Rapport sur un voyage au Tibet
Imprimerie impériale (1p. 154-167).

VII.
À Sir W. Jones, Chevalier, Président de la Société asiatique.
Monsieur,

Le Gouverneur général a reçu et mis sous les yeux de la Commission une lettre qui lui a été adressée par le lieutenant Samuel Turner ; elle contient la relation d’un voyage fait à Tichou-Lomnbou par un Gosséyn nommé Pourounguyr, et les particularités de sa réception auprès du Tichou Lama. La Commission l’a jugée digne de l’attention de la Société asiatique ; et, conformément à ses ordres, j’ai l’honneur de vous en transmettre une copie.

J’ai l’honneur d’être, &c.
E. Hay, secrétaire.
Fort William, département secret,
22 février 1786.

RAPPORT
SUR UN VOYAGE AU TIBET,
Adressé à l’honorable John Macpherson, Écuyer,
Gouverneur général, &c.[1]
Fort William.
Monsieur,

Conformément aux instructions dont il vous a plu de m’honorer, j’ai interrogé le Gosséyn Pourounguyr qui a été employé dans plusieurs députations auprès du dernier Tichou Lama, et qui, après l’avoir accompagné autrefois à la cour de Pékin[2], est depuis peu de retour du Tibet. Je me suis procuré la relation du voyagé qu’il vient de faire, et les autres renseignemens qu’il a pu me donner concernant les pays qu’il a vus ; et je vous demande la permission de vous en faire part.

Au commencement de l’année dernière, Pourounguyr reçut de M.  Hastings, un peu avant que ce dernier partît du Bengale, des dépêches adressées au Tichou Lama et au régent de Tichou-Loumbou ; il fit aussitôt les préparatifs du voyage lointain auquel il s’étoit engagé. Ce soin l’occupa jusqu’aux premiers jours de mars, où j’eus l’honneur de vous le présenter, pour qu’il obtînt l’ordre de son départ : il se mit en route à Calcutta. Dès le commencement d’avril, il avoit, à ce qu’il raconte, passé les limites des provinces de la Compagnie, et pénétré dans les montagnes qui composent le royaume de Boutan. Là, continuant sa marche, il reçut des sujets du Daïb[3] râdjah les services les plus étendus et les plus volontaires, jusqu’aux frontières de ce royaume : il ne rencontra d’ailleurs aucun obstacle jusqu’à son arrivée sur les frontières du Tibet. Il y fut retenu environ quinze jours par des neiges abondantes qui durèrent six jours sans interruption, et qui couvrirent la terre à une telle hauteur, qu’il devint absolument impossible de voyager, jusqu’à ce que le dégel rouvrît les communications. Le froid, dit-il, fut si rigoureux pendant qu’il étoit prisonnier à Phari, et le changement immédiat de température eut un effet si pernicieux sur sa santé et sur celle de ses compagnons, qu’il s’attendoit à être victime avec eux de l’inclémence de l’air, si le prompt changement de temps ne lui eût permis d’aller en avant.

Quoi qu’il en soit, dès qu’il put s’éloigner de Phari, il avança à grandes journées ; et, sans être arrêté par de nouveaux obstacles, il parvint, le 8 mai suivant, à Tichou-Loumbou[4], capitale du Tibet. En entrant dans le monastère, il se rendit au dorbâr[5] du régent Tchandjou Couchou, Pandjen Irtinni [Erténi] Nemohéim[6], pour annoncer son arrivée et l’objet de sa mission. Un logement lui fut assigné, et l’on fixa l’heure où il verroit le Tichou Lama. Il sut le lendemain matin que ce prince se proposoit de quitter le palais pour habiter un de ses jardins, situé dans la plaine qu’on voit du monastère, et où l’on apercevoit un camp nombreux, qui venoit d’être formé. Le Lama sortit de son appartement à la pointe du jour ; et avant le lever du soleil, il étoit logé dans les tentes qui avoient été dressées pour lui.

Dans la matinée, Pourounguyr alla aux tentes du Lama, à l’heure indiquée pour son admission. Il apprit, à la porte de l’enceinte, que le jeune Lama prenoit sa récréation dans le jardin, où son amusement favori consistoit à courir de côté et d’autre. Comme, au Tibet, on étoit alors dans la saison la plus chaude de l’année, ses domestiques, pour qu’il jouît de la fraîcheur, avoient placé, dans un endroit parfaitement ombragé d’arbres, un siége composé de coussins, où il pouvoit se reposer après ses courses. Ce fut là que Pourounguyr le trouva, lorsqu’il fut mandé en sa présence. Il étoit environné du régent, de son père et de sa mère, de Soupoun Tchoumbou, l’échanson, et des principaux officiers de la cour. Après avoir fait trois salutations le plus loin qu’il fut possible, Pourounguyr s’approcha, et, suivant l’usage du Tibet, présenta au Lama une pièce de pelong blanc[7] : il remit ensuite les lettres et les présens dont il étoit chargé. On ouvrit aussitôt les paquets devant le Lama, qui se fit apporter chaque article, et les examina séparément un à un. Il prit la lettre qui lui étoit adressée, en rompit le cachet de sa propre main, et tirant de l’enveloppe un cordon de perles qu’elle renfermoit, les fit couler entre ses doigts, comme font les Tibétains en disant le chapelet ; puis, il mit le cordon à côté de lui d’un air fier, et ne permit à personne de le prendre, tant que Pourounguyr fut en sa présence. Pourounguyr dit que le jeune Lama fixoit sur lui des regards remplis de bienveillance et d’expression ; qu’il lui parla en langue tibétaine, et lui demanda s’il avoit éprouvé de grandes fatigues dans son voyage. L’entrevue dura plus d’une heure ; et pendant tout ce temps, le jeune Lama se tint fort tranquille, ne cherchant pas une seule fois à quitter son siége, et ne témoignant pas le moindre ennui de cette contrainte. On servit du thé à deux reprises ; et chaque fois le Lama en but une tasse. Lorsque Pourounguyr eut ordre de prendre congé, il s’approcha du Lama, et, s’inclinant devant lui, présenta sa tête nue pour recevoir sa bénédiction, qu’il lui donna en étendant la main et en la posant sur sa tête. Le Lama lui ordonna ensuite de venir le voir tous les jours, tant qu’il séjourneroit à Tichou-Loumbou.

Le matin du jour suivant, Pourounguyr se rendit auprès du régent, dans l’appartement qu’il occupoit au palais, et il lui remit ses dépêches, après les formalités ordinaires. Il fit ensuite une visite à Soupoun Tchoumbou, aux parens du Lama, et à d’autres personnes dont il étoit déjà connu. Il dit avoir reçu par-tout l’accueil le plus obligeant et le plus cordial : il y avoit long-temps que l’on étoit accoutumé à le regarder comme un agent du gouvernement du Bengale. Il ne trouva point de changement dans l’administration, depuis le voyage qu’il avoit fait avec moi au Tibet. Le pays jouissoit d’une parfaite tranquillité : le seul événement qui eût marqué dans ses annales, étoit l’inauguration du jeune Lama, qui avoit eu lieu l’année précédente. Comme cet événement est de la plus haute importance sous le point de vue religieux ou politique, puisque c’est l’acte par lequel les Tibétains reconnoissent dans la personne d’un enfant leur souverain immortel et leur pontife suprême[8], j’ai cru devoir faire tous mes efforts pour me procurer la description des cérémonies qui l’accompagnèrent, certain que la nouveauté du sujet piqueroit la curiosité, quand bien même ces détails n’offriroient point d’utilité réelle. Je vais donc, sans autre apologie, offrir le résultat de mes informations : je préviens seulement que la vérité de ces détails repose en grande partie sur le témoignage de Pourounguyr, et qu’ils m’ont été confirmés, avec quelques additions, par les récits d’un Gosséyn qui étoit alors sur les lieux.

L’empereur de la Chine paroît avoir pris une part signalée à l’inauguration du Lama ; il a, dans cette circonstance, prouvé son respect et son zèle pour le chef de sa religion. Dès le commencement de l’année 1784, il envoya à Tichou-Loumbou des ambassadeurs chargés de le représenter auprès du pontife, et de rehausser la pompe de son installation. Le Dalaï Lama et le vice-roi de Lhassa accompagnés de toute la cour, un des généraux chinois cantonnés à Lhassa, avec une partie des troupes qu’il commandoit, deux des quatre magistrats de cette ville, les supérieurs de tous les monastères du Tibet, et les ambassadeurs de l’empereur, se réunirent à Tichou-Loumbou pour célébrer cette époque importante de leurs institutions religieuses. Le 28 de la septième lune, jour qui correspond à-peu-près au milieu du mois d’octobre 1784 (l’année des Tibétains commençant à l’équinoxe du printemps), fut choisi comme le plus favorable à l’inauguration. Quelques jours auparavant, le Lama fut amené de Terpaling, monastère où il avoit passé sa première enfance, avec tout l’appareil et tous les hommages qu’on pouvoit attendre d’un peuple enthousiaste. On n’a jamais vu un aussi grand concours rassemblé par la curiosité ou par la dévotion. Le cortége fut grossi de tous les Tibétains qui purent s’y joindre. Cette affluence obligea la procession de marcher si lentement, qu’il lui fallut trois jours pour parcourir les vingt milles qui forment la distance de Terpaling à Tichou-Loumbou. La première halte eut lieu à Tsondoue, la seconde à Sommaar. À six milles environ de cette dernière station, une pompe splendide avoit été préparée pour l’entrée du Lama : c’est d’un témoin oculaire que j’en tiens la description. On avoit, dit-il, lavé et nettoyé le chemin ; et des tas de pierres, séparés par de petits intervalles, étoient élevés des deux côtés. Le cortége passa entre deux rangs de prêtres, qui s’étendoient, comme une rue, depuis Sommaar jusqu’aux portes du palais. Quelques prêtres avoient des torches allumées, faites d’une composition odoriférante, qui brûle comme le bois pourri, et répand une vapeur aromatique ; les autres portoient les divers instrumens en usage dans leurs cérémonies pieuses, tels que le gong, la cymbale, le hautbois, les trompettes, les tambours, et les conques marines, dont ils s’accompagnoient en chantant un hymne. La foule des spectateurs étoit derrière les prêtres, et il n’y avoit sur le grand chemin que les personnes qui appartenoient au cortége, ou dont la place y étoit marquée. Voici quel étoit l’ordre de la procession :

La marche s’ouvroit par trois commandans militaires, ou gouverneurs de districts, à la tête de six ou sept mille cavaliers armés de carquois, d’arcs et de fusils. Après eux venoit l’ambassadeur, portant, selon l’usage de la Chine, son diplôme roulé en forme de tube, et assujetti sur son dos[9] ; puis le général chinois avec ses troupes montées à leur manière, et pourvues d’armes à feu et de sabres : elles étoient suivies d’un groupe nombreux qui portoit les divers étendards et les bannières de parade. On voyoit ensuite une bande de musiciens avec des instrumens à vent et autres, précédant deux chevaux richement caparaçonnés, dont chacun avoit en travers deux grandes cassolettes rondes et disposées comme deux paniers , remplies de bois aromatiques allumés ; derrière eux s’avançoit un vieux prêtre, qualifié de Lama, qui portoit une cassette renfermant des livres de prières et quelques idoles favorites. De nouveaux groupes étoient formés de neuf chevaux magnifiques, chargés de l’appareil du Lama ; ensuite venoient les prêtres immédiatement attachés à sa personne pour le service journalier du temple, au nombre d’environ sept cents ; derrière eux marchoient deux hommes, ayant chacun sur leurs épaules une grande bannière d’or, de forme cylindrique, rehaussée de figures emblématiques : c’étoit un présent de l’empereur de la Chine. Les duhunniers et les soupouns, employés à présenter des placets et à distribuer des aumônes, précédoient immédiatement la bière[10] du Lama, qui étoit couverte d’un tapis superbe, et portée par huit Chinois, dont seize étoient chargés de ce ministère. D’un côté de la bière étoit le régent ; de l’autre, le père du Lama : elle étoit suivie des supérieurs des différens monastères ; et à mesure que le cortége avançoit, les prêtres qui bordoient le passage se réunissoient à l’arrière-garde, et terminoient la procession, qui marchoit avec une extrême lenteur. Vers midi, elle fut reçue dans l’enceinte du monastère, au milieu d’un appareil éblouissant de drapeaux, des acclamations de la multitude, d’une musique solennelle et du chant des prêtres. Dès que le Lama fut logé dans le palais, le régent et Soupoun Tchoumbou, par une déférence d’usage envers les personnes d’un haut rang, allèrent à la rencontre du Dalaï Lama et du vice-roi de Lhassa, qui venoient à Tichou-Loumbou. Leurs cortéges se rencontrèrent le lendemain matin au pied du fort de Painom, et le jour suivant ils entrèrent ensemble dans le monastère de Tichou-Loumbou, où le Dalaï Lama et le vice-roi furent hébergés pendant toute la durée de leur séjour.

Le matin du troisième jour après l’arrivée du Tichou Lama, on le porta au grand temple, et vers midi on le fit asseoir sur le trône de ses prédécesseurs. L’ambassadeur chinois déroula pour lors son diplôme, et mit aux pieds du Lama les présens dont il étoit chargé. Les trois jours suivans, le Dalaï Lama se rendit dans le temple, auprès du Tichou Lama, et l’un et l’autre furent secondés par tous les prêtres dans l’invocation et le culte public de leurs dieux. Il paroît que ces rites complétoient la cérémonie de l’inauguration. Pendant cet intervalle, toutes les personnes qui étoient dans la ville furent nourries aux frais du public, et l’on distribua d’immenses aumônes. D’après un avis répandu par-tout, des réjouissances universelles eurent lieu en même temps dans toute l’étendue du Tibet ; des bannières étoient arborées sur toutes les forteresses ; les habitans de la campagne passoient le jour à chanter et à se réjouir, et les nuits étoient célébrées par des illuminations générales. On employa ensuite un temps considérable à faire des présens et à donner des fêtes publiques au nouveau Lama, qui, à l’époque de son installation ou de son élévation au pontificat de Tichou-Loumbou, n’étoit pas âgé de trois ans. La cérémonie fut ouverte par le Dalaï Lama, dont les offrandes passent pour avoir été d’une plus grande valeur, et les fêtes plus splendides que celles de tout le reste. Le second jour fut consacré au vice-roi de Lhassa ; le troisième, au général chinois. Vinrent ensuite les colloungs ou magistrats de Lhassa, et les autres personnes distinguées qui avoient accompagné le Dalaï Lama. On admit séparément le régent de Tichou-Loumbou, et tous ceux qui tenoient à ce gouvernement, suivant l’ordre de leur prééminence, pour offrir leur tribut d’obéissance et de respect. Après avoir reçu les hommages de tous ceux qui avoient droit de les lui présenter, le Tichou Lama leur en témoigna sa satisfaction dans le même ordre. Le tout dura près de quarante jours.

On fit beaucoup d’instances au Dalaï Lama pour l’engager à prolonger son séjour à Tichou-Loumbou : mais il s’excusa en disant qu’il ne vouloit pas surcharger plus long-temps la capitale de l’affluence qui accompagnoit ces déplacemens ; et jugeant qu’il importoit de s’absenter le moins possible du siège de son autorité, il retourna, au bout de quarante jours, à Lhassa, avec toute sa suite. L’ambassadeur de l’empereur reçut en même temps son congé pour retourner à la Chine. Ainsi se termina cette grande fête.

Quant aux relations commerciales nouvellement établies, Pourounguyr m’apprend qu’il n’étoit pas le premier qui fût arrivé du Bengale à Tichou-Loumbou, quoiqu’il s’y fût pris d’aussi bonne heure ; plusieurs négocians y avoient déjà apporté leurs marchandises, et d’autres les suivirent avant son départ de cette ville. Il n’entendit parler ni d’obstacles ni de dommages, et il en conclut que tous les voyageurs trouvoient les mêmes facilités et les mêmes secours dont il avoit personnellement à se louer. Les marchés étoient bien fournis d’articles de l’Angleterre et de l’Inde : ces articles toutefois n’étoient pas en assez grande quantité pour faire baisser les prix au-dessous de ceux des deux ou trois années précédentes. La valeur de l’argent en lingots étoit un peu inférieure à celle qu’il avoit en 1783. On pouvoit se procurer d’une qualité plus pure, moyennant 19 et 20 indermillis[11], le poutri, ou bourse de poudre d’or, qui se vendoit, en 1783, 21 indermillis. Le talent d’argent, qui coûtoit alors 500 indermillis, n’étoit plus qu’à 450 : ainsi le change étoit de beaucoup en faveur des négocians.

Pourounguyr, durant son séjour à Tichou-Loumbou, eut de fréquentes entrevues avec le régent et les ministres ; et il m’assure qu’il les trouva sincèrement disposés à encourager les relations commerciales établies sous les auspices du dernier Gouverneur général. Le régent regrettoit le départ de M.  Hastings, qui lui enlevoit le premier étranger avec lequel il eût formé une liaison d’amitié et d’alliance, et qui eût commencé d’ouvrir une communication entre le gouvernement du Bengale et celui du Tibet. Son attachement pour la nation angloise est en grande partie inhérent à la personne de M.  Hastings, sans doute d’après l’habitude qu’il avoit depuis l’origine de s’adresser exclusivement à lui, et de ne reconnoître que ses agens ; mais, exempt d’une légéreté indigne de son caractère, il ne s’est point abaissé à profiter de l’occasion que lui offroit le départ de son ami pour rompre sa nouvelle liaison : accoutumé à se faire une haute idée de notre loyauté nationale, il n’a pas douté un instant que nos vues, loin de tendre à des plans d’ambition, ne fussent uniquement dirigées vers des objets d’utilité et de curiosité ; et Pourounguyr m’assure qu’il paroissoit desirer vivement de continuer avec le nouveau Gouverneur général les relations amicales entretenues si long-temps par son prédécesseur. Dans l’espérance que vous partageriez ce désir, il résolut de vous inviter à concourir avec lui au maintien des communications et du commerce, si essentiellement calculés pour l’avantage des deux pays. En conséquence, le Lama et le régent vous adressèrent les lettres que Pourounguyr eut l’honneur de vous présenter, et dont je joins ici la traduction, faite, conformément à vos ordres, par votre traducteur persan.

Lettre du Tichou Lama.

« Dieu soit loué de ce que ces contrées jouissent de la paix et du bonheur ! Je suis continuellement en prières devant l’autel du Tout-puissant pour votre santé et votre conservation. On sait que vous vous occupez constamment à protéger et à secourir le monde entier, et que vous travaillez à la félicité du genre humain. Nous ne nous sommes point écartés de l’union et de l’unanimité qui subsistoit du temps du premier des nobles, M. Hastings, entre lui et le défunt Lama. Puissiez-vous aussi accorder votre amitié à ces contrées, et me rendre toujours heureux en me donnant des nouvelles de votre santé, qui réjouiront mon cœur et tranquilliseront mon ame ! En ce moment, je vous envoie, comme offrandes amicales d’union et d’unanimité, un mouchoir, un ketou d’argent, et une pièce de cotchin ; veuillez les accepter. »

Lettre du Râdjah de Tichou-Loumbou.

« Dieu soit loué de ce que ces contrées jouissent de la paix et du bonheur ! Je suis continuellement en prières devant l’autel du Tout-puissant pour votre santé et votre conservation. On sait que je travaille constamment pour le bien du service du Lama nouvellement installé, et pour l’avantage de ses sujets, parce que le Lama nouvellement installé n’est point distinct du défunt Lama, et que la splendeur de sa face est exaltée. Accordez votre amitié à Pourounguyr Gosséyn.

Maintenez l’union, l’unanimité et l’affection, comme le premier des nobles, et rendez-moi heureux chaque jour en me donnant des nouvelles de votre santé et de votre prospérité ; accordez-moi vos bonnes grâces, comme le premier des nobles, et rendez-moi heureux par vos lettres, qui sont des sources de consolation. En ce moment, je vous envoie, comme offrandes amicales d’union, d’affection et d’unanimité, un mouchoir, trois tolahs d’or, et une pièce de cotchin ; veuillez les accepter. »

Pourounguyr reçut ces dépêches au commencement d’octobre ; et après avoir passé cinq mois à Tichou-Loumbou, il prit congé du Lama et du régent, et se mit en chemin, par la même route, pour retourner au Bengale. Comme la saison étoit fort avantageuse pour voyager, il n’éprouva ni obstacle ni retard en traversant le Tibet et le Boutan, et il arriva à Rangpoùr dans les premiers jours de décembre. Il se hâta de se rendre à la Présidence : mais il eut le chagrin d’y trouver ses affaires dans le plus grand désordre ; le petit territoire qu’il avoit confié à Tchela, son fils adoptif, avoit été envahi, durant son absence, par Râdje Tchend, zémyndâr[12] du voisinage, qui s’étoit emparé, à force ouverte, de l’étendue de cinquante beygahs. Déterminé par ses sollicitations réitérées et pressantes, je me suis engagé à vous dire, en sa faveur, que toutes ses espérances reposent sur votre justice et sur votre protection ; il implore humblement votre appui pour rentrer dans ses droits, et pour jouir en sûreté de ce qui lui appartient. Vous pardonneriez sans doute la liberté de cette demande, quand bien même je ne parlerois pas en faveur d’un homme qui a rendu d’importans services au Gouvernement ; mais, quoique d’un intérêt secondaire, cet événement fournit un exemple authentique des dispositions usurpatrices des zémyndârs subalternes. Il est à propos de vous faire observer une autre circonstance. Le territoire en question fait partie d’un canton situé vis-à-vis de Calcutta, sur le rivage occidental du fleuve, et qui fut donné jadis, par un senned[13] du Gouvernement, au Tichou Lama, pour y fonder un temple et un hospice destinés aux pèlerins du Tibet qui visiteroient le fleuve sacré du Gange[14].

Après avoir, conformément à vos désirs, fait tous mes efforts pour traduire littéralement les informations que Pourounguyr a pu me donner, il ne me reste qu’à justifier la prolixité de ces notes. J’ai cru devoir entrer dans les moindres détails, parce qu’il m’a semblé que chaque circonstance, quelque insignifiante qu’elle fût, pouvoit intéresser jusqu’à un certain point, si elle donnoit une idée du caractère national d’un peuple que nous connoissons depuis peu, et avec qui le Gouvernement a jugé convenable de former une alliance plus intime.

Je n’abuserai pas davantage de vos momens, en ajoutant des observations sur les conjectures auxquelles pourroit donner lieu l’importance qui semble devenir le partage de votre jeune allié, d’après le respect que lui témoignent les principaux potentats dont ses sujets ont connoissance. Permettez-moi seulement de vous répéter que j’apprends avec une extrême satisfaction, par les récits de Pourounguyr, l’état florissant du plan de commerce dernièrement projeté : il m’assure que toutes les facilités possibles ont été accordées pour en assurer l’exécution, que les négocians ont trouvé les plus grandes sûretés dans leur trafic, qu’ils ont eu le meilleur débit de leurs marchandises, et que le change a été de beaucoup en leur faveur.

Ces avantages autorisent à penser qu’ils provoqueront à des entreprises plus vastes ; et cette première tentative m’inspire une telle confiance, que j’ai l’espérance la mieux fondée de voir l’honorable mission dont vous m’avez chargé, produire des résultats essentiels, qui tourneront au profit de la Compagnie, sous le double rapport de la politique et du commerce.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec le plus profond respect,

Votre très-obéissant, très-fidèle et très-humble serviteur,
Samuel Turner.
Calcutta, 8[15] février 1786.

  1. Ce rapport se trouve dans la Relation de l’ambassade au Tibet, par le même voyageur, p. 419-433 de l’édition angloise, et t. II, p. 195-213, de la traduction du C.en Castera. (L-s.)
  2. Lorsque le dernier empereur de la Chine (Kien-long), très-mécontent de l’accueil amical que les Anglois avoient reçu au Tibet, invita d’une manière à-peu-près impérative et força très-poliment le Tichou Lama, que nos missionnaires appellent Pan-tchan Lama Erteni, à faire le voyage de Pékin, la crainte de la petite vérole, ou peut-être d’un poison encore plus sûr, étoit le principal motif qui inspiroit au Tichou Lama une grande répugnance pour ce long voyage. En effet, peu de temps après son arrivée dans la capitale de la Chine, l’âme du dieu voyageur, suivant leur expression, changea de demeure. Elle retourna donc au Tibet habiter le corps d’un très-jeune enfant, à qui M.  Turner eut l’honneur d’être présenté. On a lieu aussi de soupçonner qu’Erténi fut empoisonné par ordre de l’empereur de la Chine. Voyez la relation de cet événement remarquable, arrivé dans le cours de l’année 1779 (et non 1780, comme l’a cru le C.en Castera), dans la Relation de l’ambassade au Tibet, par M.  Turner, appendix, n° iv, p. 457-473 de l’édit. angloise, et t. II, p. 297-329, de la traduction française ; et dans deux lettres curieuses de M.  Amiot, insérées dans les Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, &c. de la Chine, t. IX, p. 6 et 446-454. (L-s.)
  3. Ce mot est écrit Daib dans l’édition de Calcutta, et Daeb dans la Relation même de l’ambassade, imprimée à Londres ; mais la prononciation est la même en anglois. Ce prince, quoique souverain du Boutan, reconnoît le Tichou Lama pour son suzerain temporel, et sur-tout spirituel : mais cette dépendance n’est qu’apparente et illusoire, car il réunit lui-même la puissance sacerdotale et temporelle ; en sa qualité de Lama, il est en même temps souverain et pontife du Boutan. Les Anglois attachent la plus haute importance à obtenir ses bonnes grâces, non-seulement afin de commercer avec le Boutan, mais encore parce qu’il peut interrompre toutes leurs relations avec le Tibet, où ils ne peuvent se rendre qu’en traversant ses états. Voyez la Relation de Turner, et l’extrait de celle de Bogle, publiés par les C.ens Billecocq et Parraud, en un volume in-16 (L-s.)
  4. Nommé Tchache-Loumbou par M. Amiot. Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, &c. des Chinois, t. IX, p. 447. (L-s.)
  5. درنار mot indien, adopté par les Persans de l’Inde, qui désigne l’audience, la salle d’audience et la cour d’un grand : c’est à-peu-près le synonyme de l’arabe ديوان dyvân. (L-s.)
  6. Le même nom est ainsi écrit dans la Relation de l’ambassade, imprimée à Londres : Chanjoo Cooshoo, Punjun Irtinnee Nimoheim ; prononcez Tchandjou Couchou, Pantchan Erténi Nemohéim. (L-s.)
  7. Voyez ma note 2 ci-dessus, p. 143. (L-s.)
  8. Cette expression n’est pas, je crois, d’une rigoureuse justesse. J’ai observé, dans ma note ci-dessus, p. 139, que le Tichou Lama, ou Pan-tchan Lama, comme le nomment les Chinois, n’est que la seconde personne de la hiérarchie lamaïque ; la première est incontestablement le Dalaï Lama, ou Grand Lama. (L-s.)
  9. Voyez, dans le Voyage du lord Macartney à la Chine, un mandarin portant les ordres de l’empereur, planche X de l’atlas. (L-s.)
  10. Il y a incontestablement une faute dans le texte même de Calcutta ; et au lieu de bier, il faut lire, comme porte l’édition originale du Voyage de M.  Turner, publiée à Londres en 1800, page 126, édit. in-4.°, the Lama’s chair of State [le fauteuil d’état, c’est-à-dire, le trône du Lama]. Deux lignes plus bas, lisez aussi fauteuil, au lieu de bière. Voyez aussi t. II, p. 203, de la traduction française. (L-s.)
  11. L’indermilli est une monnoie du Népal, la seule qui soit en circulation au Tibet, où les préjugés locaux empêchent qu’on batte monnoie : elle vaut un tiers de roupie, ou environ quatre-vingt-trois de nos centimes. Voyez Turner’s Embassy, p. 370 ; et t. II, p. 176, de la traduction française. (L-s.)
  12. وميندار tenancier d’une portion de terre qui relève immédiatement du gouvernement, et pour laquelle il paye une rente. (L-s.)
  13. سند papier, charte ou patente émanée d’un homme en place, et revêtue des signatures nécessaires. Quelques senned ne portent que le sceau du monarque ; d’autres sont revêtus des sceaux et des signatures des ministres d’état. On ajoute le sceau royal à quelques-uns ; on ne le met pas à d’autres. (L-s.)
  14. Les sectateurs du Lama ont aussi une grande vénération pour le Gange ; ce qui pourroit porter à regarder leur religion comme une corruption du brâhmanisme, si nous n’avions pas des preuves très-forte à l’appui de l’opinion opposée. (L-s.)
  15. La copie envoyée à M.  Macpherson même, et insérée dans la Relation de l’ambassade au Tibet, porte la date du 6 février. (L-s.)
    Nota. On me permettra de compléter les détails donnés par M.  Turner, et par moi-même dans mes notes, en présentant ici l’Itinéraire du Tichou Lama, depuis Lhassa jusqu’à Pékin.

    Le 15 juillet 1779, il Part de Lhassa.
    En 46 jours, il arrive à Doutchou, ville située sur les bords d’une rivière de même nom.
    En 21 . . . . . . . . . . . . à Thouk’taoung.
    En 19 jours, il arrive à Coumbou-Coumbâ, grande ville bien peuplée, auprès d’une petite rivière, avec un Poutâlâ, ou temple vaste et fameux, où se rendent, chaque année, plusieurs milliers de Khoseongs [ou Gosséyns].
    1 jour ou 2 après son arrivée, l’hiver commença, et la neige tomba en telle quantité, qu’il fut obligé de s’arrêter et de suspendre son voyage pendant quatre mois.
    Pendant les 7 jours qui suivirent son départ de cette ville, il fut accompagné par le chef de Landjou.
    18 jours après, il arriva dans la ville considérable de Toumdâtolou, située dans la province d’Allasack.
    19 jours après . . à Nissaour, ville très-considérable.
    12 . . . . . . . . . . . . à Tâbonkaykâ, ville du district de Hortousou.
    16 . . . . . . . . . . . . à Tchârânsouborgâ, ville où il s’arrêta deux jours.
    12 . . . . . . . . . . . . à la ville de Khârambou.
    16 . . . . . . . . . . . . à Taygâgoumbâ.
    19 . . . . . . . . . . . . à la ville de Tolonour. Il y passa sept jours.
    15 . . . . . . . . . . . . à Singhding, ville considérable.
    Djiawâkhou, maison de campagne de l’empereur, à 24 milles environ de Singhding. L’empereur y vint recevoir le Lama. Il en partit le lendemain matin.
    Et 7 jours . . . . . de Djiawâkhou à un endroit nommé Seawrah-soummah, dans le voisinage de Pékin, environ à deux milles des murailles extérieures.

    Ce fragment, qui ne sera pas, je crois, sans intérêt pour les géographes, est tiré du tome II, p. 164, de l’Oriental Repertory, recueil curieux et varié de notices géographiques, historiques, politiques et savantes, et en général très-exactes, sur l’Inde, que l’on doit à l’infatigable activité de M.  Alexandre Dalrymple. Outre les ouvrages sur le Tibet que j’ai cités dans mes notes, j’en indiquerai encore un ici, qui mérite bien d’être consulté par ceux qui s’occupent de cette contrée lointaine et trop peu connue:c’est un Mémoire intitulé Nachrichten aus Tyben aus Erzahlungen tangutischer Lamen unter den Selengisfischen Mongolen [Description du Tibet, d’après la relation des Lamas Tangouts établis parmi les Mongols du Sélinga], t. I, p. 201-222, des Nordische Beyträge zur physikalischen und geographischen Erdz und Volkerbeschreibung, Naturgeschichte und Œconomie; recueil très-intéressant, publié par M.  Pallas. (L-s.)