toute secte religieuse, ayant une fois joui, pendant un siècle ou deux, de la sécurité d’un établissement légal, s’est trouvée incapable de faire aucune vigoureuse défense contre toute secte nouvelle qui a jugé à propos d’attaquer sa doctrine ou sa discipline. Dans ces occasions, l’avantage, en fait de savoir et de bons écrits, peut être quelquefois du côté de l’Église établie. Mais les finesses de la popularité, tous les talents propres à gagner des prosélytes, sont constamment du côté des adversaires. En Angleterre, ces ressources sont depuis longtemps négligées par le clergé richement doté de l’Église établie, et elles sont principalement cultivées par les dissidents et par les méthodistes. Cependant, les revenus indépendants qu’on a fondés en beaucoup d’endroits pour les professeurs de la doctrine des dissidents, au moyen de souscriptions volontaires, de fidéicommis et d’autres moyens d’éluder la loi, paraissent avoir extrêmement refroidi le zèle et l’activité de ces professeurs. Beaucoup d’entre eux sont devenus très-savants, gens d’esprit et pasteurs respectables ; mais ils ont, en général, cessé d’être des prêcheurs très-populaires. Les méthodistes, sans avoir la moitié du savoir des dissidents, ont beaucoup plus de crédit parmi le peuple.

Dans l’Église de Rome, le zèle et l’industrie du clergé inférieur sont bien plus soutenus par le puissant motif de l’intérêt personnel, que dans peut-être aucune église protestante légalement établie. Le clergé des paroisses, pour la plupart, tire une portion très-considérable de la subsistance des offrandes volontaires du peuple, source de revenu qu’il a mille moyens d’alimenter et de grossir à la faveur de la confession. Les ordres mendiants tirent toute leur subsistance de pareilles offrandes ; ils sont comme les hussards et l’infanterie légère de quelques armées : point de pillage, point de paie. Le clergé des paroisses ressemble à ces maîtres dont la récompense dépend en partie de leur traitement et en partie des honoraires ou rétributions qu’ils retirent de leurs élèves ; or, celles-ci dépendent toujours nécessairement, plus ou moins, de l’activité ou de la réputation du maître. Les ordres mendiants ressemblent aux maîtres dont la subsistance est tout entière fondée sur leur activité. Ils sont donc obligés de ne négliger aucun des moyens qui peuvent animer la dévotion du commun du peuple. Machiavel observe, que, dans les treizième et quatorzième siècles, la dévotion et la foi languissantes de l’Église romaine reprirent une nouvelle vie par l’établissement des deux grands ordres mendiants de Saint-Dominique et de Saint-François. Dans les pays catholiques romains, l’esprit de dévotion est entretenu en totalité par les moines et par le clergé le plus pauvre des paroisses. Les grands dignitaires de l’Église, ornés de tous les agréments qui conviennent aux gens du monde et aux personnes de qualité, et quelquefois distingués par leurs connaissances, ont bien assez soin de maintenir la discipline nécessaire sur leurs inférieurs, mais ne se donnent guère la moindre peine pour l’instruction du peuple.

« La plupart des arts et des professions dans un État », dit l’historien philosophe le plus illustre de ce siècle[35], sont de telle nature, que, tout en servant l’intérêt général de la société, ils sont en même temps utiles et agréables à quelques particuliers ; et dans ce cas, la règle que doit se faire constamment le magistrat (excepté peut-être quand il s’agit d’introduire pour la première fois dans la société quelque art ou profession nouvelle), c’est de laisser la profession à elle-même, et de s’en reposer pour son encouragement sur les particuliers qui en recueillent l’agrément ou l’utilité. Les artisans, en voyant leurs profits grossir à mesure qu’ils contentent leurs pratiques, redoublent, autant qu’il est possible, de zèle et d’industrie ; et lorsque le cours naturel des choses n’est pas troublé par des mesures inconsidérées, on peut être assuré que la marchandise se trouvera, dans tous les temps, à très-peu de chose près, de niveau avec la demande.

Mais il y a aussi quelques métiers qui, quoique utiles et même nécessaires dans un État, ne rapportent cependant ni avantage ni agrément à aucun individu en particulier ; et le pouvoir souverain est obligé, à l’égard de ceux qui suivent ces sortes de professions, de s’écarter de sa règle générale de conduite. Il faut leur donner des encouragements publics, afin qu’ils trouvent les moyens de subsister ; et il faut encore s’occuper de prévenir la négligence à laquelle ils seront naturellement sujets à se laisser aller, et cela, soit en attachant des distinctions particulières à la profession, soit en établissant une subordination de rangs fort étendue et une stricte dépendance, soit enfin par quelque autre expédient. Les personnes employées dans les finances, dans la marine militaire et dans la magistrature, sont des exemples de cette classe de personnes.

On pourrait naturellement croire, au premier coup d’œil, que les ecclésiastiques appartiennent à la première classe, et que pour l’encouragement de cette profession, tout comme pour celle des jurisconsultes et des médecins, il faudrait s’en reposer, en toute sûreté, sur la libéralité de chaque particulier attaché à leur doctrine, et qui trouve de l’avantage ou de la consolation à user de leur ministère et de leur secours spirituel. Sans contredit, un surcroît d’encouragement de ce genre ne manquera pas d’aiguillonner leur activité et leur zèle ; sans contredit, leur habileté dans leur profession, aussi bien que leur adresse à gouverner l’esprit du peuple, ne feront qu’augmenter infailliblement, de jour en jour, par un redoublement continuel de leur part, de pratique, d’étude et d’attention.

Mais si nous examinons la chose plus attentivement, nous verrons que cette activité intéressée du clergé est ce que tout sage législateur doit s’attacher à prévenir, parce que, dans toute religion (excepté la véritable), elle est extrêmement dangereuse, et qu’elle a même une tendance naturelle à corrompre la vraie religion en y mêlant une forte dose de superstition, de sottises et de tromperies. Chacun de ces inspirés prédicants, pour se rendre plus cher et plus sacré aux yeux de ses fidèles, cherchera à exciter l’horreur la plus forte contre toutes les autres sectes, et mettra continuellement ses efforts à ranimer par quelque nouveauté la dévotion languissante de son auditoire. Dans la doctrine qu’on inculquera dans l’esprit du peuple, ni la vérité, ni la morale, ni la décence ne seront respectées. On prêchera de préférence toute maxime qui s’accordera mieux avec les affections désordonnées du cœur humain. Pour attirer la pratique à chaque conventicule particulier, on s’attachera à travailler, chaque jour avec plus d’adresse et d’activité, les passions et la crédulité de la populace. Au bout de tout, le magistrat civil finira par s’apercevoir qu’il a payé bien cher son économie prétendue d’épargner la dépense d’un établissement fixe pour les prêtres, et que dans la réalité la manière la plus avantageuse et la plus décente dont il puisse composer avec les guides spirituels, c’est d’acheter leur indolence en assignant des salaires fixes à leur profession, et leur rendant superflue toute autre activité que celle qui se bornera simplement à empêcher leur troupeau d’aller s’égarer loin de leur bercail, à la recherche d’une nouvelle pâture ; et sous ce rapport les établissements ecclésiastiques, qui d’abord ont été fondés dans des vues religieuses, finissent cependant par servir avantageusement les intérêts politiques de la société. »

Mais, quels que puissent avoir été les bons ou mauvais effets de revenus indépendants qu’on a fondés pour le clergé, il est peut-être bien rare que ces effets soient entrés pour la moindre chose dans les motifs de ces fondations. Les temps où les controverses religieuses ont éclaté avec violence ont été, en général, des temps où les factions politiques ne se sont pas fait sentir avec moins de force. Dans ces occasions, chaque parti politique a trouvé ou imaginé qu’il était dans son intérêt de se liguer avec l’une ou l’autre des sectes religieuses opposées. Mais ceci ne pouvait se faire qu’en adoptant, ou au moins en favorisant la doctrine de cette secte particulière. Celle qui avait eu le bonheur de se lier au parti triomphant partageait nécessairement dans les fruits de la victoire de son allié, dont la faveur et la protection la mettaient bientôt en état de dominer sur tous ses adversaires, et de les réduire au silence jusqu’à un certain point. Ces adversaires, en général, s’étaient ligués avec les ennemis de la faction victorieuse et, par conséquent, étaient eux-mêmes les ennemis de cette faction. Le clergé de cette secte particulière, devenu ainsi complètement maître du champ de bataille, et ayant porté au plus haut degré de force son influence et son autorité sur la masse du peuple, se vit assez puissant pour en imposer même aux chefs et aux principaux de sa faction amie, et pour obliger les magistrats civils à respecter ses opinions et ses volontés. Sa première demande fut, pour l’ordinaire, que ces magistrats abattraient et feraient taire toute autre secte ; et la seconde, qu’ils lui assureraient un revenu indépendant. Comme ce clergé, le plus souvent, ne laissait pas que d’avoir beaucoup contribué à la victoire, il paraissait assez juste qu’il eût aussi quelque part dans la dépouille ; et puis, il commençait à se lasser d’avoir à gagner le peuple, et de dépendre de ses caprices pour subsister. Ainsi, en faisant cette demande, il ne consulta que son bien être et sa commodité, sans beaucoup s’embarrasser de l’effet qui en pourrait résulter dans l’avenir, quant à l’influence et à l’autorité de son ordre. Le magistrat civil, qui ne pouvait satisfaire à la demande du clergé qu’en lui cédant quelque chose qu’il aurait beaucoup mieux aimé prendre ou garder pour lui-même, mit rarement un grand empressement à la lui accorder. Toutefois, la nécessité l’obligea à se soumettre à la fin, quoique ce ne fût souvent qu’après beaucoup de délais, de défaites ou d’excuses supposées.

Mais si la politique n’eût jamais appelé la religion à son aide, si la faction triomphante n’eût jamais été forcée d’adopter la doctrine d’une secte plutôt que celle d’une autre, alors quand elle aurait remporté la victoire, elle aurait vraisemblablement traité toutes les sectes diverses avec indifférence et impartialité, et elle aurait laissé tout individu libre de choisir son prêtre et sa religion comme il jugerait à propos. Sans doute il y aurait eu, dans ce cas, une grande multitude de sectes religieuses. Vraisemblablement, presque chaque congrégation différente aurait fait par elle-même une petite secte, ou se serait plu à établir de son chef quelques points particuliers de doctrine. Chaque maître en ce genre de profession se serait vu dans la nécessité de faire tous ses efforts et de mettre en œuvre toutes ses ressources, tant pour se conserver ses disciples que pour en augmenter le nombre. Mais, comme tout autre maître de la même profession se serait vu dans la même nécessité de son côté, le succès d’aucun de ces maîtres ou d’aucune de leurs sectes n’aurait pu être très-grand. Le zèle actif et intéressé des maîtres en fait de religion ne peut être dangereux et inquiétant que dans le cas où il n’y aurait qu’une seule secte tolérée dans la société, ou que la totalité d’une immense société serait divisée en deux ou trois grandes sectes, les maîtres dans chaque secte agissant alors de concert et sous l’influence d’une subordination et d’une discipline régulières. Mais ce zèle ne peut être de la moindre conséquence quand toute la société est partagée en deux ou trois centaines, ou peut-être en autant de milliers de petites sectes, dont aucune ne peut être assez considérable pour troubler la tranquillité publique. Les maîtres dans chaque secte, se voyant entourés de toutes parts de plus d’adversaires que d’amis, se trouveront bientôt obligés de prendre des manières franches et un esprit de modération, vertus si rares parmi les maîtres ou profès de ces grandes sectes dont la doctrine, étant soutenue par le magistrat civil, est un objet de vénération pour la presque totalité des habitants de grands et puissants empires, et qui ne voient autour d’eux, par conséquent, que des sectateurs, des disciples et d’humbles admirateurs. Les maîtres dans chaque petite secte, se trouvant presque isolés, seraient obligés de respecter ceux de presque toute autre secte, et ce qu’ils se verraient forcés de se céder mutuellement les uns aux autres, tant pour leur avantage que pour leur agrément réciproques, finirait vraisemblablement par réduire avec le temps la doctrine de la plupart d’entre eux à cette religion pure et raisonnable, purgée de tout mélange d’absurdités, d’impostures ou de fanatisme, telle que les hommes sages dans tous les âges du monde ont désiré la voir établie, mais telle que la loi positive ne l’a peut-être encore jamais établie et probablement ne l’établira jamais dans aucun pays, parce qu’en matière de religion la loi positive a toujours été, et vraisemblablement sera toujours, plus ou moins soumise à l’influence des superstitions ou de l’enthousiasme populaire.

Ce plan de gouvernement ecclésiastique, ou, pour mieux dire, de suppression de tout gouvernement ecclésiastique, était celui que se proposait d’établir en Angleterre, vers la fin des guerres civiles, la secte dite des Indépendants, une secte, sans aucun doute, d’enthousiastes effrénés. Si ce projet eût été réalisé, encore qu’il fût provenu d’une origine extrêmement peu philosophique, il aurait vraisemblablement, depuis ce temps jusqu’à nos jours, amené, à l’égard de toute espèce de principe religieux, cet esprit de modération et de calme que donne la philosophie. Ce régime a été établi dans la Pennsylvanie, où, quoique les quakers se trouvent former la secte la plus nombreuse, cependant la loi, dans la réalité, n’en favorise aucune plus que l’autre ; aussi dit-on qu’il y a fait naître partout cette modération et ce calme philosophiques.

Mais quand même, en traitant avec une parfaite égalité toutes les sectes religieuses, on ne parviendrait pas à amener parmi toutes celles d’un même pays, ni même dans la plupart d’entre elles, ce caractère de modération et cet esprit de tolérance, cependant, pourvu que ces sectes fussent suffisamment nombreuses, et chacune d’elles conséquemment trop faible pour pouvoir troubler la tranquillité publique, le zèle excessif de chaque secte pour sa doctrine particulière ne pourrait guère produire d’effets très-nuisibles ; au contraire, il pourrait même produire quelque bien, et si le gouvernement était parfaitement décidé à les abandonner toutes à elles-mêmes, en les obligeant pourtant à rester tranquilles les unes à l’égard des autres, il n’y a pas de doute qu’elles n’en vinssent bientôt d’elles-mêmes à se subdiviser assez promptement pour devenir en peu de temps aussi nombreuses qu’on pourrait le désirer.

Dans toute société civilisée, dans toute société où la distinction des rangs a été une fois généralement établie, il y a toujours eu deux différents plans ou systèmes de morale ayant cours en même temps : l’un, fondé sur des principes rigoureux, et qui peut s’appeler le système rigide ; l’autre, établi sur des principes libéraux, et que je nomme système relâché. Le premier est, en général, admiré et révéré par le commun du peuple ; l’autre est communément plus en honneur parmi ce qu’on appelle les gens comme il faut, et c’est celui qu’ils adoptent. Le degré de blâme que nous portons sur les vices de légèreté, ces vices qui naissent volontiers d’une grande aisance et des excès de gaieté et de bonne humeur, est ce qui semble constituer la véritable distinction entre ces deux plans ou systèmes opposés. Dans le système libéral ou de morale relâchée, le luxe, la gaieté folle et même la joie déréglée, l’amour du plaisir poussé jusqu’à un certain degré d’intempérance, les fautes contre la chasteté, au moins chez un des deux sexes, etc., pourvu que ces choses ne soient pas accompagnées d’indécences grossières et n’entraînent ni fausseté ni injustice, sont en général traitées avec une assez grande indulgence, et sont très-aisément excusées, même entièrement pardonnées. Dans le système rigide, au contraire, ces excès sont regardés comme une chose détestable dont il faut s’éloigner avec horreur. Les vices qu’engendre la légèreté sont toujours ruineux pour les gens du peuple, et il ne faut souvent qu’une semaine de dissipation et de débauche pour perdre à jamais un pauvre ouvrier, et pour le pousser par désespoir jusqu’aux derniers crimes. Aussi, ce qu’il y a de mieux et de plus rangé parmi les gens du peuple a-t-il toujours fui et détesté ces sortes d’excès, qu’il sait par expérience être si funestes aux gens de sa sorte. Au contraire, même plusieurs années passées dans les excès et le désordre peuvent ne pas entraîner la ruine de ce qu’on appelle un homme comme il faut, et les personnes de cette classe sont très-disposées à regarder comme un des avantages de leur fortune la faculté de pouvoir se permettre quelques excès, et comme un des privilèges de leur état la liberté d’en user ainsi sans encourir la censure et les reproches. Aussi, parmi les personnes de leur condition, regardent-elles de pareils excès avec assez peu de désapprobation, et ne les blâment-elles que très-légèrement ou point du tout.

Presque toutes les sectes religieuses ont pris naissance parmi les masses populaires, et c’est de cette classe qu’elles ont, en général, tiré leurs premiers et leurs plus nombreux prosélytes. Aussi le système de morale rigide a-t-il été adopté presque constamment par ces sectes, ou au moins à très-peu d’exceptions près, car il y en a bien quelques-unes à faire. Ce système était le plus propre à mettre la secte en honneur parmi cet ordre de peuple, auquel elle s’adressait toujours quand elle commençait à proposer son plan de réformes sur les choses précédemment établies. Plusieurs d’entre ces sectaires, peut-être la plus grande partie, ont même tâché de se donner du crédit en raffinant sur ce système d’austérité, et en le portant jusqu’à la folie et à l’extravagance, et très-souvent ce rigorisme outré a servi plus que toute autre chose à leur attirer les respects et la vénération du peuple.

Un homme ayant de la naissance et de la fortune est, par son état, un membre distingué d’une grande société, qui a les yeux ouverts sur toute sa conduite, et qui l’oblige par là à y veiller lui-même à chaque instant. Son autorité et sa considération dépendent en très-grande partie du respect que la société lui porte. Il n’oserait pas faire une chose qui pût le décrier ou l’avilir, et il est obligé à une observation très-exacte de cette espèce de morale aisée ou rigide que la société, par un accord général, prescrit aux personnes de son rang et de sa fortune. Un homme de basse condition, au contraire, est bien loin d’être un membre distingué d’une grande société. Tant qu’il demeurera à la campagne, dans un village, on peut avoir les yeux sur sa conduite, et il peut être obligé de s’observer. C’est dans cette situation, et dans celle-là seulement, qu’on peut dire qu’il a une réputation à ménager. Mais sitôt qu’il vient dans une grande ville, il est plongé dans l’obscurité la plus profonde ; personne ne le remarque ni ne s’occupe de sa conduite ; il y a dès lors beaucoup à parier qu’il n’y veillera pas du tout lui-même, et qu’il s’abandonnera à toutes sortes de vices et de débauche honteuse. Il ne sort jamais plus sûrement de cette obscurité, sa conduite n’excite jamais autant l’attention d’une société respectable, que lorsqu’il devient membre de quelque petite secte religieuse ; dès ce moment, il acquiert un degré de considération qu’il n’avait jamais eu auparavant. Tous les frères de sa secte sont intéressés, pour l’honneur de la secte, à veiller sur sa conduite ; et s’il cause quelque scandale, s’il vient à trop s’écarter de cette austérité de mœurs qu’ils exigent presque toujours les uns des autres, ils s’empressent de l’en punir par ce qui est toujours une punition très-sévère, même quand il n’en résulte aucun effet civil, l’expulsion ou l’excommunication de la secte. Aussi, dans les petites sectes religieuses, les mœurs des gens du peuple sont presque toujours d’une régularité remarquable et, en général, beaucoup plus que dans l’église établie. Souvent, à la vérité, les mœurs de ces petites sectes ont été plutôt dures que sévères, et même jusqu’à en être farouches et insociables.

Il y a néanmoins deux moyens très-faciles et très-efficaces qui, réunis, pourraient servir à l’État pour corriger sans violence ce qu’il y aurait de trop austère ou de vraiment insociable dans les mœurs de toutes les petites sectes entre lesquelles le pays serait divisé.

Le premier de ces deux moyens, c’est l’étude des sciences et de la philosophie, que l’État pourrait rendre presque universelle parmi tous les gens d’un rang et d’une fortune moyenne, ou plus que moyenne, non pas en donnant des gages à des professeurs pour en faire des paresseux et des négligents, mais en instituant même dans les sciences les plus élevées et les plus difficiles quelque espèce d’épreuve ou d’examen que serait tenue de subir toute personne qui voudrait avoir la permission d’exercer une profession libérale, ou qui se présenterait comme candidat pour une place honorable ou lucrative. Si l’État mettait cette classe de personnes dans la nécessité de s’instruire, il n’aurait besoin de se donner aucune peine pour les pourvoir de maîtres convenables. Elles sauraient bien trouver tout de suite elles-mêmes de meilleurs maîtres que tous ceux que l’État eût pu leur procurer. La science est le premier des antidotes contre le poison de l’enthousiasme et de la superstition ; et dès que les clas­ses supérieures du peuple seraient une fois garanties de ce fléau, les classes inférieures n’y seraient jamais exposées.

Le second de ces moyens, c’est la multiplicité et la gaieté des divertissements publics. Si l’État encourageait, c’est-à-dire s’il laissait jouir d’une parfaite liberté tous ceux qui, pour leur propre intérêt, voudraient essayer d’amuser et de divertir le peuple, sans scandale et sans indécence, par des peintures, de la poésie, de la musique et de la danse, par toutes sortes de spectacles et de représentations dramatiques, il viendrait aisément à bout de dissiper dans la majeure partie du peuple cette humeur sombre et cette disposition à la mélancolie, qui sont presque toujours l’aliment de la superstition et de l’enthousiasme. Tous les fanatiques agitateurs de ces maladies populaires ont toujours vu les divertissements publics avec effroi et avec courroux. La gaieté et la bonne humeur qu’inspirent ces divertissements étaient trop incompa­tibles avec cette disposition d’âme qui est la plus analogue à leur but, et sur laquelle ils peuvent le mieux opérer. D’ailleurs, les représentations dramatiques, souvent en exposant leurs artifices au ridicule et quelquefois même à l’exécration publique, furent, pour cette raison, de tous les divertissements publics, l’objet le plus particulier de leur fureur et de leurs invectives.

Dans un pays où la loi ne favoriserait pas les maîtres ou profès d’une religion plus que ceux d’une autre, il ne serait pas nécessaire qu’aucun d’eux se trouvât sous une dépendance particulière ou immédiate du souverain ou du pouvoir exécutif, ni que celui-ci eût à se mêler de les nommer ou de les destituer de leurs emplois. Dans un pareil état de choses, il n’aurait pas besoin de s’embarrasser d’eux le moins du monde, si ce n’est pour maintenir la paix entre eux comme parmi le reste de ses sujets, c’est-à-dire de les empêcher de se persécuter, de se tromper ou de s’opprimer l’un l’autre. Mais il en est tout autrement dans les pays où il y a une religion établie ou dominante. Dans ce cas, le souverain ne peut jamais se regarder en sûreté, à moins qu’il n’ait les moyens de se donner une influence considérable sur la plupart de ceux qui enseignent cette religion.

Le clergé de toute église établie constitue une immense corporation ; les membres de cette corporation peuvent agir de concert et suivre leurs intérêts sur un même plan et avec un même esprit, autant que s’ils étaient sous la direction d’un seul homme, et très-souvent aussi y sont-ils. Leur intérêt, comme membres d’un corps, n’est jamais le même que celui du souverain, et lui est même quelquefois directement opposé. Leur grand intérêt est de maintenir leur autorité dans le peuple, et cette autorité dépend de l’importance et de l’infaillibilité prétendue de la totalité de la doctrine qu’ils lui inculquent ; elle dépend de la nécessité prétendue d’adopter chaque partie de cette doctrine avec la foi la plus implicite, pour éviter une éternité de peines. Que le souverain s’avise imprudemment de paraître s’écarter ou de douter lui-même du plus petit article de leur doctrine, ou qu’il essaie par humanité de protéger ceux auxquels il arrive de faire l’un ou l’autre, alors l’honneur jaloux et chatouilleux d’un clergé qui ne sera en aucune manière sous sa dépendance se trouve à l’instant provoqué à le proscrire comme un profane, et à s’armer de toutes les terreurs de la religion pour forcer le peuple à transporter son obéissance à quelque prince plus soumis et plus orthodoxe. Qu’il essaie de résister à quelques-unes de leurs prétentions ou de leurs usurpations, le danger ne sera pas moins grand. Les princes qui ont osé tenter ce genre d’opposition contre l’Église, outre le crime de rébellion, ont généralement encore été chargés pas surcroît du crime d’hérésie, en dépit de toutes les protestations les plus solennelles de leur foi et de leur humble soumission à tout article de croyance qu’elle jugerait à propos de leur prescrire. Mais l’autorité que donne la religion l’emporte sur toute autre autorité. Les craintes qu’elle inspire absorbent toutes les autres craintes. Quand des professeurs de religion légalement établis propagent parmi le peuple quelque doctrine subversive de l’autorité du souverain, celle-ci ne peut être maintenue que par la force seulement ou par le secours d’une puissante armée. Une armée même, dans ce cas, ne peut donner au souverain une sécurité durable, parce que, si les soldats ne sont pas étrangers (et il est fort rare qu’ils le soient), s’ils sont tirés de la masse du peuple, comme cela doit être presque toujours, il y a à présumer qu’ils seront bientôt corrompus eux-mêmes par cette doctrine populaire. Les révolutions continuelles que fit naître à Constantinople l’esprit turbulent du clergé grec, tant que subsista l’empire d’Orient ; les convulsions fréquentes qui éclatèrent dans toutes les parties de l’Europe par suite du caractère factieux et remuant du clergé romain pendant le cours de plusieurs siècles, démontrent assez combien sera toujours incertaine et précaire la situation d’un souverain qui n’a pas les moyens convenables d’exercer son influence sur le clergé de la religion établie et dominante de son pays.

Il est assez évident par soi-même que des articles de foi, ainsi que toutes les matières spirituelles, ne sont pas du département d’un souverain temporel, qui, à quelque point qu’il puisse posséder les qualités propres à protéger le peuple, est rarement censé posséder celles propres à l’instruire et à l’éclairer. Ainsi, pour tout ce qui concerne ces matières, son autorité ne peut guère contrebalancer l’autorité réunie du clergé de l’église établie. Cependant, sa sûreté personnelle et la tranquillité de l’État peuvent très-souvent dépendre de la doctrine que le clergé jugera à propos de répandre sur de pareilles matières. Comme le prince ne peut donc guère s’opposer directement à la décision des membres de ce corps avec assez de poids et d’autorité, il est nécessaire qu’il soit à portée d’influer sur cette décision ; et il ne saurait y influer qu’autant qu’il pourra s’attacher, par des craintes ou des espérances, la majorité des individus de cet ordre. La crainte d’une destitution ou autre punition pareille, et l’espérance d’une promotion à un meilleur bénéfice, sont propres à remplir cet objet.

Dans toutes les églises chrétiennes, les bénéfices ecclésiastiques sont des espèces de franches tenures dont le titulaire a la jouissance, non pas à simple volonté, mais pendant toute sa vie et tant qu’il se comporte bien. Si les bénéficiers tenaient ces biens à un titre plus précaire, et s’ils étaient sujets à en être expulsés au plus léger déplaisir qu’ils auraient causé au souverain ou à ses ministres, il leur serait peut-être impossible de conserver aucune autorité sur le peuple ; et celui-ci, ne les regardant plus alors que comme des mercenaires dépendant de la cour, ne croirait plus à la bonne foi de leurs exhortations. Mais si le souverain s’avisait d’employer la violence ou quelque voie irrégulière pour priver de leurs bénéfices un certain nombre de gens d’Église, par la raison peut-être qu’ils auraient propagé avec un zèle plus qu’ordinaire quelque doctrine séditieuse ou favorable à une faction, il ne ferait, par une telle persécution, que les rendre, eux et leurs doctrines, dix fois plus populaires et, par conséquent, dix fois plus dangereux et plus embarrassants qu’ils ne l’étaient auparavant. La crainte est presque toujours un mauvais ressort de gouvernement, et elle ne devrait surtout être jamais employée contre aucune classe d’hommes qui ait la moindre prétention à l’indépendance. En cherchant à les effrayer, on ne fait qu’aigrir leur mauvaise humeur et les fortifier dans une résistance, qu’avec des manières plus douces on aurait pu les amener peut-être aisément ou à modérer, ou à abandonner tout à fait. Il est bien rare que le gouvernement de France ait jamais réussi, par les moyens violents qu’il a ordinairement mis en œuvre pour obliger les parlements ou cours souveraines de justice à enregistrer quelque édit qui n’était pas populaire.

Cependant, le moyen qu’il employait communément, qui était l’emprisonnement de tous les membres réfractaires, était bien, à ce qu’on pourrait croire, assez énergique. Les princes de la maison de Stuart eurent quelquefois recours à de pareilles violences pour venir à bout de quelques-uns des membres du parlement d’Angleterre et, en général, ils ne les trouvèrent pas moins intraitables. On manie aujourd’hui le parlement d’Angleterre d’une autre manière ; et pour prouver qu’on aurait pu encore plus aisément manier, par les mêmes moyens, tous les parlements de France, il ne faut que la petite expérience que fit le duc de Choiseul sur le parlement de Paris, il y a environ douze ans. On n’a pas suivi cette expérience ; car, encore que les voies de persuasion et de ménagement soient toujours les ressorts les plus sûrs et les plus faciles pour gouverner, tout comme la force et la violence sont les plus mauvais et les plus dangereux, cependant tel est l’insolent orgueil naturel à l’homme, qu’il dédaigne presque toujours de faire usage du bon ressort, à moins qu’il ne puisse ou qu’il n’ose se servir du mauvais. Le gouvernement de France a pu et a osé employer la force et, par conséquent, il a dédaigné de se servir des voies de ménagement et de persuasion. Mais, à ce qu’il semble, je crois, par l’expérience de tous les siècles, il n’y a pas de classe d’hommes avec lesquels il soit si dangereux, ou plutôt si complètement funeste d’employer la contrainte et la violence, que le clergé d’une église établie, environné de la considération publique. Les droits, les privilèges, la liberté personnelle de tout individu ecclésiastique qui est bien avec son ordre, sont plus respectés, dans les gouvernements même les plus despotiques, que ceux de toute autre personne à peu près égale en rang et en fortune. Cela est ainsi dans tous les différents degrés du despotisme, depuis le gouvernement doux et modéré de Paris, jusqu’au gouvernement violent et terrible de Constantinople. Mais si cette classe d’hommes ne peut être menée par force, on peut se la concilier tout aussi aisément qu’une autre ; la sûreté du souverain, non moins que la tranquillité publique, semblent dépendre, en très-grande partie, des moyens qu’a le souverain de s’attacher ces hommes-là, et ces moyens semblent consister en entier dans les bénéfices qu’il a à répandre parmi eux.

Dans l’ancienne constitution de l’Église catholique romaine, l’évêque de chaque diocèse était élu par les suffrages réunis du clergé et du peuple de la ville épiscopale. Le peuple ne conserva pas longtemps son droit d’élection et pendant tout le temps qu’il le conserva, il agit presque toujours sous l’influence du clergé, qui dans ces matières spirituelles, semblait être son guide naturel. En outre, le clergé se lassa bientôt de prendre la peine de se concilier le peuple, et trouva plus commode d’élire lui-même ses évêques. L’abbé fut élu de même par les religieux du monastère, au moins dans la plus grande partie des abbayes. Tous les bénéfices ecclésiastiques inférieurs compris dans le diocèse étaient à la collation de l’évêque, qui les conférait à ceux des ecclésiastiques qu’il jugeait à propos d’en investir. De cette manière tous les bénéfices ecclésiastiques furent à la disposition du clergé. Quoique le souverain pût avoir quelque influence indirecte sur les élections, et qu’il fût quelquefois d’usage de lui demander son consentement pour élire, ainsi que son approbation de l’élection, cependant il n’avait aucun moyen direct et suffisant de se concilier le clergé. Chaque homme d’église était naturellement bien moins porté, par son ambition, à faire sa cour à son souverain qu’à son propre ordre, duquel seul il pouvait espérer quelque avancement.

Dans la plus grande partie de l’Europe, le pape attira insensiblement à lui, d’abord la collation de presque tous les évêchés et abbayes, ou de ce qu’on appelait bénéfices consistoriaux, et ensuite, sous divers prétextes et par diverses manœuvres, il s’attribua celle de la plus grande partie des bénéfices inférieurs compris dans chaque diocèse, n’en laissant à l’évêque guère plus que ce qui était purement nécessaire pour lui donner une autorité décente sur son clergé particulier. Par cet arrangement, la condition du souverain fut encore pire qu’elle n’avait été auparavant. Le clergé de tous les différents pays de l’Europe vint ainsi à se former en une espèce d’armée spirituelle, dispersée à la vérité dans différents quartiers, mais dont tous les mouvements et toutes les opérations purent alors être conduits par une seule tête et dirigés sur un plan uniforme. Le clergé de chaque pays particulier pouvait être regardé comme un détachement de cette année, duquel les opérations étaient au besoin soutenues et secondées par tous les autres détachements cantonnés dans les pays environnants. Non-seulement chacun de ces détachements fut indépendant du souverain du pays dans lequel il était cantonné et qui le faisait subsister, mais il était sous la dépendance d’un souverain étranger qui pouvait un jour tourner les armes de ce détachement contre le souverain de ce même pays, et soutenir celui-là avec les armes de tous ses autres détachements.

Ces armes étaient les plus formidables qu’on puisse imaginer. Dans l’ancien état de l’Europe, avant l’établissement des arts et des manufactures, les richesses du clergé lui donnaient sur la masse du peuple la même espèce d’influence que celle qu’avaient les grands barons sur leurs vassaux, tenanciers et gens de leur suite. Dans les grands domaines dont la piété trompée, tant des princes que des particuliers, avait gratifié l’Église, il y avait des juridictions établies de la même nature que celles des grands barons, et par la même cause. Dans ces grands domaines, le clergé ou ses baillis pouvaient aisément maintenir la paix sans le soutien ou l’assistance du roi ni d’aucune autre personne, et ni le roi ni aucune autre personne n’eussent pu y maintenir la paix sans le soutien et l’assistance du clergé. Ainsi, les juridictions du clergé dans ses baronies ou manoirs particuliers étaient tout aussi indépendantes et tout aussi exclusives de l’autorité des cours du roi, que les juridictions des grands seigneurs temporels. Les tenanciers du clergé étaient, comme ceux des grands barons, presque tous amovibles à volonté, entièrement dépendants de leurs seigneurs immédiats et, par conséquent, dans le cas d’être appelés à tout moment pour porter les armes dans toutes les querelles dans lesquelles le clergé jugeait à propos de les engager. En outre des revenus de ces domaines, le clergé possédait encore dans les dîmes une très-forte portion des revenus de tous les autres domaines, dans chaque royaume de l’Europe. Les revenus provenant de ces deux sources différentes se payaient, pour la plus grande partie, en nature : en grains, vin, bestiaux, volailles, etc. ; la quantité excédait considérablement ce que le clergé en pouvait consommer lui-même, et il n’y avait ni arts ni manufactures contre le produit desquels il pût échanger ce superflu. Le clergé ne pouvait tirer parti de cette énorme surabondance autrement qu’en l’employant comme les grands barons employaient le même superflu de leurs revenus, à entretenir l’hospitalité la plus libérale, à faire des charités sans bornes. Aussi dit-on que l’hospitalité et la charité de l’ancien clergé étaient immenses. Non-seulement il faisait subsister presque tous les pauvres dans chaque royaume, mais encore il y avait une quantité de chevaliers et de gentilshommes qui n’avaient pas d’autres moyens de vivre que d’aller voyageant de monastère en monastère sous prétexte de dévotion, mais dans la réalité pour profiter de l’hospitalité du clergé. Les gens de la suite de certains prélats étaient souvent aussi nombreux que ceux des plus grands seigneurs laïques ; et les gens à la suite du clergé, pris ensemble, étaient peut-être plus nombreux que ceux de tous les seigneurs laïques. Il régnait toujours beaucoup plus d’union entre les seigneurs ecclésiastiques qu’entre les autres ; les premiers étaient soumis à une discipline réglée et subordonnée à l’autorité du pape, les autres n’étaient soumis à aucune discipline ou subordination réglée ; au contraire, ils étaient presque tous également jaloux les uns des autres et du roi. Ainsi, quand même les tenanciers et gens de la suite du clergé eussent été tous ensemble moins nombreux que ceux des grands seigneurs laïques (et probablement les tenanciers de ceux-ci l’étaient beaucoup moins), cependant l’union qui régnait dans cet ordre l’aurait toujours rendu plus redoutable que l’autre. Et puis, l’hospitalité et la charité exercées par le clergé donnaient non-seulement une grande force temporelle à son commandement, mais augmentaient encore extrêmement le poids de ses armes spirituelles. Ces vertus lui assuraient les respects et la vénération la plus profonde dans toutes les classes inférieures du peuple, dont un grand nombre d’individus étaient constamment nourris par lui, et presque tous, au moins de temps en temps. Tout ce qui appartenait, tout ce qui avait quelque rapport avec un ordre aussi populaire, ses possessions, ses privilèges, sa doctrine, tout paraissait nécessairement sacré aux yeux du vulgaire, et toute violation réelle ou supposée de quelqu’une de ces choses était le comble de la profanation et du sacrilège. Si dans ces temps donc le souverain trouvait souvent de la difficulté à résister à une confédération de quelques grands seigneurs, il ne faut pas s’étonner qu’il en dût trouver encore bien davantage à résister à la force réunie du clergé de ses propres États, soutenue par celle du clergé de tous les États voisins. Dans de telles circonstances, ce qui doit étonner, ce n’est pas qu’il ait été quelquefois obligé de plier, mais c’est qu’il ait jamais pu se croire en état de se soutenir.

Les privilèges du clergé de ces anciens temps, qui nous semblent les plus absurdes, à nous qui vivons dans le temps actuel, par exemple son exemption totale de la juridiction séculière, ou ce qu’on appelle en Angleterre le bénéfice de clergie, étaient une suite naturelle ou plutôt nécessaire de cet état de choses. Combien n’eût-il pas été dangereux pour le souverain de vouloir punir un homme d’église pour un crime quelconque, si l’ordre dont celui-ci était membre avait été disposé à le protéger, et à représenter ou les preuves comme trop faibles pour convaincre un aussi saint personnage, ou le châtiment comme trop sévère pour être infligé à celui dont la religion avait rendu la personne sacrée ! Dans de pareilles circonstances, le souverain n’avait rien de mieux à faire que de le laisser juger par les tribunaux ecclésiastiques, qui, pour l’honneur même de leur ordre, étaient intéressés à prévenir, autant que possible, parmi leurs membres, les crimes d’éclat, ou même ces actions scandaleuses faites pour aliéner l’esprit du peuple.

Dans l’état des choses qui eut lieu presque par toute l’Europe pendant le cours des dixième, onzième, douzième et treizième siècles, et quelque temps encore tant avant qu’après cette période, la constitution de l’Église de Rome peut être regardée comme la combinaison la plus formidable qui ait été formée contre l’autorité et la sûreté du gouvernement civil, aussi bien que contre la liberté, la raison et le bonheur du genre humain, qui ne peuvent jamais régner et prospérer que sous la protection du gouvernement civil. Dans cette constitution, les impostures et les illusions les plus grossières de la superstition se trouvèrent si fortement liées aux intérêts privés d’une immense multitude de gens, qu’elles étaient hors de toute atteinte des traits de la raison humaine ; car, encore bien que la raison eût peut-être pu venir à bout de dévoiler, même aux yeux du commun du peuple, quelques-unes de ces erreurs superstitieuses, elle n’aurait néanmoins jamais pu détacher entièrement les liens de l’intérêt privé. Si cette constitution n’eût eu d’autres attaques à essuyer que les faibles efforts de la raison, elle aurait sans doute duré à jamais. Mais cet édifice immense et si habilement construit, que toute la sagesse et toute la vertu humaine n’eussent jamais pu ébranler, encore moins renverser, s’est vu par le cours naturel des choses, d’abord affaibli, ensuite en partie démoli, et peut-être ne lui faut-il plus aujourd’hui que quelques siècles encore pour qu’il s’écroule tout à fait.

Les progrès successifs des arts, des manufactures et du commerce, les mêmes causes qui détruisirent la puissance des seigneurs, ont détruit de la même manière, dans la majeure partie de l’Europe, toute la puissance temporelle du clergé. Le produit des arts, des manufactures et du commerce offrit au clergé, tout comme aux seigneurs, quelque chose à échanger contre le superflu du produit brut de ses terres, et lui fit voir ainsi tous les moyens de dépenser la totalité de ses revenus en jouissances personnelles, sans être obligé d’en faire une aussi grande part aux autres. Peu à peu, sa charité devint moins étendue, son hospitalité moins généreuse et moins prodigue. Sa suite devint, par conséquent, moins nombreuse, et par degrés elle finit par se réduire tout à fait à rien. Comme les seigneurs, le clergé désira aussi retirer de plus fortes rentes de ces domaines, afin de les dépenser de la même manière, en jouissances personnelles, en sottises et en faste puéril. Or, cette augmentation de rente ne put s’obtenir qu’en accordant aux tenanciers de plus longs baux, ce qui rendit ceux-ci en grande partie indépendants. Ce fut ainsi que se relâchèrent et tombèrent enfin peu à peu ces liens d’intérêt qui attachaient au clergé les classes inférieures du peuple. Ils se relâchèrent et tombèrent même plus tôt encore que ceux qui attachaient les mêmes classes du peuple aux seigneurs, parce que les bénéfices de l’Église étant, pour la plus grande partie, de bien moindres domaines que les terres des seigneurs, le possesseur de chaque bénéfice fut bien plus tôt mis à même de dépenser tout son revenu au profit de sa personne. La puissance des seigneurs était encore en pleine vigueur dans la plus grande partie de l’Europe, pendant la majeure partie des quatorzième et quinzième siècles ; mais le pouvoir temporel du clergé, cet empire absolu qu’il avait eu autrefois sur la masse du peuple, était dès lors extrêmement déchu. La puissance de l’Église, à cette époque, était à peu près réduite, presque par toute l’Europe, à celle que pouvait lui donner son autorité spirituelle, et encore cette autorité spirituelle fut-elle fort affaiblie quand elle eut cessé d’être soutenue par la charité et par l’hospitalité du clergé. Les classes inférieures du peuple cessèrent de voir dans cet ordre, comme elles avaient fait auparavant, leur asile dans la disgrâce, leur soutien dans l’indigence. Au contraire, elles ne virent qu’avec éloignement et indignation la vanité, le luxe et les folles dépenses du riche clergé, qui prodiguait ouvertement à ses plaisirs ce qui avait toujours été considéré jusque-là comme le patrimoine des pauvres.

Dans ce nouvel état de choses, les souverains de différents États de l’Europe tâchèrent de recouvrer l’influence qu’ils avaient eue autrefois dans la disposition des grands bénéfices de l’Église, en s’occupant de faire rendre aux doyen et chapitre de chaque diocèse l’ancien droit d’élire leur évêque, et aux moines de chaque abbaye celui d’élire leur abbé. Le rétablissement de cet ordre ancien fut l’objet de plusieurs statuts portés en Angleterre pendant le cours du quatorzième siècle, particulièrement de celui qui fut appelé le statut des proviseurs[36], et de la pragmatique sanction établie en France dans le quinzième siècle. Il devint nécessaire, pour la validité des élections, que le souverain y eût préalablement donné son consentement, et en même temps qu’il agréât ensuite la personne élue ; et quoique l’élection fût toujours censée libre, il eut néanmoins tous les moyens indirects que lui fournissait nécessairement sa position, pour prendre de l’influence sur le clergé de ses États. D’autres règlements tendant au même but furent établis dans d’autres endroits de l’Europe ; mais nulle part avant la réformation, à ce qu’il semble, le pouvoir du pape sur la collation des grands bénéfices de l’Église ne fut aussi efficacement et aussi universellement restreint qu’en France et en Angleterre. Vint ensuite, dans le seizième siècle, le concordat, qui donna aux rois de France le droit absolu de présentation à tous les grands bénéfices et bénéfices consistoriaux de l’Église gallicane.

Depuis l’établissement de la pragmatique sanction et du concordat, le clergé de France a, en général, montré moins de respect pour les décrets de la cour papale, que le clergé de tout autre pays catholique. Dans toutes les querelles que son souverain a eues avec le pape, ce clergé a presque toujours pris le parti du premier. L’indépendance où est le clergé de France de la cour de Rome paraît être principalement fondée sur la pragmatique sanction et le concordat. Dans les temps plus reculés de la monarchie, on trouve le clergé de France tout aussi dévoué au pape que le clergé de tout autre pays. Quand Robert, le second roi de la troisième race, fut frappé par la cour de Rome de la plus injuste des excommunications, ses propres domestiques, dit-on, jetaient aux chiens les mets qui sortaient de sa table, et se gardaient bien de toucher à rien de ce qui avait été souillé par le contact d’une personne frappée d’un tel anathème. On peut bien présumer, sans crainte de se tromper, que c’était le clergé du royaume qui leur prescrivait cette conduite.

Ainsi, le droit de collation aux grands bénéfices de l’Église, ce droit pour le soutien duquel la cour de Rome avait souvent ébranlé et quelquefois renversé les trônes de quelques-uns des plus grands souverains du monde chrétien, se trouva restreint, modifié ou même tout à fait anéanti dans plusieurs endroits de l’Europe, même avant l’époque de la réformation. Comme le clergé eut alors moins d’influence sur le peuple, l’État eut plus d’influence sur le clergé. Ainsi, le clergé eut à la fois et moins de pouvoir pour troubler l’État, et moins de penchant à le faire. Tel était l’état de décadence où était tombée l’autorité de l’Église de Rome, quand les disputes qui donnèrent naissance à la réformation éclatèrent en Allemagne et se répandirent bientôt par toute l’Europe.

La doctrine nouvelle obtint partout une grande faveur populaire ; elle était propagée avec tout l’enthousiasme du zèle qui anime communément l’esprit de parti quand il attaque une autorité reconnue. Les maîtres de cette doctrine, quoique peut-être à d’autres égards aussi peu instruits que la plupart des théologiens qui défendaient les dogmes reçus, semblent, en général, avoir été mieux au fait de l’histoire ecclésiastique, ainsi que de l’origine et des progrès de ce système d’opinions sur lequel était fondée l’autorité de l’Église, et ils avaient par là de l’avantage dans toutes les disputes. L’austérité de leurs mœurs leur donnait du crédit sur le vulgaire, qui mettait en opposition la stricte régularité de leur conduite avec la vie déréglée de la plupart des membres de son clergé. Ils possédaient aussi, à un bien plus haut degré que leurs adversaires, tous les arts de la popularité et celui de se faire des prosélytes ; arts que les puissants et magnifiques enfants de l’Église avaient depuis longtemps négligés comme à peu près inutiles. Quelques-uns embrassèrent la nouvelle doctrine par raison ; beaucoup par amour pour la nouveauté ; un bien plus grand nombre encore par haine et par mépris pour le clergé dominant. Mais ce qui attira vers elle une foule sans comparaison plus nombreuse, ce fut cette éloquence ardente, passionnée et fanatique, quoique souvent rustique et grossière, avec laquelle elle fut presque partout prêchée[37].

Le succès de cette nouvelle doctrine fut si grand et si général, qu’elle fournit aux princes qui se trouvaient alors être mal avec la cour de Rome le moyen de détruire aisément dans leurs États l’église dominante ; et celle-ci, qui avait perdu le respect et la vénération des classes inférieures du peuple, ne pouvait guère opposer de résistance. La cour de Rome avait désobligé quelques-uns des petits princes du nord de l’Allemagne, qu’elle avait probablement regardés comme trop peu importants pour valoir la peine d’être ménagés. En conséquence, ceux-ci établirent généralement la religion réformée dans leurs États. La tyrannie de Christiern II et de Troll, archevêque d’Upsal, mit Gustave Vasa à même de les chasser l’un et l’autre de Suède. Le pape prit le parti du tyran et de l’archevêque, et Gustave Vasa ne trouva aucune difficulté à établir la réforme en Suède. Christiern II fut ensuite déposé du trône de Danemark, où sa conduite l’avait rendu aussi odieux qu’en Suède. Le pape cependant se montra encore disposé à le favoriser, et Frédéric de Holstein, qui était monté sur le trône à sa place, se vengea du pape en suivant l’exemple de Gustave. Les magistrats de Berne et de Zurich, qui n’avaient pas de querelle particulière avec le pape, établirent avec grande facilité la réformation dans leurs cantons respectifs, où, par une imposture un peu plus grossière encore que leurs tromperies ordinaires, quelques gens du clergé venaient tout nouvellement de rendre leur ordre entier odieux et méprisable[38].

Dans une situation aussi critique, la cour papale avait bien assez à faire de cultiver l’amitié des puissants monarques de France et d’Espagne, dont le dernier était à cette époque empereur d’Allemagne. Avec leur assistance elle put venir à bout, quoique non sans de grandes difficultés et beaucoup de sang répandu, ou d’empêcher totalement la réformation dans leurs États, ou d’en arrêter un moment les progrès. Elle était assez disposée aussi à traiter le roi d’Angleterre avec une grande complaisance ; mais les circonstances voulurent qu’elle n’eût pu agir ainsi sans offenser un monarque encore plus puissant, Charles V, roi d’Espagne et empereur d’Allemagne. Aussi, si Henri VIII lui-même ne reconnut pas les principaux articles de la doctrine de la réformation, au moins la faveur générale que cette doctrine avait acquise le mit-elle à même de supprimer tous les monastères dans ses États, et d’y abolir l’autorité de l’Église romaine. Quoiqu’il n’ait pas été plus loin, c’en était assez pour faire plaisir aux champions de la réformation qui, s’étant rendus maîtres du gouvernement sous son fils et successeur, achevèrent sans la moindre difficulté l’ouvrage commencé par le père.

Dans quelques pays, comme l’Écosse, où le gouvernement était anti-populaire et très-peu solidement établi, la réformation fut assez forte, non-seulement pour renverser l’Église, mais encore pour renverser l’État, qui voulut essayer de soutenir l’Église.

Entre les sectateurs de la réformation répandus dans tous les différents pays de l’Europe, il n’y avait pas de tribunal général qui pût, comme celui de la cour de Rome ou comme un concile œcuménique, régler entre eux tous les sujets de controverse, et prescrire à tous, avec une irréfragable autorité, les limites précises de l’orthodoxie. Quand donc ceux de la religion réformée dans un pays venaient à différer l’opinion avec leurs frères d’un autre pays, comme il n’y avait pas de juge commun auquel ils pussent appeler, la dispute ne pouvait jamais être décidée, et il s’éleva beaucoup de ces sortes de disputes parmi eux ; celles relatives au gouvernement de l’église et au droit de conférer les bénéfices ecclésiastiques étaient peut-être celles qui intéressaient le plus la paix et le bien-être de la société civile ; elles donnèrent, en conséquence, lieu aux deux parties ou sectes principales qui divisent les disciples de la réformation, les sectes calviniste et luthérienne, les seules parmi eux dont la doctrine et la discipline aient encore jamais été légalement établies en Europe.

Les partisans de Luther, ainsi que ce qu’on appelle l’Église anglicane, conservèrent plus ou moins le gouvernement épiscopal, maintinrent une subordination dans le clergé, donnèrent au souverain la disposition de tous les évêchés et autres bénéfices consistoriaux dans ses États, et le rendirent par là le véritable chef de l’église ; et sans ôter à l’évêque le droit de collation aux bénéfices inférieurs dans son diocèse, non-seulement ils admirent quant à ces bénéfices mêmes, mais encore ils favorisèrent le droit de présentation, tant chez le souverain que chez les autres patrons laïques. Ce système de gouvernement ecclésiastique fut dès le commencement favorable à la paix et au bon ordre, ainsi qu’à la soumission envers l’autorité civile. Ainsi n’a-t-il jamais été l’occasion d’aucun trouble ou commotion civile dans aucun des pays où il a été une fois établi. L’Église d’Angleterre, en particulier, s’est toujours glorifiée avec raison de la loyauté irréprochable de ses principes[39]. Sous un pareil régime, ceux qui composent le clergé cherchent naturellement à gagner l’estime du souverain, de la cour, de la noblesse et des personnes distinguées du pays, par l’influence desquelles ils espèrent principalement obtenir de l’avancement. Ils font la cour à ces patrons, quelquefois sans doute par de basses flatteries et de viles complaisances, mais bien souvent aussi par la culture de ces arts qui attirent le plus l’attention des gens riches et distingués et sont, par conséquent, la voie la plus sûre d’acquérir leur estime, par des connaissances dans toutes les diverses branches utiles et agréables des sciences, par la noblesse et la décence de leurs manières, par la sociabilité de leur humeur et le bon ton de leur conversation ; enfin, par le mépris dont ils font profession pour ces austérités absurdes et hypocrites que les fanatiques prêchent et se piquent de pratiquer afin d’attirer sur eux la vénération du petit peuple, et de lui rendre odieux la plupart de ceux des classes supérieures qui se dispensent ouvertement de pareilles momeries. Cependant un tel clergé, en se rendant aussi agréable aux personnes du premier ordre de la société, est très-disposé à négliger totalement les moyens de conserver de l’influence et du crédit sur les dernières classes ; il sera écouté, estimé et respecté de ses supérieurs, mais devant ses inférieurs il sera souvent hors d’état de défendre avec succès et d’une manière convaincante pour un tel auditoire ses principes sages et modérés, contre le plus ignorant des enthousiastes qui jugera à propos de les attaquer.

Les partisans de Zwingle, ou pour mieux dire ceux de Calvin, donnèrent, au contraire, au peuple de chaque paroisse, dans tous les cas de vacance, le droit d’élire son propre pasteur, et établirent en même temps la plus parfaite égalité dans le clergé. Tant que la première partie de cette institution resta en vigueur, il paraît qu’elle n’a produit autre chose que de la confusion et des désordres, et qu’elle tendit à corrompre également les mœurs du clergé et celles du peuple. L’autre partie paraît n’avoir jamais eu que des effets parfaitement conformes au but de l’institution.

Tant que le peuple de chaque paroisse conserva ce droit d’élection, il ne fit presque toujours que suivre l’influence du clergé et, en général, celle des plus fanatiques et des plus turbulents de cet ordre. Les ecclésiastiques, pour conserver leur influence dans ces élections populaires, devinrent pour la plupart et affectèrent de se montrer fanatiques, encouragèrent le fanatisme dans le peuple et donnèrent presque toujours la préférence aux plus fanatiques d’entre les candidats. La moindre affaire, la nomination d’un simple prêtre de paroisse, suffit pour occasionner le plus souvent des contestations violentes, non-seulement dans la paroisse, mais encore dans toutes les paroisses voisines, qui manquaient rarement de prendre parti dans la querelle. S’il arrivait que la paroisse fût située dans une grande ville, un tel événement divisait les habitants en deux partis ; et quand il se trouvait que cette ville formait elle-même une petite république, ou bien qu’elle était le chef-lieu ou la capitale d’une petite république, ce qui est le cas de la plupart des villes considérables de la Suisse et de la Hollande, chaque misérable dispute de ce genre, en excitant l’animosité de toutes les autres factions, menaçait encore de laisser après elle à la fois et un nouveau schisme dans l’Église, et une nouvelle faction dans l’État. En conséquence, dans ces petites républiques, le magistrat sentit de bonne heure la nécessité, pour maintenir la tranquillité publique, de se saisir lui-même du droit de présenter à tous les bénéfices vacants. En Écosse, le pays le plus étendu dans lequel ait jamais été établie cette forme presbytérienne dans le gouvernement de l’Église, les droits de patronage furent, dans le fait, abolis par l’acte qui établit les presbytéries[40], au commencement du règne de Guillaume III. Cet acte, du moins, investit certaines classes du peuple de chaque paroisse du pouvoir d’acheter, pour une très-petite somme, le droit d’élire leur propre pasteur. On laissa subsister environ vingt-deux ans le régime établi par cet acte : mais ce régime fut aboli par le statut de la dixième année de la reine Anne, chapitre XII, à cause des troubles et des désordres qu’avait causés presque partout ce mode populaire d’élection. Cependant, dans un pays aussi étendu que l’Écosse, un tumulte dans une paroisse éloignée n’était pas autant dans le cas de troubler la tranquillité du gouvernement qu’il l’eût été dans un plus petit État. L’acte de la dixième année de la reine Anne rétablit le droit de patronage. Mais quoiqu’en Écosse la loi donne le bénéfice, sans exiger aucune autre condition, à la personne présentée par le patron, cependant l’Église exige quelquefois (car à cet égard elle n’a pas été très-uniforme dans ses décisions) un certain concours ou agrément de la part du peuple, avant de conférer à la personne présentée ce qu’on appelle la charge des âmes ou la juridiction ecclésiastique sur la paroisse. Au moins quelquefois, sous le prétexte affecté de conserver la paix dans la paroisse, elle diffère de mettre le pasteur en possession jusqu’à ce qu’on ait pu avoir ce concours de la part du peuple. Les menées particulières du clergé du voisinage, quelquefois pour obtenir cet agrément populaire, mais plus souvent encore pour l’empêcher, et les moyens de popularité qu’il se ménage pour se mettre à même d’intriguer avec plus de succès dans de pareilles occasions, sont peut-être la cause principale de cet ancien levain de fanatisme qui se fait sentir encore en Écosse dans le clergé et parmi le peuple.

L’égalité que la forme presbytérienne du gouvernement ecclésiastique établit dans le clergé consiste d’abord dans l’égalité d’autorité ou de juridiction ecclésiastique, et secondement dans l’égalité de bénéfices. Dans toutes les églises presbytériennes, l’égalité d’autorité est parfaite ; il n’en est pas de même de celle des bénéfices. En outre, la différence entre un bénéfice et un autre est rarement assez considérable pour que le possesseur même du petit bénéfice puisse être tenté de faire bassement la cour aux patrons afin d’en obtenir un meilleur. C’est ordinairement par des moyens plus honnêtes et plus relevés que, dans toutes les églises presbytériennes où les droits de patronage sont généralement établis, que le clergé cherche à se concilier la faveur de ses supérieurs ; c’est par ses connaissances et son savoir, par une conduite irréprochable, par la fidélité et l’exactitude avec laquelle il remplit ses devoirs. Les patrons mêmes se plaignent souvent de l’indépendance de caractère chez les ecclésiastiques, à laquelle ils donnent volontiers le nom d’ingratitude et d’oubli des bienfaits passes, mais qui, à en juger le moins favorablement, est au plus une indifférence tout naturellement produite par la certitude de n’avoir plus aucun bienfait de ce genre à attendre à l’avenir. En nul endroit de l’Europe peut-être, on ne saurait trouver une classe d’hommes plus instruits, plus décents, plus indépendants et plus respectables que la plupart des ecclésiastiques presbytériens de Hollande, de Genève, de la Suisse et de l’Écosse.

Quand les bénéfices de l’église sont à peu près tous égaux, aucun d’eux ne peut être fort considérable, et cette médiocrité dans les bénéfices, quoiqu’il ne faille pas la porter trop loin, a toutefois des effets très-favorables. Il n’y a que les mœurs les plus exemplaires qui puissent donner de la dignité à un homme d’une très-modique fortune. Les vices qu’entraînent la frivolité et la vanité le rendraient nécessairement ridicule et, d’ailleurs, seraient presque aussi ruineux pour lui que pour les gens du peuple. Ainsi, dans sa conduite privée, il est obligé de suivre ce système de morale que le peuple respecte le plus. Il gagne l’estime et l’affection des gens de cette classe par le genre de vie même que son intérêt seul et sa position le porteraient à adopter. Il est regardé par eux avec ce sentiment de bienveillance que nous portons naturellement à quelqu’un qui se rapproche un peu de notre propre condition, mais qui nous semble fait pour une plus relevée. Naturellement aussi, leur bienveillance excite la sienne ; il met plus de soin à les instruire, plus d’attention à les seconder, plus de zèle à les soulager ; il ne méprise même pas les préjugés de gens qui sont disposés à lui être si favorables, et il ne prend jamais avec eux ces airs dédaigneux et arrogants que nous trouvons si souvent dans l’orgueilleux dignitaire d’une église opulente et richement dotée. Aussi le clergé presbytérien a-t-il plus d’influence sur l’esprit du peuple que n’en a peut-être le clergé de toute autre église établie ; et ce n’est, en conséquence, que dans les seuls pays presbytériens que nous verrons jamais le peuple complètement converti à la croyance de l’église établie, sans qu’aucun moyen de persécution ait été employé.

Dans les pays où les bénéfices de l’église sont pour la plus grande partie très-modiques, une chaire dans une université est, en général, une meilleure place qu’un bénéfice ecclésiastique. Dans ce cas, les universités peuvent prendre avec choix tous leurs membres dans la totalité des gens d’église du pays, qui constituent partout la classe, sans comparaison, la plus nombreuse de gens de lettres. Dans ceux, au contraire, où les bénéfices de l’Église sont en grande partie d’un revenu très-considérable, naturellement l’Église enlève aux universités la plupart de leurs gens de lettres distingués, qui trouvent toujours quelque patron jaloux de leur procurer un bon bénéfice. Dans le premier de ces deux cas, il y a à parier que le clergé n’offrira qu’un petit nombre de gens de mérite, et ceux-ci encore parmi les membres les plus jeunes de cet ordre, qui vraisemblablement en seront aussi tirés avant d’avoir pu acquérir assez de connaissances et d’expérience pour lui être d’une grande utilité. M. de Voltaire observe que le père Porée, jésuite (médiocrement distingué dans la république des lettres), était le seul professeur qu’on eût vu en France, dont les ouvrages valussent la peine d’être lus. Dans un pays qui a été aussi fécond en gens de lettres du premier talent, il peut paraître assez extraordinaire qu’il y ait eu à peine un d’entre eux professeur dans une université. Le célèbre Gassendi était, dans les premières années de sa vie, professeur à l’université d’Aix. Aux premières étincelles de génie qu’il fit paraître, on lui représenta qu’en se mettant dans l’église il pourrait trouver facilement les moyens de vivre avec plus d’aisance et de repos, et qu’il serait ainsi dans une position plus favorable pour continuer ses études ; et il suivit aussitôt ce conseil. La remarque de M. de Voltaire peut s’appliquer, à ce que je crois, non-seulement à la France, mais à tous les pays catholiques romains. Il est très-rare que nous trouvions, chez aucun, un homme de lettres distingué qui soit professeur d’une université, excepté peut-être dans les chaires de droit et de médecine, professions dans lesquelles l’église n’est pas aussi à même de puiser. Après l’Église de Rome, celle d’Angleterre est, sans comparaison, la plus opulente et la mieux rentée de toutes les églises chrétiennes. Aussi, en Angleterre, l’église est occupée continuellement à épuiser les universités de leurs membres les plus studieux et les plus habiles, et il serait aussi rare que dans les pays catholiques romains d’y trouver un ancien professeur de collège, connu et cité en Europe comme un homme de lettres du premier ordre. À Genève, au contraire, dans les cantons suisses protestants, dans, les pays protestants de l’Allemagne, en Hollande, en Écosse, en Suède et en Danemark, les gens de lettres les plus distingués que ces pays aient produits avaient été, non pas tous, à la vérité, mais sans comparaison la plus grande partie, professeurs dans les universités. Dans ces pays, ce sont les universités, au contraire, qui épuisent continuellement l’église de tous les gens de lettres supérieurs qui peuvent s’y trouver.

C’est peut-être une chose qui mérite d’être observée, que si nous en exceptons les poètes, un petit nombre d’orateurs et quelques historiens, la très-majeure partie des autres gens de lettres d’un ordre supérieur, tant à Rome que dans la Grèce, paraissent avoir été des professeurs publics ou particuliers, et généralement des professeurs de philosophie ou de rhétorique. On trouvera cette observation constamment vraie depuis le temps de Lysias et d’Isocrate, de Platon et d’Aristote, jusqu’à ceux de Plutar­que et d’Épictète, de Suétone et de Quintilien[41]. Il semble, en effet, que la méthode la plus efficace pour rendre un homme parfaitement maître d’une science particulière, c’est de lui imposer la nécessité d’enseigner cette science régulièrement chaque année. Étant obligé de parcourir tous les ans la même carrière, pour peu qu’il soit bon à quelque chose, il se met nécessairement en peu d’années complètement au fait de chaque partie de sa matière ; et s’il lui arrivait, dans une année, de se former sur quelque point particulier une opinion trop hâtive, quand il vient l’année suivante à repasser sur le même objet dans le cours de ses leçons, il y a à parier qu’il réformera ses idées. Si l’emploi d’enseigner une science est certainement l’emploi naturel de celui qui est purement homme de lettres, c’est aussi peut-être le genre d’éducation le plus propre à en faire un homme vraiment profond en savoir et en connaissances. La médiocrité des bénéfices ecclésiastiques tend naturellement à attirer la plupart des gens de lettres du pays où cette circonstance se rencontre, vers le genre d’emploi dans lequel ils peuvent être le plus utiles au public, et en même temps à leur donner la meilleure éducation peut-être qu’ils soient capables de recevoir ; elle tend à rendre leur savoir aussi solide et aussi profond que possible, et de plus à lui donner la direction la plus utile qu’il puisse prendre. Il est à observer que le revenu de l’Église établie (à l’exception seulement des parties de ce revenu qui peuvent provenir de terres ou de domaines particuliers) est une branche du revenu général de la société, qui se trouve ainsi détourné pour un objet fort étranger à la dépense de l’État.

La dîme, par exemple, est un véritable impôt territorial qui ôte aux propriétaires des terres la faculté de pouvoir contribuer aussi largement qu’ils pourraient le faire sans cela à la défense publique. Or, la rente de la terre est, suivant quelques personnes, la source unique, et suivant d’autres, la source principale qui fournit en dernier résultat de quoi pourvoir aux besoins de l’État dans toutes les grandes monarchies. Plus il va de cette source à l’Église, moins sans contredit on en peut réserver pour l’État. On peut poser comme maxime certaine que, toutes choses supposées égales d’ailleurs, plus l’Église est riche, plus nécessairement alors ou le souverain ou le peuple sera pauvre et, dans les deux cas, l’État nécessairement moins capable de se défendre. Dans plusieurs pays protestants, et particulièrement dans tous les cantons suisses protestants, avec les revenus qui appartenaient anciennement à l’Église catholique romaine, les dîmes et les biens-fonds ecclésiastiques, on a pu former un fonds suffisant, non-seulement pour fournir des salaires convenables au clergé, mais pour défrayer encore, avec peu ou point d’addition, toutes les autres dépenses de l’État. Les magistrats du puissant canton de Berne, en particulier, ont accumulé sur les épargnes de ce fonds une très-forte somme qu’on croit monter à plusieurs millions, dont partie est déposée dans un trésor public, et partie placée à intérêt, dans ce qu’on appelle les fonds publics, chez différentes nations de l’Europe qui sont grevées d’une dette, principalement celles de France et d’Angleterre. Je ne prétends pas savoir à quoi peut monter le total de ce que coûte à l’État l’église de Berne ou de tout autre canton protestant. Il paraît, d’après un compte très-exact, que la totalité du revenu de l’église d’Écosse, y compris la glèbe ou les biens-fonds ecclésiastiques, ainsi que la rente de leurs manses ou maisons d’habitation, portée à une évaluation raisonnable, se montait, en 1755, à une somme de 68,514 livres 1 sch. 5 deniers 1/12 seulement. Ce revenu très-modique fournit une subsistance décente à neuf cent quarante-quatre ministres. Toute la dépense de l’église, y compris ce qu’il fallut allouer accidentellement pour constructions et réparations des églises et des maisons de ministres, ne peut être censée aller fort au-delà de 80 ou 85,000 livres par an.

L’Église la plus opulente du monde chrétien ne maintient pas mieux l’uniformité de croyance, la ferveur de la dévotion, l’esprit d’ordre, la bonne conduite et la sévérité de mœurs dans la masse du peuple, que cette église d’Écosse si pauvrement dotée. Elle produit aussi pleinement qu’aucune autre que ce puisse être tous les bons effets civils et religieux qu’on peut attendre d’une église établie. La plupart des églises protestantes de Suisse, qui, en général, ne sont pas mieux dotées que l’église d’Écosse, produisent tous ces effets, et à un degré encore plus marqué. Dans la majeure partie des cantons protestants, on ne trouverait pas une seule personne qui ne fit profession d’être de l’église établie. Il est vrai que si quelqu’un professe une autre religion, la loi l’oblige à quitter le canton ; mais une loi aussi rigoureuse ou plutôt réellement aussi oppressive n’aurait jamais pu s’exécuter dans ces pays de liberté, si les soins du clergé n’eussent pas d’avance converti au culte établi toute la masse du peuple, à l’exception peut-être seulement d’un petit nombre d’individus. Aussi, dans quelques endroits de la Suisse, où, par l’union accidentelle d’un pays protestant et d’un pays catholique romain, la conversion n’a pas été complète, les deux religions sont non-seulement tolérées, mais elles sont toutes deux légalement établies. Pour qu’un service quelconque soit rempli d’une manière convenable, il faut, à ce qu’il semble, que son salaire ou sa récompense soit proportionné le plus exactement possible à la nature du service. Si un service est beaucoup trop peu payé, il y a fort à craindre qu’il ne souffre de l’incapacité et de la bassesse de la plupart de ceux qui y seront employés ; s’il est beaucoup trop payé, il y a à craindre peut-être qu’il ne souffre encore plus de leur insouciance et de leur paresse. Un homme qui jouit d’un gros revenu, de quelque profession qu’il puisse être, s’imagine devoir vivre comme les autres personnes qui ont un pareil revenu, et pouvoir donner une grande partie de son temps aux plaisirs, à la vanité et à la dissipation. Mais chez un ecclésiastique, un pareil train de vie non-seulement consume un temps qui devrait être consacré aux devoirs de sa place, mais encore détruit presque entièrement aux yeux des gens du peuple ce caractère de sainteté, qui peut seul le mettre en état de remplir ses devoirs avec le poids et l’autorité convenables.


SECTION QUATRIÈME.
Des dépenses nécessaires pour soutenir la dignité du souverain.


Outre les dépenses nécessaires pour mettre le souverain en état de remplir ses différents devoirs, il y a encore une certaine dépense qu’exige le soutien de sa dignité. Cette dépense varie, tant avec les différentes périodes d’avancement de la société, qu’avec les différentes formes du gouvernement.

Dans une société opulente et industrieuse, où toutes les différentes classes du peuple sont entraînées de jour en jour à faire plus de dépense dans leur logement, dans leur ameublement, dans leur table, dans leurs habits et dans leur train, on ne peut guère s’attendre à ce que le souverain résistera seul au torrent de la mode. Il en vient donc aussi naturellement ou plutôt nécessairement à faire plus de dépense dans chacun de ces différents articles, et sa dignité semble lui prescrire d’en user ainsi.

Comme sous le rapport de la dignité un monarque est plus élevé au-dessus de ses sujets que le premier magistrat d’une république quelconque ne peut jamais être censé l’être au-dessus de ses concitoyens, il faut aussi une plus grande dépense pour soutenir cette dignité plus élevée. Naturellement, nous nous attendons à trouver plus de splendeur dans la cour d’un roi que dans la maison d’un doge ou d’un bourgmestre.


CONCLUSION.


Les dépenses qu’exige la défense publique, et celle pour soutenir la dignité du premier magistrat, sont faites, les unes et les autres, pour l’avantage commun de toute la société. Il est donc juste que ces dépenses soient défrayées par une contribution générale de toute la société, à laquelle chaque différent membre contribue, le plus équitablement possible, dans la proportion de ses facultés.

La dépense qu’exige l’administration de la justice peut aussi sans doute être regardée comme faite pour l’avantage commun de toute la société. Il n’y aurait donc rien de déraisonnable quand cette dépense serait aussi défrayée par une contribution générale. Cependant les personnes qui donnent lieu à cette dépense sont celles qui, par des actions ou des prétentions injustes, rendent nécessaire le recours à la protection des tribunaux ; comme aussi les personnes qui profitent le plus immédiatement de cette dépense sont celles que le pouvoir judiciaire a rétablies ou maintenues dans leurs droits ou violés, ou attaqués. Ainsi, les dépenses d’administration de la justice pourraient très-convenablement être payées par une contribution particulière, soit de l’un ou de l’autre, soit de ces deux différentes classes de personnes à mesure que l’occasion l’exigerait, c’est-à-dire par des honoraires ou vacations payés aux cours de justice. Il ne peut y avoir nécessité de recourir à une contribution générale de toute la société, que pour la conviction de ces criminels qui n’ont personnellement ni bien ni fonds quelconque sur lequel on puisse prendre ces vacations.

Ces dépenses locales ou provinciales dont l’avantage est borné à la même localité, telles, par exemple, que celles pour la police d’une ville ou d’un district, doivent être défrayées par un revenu local ou provincial, et ne doivent pas être une charge du revenu général de la société. Il n’est pas juste que toute la société contribue pour une dépense dont une partie seulement de la société recueille le fruit.

La dépense d’entretenir des routes sûres et commodes et de faciliter les communications est sans doute profitable à toute la société et, par conséquent, on peut sans injustice la faire payer par une contribution générale. Cependant, cette dépense profite plus immédiatement et plus directement à ceux qui voyagent ou qui transportent des marchandises d’un endroit dans un autre, et à ceux qui consomment ces marchandises. Les droits de barrières, sur les grands chemins en Angleterre, et ceux appelés péages dans d’autres pays, mettent cette dépense en totalité sur ces deux différentes sortes de personnes, et par là dégrèvent le revenu général de la société d’un fardeau considérable.

La dépense des institutions pour l’éducation publique et pour l’instruction religieuse est pareillement sans doute une dépense qui profite à toute la société, et qui par conséquent peut bien, sans injustice, être défrayée par une contribution générale. Cependant, il serait peut-être aussi convenable, et même quelque peu plus avantageux qu’elle fût payée en entier par ceux qui profitent immédiatement de cette éducation et de cette instruction, ou par la contribution volontaire de ceux qui croient avoir besoin de l’une ou de l’autre.

Quand les établissements ou les travaux publics qui profitent à toute la société ne peuvent être entretenus en totalité, ou ne sont pas, dans le fait, entretenus en totalité par la contribution de ceux des membres particuliers de la société qui profitent le plus immédiatement de ces travaux, il faut que le déficit, dans la plupart des circonstances, soit comblé par la contribution générale de toute la société.

Le revenu général de la société, outre la charge de pourvoir aux dépenses de la défense publique et à celle que demande la dignité du premier magistrat, est donc encore chargé de remplir le déficit de plusieurs branches particulières de revenu.

Je vais tâcher d’exposer dans le chapitre suivant quelles sont les sources de ce revenu général ou du revenu de l’État.


  1. La grande question qui doit être ici prise en considération est évidemment de savoir, non point quels sont les frais de défense, mais quel système de défense sera le meilleur, quoi qu’il en puisse coûter. Mais Adam Smith, s’étant borné à des recherches qui ont trait aux richesses des nations, s’est, par le plan même de son ouvrage, dispensé de la discussion des questions qui intéressent vivement les hommes d’État. Il les traite, non point comme des questions politiques, ce qu’elles sont en réalité, mais comme des questions d’économie. Il montre d’abord comment elles se rattachent au bien-être général, avant d’en entreprendre la discussion. Il a ainsi, sans aucune nécessité, entravé le cours de ses recherches par une règle qu’il est obligé d’enfreindre avant d’aborder son sujet ; et on peut remarquer que, bien qu’il ne prétende traiter que le côté économique de la question, en tant qu’il fait partie du plan de son ouvrage, il envisage pourtant la question politique, recherchant avant tout, non point le système le moins coûteux, mais le meilleur. Ses vues sur cette matière ne sont pourtant pas complètes ; il se borne à constater un seul point, savoir, la supériorité d’une armée régulière sur toute autre espèce de force, et il attribue à l’oubli de cette maxime toutes les révolutions qui ont bouleversé les États. Buchanan.
  2. Ceux qui font la guerre et qui, par conséquent, ne peuvent rien faire pour leur entretien, doivent être entretenus par l’industrie des autres ; et, dans un État purement militaire, le commerce et l’agriculture doivent être cultivés assez pour que ceux qui restent dans leurs foyers puissent subvenir aux besoins de ceux qui se battent pour eux. C’est alors, quand une petite portion de la population se charge des fournitures de guerre, qu’une nation peut se servir de sa population comme d’un instrument de guerre. C’est d’après ce module que se font formées les républiques belliqueuses de la Grèce et de Rome, et jamais, depuis, dans des États d’une égale étendue, un aussi grand déplacement de forces militaires ne s’est vu. Dans les temps modernes, à l’époque de l’invasion de leur pays en 1792, les Français, dans la défense de leur patrie, ont montré un zèle et un enthousiasme dignes du patriotisme des anciennes républiques, et ils finirent par devenir formidables aux États environnants. Mais, même dans cette guerre, les Français n’avaient jamais sous les armes une aussi grande portion de leur population que les anciennes républiques de Rome et de la Grèce. Buchanan.
  3. Depuis les guerres de la révolution, l’Europe est devenue plus belliqueuse ; et on a calculé que maintenant 1 sur 70 de la population de chaque pays est destiné au service militaire. De si grands efforts ne ruinent pas précisément, mais ils appauvrissent les pays qui les font. Buchanan.
  4. Sous quel rapport l’art de la guerre peut-il être appelé le plus noble des arts ? La guerre, sans doute, développe toutes ces grandes qualités de l’âme qui étonnent et éblouissent les hommes ; mais elle n’ouvre pas la même carrière aux facultés de l’esprit. La théorie de la guerre est bientôt apprise, et sa pratique n’offre point de difficultés, l’esprit restant calme et pouvant exécuter facilement ce qu’il a saisi sans effort. Sous ce rapport donc, l’art de la guerre ne sera pas le plus noble des arts ; et quand on considère qu’il fait couler le sang par torrents et qu’il porte partout la misère et la destruction, on n’hésitera pas, en exceptant seulement le cas de défense, à le regarder comme atroce et barbare. La guerre, le mépris du danger, et la hardiesse seront toujours populaires ; mais qu’y a-t-il, sous ces dehors de générosité et de grands sentiments, de réellement admirable dans le caractère d’un soldat, qui ne fait que marcher aveuglément à la suite d’un chef victorieux, victime lui-même de son ambition, et sans égards pour les malheurs qui accompagnent ses triomphes ? En réfléchissant que la gloire du soldat naît des souffrances de l’humanité, il nous parait douteux qu’on puisse applaudir à un art qui ne s’exerce que par la destruction de la félicité humaine. Gibbon remarque avec justesse que, tant que les hommes exalteront plutôt ceux qui les écrasent que leurs véritables bienfaiteurs, la guerre sera toujours considérée comme le chemin de la gloire. Buchanan.
  5. Les opinions émises dans ce paragraphe sont, comme il est facile de le croire, sans aucun fondement. Nous avons déjà essayé de démontrer qu’il n’y a pas de motifs pour admettre que les agriculteurs sont plus intelligents que les travailleurs employés dans les manufactures et dans le commerce, et que l’intelligence de ces derniers souffre de ce que, par suite de la division du travail dans les fabriques, ils sont obligés de faire toujours la même chose. C’est précisément le contraire qui a lieu. La population des manufactures est généralement plus instruite que celle des campagnes, et son intelligence s’est développée en raison de l’accroissement du nombre et de la plus grande division du travail. L’idée que le travail dans les manufactures détruit chez les hommes les vertus sociales et militaires est plus fausse encore. Les villes et les pays, dans les temps anciens et modernes, qui ont été les plus avancés dans les arts de l’industrie et du commerce, se sont en même temps le plus distingués par leur patriotisme et leur courage. Il n’est pas nécessaire de sortir de l’Angleterre pour trouver des preuves irrécusables des erreurs contenues dans ce paragraphe. Nos manufactures ont atteint un développement inouï pendant les derniers cinquante ans ; et la division du travail est poussée plus loin en Angleterre que dans les autres pays ; mais, bien que le gouvernement n’ait rien fait pour son instruction, peut-on dire que la population des fabriques soit devenue stupide et ignorante ? Que les hommes travaillant dans la manufacture soient moins capables que ceux des campagnes de connaître les intérêts du pays, et qu’ils seraient incapables de le défendre en cas de guerre ? Toutes ces assertions sont sans aucun fondement. C’est un de ces cas très-rares où le jugement d’Adam Smith s’est laissé influencer par d’anciens préjugés : il aurait dû savoir que le régiment de chevau-légers du général Elliot, qui s’est tant distingué pendant la guerre de Sept Ans, a été en grande partie composé des tailleurs de la capitale. Quant à l’observation que les manufactures affaiblissaient les forces physiques et militaires, il suffit de rappeler que, pendant la dernière guerre, ce furent les villes manufacturières et commerçantes qui fournissaient les contingents de troupes les plus considérables. Des faits de cette importance prouvent, au delà de toute contestation, que, quels que puissent être les changements introduits dans les mœurs de notre nation, nos troupes sont aussi capables que jamais de supporter des fatigues et de montrer du courage et de la résolution. Mac Culloch.
  6. Cette distinction entre la guerre ancienne et la guerre moderne nous parait tout à fait imaginaire. Rien, assurément, ne pouvait être plus terrible que le choc dans les batailles anciennes, et pour que les soldats tinssent ferme dans cette rencontre terrible, il fallait que les habitudes d’ordre et de discipline fussent aussi fortes que dans les temps modernes. Buchanan.
  7. Les troupes grecques égalaient en bravoure les Macédoniens. Mais ce fut plutôt à son génie qu’à la supériorité de ses soldats que Philippe dut la conquête de la Grèce. Buchanan.

  8. Dans toutes ces batailles, ce fut plutôt la science d’Annibal que la valeur de ses troupes qui décida du succès. À Trasimène, et à Cannes particulièrement, les dispositions de la bataille avaient été très-savantes. La première de ces batailles eut lieu dans les Apennins. Annibal avait, par différentes ruses, attiré ses ennemis dans un défilé étroit entre les montagnes et le lac de Trasimène. Le gros de son année était sur les hauteurs ; après que les Humains se furent engagés dans le défilé, il tomba sur eux, et ils étaient vaincus de toutes parts avant qu’ils eussent eu le temps de se ranger en bataille. À Cannes, il dut la victoire à l’art avec lequel il fit manœuvrer son centre ; il le fit avancer en forme convexe au commencement de la bataille ; puis, le faisant reculer à mesure que les Romains attaquaient, il en renversa complètement la forme : les rangs se refermèrent sur le centre ennemi et l’enfoncèrent de tous les côtés. Tous ces mouvements furent exécutes avec une exactitude parfaite, et l’armée romaine, après une résistance héroïque, fut complètement anéantie, sans doute en partie par la valeur des ennemis, mais surtout par le génie supérieur de leur grand capitaine. Buchanan.

  9. Chez une nation éclairée et avec un gouvernement libre, une armée permanente n’est pas seulement inutile, mais encore dangereuse, puisque évidemment elle met le pouvoir entre les mains du souverain. Les lois et les institutions les plus sages ne sont d’aucune utilité si les garanties de l’exécution leur manquent ; et comment une pareille garantie pourrait-elle exister, quand le souverain dispose d’un instrument de violence aussi formidable ? Le soldat par profession n’est pas très-disposé à soutenir la cause de la liberté et de l’ordre ; il est violent par état, et il est toujours prêt à seconder les vues de ses chefs. Adam Smith a dit avec justesse, qu’avec une armée régulière et permanente, le souverain peut dédaigner toutes les démonstrations injustes, séditieuses et turbulentes ; mais ne peut-il pas également dédaigner toute espèce de représentations ? Et les hommes au pouvoir, appuyés surtout sur une bonne armée, ne sont-ils pas presque toujours enclins à regarder comme séditieuses et turbulentes les démonstrations qui ont pour but d’examiner leur conduite ? Nous ne trouvons pas qu’ils supportent mieux « les excès d’une liberté turbulente », parce qu’ils ont une armée permanente. L’Amérique n’a point d’armée permanente, et pourtant les hommes d’État dans ce pays sont plus librement interrogés que partout ailleurs. La loi, dans ce pays, ne regarde pas la vérité envers les hommes au pouvoir comme un libelle et une offense, et ce degré de liberté n’existe dans aucun autre pays. Buchanan.
  10. On les trouve dans l’Histoire d’Angleterre, par Tyrrel. (Note de l’auteur)
  11. On distingue en Angleterre les cours de loi et les cours de conscience ou d’équité ; ces dernières diffèrent par la forme de procéder, et elles sont moins astreintes, pour le fond de leurs jugements, à suivre strictement la lettre de la loi ; mais elles peuvent se décider sur la bonne foi des parties, ou, comme on le disait pour nos justices consulaires, ex æquo et bono.
  12. Toutes ces turpitudes sont encore autorisées aujourd’hui par les divers codes de procédure de l’Europe et exploitées sans miséricorde par les avoués, les huissiers et les gens de loi. Elles font la honte et le fléau de notre temps. Quand donc commencera la croisade qui doit y mettre un terme ? A. B.
  13. Nombre de tonneaux qui forment la contenance du vaisseau.
  14. Depuis la publication des deux premières éditions de cet ouvrage, j’ai eu de fortes raisons de croire que la totalité des droits de barrière perçus en Grande-Bretagne ne produit pas un revenu net d’un demi-million, somme qui, sous la régie du gouvernement, ne suffirait pas pour tenir en bon état cinq des principales routes du royaume. (Note de l’auteur).

  15. J’ai maintenant de bonnes raisons de croire que toutes ces sommes conjecturales sont beaucoup trop fortes. (Note de l’auteur).
  16. Il est inutile de faire remarquer que ces observations d’Adam Smith s’appliquent à un ordre de choses qui n’est plus. Depuis que les Français sont rentrés en possession de leurs droits, et principalement depuis 1830, la législation des routes a été refaite sur des bases plus équitables, et la France d’aujourd’hui ne ressemble plus guère à la France de 1775. A. B.
  17. L’expression joint stock compagnies, qui est dans l’original, ne peut être traduite d’une manière tout à fait exacte en français : société commerciale ne dirait pas assez ; société en commandite dirait trop, car les Anglais n’ont pas, à proprement parler, de sociétés en commandite. J’ai adopté le terme de compagnie par actions, de préférence à tout autre, parce qu’il se rapproche le plus de l’idée anglaise. Le comte Garnier s’était servi des mots compagnies en société de fonds, qui ne signifient rien. Qu’est-ce que des compagnies en société ? A. B.
  18. Cette compagnie se nomme aussi compagnie de la mer du Nord, pour la distinguer de la compagnie du Levant, ou autrement de Turquie.
  19. Freeman, c’est-à-dire ayant le droit de maîtrise dans une corporation de métier ou de commerce, droit qui s’acquiert par l’apprentissage, ou par l’argent, ou par concession. À ce titre est attaché le droit de concourir aux offices municipaux et aux élections des membres du parlement, représentants de la cité, ville ou bourg.
  20. Les officiers composant la cour de l’échiquier ont tous le titre de baron. L’un d’eux a la dénomination de cursitor. Ses fonctions principales consistent à signer en chef les actes émanés de cette cour.
  21. Compagnies par actions (exclusive or joint stock companies). Une compagnie par actions est une société qui possède un capital social déterminé et divisé en un nombre plus ou moins grand d’actions transférables ; elle est administrée au profit des actionnaires par un corps de directeurs élus, et obligés de rendre compte de leur gestion. Quand une fois toutes les actions ou portions du capital social ont été souscrites, nul ne peut devenir membre de la compagnie sans avoir préalablement acheté une ou plusieurs actions appartenant aux membres déjà existants. Les membres n’agissent jamais individuellement. Les décisions sont prises en commun ; leur exécution est confiée aux directeurs ou aux agents employés par eux. D’après le droit commun de l’Angleterre, tous les membres d’une compagnie par actions sont liés entre eux ; ils restent solidairement responsables, sur leurs fortunes, des dettes de la compagnie. Ils peuvent faire des arrangements entre eux, ayant pour but de limiter leurs obligations mutuelles ; mais, à moins d’être autorisés par une autorité compétente à changer leurs statuts, ils restent indéfiniment responsables vis-à-vis du public. Le Parlement limite quelquefois la solidarité des actionnaires des compagnies de ce genre établies par un statut jusqu’à concurrence du montant des actions souscrites par eux. On supposait, jusqu’à une époque récente, qu’une charte d’incorporation accordée par la couronne devait avoir le même effet ; mais, par l’acte 6 (rendu sous Georges IV, ch. ixxvi), la couronne est expressément investie du droit d’accorder des chartes d’incorporation portant que les membres des compagnies seraient individuellement responsables, dans des limites et avec des restrictions qui seraient jugées convenables. Depuis, on a très-souvent accordé des chartes à l’effet de rendre des compagnies capables de poursuivre ou d’être poursuivies en justice, au nom de plusieurs de ses fonctionnaires, sans que la responsabilité des actionnaires vis-à-vis du public en soit aucunement limitée. Cette limitation ne peut être implicitement reconnue ni par une charte ni par un acte du Parlement ; elle existe seulement quand elle est expressément mentionnée.
    Utilité des compagnies par actions. Quand le capital requis pour une entreprise excède les forces d’un seul homme, une association devient indispensable pour son exécution. Toutes les fois que les chances du succès d’une entreprise seront douteuses et qu’un laps de temps plus ou moins long sera nécessaire pour en voir la fin, un seul individu, quoique prêt à contribuer pour sa part avec d’autres, ne voudra point, quand même il en aura les moyens, assumer toute la responsabilité de l’affaire. De là la nécessité et l’avantage des compagnies ou des associations. Nous leur devons les canaux qui traversent ce pays dans toutes les directions ; la construction des docks et des grands magasins, l’institution des principales banques et des assurances, une foule d’établissements d’utilité publique, enfin, que l’association des hommes et des capitaux a seule rendus possibles.
    Compagnies privilégiées (open or regulated companies). Les affaires de ces compagnies ou associations sont conduites par des directeurs employés par les membres. La compagnie n’a pas de fonds commun. Chaque individu paye une somme en entrant, ou, ce qui a lieu plus ordinairement, une contribution annuelle. Un droit pouvant être affecté aux affaires de la compagnie est quelquefois imposé sur l’importation et l’exportation des marchandises dans les pays avec lesquels la compagnie fait le commerce. Les sommes ainsi acquises sont employées par les directeurs à envoyer des ambassadeurs, des consuls et autres fonctionnaires publics, capables de faciliter les entreprises commerciales, ou à construire des factoreries, à équiper des croiseurs, etc. Les membres d’une pareille compagnie font le commerce avec leurs propres capitaux, et à leurs risques personnels. Une compagnie privilégiée, en définitive, n’est qu’un moyen de faire payer à ceux qui sont engagés dans une certaine branche du commerce les frais généraux ou politiques rendus indispensables, sauf à laisser aux individus toute latitude dans les entreprises particulières. La formation d’une pareille compagnie sera le meilleur mode d’assurer à une certaine branche du commerce la protection que le gouvernement refuserait ou ne serait pas en droit d’accorder. Ce mode d’association, tout en établissant une protection sûre, laisse aux particuliers toute liberté d’action.
    Quant à ce qui concerne la protection, on pourrait peut-être admettre, avec Adam Smith, qu’une compagnie par actions est mieux appropriée à cet effet qu’une compagnie privilégiée. Les directeurs de cette classe d’associations, dit Adam Smith, n’ont aucun intérêt dans le commerce général de la compagnie, au profit de laquelle des vaisseaux de guerre, des factoreries et des forts doivent être construits, lis sont capables de négliger ces intérêts et de ne penser qu’à leurs propres affaires. Dans les compagnies par actions, au contraire, les intérêts des directeurs s’identifient avec ceux de la compagnie. Ils n’ont pas de capitaux particuliers engagés dans le commerce ; leurs profits dépendent uniquement de l’emploi avantageux et prudent du fonds commun, et il est à présumer qu’ils rechercheront par tous les moyens possibles de faire prospérer les entreprises communes. D’un autre côté, il peut arriver que les directeurs d’une compagnie par actions ne sachent pas s’arrêter au point juste ; ils ont presque toujours essayé d’étendre les relations commerciales par la force et de devenir plutôt des rois que des marchands. Cette dernière circonstance était même assez facile à prévoir, attendu que la considération et le patronage résultant de cette politique devaient être pour eux d’une plus grande importance qu’une augmentation modeste des dividendes de leur capital. Quand ils ont été à même de pouvoir l’entreprendre, ils n’ont jamais reculé devant l’emploi de la force pour mener à bout leurs projets ; et, au lieu de se contenter de magasins et de factoreries, ils ont construit des fortifications, engagé des troupes et fait la guerre. Les compagnies privilégiées ont procédé autrement. Leurs affaires sous leur propre contrôle ont été conduites d’une manière modeste et économique ; leurs établissements n’ont été que des factoreries, et elles se sont rarement laissé entraîner par les idées de conquête et de domination.
    Si donc nous les considérons simplement comme des machines du commerce, nous ne devons pas douter de la supériorité des compagnies privilégiées sur les compagnies par actions. Les dernières ont en outre un grave défaut, c’est d’exclure complètement l’industrie et la rivalité des individus. Quand une compagnie de ce genre est on possession d’un privilège particulier, elle fera certainement tout pour son propre intérêt, quelque préjudiciable qu’il puisse être au public. Si elle a le monopole du commerce d’un pays particulier ou d’une marchandise particulière, elle ne manquera pas, en s’emparant du marché intérieur et extérieur, de vendre les marchandises qu’elle importe ou exporte à des prix d’une hausse artificielle. Son but est, non point d’employer des capitaux considérables, mais de réaliser de grands bénéfices sur des capitaux relativement petits. La conduite de la compagnie hollandaise des Indes Orientales, qui brûlait les épices pour que la trop grande quantité n’en fit pas baisser les prix, peut servir d’exemple de la manière dont agissent de pareilles associations. Les hommes voudront toujours vendre au plus haut prix possible ; délivrés de la concurrence et protégés par le privilège du monopole, ils n’hésiteront pas à élever les prix aussi haut que le leur permettra la concurrence des acheteurs, et ils réaliseront ainsi de très-gros bénéfices. Cependant, malgré tous ces avantages, les compagnies, à cause de la négligence, de la profusion et du gaspillage inséparables de la direction des grandes associations, se sont presque toujours endettées. La compagnie des Indes Orientales a perdu beaucoup dans le commerce, et sans les revenus de l’Inde, elle aurait déjà cessé d’exister. Acheter sur un marché, vendre avec profit sur un autre, suivre exactement toutes les variations qui surviennent dans les prix, dans la provision et les demandes des marchandises ; connaître les besoins des différents marchés, et conduire ensuite les opérations de la manière la plus convenable et la plus économique, ce sont là des choses qui exigent une grande vigilance et une attention soutenue, et qu’on ne pourra jamais obtenir des directeurs et employés d’une grande compagnie par actions ; de là il est souvent arrivé que des particuliers aient réussi dans certaines branches du commerce qui avaient ruiné les compagnies.
    Constitution des compagnies. Quand une demande est soumise au Parlement afin d’obtenir un acte d’incorporation accordant à plusieurs individus le droit de se constituer en compagnie par actions pour l’exécution d’une entreprise utile, il faut bien se garder de leur accorder des privilèges qui pourront devenir préjudiciables au public. Quand une compagnie est formée pour la construction d’un dock, d’une route ou d’un canal, il sera nécessaire, pour que des particuliers s’engagent dans l’entreprise, de leur accorder des privilèges pour un certain nombre d’années. Mais, si d’autres personnes étaient à jamais empêchées de construire de nouveaux docks, d’ouvrir de nouvelles lignes de communication, il en résulterait pour le public un dommage durable. Il sera très-utile, par exemple, de former une compagnie ayant pour but de conduire de l’eau dans une ville ; mais, s’il n’y avait pas d’autres sources dans le voisinage que celles sur lesquelles la compagnie a acquis des droits, elle pourrait, si l’acte d’incorporation ne le lui interdit, élever le prix de l’eau d’une manière exorbitante et réaliser de grands bénéfices au préjudice du public. Ainsi, toutes les fois qu’il s’agira de la construction d’un canal, d’un chemin de fer, il sera d’une bonne politique de régler les taux du prix pour les différents services, et de limiter également les dividendes en fixant un maximum au delà duquel ils ne pourront plus être augmentés, en stipulant à cet effet que, dans le cas où le taux du prix établi par la compagnie s’élèverait au-dessus du maximum des dividendes et des frais de l’exploitation, elle serait tenue de le réduire jusqu’au rétablissement du niveau ; ou, dans le cas où elle refuserait d’accepter cette condition, on pourrait exiger que le surplus des dividendes fût affecté à l’amortissement du capital de l’association, de manière qu’à la fin les dépenses servant au payement des dividendes se trouveraient abolies. Si ce principe avait été appliqué aux premiers canaux qu’on a construits en Angleterre, le transport des marchandises sur les lignes de communication les plus importantes ne coûterait presque rien maintenant, et on aurait obtenu ce résultat sans que le nombre de ces entreprises en fût diminué. Il y a très-peu de personnes qui, au moment où elles s’engagent dans de pareilles entreprises, s’attendent à plus de dix ou de douze pour cent de bénéfices ; elles seraient même toutes prêtes à s’engager si elles pouvaient seulement en espérer autant. N’est-il pas alors du devoir du gouvernement de faire en sorte que, dans le cas d’un succès inattendu, le public puisse en tirer quelque avantage ? Ici la concurrence ne peut pas rétablir le niveau. Ceux qui viennent les premiers s’emparent de la meilleure, sinon de l’unique ligne propre à l’établissement d’un canal ou d’un chemin de fer ; ils obtiendront ainsi un véritable monopole sans qu’on puisse les en déposséder. Il y a donc avantage à stipuler le taux des prix et le maximum des dividendes ; sans décourager les entreprises, on aura garanti les intérêts du public. Quand, à avantage égal pour le public, une entreprise pourra être formée par des particuliers tout aussi bien que par des compagnies, ou quand les risques et les difficultés ne sont pas trop grands, on ferait bien de n’accorder aucun privilège et de les traiter, sous tous les rapports, comme de simples particuliers. Mac Culloch.

  22. Ce vaisseau se nommait vaisseau de permission ; il devait être du port de cinq cents tonneaux ; un quart du profit appartenait à Sa Majesté catholique, et en outre 5 pour 100 sur les trois autres quarts de ce profit.
  23. Non pas par le traité d’Aix-la-Chapelle, mais par un traité signé à Buen-Retiro, le 3 octobre 1750, par lequel le roi d’Espagne s’oblige envers le roi d’Angleterre à payer 100,000 liv. sterl. à la compagnie de l’Asiento, pour tous droits, demandes et prétentions.
  24. Ces deux compagnies d’assurance sont établies à Londres, en vertu de patentes du même jour, 8 janvier 1720.
  25. Adam Smith se montre ici d’une partialité étrange. Il semblerait au contraire que la discipline des collèges est surtout favorable aux études, et par conséquent aux écoliers plutôt qu’aux maîtres, à qui le désordre ne saurait profiter sans doute, mais qui en souffriraient beaucoup moins, assurément, que leurs élèves. Nous n’admettons pas non plus ce que l’auteur ajoute un peu plus bas de l’inutilité de la discipline pour les jeunes gens, après l’âge de douze à treize ans. C’est principalement à cet âge, et même après vingt ans, que la sévérité d’une règle nous parait indispensable. On n’a qu’à observer ce qui se passe dans nos grandes écoles libres, telles que les facultés de droit et de médecine, ainsi que dans les universités anglaises et allemandes, pour se bien convaincre des inconvénients de la tolérance extrême qui y règne, et du dommage qu’en éprouvent ces milliers de candidats avortés, dont les échecs sont beaucoup moins dus à la faiblesse de leur intelligence qu’à celle de leurs supérieurs. Je suis persuadé, pour mon compte, et je crois avoir le droit de le dire après une expérience de plus de vingt ans dans la direction et l’enseignement de la jeunesse, que l’Europe voit s’évanouir chaque année d’immenses ressources intellectuelles par suite de l’indiscipline qui est tolérée dans les grands établissements d’instruction publique. Le désordre est incomparablement plus frappant dans les facultés et universités que dans les collèges. En France surtout, cette plaie appelle à un très-haut degré la sollicitude des hommes sérieux. Quelque opinion qu’on ait du régime impérial, lu discipline sévère qu’il avait établie dans l’université était un pas vers le progrès, j’ai presque dit la source de tous les progrès ; la liberté qui y règne aujourd’hui est un obstacle fâcheux, sans parler des autres. Pour moi, je préfère ici les idées de Napoléon à celles d’Adam Smith. A. B.
  26. Quelle illusion, pour un ancien professeur ! A. B.
  27. Nous avons cru devoir traduire par histoire naturelle les mois natural philosophy, dont les Anglais se servent pour caractériser cette science. M. le sénateur Garnier avait adopté l’expression philosophie naturelle qui n’a aucun sens dans notre langue, ou qui du moins n’a jamais été prise dans l’acception d’histoire naturelle. A. B.
  28. La morale est plutôt l’affaire du sentiment que du raisonnement, et il n’est pas facile de voir quelle influence la philosophie pourrait exercer sur elle. Car le philosophe, que peut-il expliquer que nous ne sachions déjà ?
    Si nous étendons le champ de la morale jusqu’aux opérations de l’esprit, nous avons, sans aucun doute, un plus vaste espace ouvert à des recherches subtiles et ingénieuses. Il est agréable de scruter les facultés de notre âme et de tracer les lignes qui lient les différentes sensations entre elles. Mais une pareille étude ne mérite pas le nom de science, puisqu’elle n’apporte aucun résultat nouveau. La science de l’âme (psychologie), comme on l’appelle maintenant, a été trop vantée par les philosophes modernes, et on avait les espérances les plus exagérées de son influence sur la société et la vie. Mais il est évident que les maux qui affectent le monde viennent des imperfections de la nature humaine, trop profondes pour être modifiées ou éloignées par ces spéculations bizarres. C’est l’égoïsme naturel à l’homme qui, en le poussant à chercher son bien-être par tous les moyens possibles, empêche la perfection de la société. L’homme se trompe, non par ignorance, mais en dépit de ses connaissances ; et, pour le corriger de ses fautes, il faut moins éclairer son esprit qu’améliorer son cœur. Mais comment produire un pareil effet ? On croyait que la philosophie fournirait quelque moyen d’action nouveau pour empêcher les hommes de s’abandonner à leurs mauvais penchants. Mais pouvons-nous supposer que, par une simple analyse de ses facultés, l’homme deviendra un être nouveau ! Si cela ne peut pas avoir lieu, toutes les améliorations auxquelles s’attendaient les admirateurs de cette science ne seront qu’imaginaires : l’égoïsme continuera d’être le moteur principal de toutes les actions. La fraude, la violence, la cruauté continueront de régner, et la société sous les dehors de l’ordre, vue de près, se présentera sous de bien noires couleurs. — On peut ajouter encore. : tandis que dans les sciences naturelles les progrès de nos connaissances sont manifestes, et qu’il nous est possible de marquer les points que de nouvelles investigations ont éclaircis, la philosophie ou la métaphysique ne s’est enrichie d’aucune nouvelle découverte. Ses partisans parlent beaucoup de ce que dans l’avenir elle est appelée à produire, mais ils gardent le silence sur ce qu’elle a produit dans le passé ; et, si nous devons juger de l’avenir par le passé, notre foi dans les améliorations futures n’est rien moins que solide. Buchanan.
  29. Aujourd’hui que la philosophie est enseignée très-compendieusement et très-sérieusement, sommes-nous plus avancés ? A. B.
  30. « L’empereur a fondé pour chaque secte une chaire de philosophie. Les honoraires en sont assez considérables, et les stoïciens, les disciples de Platon, ceux d’Épicure et d’Aristote, y ont une égale part. Lorsqu’un de ces professeurs vient à mourir, un autre lui succède, nommé par le suffrage et d’après l’examen des philosophes les plus habiles. Or, le prix du combat n’est pas, comme dans Homère, une peau de bœuf, mais 10,000 drachmes payées au vainqueur chaque année, à condition de donner des leçons à la jeunesse. » (Lucien, Traduction de Belin de Malin, tome. III, page 529.)
  31. Il nous semble qu’Adam Smith a poussé bien loin ici l’amour de la concurrence. A. B.
  32. Ce triste résultat n’est pas la conséquence de l’existence des institutions publiques pour l’éducation, mais de l’esprit de système qui domine chez ceux qui les dirigent. Les professeurs de l’université de France sont généralement des hommes de mérite ; mais ils sont condamnés à enseigner des choses inutiles au plus grand nombre de leurs auditeurs. A. B.
  33. Malheureusement on ne leur enseigne rien.
  34. Il suffit de lire ces belles pages de Smith pour apprécier le reproche d’indifférence sociale adressé à l’auteur par quelques prétendus économistes de nos jours. A. B.
  35. Hume, Histoire d’Angleterre.
  36. Le mot anglais provisor désigne ceux qui sollicitaient des bulles du pape pour se faire investir du bénéfice ou dignité ecclésiastique, ou qui se prévalaient de pareilles bulles. Os bulles s’appelaient provision ou expectative, parce qu’elles nommaient un successeur par avance et en attendant la vacance du bénéfice.
  37. La réforme, sans contredit le coup le plus terrible porté à l’Église romaine, n’était-elle pas due à la raison humaine ? Les prédications de Luther contre les indulgences ne s’adressaient-elles pas à la raison humaine ? Et la controverse, que voulait-elle ? sinon porter la conviction dans les esprits ? Les circonstances dont parle Adam Smith ont ajouté aux efforts de la raison, mais ce fut elle qui avait donné la première impulsion. Ce fut la raison humaine qui brisa le joug de la superstition, et qui depuis nous a préservés de toute rechute. Buchanan.
  38. Voyez l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, par Voltaire, chap. cxxix.
  39. S’il est permis de juger d’une Église par ses œuvres, l’Église d’Angleterre est bien certainement la plus détestable institution humaine qui ait abusé du sentiment religieux, après l’inquisition d’Espagne. On pourrait la caractériser par trois mots : hypocrisie, bigoterie, cupidité. C’est la honte de l’Angleterre. A. B.
  40. Les presbyléries sont des chambres ecclésiastiques composées des ministres d’un district et d’un ancien par paroisse ; elles se forment en assemblée tous les mois : leur attribution est d’examiner les candidats qui aspirent au ministère et de déposer les ministres qui ont encouru la destitution. La réunion des presbytérien compose les synodes provinciaux et le synode général.
  41. L’auteur avait ajoute en cet endroit, dans sa première édition, et a retranché dans les éditions postérieures, la phrase suivante : « Plusieurs de ceux sur lesquels nous n’avons pas la certitude qu’ils aient été professeurs publics, ont été, à ce qu’il semble, instituteurs particuliers. Nous savons que Polybe était l’instituteur particulier de Scipiou Émilien, et il y a des raisons assez plausibles de croire que Denis d’Halicarnasse avait rempli les mêmes fonctions auprès des enfants de Marcus et de Quintus Ciréron. »