Recherches statistiques sur l’aliénation mentale faites à l’hospice de Bicêtre/I/II/Sec 2/B

B.Fréquence relative des causes suivant l’espèce d’aliénation mentale.

C’est ici que nous allons examiner avec plus de soin les différentes causes, parce que cette comparaison est plus facile et plus utile en même temps. Nous avons dans cette étude suivi la division généralement adoptée, en manie, monomanie, mélancolie et hypocondrie, stupidité, démence avec ou sans paralysie, épilepsie.


Manie.
1. Abus des boissons alcooliques, 37
2. Privations, 9
3. Maladies antérieures cérébrales. Épilepsie, 2 3
Apoplexie, 1
 non cérébrales, »
Pneumonie, 5 8
Érysipèle de la tête, 1
Fièvre intermittente, 1
Phlegmon, 1
4. Excès vénériens, 8
5. Amour contrarié, 5
6. Condamnation, séjour dans une prison, 3
7. Contention d’esprit, lecture exagérée, 3
8. Chagrins domestiques, 3
9. Perte d’une personne aimée, 3
10. Contrariétés, 2
11. Religion, 2
12. Manque de travail, 2
13. Nostalgie, 1
14. Joie vive, 1
15. Continence, 1

Les excès sensuels l’emportent, comme on le voit, de beaucoup sur toutes les autres causes. L’abus des alcooliques est noté 37 fois sur 91. Il est bon de distinguer deux modes d’action des liqueurs alcooliques. L’abus continuel de la boisson peut produire la manie en agissant à la longue, mais point d’une manière immédiate. D’autres fois, c’est à la suite d’excès de vin et au milieu de l’orgie que le délire se manifeste, pour durer en général peu de temps : c’est pour ainsi dire une ivresse prolongée, mais remarquable par l’intensité de l’agitation maniaque, et par les hallucinations qui l’accompagnent presque toujours. Nous l’avons observée 8 fois : c’est sans doute elle qui a été désignée sous le nom de mania à potu dans la statistique des États-Unis (Beck).

Les privations ont encore une part assez forte. Nous reviendrons plus tard sur l’importance de cette cause.

Nous avons fait un groupe séparé pour les maladies à la suite desquelles ou pendant lesquelles le délire maniaque se déclare. Parmi les maladies étrangères à l’encéphale, la pneumonie, sans doute à cause du mouvement fébrile qu’elle détermine, produit souvent une manie passagère qui accompagne son début ou sa résolution. Nous avons vu plusieurs pneumoniques, chez lesquels un délire intense s’était déclaré pendant leur séjour dans un hôpital, arriver dans notre division avec l’intégrité de leurs facultés intellectuelles. Il en est de même pour quelques autres affections, l’épilepsie, le phlegmon, etc.

Il ne sera peut-être point sans intérêt de faire connaître le nombre des accès antérieurs à celui que nous observions. Il y a évidemment là une cause prédisposante à la folie. Plus un individu a eu d’accès de manie, plus il a de chances d’en être encore atteint.

Sur 45 maniaques

23 avaient déjà eu 1 accès.
9 2
7 3
4 4
2 5
Monomanie.
1. Excès de boissons alcooliques, 8
2. Misère, 5
3. Chagrins domestiques, 4
4. Insuccès d’affaires, 2
5. Lecture exagérée, 1
6. Événements politiques, 1
7. Procès, 1
8. Perte de parents, 1
9. Éducation religieuse, 1
10. Séjour en prison, 1
11. Frayeur, 1

Les causes morales l’emportent sur les excès sensuels. Cependant l’abus des alcooliques se remarque encore assez souvent. Une fois, les événements politiques sont venus, chez un individu déjà prédisposé, favoriser le développement du délire : pendant les événements de mai 1839, il s’est figuré qu’il était Napoléon, et que c’était pour lui qu’on se battait. Cette conception délirante dura peu, grâce à un énergique traitement.

Une fois, nous avons vu un malade entrer avec un délire maniaque très intense qui se modifia bientôt pour se transformer en monomanie.

Sur 8 rechutes, 6 avaient déjà eu 1 accès ; 2 en avaient eu 3.

Les causes de la monomanie suicide ont été séparées à dessein. Les souffrances physiques et morales paraissent jouer le plus grand rôle dans cette forme de monomanie.

1. Misère, 5
2. Hypocondrie, 2
3. Jalousie, 1
4. Séjour en prison, 1
5. Maladies organiques, 1
Mélancolie et hypocondrie.
1. Émotions morales, 3
2. Onanisme, 2
3. Captivité, 1
4. Espoir déçu, 1
5. Éducation religieuse, 1
6. Amour contrarié, 1
7. Misère, 1
8. Mauvaise conduite, 1
9. Maladies antérieures, 1

Chez l’un des malades, la mélancolie s’est montrée à la suite d’une manie aiguë. Trois autres avaient déjà éprouvé un accès.

Nous avons opéré sur un petit nombre de causes, et elles sont tellement divisées, qu’il n’y a point de résultats évidents à faire saillir. Cependant, de même que dans la monomanie, les causes morales prédominent.

Il en sera de même pour la stupidité

Stupidité.
1. Misère, 3
2. Chagrins domestiques, 2
3. Nostalgie, 1
4. Empoisonnement, 1

Dans un cas, la manie avait précédé la stupidité.

Démence.
1. Apoplexie, 5
2. Abus des alcooliques, 3
3. Maladies antérieures, 3
4. Misère, 2
5. Captivité, 2
6. Chute sur la tête, 1
7. Pertes d’argent, 1

Ici, remarquons la prédominance des affections de l’appareil cérébral, qui sera encore bien plus évidente dans la démence avec paralysie générale. Il faut aussi faire observer que la plupart de nos déments non paralytiques étaient fort avancés en âge : quoique, ainsi que l’a démontré M. Ferrus dans son cours, le grand âge ne soit point une cause nécessaire de démence, puisque, d’après les relevés qu’il a faits à Bicêtre, beaucoup d’octogénaires jouissent de la plénitude de leurs facultés intellectuelles, la vieillesse cependant, dans la démence simple, peut être regardée comme cause.

Démence avec paralysie générale.
1. Congestion cérébrale, 19
2. Chagrins, 15
3. Apoplexie, 12
4. Abus des alcooliques, 7
5. Pertes d’argent, 6
6. Manie, 6
7. Misère, 5
8. Excès vénériens, 5
9. Séjour dans une prison, 5
10. Insuccès dans les affaires, 3
11. Chute sur la tête, 3
12. Syphilis, 2
13. Mauvaise conduite, 2
14. Perte de parents, 2
15. Contention d’esprit, 1
16. Mélancolie, 1
17. Épilepsie, 1
18. Jalousie, 1
19. Mercure, 1

L’étude des causes dans la démence paralytique permet d’établir des corollaires assez tranchés. Nous trouvons en première ligne la congestion cérébrale. Cette affection, qui hâte si souvent la terminaison de la démence, semble, encore plus que toute autre maladie de l’encéphale, présider à son développement. Avant même d’établir nos chiffres, nous étions persuadés de cette vérité : depuis longtemps cette influence avait été remarquée par nous, et elle ne peut être mise en doute ; 19 sur 96 elle a été observée, une fois sur 5 environ ; et si l’on y réunit l’apoplexie, qui agit de la même manière, 31 sur 96, ou une fois sur 3. Six fois la démence a suivi immédiatement un accès de manie, une fois la mélancolie et une fois l’épilepsie. La prédominance des causes organiques cérébrales sera donc ici d’une entière évidence, 39 sur 96. Viennent ensuite les intérêts de famille, chagrins domestiques, pertes d’argent. Les excès sensuels, dont M. Parchappe a indiqué la proportion de 25 pour 0/0, ne s’est point montrée si fréquente dans nos relevés. On a beaucoup parlé de la syphilis et du mercure comme cause de démence : chacune de ces causes a été notée une fois.

On doit remarquer que cinq des individus atteints de démence avaient, peu de temps avant leur admission, séjourné dans une prison, et nous profitons de cette occasion pour discuter la valeur de ce fait dans l’étiologie de l’aliénation mentale.

C’est surtout au sujet des pénitenciers de l’Amérique et de la Suisse que cette question a été soulevée. On sait que dans celui de Cherry-Hill, en Pensylvanie, les condamnés sont conduits les yeux bandés dans une cellule qu’ils ne doivent quitter qu’à l’expiration de leur peine. À Auburn, dans l’état de New-York, les détenus sont isolés pendant la nuit, mais réunis pendant le jour ; ils travaillent, mangent et se promènent en silence. Les pénitenciers du Connecticut et ceux de Lausanne, de Genève, différant sous plusieurs rapports des précédents, s’en distinguent surtout par l’absence de tout châtiment corporel. M. Coindet le premier a été frappé du nombre assez considérable d’aliénés de la maison de Genève : sur 329 détenus admis depuis le 10 octobre 1825 jusqu’au 1er janvier 1837, il a constaté l’existence de 15 aliénés ; et après de longs calculs, dans lesquels il a établi la proportion des aliénés relativement à la population de Genève, il serait arrivé à cette conclusion qu’il existe :

Au pénitencier, 4,87 aliénés sur 100 détenus,
et 1 sur 107 pour le reste de la population
de Genève.

Sur 312 personnes sorties du pénitencier de Cherry-Hill, depuis son institution jusqu’en 1836, 16, suivant le docteur Bache, ont été aliénées.

À Auburn, 1 seul cas a été signalé.

M. Coindet regarde la vie de réclusion comme une cause qui favorise l’aliénation. M. Christophe Moreau, dans un récent travail, est arrivé à des résultats tout opposés, et c’est par des chiffres qu’il répond aux chiffres. Nous n’avons point les éléments nécessaires pour trancher cette question. En effet, nos prisons ne sont point en général disposées d’après le système d’isolement rigoureux. Les points de comparaison nous manquent. Cependant la vie des prisons ne doit-elle point prédisposer aussi à la folie ? Dans les pénitenciers, M. Coindet a cité comme causes puissantes l’état moral des individus qui y sont renfermés, le silence absolu et la privation d’exercice. Ces conditions ne se trouvent point réunies dans toute la rigueur du mot dans nos maisons de détention. Mais les prisonniers sont isolés une grande partie du temps, quelquefois complétement séquestrés, faisant peu d’exercice, etc. La disposition morale dans laquelle se trouvent des individus sous le poids d’une condamnation, ou qui attendent une sentence fatale, ne doit-elle point favoriser les troubles de l’intelligence ? Distinguons aussi les condamnés pour délits politiques de ceux que l’habitude du crime et des punitions a endurcis au régime sévère des prisons. Demandez aux malheureux captifs du Spielberg les résultats d’un complet isolement ! Privés de tout excitant intellectuel, leurs facultés s’affaiblissaient chaque jour, le cercle de leurs idées se rétrécissait faute d’aliments ; et lorsque, rendus à la liberté, ils purent embrasser les compagnons de souffrance, leur mémoire cherchait en vain des mots que leur main ne savait plus tracer. Plusieurs d’entre eux étaient en proie à des hallucinations qu’ils redoutaient comme des réalités[1]. Laissons parler Silvio Pellico :

In quelle orrende notti, l’immaginativa mi, s’esaltava tolora in guisa, che pareami, sebbenè svegliato, or d’ udir gemiti nel mio carcere or d’ udir risa suffocate. Dall’ infanzia in poi non era ma stato credulo a streghe e folletti, ed or quelle risa è que gemiti mi atterivano, è non sapeà come spieger ciò, ed crà costretto à dubitare, s’ io non fossi lubridio d’incogniti maligne potenze…

Sur 14 individus qui peu de temps avant leur admission avaient été incarcérés, 1 avait voulu se suicider, 1 était stupide, 1 monomaniaque, 1 mélancolique, 3 étaient maniaques ; enfin il y en avait 7 atteints de démence, dont 5 paralytiques. Nous serions donc, s’il est permis de tirer quelque induction de faits si peu nombreux, disposés à regarder le séjour de la prison comme favorisant la folie, et la démence paralytique en particulier. Nous nous étions d’abord proposé de comparer ce nombre d’aliénés à la population des prisons de Paris ; mais tous n’avaient point été amenés directement d’une prison, et ils avaient été incarcérés à une époque plus ou moins éloignée de celle de leur admission. Ce qui nous a fait craindre d’établir ce rapport sur une base vicieuse.

Nous avons insisté sur ce point, parce qu’il a une relation directe avec une question importante du traitement de l’aliénation, celle de l’isolement dans les cellules. Son utilité ne pourra être révoquée en doute d’une manière générale. Il est des malades qui doivent être nécessairement soustraits à des impressions extérieures qui ne font qu’exalter leur délire et leur agitation. Mais ces cas ne sont point si fréquents qu’on le pense. Dès qu’ils deviennent paisibles et qu’ils peuvent vivre en société, les aliénés doivent être retirés des loges et couchés au dortoir. Ils délirent encore, et cependant la force de l’exemple et de l’imitation les contraint de se plier à des habitudes régulières. Depuis plusieurs années, M. Ferrus est parvenu à faire manger dans un profond silence près de 200 incurables, la plupart maniaques et souvent agités. Un nouvel essai tenté par M. Leuret, et appliqué aux malades de la section du traitement, vient d’être couronné de succès. Aujourd’hui, dans notre division, 40 loges sont plus que suffisantes pour le nombre de nos fous, et chaque jour on a à se louer de les avoir obligés à vivre en société et de les avoir soustraits à l’influence, souvent fâcheuse, d’un complet isolement dans les cellules.

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  1. J’ai en ce moment sous les yeux, dans une des salles de l’Hôtel-Dieu, un malade qui a passé plus de deux années dans une cellule de prison de Beaulieu. Il y est devenu aliéné et a été tourmenté par d’horribles hallucinations.