Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 2/4

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 437-449).


CHAPITRE IV.

des fonds prêtés à intérêt.


Les fonds prêtés à intérêt sont toujours regardés par le prêteur comme un capital. Il s’attend qu’à l’époque convenue ces fonds lui seront rendus et qu’en même temps l’emprunteur lui payera une certaine rente annuelle pour les avoir eus à sa disposition. L’emprunteur peut disposer de ses fonds ou comme d’un capital, ou comme de fonds destinés à servir immédiatement à sa consommation : s’il s’en sert comme d’un capital, il les emploie à faire subsister des ouvriers productifs qui en reproduisent la valeur avec un profit ; dans ce cas, il peut et rendre le capital et payer l’intérêt, sans aliéner ou sans entamer aucune autre source de revenu ; s’il s’en sert comme de fonds destinés immédiatement à sa consommation, il agit en prodigue et dissipé en subsistances données à la fainéantise ce qui était destiné à l’entretien de l’industrie ; dans ce cas, il ne peut ni rendre le capital ni payer l’intérêt, sans aliéner ou entamer quelque autre source de revenu, telle qu’une propriété ou une rente de terre.

Les fonds prêtés à intérêt sont sans contredit employés, suivant les circonstances, tant de l’une que de l’autre de ces deux manières, mais bien plus fréquemment de la première que de la seconde. Celui qui emprunte pour dépenser sera bientôt ruiné et celui qui lui prête aura lieu, en général, de se repentir de son imprudence ; ainsi, dans tous les cas où il n’est pas question de prêt à usure, il est contre l’intérêt des deux parties d’emprunter, comme de prêter, pour une pareille destination ; et quoique sans doute il y ait des gens à qui il arrive quelquefois de faire l’un et l’autre, toutefois, d’après l’attention que tout homme porte à ses intérêts, nous pouvons être bien sûrs que cela n’arrive pas aussi souvent que nous pourrions nous l’imaginer. Demandez à tout homme riche qui ne sera pas plus imprudent qu’un autre, à qui de ces espèces de gens il a prêté le plus de ses fonds, ou à ceux qu’il jugeait avoir intention d’en faire un emploi profitable, ou à ceux qui étaient dans le cas de les dépenser en pure perte ; à coup sûr il trouvera votre question fort étrange. Ainsi, même parmi les emprunteurs, qui ne forment pas la classe d’hommes où il faille chercher l’économie, le nombre des économes et des laborieux surpasse de beaucoup celui des prodigues et des fainéants.

Les seules gens à qui on prête communément des fonds[1], sans qu’on s’attende qu’ils en feront un emploi très-profitable, ce sont les propriétaires ruraux qui empruntent par hypothèque ; encore n’empruntent-ils presque jamais purement en vue de dépenser ; on peut dire que ce qu’ils empruntent est ordinairement dépensé avant qu’ils l’empruntent. C’est, en général, pour avoir consommé trop de marchandises qui leur ont été avancées à crédit par des fournisseurs ou des artisans, qu’ils se voient enfin dans la nécessité d’emprunter à intérêt pour s’acquitter. Le capital emprunté remplace les capitaux de ces fournisseurs et de ces artisans, que jamais ces propriétaires n’auraient pu remplacer avec les rentes de leurs domaines ; il n’est pas proprement emprunté pour être dépensé, mais pour remplacer un capital déjà dépensé.

Presque tous les prêts à intérêt sont faits en argent, soit papier, soit espèces ; mais la chose dont vraiment l’emprunteur a besoin, celle que le prêteur lui fournit réellement, ce n’est pas l’argent, c’est la valeur de l’argent ; ce sont les marchandises qu’on peut acheter avec. Si l’emprunteur entend se servir de l’argent comme fonds destiné immédiatement à sa consommation, il n’y a que ces marchandises qui soient de nature à être mises à cet usage ; s’il en a besoin comme d’un capital pour faire aller quelque genre d’industrie, il n’y a encore que ces marchandises qui puissent servir aux gens de travail, comme outils, matières et subsistances pour exécuter leur ouvrage. Par le prêt, le prêteur délègue, pour ainsi dire, à l’emprunteur son droit à une certaine portion du produit annuel de la terre et du travail du pays, pour en user comme il lui plaît.

Ce qui détermine donc la quantité de fonds, ou, comme on dit communément, d’argent qui peut être prêtée à intérêt dans un pays, ce n’est pas la valeur de l’argent, papier ou espèces, qui sert d’instrument aux différents prêts qui se font dans le pays, mais c’est la valeur de cette portion du produit annuel qui, au sortir de la terre ou des mains des ouvriers productifs, est non-seulement destinée à remplacer un capital, mais encore un capital que le possesseur ne se soucie pas de prendre la peine d’employer lui-même. Comme ces capitaux sont ordinairement prêtés et remboursés en argent, ils constituent ce qu’on nomme intérêt de l’argent. Cet intérêt est différent, non-seulement de celui que donnent les fonds de terre, mais encore de celui que rendent les entreprises de commerce et de manufactures, lorsque dans celles-ci les propriétaires des capitaux en font eux-mêmes l’emploi. Cependant, même dans l’intérêt de l’argent, l’argent n’est, pour ainsi dire, que le contrat de délégation qui transporte d’une main dans une autre ces capitaux que les possesseurs ne se soucient pas d’employer eux-mêmes. Ces capitaux peuvent être infiniment plus grands que la somme d’argent qui sert comme d’instrument pour en faire le transport ; les mêmes pièces de monnaie servant successivement pour plusieurs différents prêts, tout comme elles servent pour plusieurs différents achats. Par exemple, A prête à X, 1,000 livres, avec lesquelles X achète immédiatement de B pour la valeur de 1,000 livres de marchandises. B n’ayant pas besoin de cet argent pour lui-même, prête identiquement les mêmes pièces à Y, avec lesquelles Y achète aussitôt de C pour 1,000 livres d’autres marchandises, C de même, et pour la même raison, prête cet argent à Z, qui en achète aussi d’autres marchandises de D. Par ce moyen, les mêmes pièces, soit de métal, soit de papier, peuvent, dans le courant de quelques jours, servir d’instrument à trois différents prêts et à trois différents achats, chacun desquels est de valeur égale au montant total de ces pièces. Ce que les trois capitalistes A, B, C, transportent aux trois emprunteurs X, Y, Z, c’est le pouvoir de faire ces achats ; c’est dans ce pouvoir que consistent la valeur du prêt et son utilité. Le capital prêté par ces trois capitalistes est égal à la valeur des marchandises qu’on peut acheter avec, et il est trois fois plus grand que la valeur de l’argent avec lequel se font les achats. Cependant, ces prêts peuvent être tous parfaitement bien assurés ; les marchandises achetées par les différents débiteurs étant employées de manière à rendre, au terme convenu, une valeur égale en argent ou en papier, avec un profit en plus. Si ces mêmes pièces de monnaie peuvent ainsi servir d’instrument à différents prêts pour trois fois et, par la même raison, pour trente fois leur valeur, elles peuvent pareillement servir autant de fois successivement d’instrument de remboursement.

De cette manière, on peut regarder un capital prêté à intérêt comme une délégation, faite par le prêteur à l’emprunteur, d’une portion quelconque du produit annuel, sous la condition qu’en retour l’emprunteur lui déléguera annuellement, pendant tout le temps de la durée du prêt, une portion plus petite, appelée l’intérêt et, à l’échéance du prêt, une portion pareille à celle qui a été originairement déléguée ; ce qui s’appelle le remboursement. Quoique l’argent, soit papier, soit espèces, serve en général d’instrument de délégation, tant pour la petite portion que pour la grande, il n’en est pas moins tout à fait distinct de la chose qu’on délègue par son moyen.

À mesure que s’augmente dans un pays cette partie du produit annuel qui, au sortir de la terre ou des mains des ouvriers productifs, est destinée à remplacer un capital, ce qu’on appelle capitaux pécuniaires ou argent à prêter, y grossit en même temps. L’accroissement de ces fonds particuliers dont les possesseurs veulent tirer un bénéfice, sans prendre la peine de les employer eux-mêmes, est une suite naturelle de l’accroissement de la masse générale des capitaux, ou, pour parler autrement à mesure que les capitaux se multiplient, la quantité de fonds à prêter à intérêt devient successivement de plus en plus grande. À mesure que la quantité des fonds à prêter à intérêt vient à augmenter, l’intérêt ou le prix qu’il faut payer pour l’usage du capital va nécessairement en diminuant, non-seulement en vertu de ces causes générales qui font que le prix de marché de toutes choses diminue à mesure que la quantité de ces choses augmente, mais encore en vertu d’autres causes particulières à ce cas-ci. À mesure que les capitaux se multiplient dans un pays, le profit qu’on peut faire en les employant diminue nécessairement ; il devient successivement de plus en plus difficile de trouver dans ce pays une manière profitable d’employer un nouveau capital. En conséquence, il s’élève une concurrence entre les différents capitaux, le possesseur d’un capital faisant tous ses efforts pour s’emparer de l’emploi qui se trouve occupé par un autre. Mais le plus souvent, il ne peut espérer d’obtenir l’emploi de cet autre capital, à moins d’offrir à de meilleures conditions. Il se trouve obligé, non-seulement de vendre la chose sur laquelle il commerce un peu meilleur marché, mais encore, pour trouver occasion de la vendre, il est quelquefois aussi obligé de l’acheter plus cher. Le fonds destiné à l’entretien du travail productif grossissant de jour en jour, la demande qu’on fait de ce travail devient[2] aussi de jour en jour plus grande ; les ouvriers trouvent aisément de l’emploi, mais les possesseurs de capitaux ont de la difficulté à trouver des ouvriers à employer. La concurrence des capitalistes fait hausser les salaires du travail et fait baisser les profits. Or, lorsque le bénéfice qu’on peut retirer de l’usage d’un capital se trouve, pour ainsi dire, rogné à la fois par les deux bouts, il faut bien nécessairement que le prix qu’on peut payer pour l’usage de ce capital diminue en même temps que ce bénéfice.

MM. Locke, Law et Montesquieu, ainsi que plusieurs autres écrivains, paraissent s’être imaginé que l’augmentation survenue dans la quantité de l’or et de l’argent, conséquence de la découverte des Indes occidentales espagnoles, était la vraie cause qui avait fait baisser le taux de l’intérêt dans la majeure partie de l’Europe. Ces métaux, disent-ils, ayant baissé de valeur en eux-mêmes, l’usage d’une portion quelconque de ces métaux eut aussi moins de valeur et, par conséquent, le prix qu’il fallait payer pour avoir droit à cet usage dut aussi baisser. Cette idée, qui semble tout à fait plausible au premier coup d’œil, a été si bien approfondie par M. Hume, qu’il est peut-être superflu d’en rien dire. Cependant, un raisonnement très-court et très-simple peut servir encore à faire voir plus clairement l’erreur qui semble avoir fait illusion à ces écrivains.

Il paraît qu’avant la découverte des Indes occidentales espagnoles, le taux ordinaire de l’intérêt dans la majeure partie de l’Europe était à 10 pour 100. Depuis cette époque il est tombé, dans différents pays, à 6, 5, 4 et 3 pour 100. Supposons que dans chaque pays en particulier la valeur de l’argent ait baissé exactement dans la même proportion que le taux de l’intérêt, et que dans le pays, par exemple, où l’intérêt a été réduit de 10 pour 100 à 5, la même quantité d’argent puisse maintenant acheter tout juste en marchandises la moitié de ce qu’elle en aurait acheté auparavant. Je ne crois pas que nulle part on trouve cette supposition conforme à la vérité des choses, mais elle est la plus favorable à l’opinion que nous avons à examiner ; cependant, dans cette supposition même, il est absolument impossible que la baisse de la valeur de l’argent ait la moindre tendance à faire baisser le taux de l’intérêt. Si dans ces pays-là 100 livres aujourd’hui n’ont pas plus de valeur que 50 livres n’en avaient alors, nécessairement aussi, 10 livres n’y ont pas aujourd’hui plus de valeur que 5 n’en avaient alors. Quelles que soient les causes qui fassent baisser la valeur du capital, il faut de toute nécessité qu’elles fassent baisser en même temps celle de l’intérêt, et précisément dans la même proportion. La proportion entre la valeur du capital et celle de l’intérêt sera toujours restée la même, si l’on ne change rien au taux de l’intérêt. En changeant le taux, au contraire, la proportion entre ces deux valeurs se trouve nécessairement changée. Si aujourd’hui 100 livres ne valent pas plus que 50 livres ne valaient alors, 5 livres aujourd’hui ne vaudront pas plus que ne valaient alors 2 livres 10 sous. Ainsi, en réduisant le taux de l’intérêt de 10 pour 100 à 5, nous donnons, pour l’usage d’un capital qu’on suppose égal à la moitié de sa première valeur, un intérêt qui ne vaut plus que le quart du premier intérêt.

Toute augmentation survenue dans la quantité de l’argent, tant que la quantité des marchandises qu’il fait circuler reste la même, ne pourrait produire d’autre effet que de diminuer la valeur de ce métal[3]. La valeur nominale de toute espèce de choses serait plus grande, mais leur valeur réelle serait précisément la même qu’auparavant. Elles s’échangeraient contre un plus grand nombre de pièces d’argent qu’auparavant, mais la quantité de travail qu’elles pourraient commander, le nombre de gens qu’elles pourraient faire subsister et tenir employés, serait toujours précisément le même. Le capital du pays serait toujours le même, encore que, pour en transporter la même portion d’une main à l’autre, il fallût un plus grand nombre de pièces d’argent. Les instruments de la délégation, semblables aux actes d’un notaire diffus dans son style, seraient plus volumineux, mais la chose déléguée serait toujours exactement la même qu’auparavant, et ne pourrait toujours produire que le même effet. Le fonds destiné à l’entretien du travail productif étant le même, la demande qu’on ferait de ce travail serait toujours la même. Ainsi, son prix ou son salaire, quoique nominalement plus grand, serait le même quant à sa valeur réelle. On le payerait, à la vérité, avec une plus grande quantité de pièces d’argent, mais il n’achèterait toujours que la même quantité de choses. Les profits des capitaux seraient toujours les mêmes, réellement et même nominalement, car le salaire du travail se compte ordinairement par la quantité d’argent qu’on paye à l’ouvrier ; ainsi, quand cette quantité augmente, le salaire semble en apparence avoir augmenté, quoiqu’il ne soit pas pour cela quelquefois plus fort qu’auparavant ; au lieu que les profits des capitaux ne se comptent pas par le nombre de pièces d’argent avec lequel on les paye, mais par la proportion qu’il y a entre ces pièces et le capital employé. Ainsi, on dira que, dans tel endroit, le salaire du travail est communément de 5 schellings par semaine, et les profits des capitaux de 10 pour 100. Or, la masse totale des capitaux du pays étant toujours la même qu’auparavant, la concurrence entre les différents capitaux des particuliers dans les mains desquels cette masse est répandue sera aussi la même. Les avantages et désavantages des différents emplois de capitaux seront ce qu’ils étaient auparavant. Par conséquent, le capital et l’intérêt resteront en général, l’un à l’égard de l’autre, dans la même proportion où ils étaient, et dès lors l’intérêt ordinaire de l’argent sera toujours le même ; ce qu’on peut communément donner pour avoir l’usage de l’argent se réglant nécessairement sur ce qu’on peut communément faire de profit en l’empruntant.

Toute augmentation qui surviendrait dans la quantité des marchandises qui circulent annuellement dans un pays, tant que la quantité d’argent qui les fait circuler reste la même, produirait, au contraire, plusieurs autres effets importants, outre celui de faire hausser la valeur de l’argent. Le capital du pays, quoiqu’il pût être le même nominalement, serait dans la réalité augmenté. On pourrait bien continuer à en exprimer la valeur par la même quantité de pièces d’argent ; mais, dans le fait, il commanderait une plus grande quantité de travail. La quantité de travail productif qu’il pourra faire subsister et tenir employé se trouverait augmentée et par conséquent on demanderait une plus grande quantité de ce travail. Le salaire de ce travail hausserait naturellement en raison de la multiplication des demandes, et malgré cela il pourrait en apparence sembler avoir baissé. Il se pourrait qu’on le payât avec une moindre quantité d’argent, mais cette moindre quantité achèterait plus de marchandises que la plus grande quantité n’eût pu en acheter auparavant. Les profits des capitaux baisseraient aussi bien en réalité qu’en apparence. La masse générale des capitaux du pays étant augmentée, la concurrence entre les différents capitaux qui la composent augmenterait naturellement avec elle. Les possesseurs de ces capitaux particuliers seraient bien obligés de se contenter d’une plus petite portion dans le produit du travail que mettraient en activité leurs capitaux respectifs. Par ce moyen, l’intérêt de l’argent, qui suit toujours le cours du profit des capitaux, pourrait se trouver extrêmement réduit, encore que la valeur de l’argent, c’est-à-dire la quantité de choses qu’une somme donnée d’argent pourrait acheter, fût très-augmentée.

Dans certains pays, la loi a prohibé l’intérêt de l’argent ; mais comme partout l’usage de l’argent est bon à quelque chose, partout on payera quelque chose pour se le procurer. L’expérience a fait voir que de telles lois, au lieu de prévenir le mal de l’usure, ne faisaient que l’accroître ; le débiteur étant alors obligé de payer, non-seulement pour l’usage de l’argent, mais encore pour le risque que court le créancier en acceptant une indemnité qui est le prix de l’usage de son argent. Le débiteur se trouve obligé, pour ainsi dire, d’assurer son créancier contre les peines de l’usure.

Dans les pays où l’intérêt est permis, la loi en général, pour empêcher les exactions de l’usure, fixe le taux le plus élevé qu’on puisse exiger, sans encourir de peine. Ce taux devrait être toujours un peu au-dessus du taux le plus bas de la place ou du prix qui se paye couramment pour l’usage de l’argent, par ceux qui peuvent donner les plus grandes sûretés. Si l’on fixait ce taux légal au-dessous du taux le plus bas de la place, les effets de cette fixation seraient à peu près les mêmes que ceux d’une prohibition absolue de l’intérêt. Le créancier ne voudrait pas prêter pour moins que ne vaut l’usage de son argent, et le débiteur serait obligé de l’indemniser du risque qu’il courrait en acceptant le prix de cet usage dans toute sa valeur. S’il est fixé précisément au taux le plus bas de la place, alors tous ceux qui ne sont pas en état d’offrir les meilleures de toutes les sûretés ne peuvent plus obtenir de crédit auprès des honnêtes gens qui respectent les lois de leur pays, et ils sont obligés d’avoir recours aux usuriers. Dans un pays tel que la Grande-Bretagne, où l’on prête au gouvernement à 3 pour 100, et aux particuliers, sur de bonnes sûretés, à 4 et 4 1/2, le taux légal actuel de l’intérêt à 5 pour 100 est peut-être le plus convenable qu’on puisse fixer.

Il est à observer que si le taux légal doit être un peu au-dessus du taux courant de la place, il ne faut pas qu’il soit non plus trop au-dessus. Si, par exemple, en Angleterre, le taux légal de l’intérêt était fixé à 8 ou 10 pour 100, la plus grande partie de l’argent qui se prêterait serait prêtée à des prodigues ou à des faiseurs de projets, la seule classe de gens qui voulût consentir à payer l’argent aussi cher. Les gens sages qui ne veulent donner pour l’usage de l’argent qu’une partie du profit qu’ils espèrent en retirer, n’iraient pas risquer de se mettre en concurrence avec ceux-là, Ainsi, une grande partie du capital du pays se trouverait, par ce moyen, enlevée aux mains les plus propres à en faire un usage profitable et avantageux, et jetée dans celles qui sont les plus disposées à la dissiper et à l’anéantir. Lorsque, au contraire, le taux légal n’est fixé que très-peu au-dessus du taux courant, les gens sages sont généralement préférés, pour les placements, aux prodigues et aux faiseurs de projets. Le capitaliste peut retirer des premiers un intérêt à peu de chose près aussi élevé que celui qu’il pourrait risquer de demander aux seconds, et son argent se trouve bien plus assuré dans les mains de l’une de ces classes de gens que dans celles de l’autre. Par là, une grande partie du capital du pays se verse dans des mains dont on n’a plus lieu d’espérer qu’elles l’emploieront d’une manière avantageuse.

Il n’y a pas de loi qui puisse réduire effectivement le taux ordinaire de l’intérêt au-dessous du taux courant le plus bas, à l’époque où elle est portée. Malgré l’édit de 1766, par lequel le roi de France tâcha de réduire le taux de l’intérêt de 5 pour 100 à 4, on continua toujours de prêter en France à 5 pour 100, et on trouva bien des moyens d’éluder la loi[4].

Il est à remarquer que partout le prix courant des terres dépend du taux courant de l’intérêt. Celui qui a un capital dont il désire retirer un revenu sans prendre la peine de l’employer lui-même, délibère s’il en achètera une terre, ou s’il le prêtera à intérêt. La sûreté la plus grande du placement, et puis quelques autres avantages qui accompa­gnent presque partout cette espèce de propriété, le disposeront naturellement à se contenter d’un revenu moindre, en terre, que celui qu’il pourrait se procurer en prêtant son argent à intérêt. Ces avantages suffisent pour compenser une certaine différence dans le revenu, et si la rente de la terre tombait au-dessous de l’intérêt de l’argent plus bas que cette différence, personne ne voudrait acheter des terres ; ce qui réduirait bien­tôt leur prix courant. Au contraire, si les avantages faisaient beaucoup plus que compenser la différence, tout le monde voudrait acheter des terres ; ce qui en relè­verait encore bientôt le prix courant. Quand l’intérêt était à 10 pour 100, les terres se vendaient communément pour le montant de dix à douze années de leur revenu, c’est-à-dire du denier dix au denier douze. À mesure que l’intérêt vint à baisser à 6,5 et 4 pour 100, le prix des terres s’éleva au denier vingt, vingt-cinq et trente. Le taux courant de l’intérêt est plus haut en France qu’en Angleterre, et le prix commun des terres y est plus bas. Elles se vendent communément en Angleterre au denier trente, et en France au denier vingt.


  1. La profession de prêteur d’argent, bien qu’elle n’ait été proscrite que depuis l’établissement du christianisme, et seulement chez les peuples chrétiens, n’a pourtant été populaire à aucune époque et dans aucun pays. Ceux qui sacrifient le présent à l’avenir sont naturellement les objets de l’envie de ceux qui ont sacrifié l’avenir au présent. Les enfants qui ont mangé leur gâteau, sont les ennemis naturels de ceux qui ont conservé le leur. Tant qu’on espère obtenir l’argent dont on a besoin, et quelque temps encore après qu’on l’a obtenu, on regarde celui qui prête comme un ami et un bienfaiteur ; mais bientôt l’argent est dépensé, et arrive l’heure maudite où il faut payer. Le bienfaiteur alors se trouve avoir changé de nature : ce n’est plus qu’un tyran et un oppresseur, car c’est une oppression que de réclamer son argent, tandis qu’il est tout naturel de ne pas rendre celui qu’on doit. Chez les gens irréfléchis, c’est-à-dire dans la grande masse du genre humain, les affections égoïstes conspirent avec les affections sociales, pour attirer toute la faveur sur le dissipateur, et pour refuser toute justice à l’homme économe qui a fourni à ses besoins. Le premier, quel que soit le point de sa carrière auquel il soit parvenu, est toujours assuré de voir l’intérêt public, sous une forme ou sous une autre, s’attacher à sa personne ; tandis que le second, à aucune époque de sa vie, ne doit s’attendre à une pareille faveur. Ceux qui vivent avec un homme sont intéressés à ce que sa dépense soit au moins aussi élevée que sa fortune le comporte, attendu qu’il n’y a point d’espèce de dépense dans laquelle un individu puisse se jeter, dont les avantages ne soient partagés à un degré ou à un autre par tous ceux qui l’entourent. De là cette loi éternelle qui interdit à tout homme, sous peine d’infamie, la faculté de réduire sa dépense au-dessous de sa fortune, en lui laissant toujours celle, d’ailleurs, de la porter au-dessus, tout autant qu’il peut juger à propos de le faire. Or, il peut bien arriver que les moyens que l’on attribue à un individu, par suite de cette loi, soient de beaucoup au-dessus de ceux qu’il possède réellement, mais il n’arrive jamais qu’ils soient au-dessous. Il existe généralement une relation si intime entre l’idée de dépense et celle de mérite, qu’une disposition à dépenser trouve faveur, même aux yeux des gens qui savent que l’individu qui s’y abandonne excède ses propres ressources, et que le premier venu, par suite de cette association d’idées, et sans autre recommandation qu’un penchant à la dissipation, peut facilement acquérir un fonds permanent de considération, au préjudice des individus eux-mêmes aux dépens desquels il a satisfait ses appétits et son orgueil. Le lustre que l’étalage d’une richesse empruntée a jeté sur son caractère, soumet les hommes à son insolence pendant tout le cours de sa prospérité, et lorsque enfin la main de l’adversité vient s’appesantir sur sa tête, le souvenir de la hauteur d’où il est tombé couvre ses injustices du voile de la compassion. La conduite de l’homme économe est toute différente. Son opulence permanente lui attire une partie au moins de l’envie qui s’attache à la splendeur passagère du prodigue ; mais l’usage qu’il en fait ne lui permet pas de prétendre à la faveur qui attend ce dernier ; c’est que personne ne peut participer à la satisfaction que lui procure sa fortune, satisfaction qui se compose seulement du plaisir de la possession actuelle et de l’espérance de jouir de ses épargnes à quelque époque éloignée qui peut-être pour lui n'arrivera jamais. Au milieu de son opulence, les autres hommes le regardent donc comme une espèce de banqueroutier, qui refuse de faire honneur aux mandats que leur rapacité voudrait tirer sur lui, et qui, en cela, est d'autant plus coupable, qu'il ne peut alléguer son impuissance pour excuse. Si l'on pouvait encore douter de la défaveur qui s'attache au prêteur dans ses rapports avec l'emprunteur, et de la disposition du public à sacrifier l'intérêt du premier à celui du dernier, on en trouverait une preuve concluante dans ce qui se passe au théâtre. Le moyen de succès que la réflexion ne peut manquer de suggérer à un auteur dramatique, et celui auquel il doit naturellement recourir, sans même s'en rendre compte, consiste à conformer ses ouvrages aux passions et aux caprices du public. Il peut bien sans doute, comme cela arrive si souvent, afficher la prétention de donner la loi à ses juges; mais malheur à lui si effectivement il prétendait leur en donner une autre que celle qu'ils sont disposés à recevoir ! S'il entreprend de faire faire un seul pas au public, ce ne doit être qu'avec la plus grande précaution, et à la condition pour lui-mème d'en faire douze à son tour sous la direction de ceux qu'il a voulu guider. Maintenant, je demande si, parmi toutes les situations dans lesquelles un emprunteur et un prêteur ont été produits sur la scène, depuis les jours de Thespis jusqu'aux nôtres, il en est une seule dans laquelle le premier ne soit pas recommandé à la faveur du public, d'une manière ou d'une autre, soit à son admiration, soit à son amour, soit à sa pitié, soit même à ces trois sentiments réunis ; et où l'autre, l'homme économe, ne soit voué à l'infamie ? De l'action de toutes ces causes diverses, il résulte que, toutes les fois qu'on en vient à examiner et à régler les intérêts de ces parties, en apparence rivales, le profit fait par l'emprunteur passe si facilement inaperçu, tandis que celui du prêteur se présente sous un point de vue si exagéré, et que, bien que le préjugé se soit modéré au point de permettre au prêteur de tirer quelque profit de son argent, dans la crainte sans doute que l'emprunteur ne fût privé de son secours, celui-ci continue à être l'objet de toutes les faveurs de la loi, tandis qu'elle ne cesse de réduire le bénéfice du prêteur. Ce bénéfice d'abord fut limité à 10 p. 100, puis à 8, puis à 6, puis à 3, et dernièrement il a été question de le réduire à 4, en se réservant constamment, bien entendu, la liberté de le réduire encore, et aussi bas que possible. Le fardeau de ces restrictions a été destiné exclusivement au prêteur, mais, dans la réalité, il pèse bien plus lourdement sur l'emprunteur, c'est-à-dire sur l'individu qui parvient effectivement à emprunter, ou sur celui qui désire vainement d'y parvenir. Bentham.
  2. On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. Turgot.
  3. Le législateur est rarement intervenu dans la fixation du prix des marchandises autres que l’argent, et le peu qu’il ait jamais fait à cet égard se recommande beaucoup plus par la droiture de l’intention que par la rectitude du jugement ou le succès de l’entreprise. Placer de l’argent à intérêt, c’est échanger de l’argent actuel contre de l’argent futur. Il s’agirait de montrer maintenant comment un système universellement considéré comme absurde, en tant qu’appliqué aux échanges en général, pourrait être jugé nécessaire dans le cas de cette espèce particulière d’échange. Il n’existe point de dénomination spéciale de marque d’infamie pour celui qui tire le plus de parti possible de l’usage qu’il concède de toute autre chose que de l’argent, d’une maison, par exemple ; personne n’éprouve de honte de se conduire ainsi, et il n’est pas ordinaire de voir affichée la prétention contraire : comment se fait-il donc qu’un homme qui cherche à faire valoir une somme d’argent de la manière la plus avantageuse, à en tirer 6, 7 ou même 10 pour 100, mérite plutôt, dans ce cas, le nom flétrissant d’usurier, que dans celui où, achetant une maison avec la même somme, il tirerait de ce marché un bénéfice équivalent ? J’avoue que, pour mon compte, c’est ce que je ne saurais comprendre.
    Ce que je ne conçois pas davantage, c’est pourquoi le législateur a plutôt limité le taux de l’intérêt quant au maximum qu’au minimum, pourquoi il s’est montré plutôt hostile envers la classe des propriétaires d’argent qu’envers toute autre ; pourquoi il s’est plutôt proposé de les empêcher de faire au delà d’un certain bénéfice que de les empêcher d’en faire un moindre ; pourquoi, en un mot, il n’a pas aussi bien porté des peines contre celui qui offrirait un intérêt moindre que 5 pour 100, que contre celui qui accepterait un intérêt plus élevé. J’abandonne à d’autres le soin de résoudre ces difficultés, car, pour moi, c’est beaucoup plus que je ne saurais faire. Bentham.
  4. Quant à la proposition générale contenue dans ce passage de Smith, si elle est vraie, tant mieux ; mais j’avoue que je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi. Il semble que ce soit dans le but de prouver la vérité de cette proposition que le mauvais succès de la tentative dont il est question ici, se trouve mentionné, d’autant plus qu’on n’en donne pas d’autre preuve. Mais en prenant ce fait pour avéré, je ne vois pas comment il serait suffisant pour légitimer une pareille conclusion. La loi qui nous est citée fut éludée, dit-on : mais comment le fut-elle ? comment se prêta-t-elle à l’être ? C’est ce qu’on ne nous dit pas. Cette circonstance put tenir à un vice particulier dans sa rédaction, ou, ce qui revient au même, dans la nature des mesures prises pour la mettre à exécution. Or, dans l’un ni dans l’autre cas, les infractions dont elle fut l’objet ne peuvent servir de base ou de justification à la proposition générale dont il est question. Pour que la vérité de cette proposition fût démontrée par un fait de cette nature, il faudrait prouver que tous les moyens qui étaient convenables pour donner de l’efficacité à la loi dont il s’agit ont été employés, et que, malgré toutes ces précautions, la loi a été encore éludée. Fondée ou non, la proposition qui est avancée ici ne porte pas cependant par elle-même un caractère de vérité assez évident pour être admise sans preuves ; et cependant, sauf le fait ci-dessus cité, qui, comme nous voyons, ne prouve rien, on n’en apporte aucune. Je dirai plus, je ne crois pas que cette proposition soit susceptible d’être prouvée. Pour ma part, en effet, je ne vois pas ce qui pourrait empêcher la loi de réduire le taux de l’intérêt au-dessous du taux ordinaire le plus bas en usage dans les transactions, si ce n’est un tel état de choses, une telle combinaison de circonstances qui devraient apporter des obstacles tout aussi puissants, ou à peu près, à l’efficacité d’une loi dirigée contre un taux d’intérêt plus élevé. Je ne vois de moyen capable d’enlever complètement à la loi son efficacité, que dans la résolution que prendraient tous les sujets d’un État de ne point dénoncer les infractions dont elle serait l’objet ; mais par une résolution de cette nature, le taux d’intérêt le plus élevé peut se trouver tout aussi efficacement protégé que le taux le plus bas. Supposez que leur résolution soit universelle, dans toute la rigueur du mot : la loi devient alors complètement inefficace ; tous les taux d’intérêt demeurent également libres, et, sous ce rapport, les transactions particulières sont exactement ce qu’elles seraient s’il n’existait point de loi sur cette matière. La proposition du docteur Smith, en tant qu’elle limite l’inefficacité de la loi aux taux d’intérêt inférieurs aux plus bas de ceux qui sont en usage dans les transactions particulières, manque d’exactitude. Pour moi, je ne saurais concevoir qu’une pareille résolution ait pu jamais être prise et soutenue, ou puisse l’être jamais, sans une rébellion ouverte contre le gouvernement : or, je ne vois pas que rien de semblable soit arrivé. Quant aux coalitions particulières, elles sont tout aussi capables de protéger contre la loi l’intérêt le plus élevé que l’intérêt le plus bas.
    Il faut reconnaître pourtant que le taux d’intérêt le plus bas, dans le cas d’une prohibition légale, doit, selon toute apparence, rencontrer plus fréquemment que tout autre la protection du public. Il y a deux raisons pour cela : d’abord parce que, étant du nombre des taux ordinaires, sa nécessité doit naturellement se faire sentir plus souvent que celle des taux extraordinaires ; et ensuite parce que la défaveur attachée à l’idée d’usure, circonstance capable, à un degré ou à un autre, d’exclure de la protection du public les taux d’intérêts de cette dernière espèce, ne peut pas être supposée s’étendre encore à l’usage du taux dont nous parlons. Un prêteur a certainement moins de raison de s’abstenir de prendre un taux d’intérêt qu’il peut accepter sans infamie, que d’en prendre un qui lui imprimerait cette tache. Or, il n’est pas probable que le public se montre tellement empressé de mettre son imagination et ses sentiments en harmonie avec la volonté de la loi, que, dès qu’elle a parlé, il frappe de réprobation un acte que l’instant d’avant il jugeait innocent.
    Que si l’on me demandait comment je suppose que les choses se sont passées dans le cas rapporté par le Dr Smith, jugeant de l’événement d’après les probabilités générales, je dirais que la loi n’était pas rédigée de manière à être complètement à l’abri des violations; que cependant dans beaucoup d’occasions qu’il a été impossible de constater, les citoyens ont dû s’y conformer, soit en s’abstenant absolument de prêter, soit en prêtant au taux réduit par la loi ; que, dans d’autres cas, la loi aura été violée, les prêteurs se fiant à cet égard, en partie aux expédients employés par eux pour l’éluder, et en partie à la bonne foi et à l’honneur des emprunteurs ; je dirais que, par les deux raisons qui ont été exposées plus haut, l’ancien intérêt légal, dans ces derniers cas, aura été, selon toute apparence, plus souvent stipulé que tout autre, et que, par suite de l’usage plus fréquent qui en aura été fait et de son opposition plus directe à la nouvelle loi, il aura dû aussi être plus remarqué, et que voilà sans doute, en point de fait, le fondement de cette proposition générale du Dr Smith, qu’aucune loi ne peut réduire le taux commun de l’intérêt au-dessous du taux le plus bas en usage dans les transactions au moment de sa publication. Bentham.