Recherche sur la clarté des principes de la théologie naturelle et de la morale



II


RECHERCHE


SUR LA CLARTÉ DES PRINCIPES


DE LA


THÉOLOGIE NATURELLE


ET


DE LA MORALE,


En réponse à la question posée en 1763 par l’Académie des Sciences de Berlin.


Verum animo satis hæc vestigia parva sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute.


1763.




INTRODUCTION.




La question proposée est telle que, si elle est convenablement résolue, la philosophie supérieure doit en recevoir une forme déterminée ; si la méthode d’après laquelle le plus haut degré de certitude possible, dans cette espèce de connaissance, peut être acquis, et si la nature de cette persuasion bien aperçue est une fois solidement établie, alors, au lieu de l’éternelle inconsistance des opinions et des sectes scolastiques, une règle immuable dans la manière d’enseigner ramènera infailliblement les têtes pensantes à des efforts uniformes, de la même manière que la méthode de Newton a remplacé dans la science de la nature le décousu des hypothèses physiques par un procédé certain, dont l’expérience et la géométrie sont la base. Mais quelle sera la méthode du traité même dans lequel on doit montrer à la métaphysique son vrai degré de certitude, et la marche à suivre pour y parvenir ? Si cette exposition est déjà de la métaphysique, alors le jugement qui en décide est aussi incertain que l’a été jusqu’ici la science qui prétend asseoir ainsi ses fondements, et tout est perdu. Je parlerai donc des principes certains fournis par l’expérience, et les conséquences immédiates qui en découlent formeront toute la matière de mon traité. Je ne m’abandonnerai ni aux doctrines des philosophes, dont l’incertitude est précisément l’occasion du problème à résoudre ; ni aux définitions, qui sont si souvent trompeuses. La méthode dont je me sers ici sera simple et circonspecte : s’il y a quelque chose qu’on puisse encore trouver incertain, il sera de telle nature qu’il n’aura servi qu’à l’explication, mais pas à la preuve.




PREMIÈRE MÉDITATION.


Comparaison générale de la manière d’arriver à la certitude dans les connaissances mathématiques, et de la manière d’y parvenir en philosophie.
§ I. — Le mathématicien obtient toutes ses définitions par voie de synthèse, le philosophe fait les siennes par analyse.

On peut s’élever à une notion quelconque de deux manières, ou par la liaison arbitraire des notions, ou par une séparation d’avec une connaissance qui a été élucidée au moyen d’une décomposition. Les mathématiques forment toujours leurs définitions de la première manière. Concevez, par exemple, quatre lignes prises à volonté, mais qui renferment une surface plane, de telle façon que les côtés opposés ne soient pas parallèles, et appelez cette figure un trapèze. La notion que je détermine ainsi n’est pas donnée avant la définition ; elle en est au contraire le produit. Un cône peut signifier tout ce qu’on voudra ; en mathématique il résulte de la représentation arbitraire d’un triangle rectiligne en révolution autour d’un côté. Ici, et dans tous les autres cas, la définition résulte évidemment de la synthèse.

Il en est tout différemment des définitions en philosophie. Il s’agit ici de la notion d’une chose déjà donnée, mais d’une manière confuse ou pas suffisamment déterminée. Il faut donc que je la décompose, que j’en compare les éléments séparés avec la notion donnée dans tous les cas possibles, et que je m’explique et me détermine cette pensée abstraite. C’est ainsi, par exemple, que chacun a la notion de temps ; mais s’il s’agit de la définir, je suis obligé de considérer cette idée dans toutes sortes de rapports, pour en découvrir, par voie de décomposition, tous les éléments ; de relier différents éléments abstraits, s’ils donnent une notion suffisante, et de les rapprocher entre eux, si l’un ne renferme pas l’antre en partie. Si je voulais essayer ici de parvenir par la synthèse à une définition du temps, quel heureux hasard ne faudrait-il pas pour que cette notion synthétique fut précisément celle qui exprimerait parfaitement l’idée donnée !

Cependant, dira-t-on, les philosophes définissent aussi quelquefois synthétiquement, et les mathématiciens analytiquement. C’est ainsi, par exemple, que le philosophe conçoit arbitrairement une substance douée de raison et la nomme un esprit. — Mais je réponds que de pareilles déterminations de la signification d’un mot ne sont jamais des définitions philosophiques, et que si elles doivent s’appeler définitions, elles ne sont du moins que des définitions grammaticales. Ce n’est pas, en effet, l’affaire de la philosophie de décider du nom à donner à une notion arbitraire. Leibniz concevait une substance simple qui n’aurait que des représentations obscures, et il l’appelait une monade sommeillante. En faisant cela, il n’avait pas défini cette monade, il l’avait imaginée ; la notion ne lui en était pas donnée, c’est lui qui l’avait créée. J’avoue qu’au contraire les mathématiciens ont quelquefois défini analytiquement, mais ils l’ont toujours fait mal à propos. C’est ainsi que Wolf a considéré la ressemblance en géométrie d’un œil philosophique, afin d’embrasser sous la notion générale de ressemblance jusqu’aux similitudes qu’offre la géométrie. Il aurait pu s’en dispenser ; lorsqu’en effet j’imagine des figures dans lesquelles les angles qui renferment les lignes de la circonférence sont réciproquement égaux, et les côtés qui les renferment ayant un rapport identique, cette opération peut toujours être considérée comme la définition de la ressemblance des figures, et ainsi des autres ressemblances des espaces. Le géomètre n’a pas le moindre besoin de la définition générale de la similitude. C’est un bonheur pour les mathémati­ques que si quelquefois, par une obligation mal entendue, le géomètre se permet de semblables définitions analytiques, il n’en résulte rien en fait, ou que ses dé­ductions immédiates constituent au fond la définition mathématique ; autrement cette science serait exposée aux dissentiments fâcheux qui affligent la philosophie.

Le mathématicien a affaire à des notions qui sont souvent susceptibles encore d’une définition philosophique ; telle est, par exemple, la notion d’espace en général. Mais il admet une telle notion comme donnée d’après la représentation claire et universelle qu’on s’en fait. Quelquefois, des définitions philosophiques lui sont fournies par d’autres sciences, surtout dans les mathématiques appliquées, par exemple, la définition de la fluidité. Mais alors une pareille définition n’appartient pas aux mathématiques, elle y est seule­ment employée. C’est l’affaire de la philosophie, de décomposer des notions qui sont données à l’état de confusion, de les expliquer et de les déterminer ; le mathématicien, lui, n’a qu’à rapprocher et comparer des notions données de quantité, notions claires et certaines, pour voir ce qui peut s’ensuivre.


§ II. Les mathématiques, dans leurs analyses, dans leurs preuves et leurs déductions, considèrent le général sous les signes in concreto ; la philosophie le considère par les signes in abstracto.


Ne traitant ici nos propositions que comme des conséquences immédiates fournies par l’expérience, j’en appelle, en ce qui regarde la présente, d’abord à l’arithmétique, soit générale ou qui traite des grandeurs indéterminées, soit particulière, ou qui traite des nombres où le rapport des quantités à l’unité est déterminé : dans l’une et l’autre, en premier lieu, les signes des choses, et non les choses mêmes, sont posés avec les indications particulières de leur augmentation ou de leur diminution, de leurs rapports, etc. ; ensuite de quoi on procède avec ces signes suivant des règles faciles et sûres, par transposition, addition, soustraction, et toute sorte de changements, de telle manière que les choses signifiées elles-mêmes sont, dans ces opérations, laissées tout à fait en dehors de la pensée, jusqu’à ce qu’enfin, dans la conclusion, la signification de la conséquence symbolique soit déchiffrée. En second lieu, j’en appelle à la géométrie, dans laquelle, lorsqu’il s’agit, par exemple, de (connaître les propriétés de tout cercle, on en trace un dans lequel on tire deux lignes sécantes, au lieu de toutes les lignes possibles qui se couperaient à l’intérieur du cercle. On montre les rapporte de ces deux lignes, et l’on y considère la règle générale des rapports des lignes in concreto qui se croisent dans tous les cercles.

Si l’on compare avec ce procédé celui de la philo­sophie, on le trouvera tout différent. Les signes de la contemplation philosophique ne sont jamais que des mots qui n’indiquent point les notions partielles (dans leur composition) d’où résulte l’idée totale signifiée par le mot, et ne peuvent indiquer les rapports des pensées philosophiques dans leurs liaisons. Dans toute réflexion qui a pour objet une connaissance de cette nature, on est donc forcé d’avoir la chose même sous les yeux et de se représenter l’universel in abstracto, sans pouvoir recourir à cet auxiliaire important, de trai­ter les signes isolément, au lieu de traiter des notions générales des choses, Lors, par exemple, que le géomè­tre veut démontrer que l’espace est divisible à l’infini, il prend une ligne droite quelconque, qui est perpendi­culaire à deux parallèles, et il tire d’un point de l’une de ces deux parallèles d’autres lignes qui les coupent. Il reconnaît à ce symbole, avec la plus grande certi­tude, que la division doit aller à l’infini. Au contraire si le philosophe veut prouver que tout corps se com­pose de substance simples, il devra s’assurer d’abord qu’un corps, en général, est un tout composé de substances ; que la composition est pour ces substances un état contingent, en dehors duquel elles peuvent également exister ; que par conséquent toute composition peut être supprimée par la pensée, sans cependant que les substances qui le composent cessent d’exister. Et comme ce qui reste d’un composé, après toute décomposition faite, est simple, il s’ensuit que le corps doit être formé de substances simples. Ici, ni figures ni signes sensibles ne peuvent exprimer les pensées ni leurs rapports ; il n’y a lieu à aucune substitution de signes, suivant certaines règles, à la place de considérations abstraites, de manière à remplacer, par ce procédé, la représentation des choses mêmes par la représentation plus claire et plus facile des figures ; le général doit, au contraire, être montré in abstracto.


§ III. En mathématiques il n’y a que peu de notions irrésolubles et peu de propositions indémontrables ; en philosophie le nombre des unes et des autres est infini.


Les notions de quantité en général, de l’unité, de la multiplicité, de l’étendue, etc., ne sont pas le moins du monde inexplicables en mathématique, attendu que leur décomposition et leur définition n' appartiennent pas du tout à cette science. Je sais bien que plusieurs géomètres confondent les limites des sciences, et veulent parfois philosopher dans la théo­rie des quantités ; ce qui les conduit à vouloir définir encore de pareilles notions, bien que la définition soit absolument sans conséquence mathématique en pareil cas. Mais il est certain que toute notion, dé­finissable ou non, est irrésoluble par rapport à une Science qui ne demande pas du tout qu’il en soit autrement. Et j’ai dit qu’il y a fort peu de notions de ce genre en mathématique. Je vais plus loin, et je dis qu’il ne peut y en avoir aucune, à savoir, en ce sens, que leur définition par la décomposition des notions fasse partie de la connaissance mathéma­tique, supposé d’ailleurs que cette décomposition fût possible en soi. Car les mathématiques ne définissent jamais par analyse une notion donnée ; elles définis­sent par synthèse arbitraire un objet dont la pensée n’est possible précisément que par cette opération.

Si l’on compare à cela ce qui se passe en philoso­phie, quelle différence ne trouve-t-on pas ! Dans toutes les branches qui la composent, surtout en métaphy­sique, toute analyse possible est aussi nécessaire, puisque la clarté de la connaissance et la possibilité dés conséquences certaines en dépendent. Mais on prévoit aussi qu’il est inévitable d’arriver par la dé­composition à des notions irrésolubles, qui le seront ou en soi et par soi ou pour nous, et qu’il n’y en aura pas un nombre extraordinaire, puisqu’il est impossible que des connaissances générales ne se composent pas seulement d’un petit nombre de nouons fondamentales. Un grand nombre ne peuvent donc absolument pas être analysées, par exemple la notion d’une représentation, la simultanéité ou la succession ; d’autres ne peuvent être analysées qu’en partie, telles que les notions d’espace, de temps, de toute espèce de sentiment de l’âme humaine ; les sentiments du sublime, du beau, du laid, etc., sans la connaissance et l’analyse précises desquels cependant les mobiles de notre nature ne sont pas suffisamment connus, et où néanmoins un observateur attentif verra que l’analyse est loin d’être suffisante. J’avoue que les définitions du plaisir et de la peine, du désir et de l’aversion, et d’une infinité d’autre pareilles, n’ont jamais été le résultat d’analyses parfaites, et je n’en suis pas surpris. En effet, des notions d’espèces si différentes doivent avoir pour fondement des notions constitutives très-diverses. La faute commise par quelques-uns, de traiter toutes les connaissances comme si elles étaient susceptibles de se résoudre en un petit nombre de notions simples, est celle des anciens naturalistes, qui s’imaginaient que toute matière, dans le monde, se compose des quatre éléments convenus, imagination démentie par une observation plus exacte.

Nous disons de plus qu’en mathématique il n’y a que peu de propositions fondamentales indémontra­bles, et que, fussent-elles d’ailleurs susceptibles d’être prouvées, elles sont cependant considérées dans cette science comme immédiatement certaines : le tout est égal à toutes les parties prises ensemble ; il n’y a qu’une ligne droite possible entre deux points, etc. ; telles sont les propositions fondamentales que les ma­thématiciens ont l’habitude d’admettre au début de leur science, afin de montrer qu’on ne suppose comme immédiatement vraies que des propositions d’une telle évidence, et que tout le reste doit être stricte­ment démontré.

Si l’on se reportait maintenant à la philosophie, particulièrement à la métaphysique, il serait curieux de voir une liste des propositions indémontrables, qui servent de fondements à toutes les parties de cette science ; elle serait certainement d’une étendue in­commensurable. Mais la recherche de ces vérités fondamentales indémontrables est l’affaire la plus importante delà haute philosophie, et les découvertes de cette na­ture ne finiront qu’avec cette espèce de connaissance. Quel que soit l’objet dont il s’agisse en effet, les notions élémentaires que l’entendement y perçoit tout d’abord et immédiatement, sont les données d’autant de propositions indémontrables, qui constituent les matériaux d’où les définitions peuvent être tirées. Avant de me disposer à dire ce que c’est que l’espace, je vois clairement que cette notion m’étant donnée, je dois rechercher avant tout par l’analyse les notions élémentaires qui s’y conçoivent de prime abord et immédiatement. J’observe donc qu’il y a une multiplicité dont les éléments sont en dehors les uns des autres ; que cette multiplicité ne se compose pas de substances, car il ne s’agit pas de la connaissance des choses dans l’espace, mais de l’espace lui-même ; que l’espace ne peut avoir que trois dimensions, etc. De pareilles propositions sont très-explicables, lorsqu’on les considère in concreto pour en connaître l’objet intuitivement ; mais elles ne sont jamais démontrables. Comment, en effet, pourraient-elles l’être, puisqu’elles constituent les premières et les plus simples pensées que je puisse avoir de mon objet quand je commence à le concevoir ? En mathématiques, les définitions sont la première pensée que je puisse avoir de la chose définie, parce que ma notion de l’objet ne résulte que de la définition, et qu’il serait tout à fait absurde de la regarder comme démontrable. En philosophie, où la notion de la chose que je dois définir m’est donnée, je suis dans la nécessité de convertir en un jugement fondamental indémontrable ce qui s’y perçoit immédiatement et de prime abord. En effet, n’ayant pas encore toute la notion claire de la chose, mais la cherchant de tous côtés, elle ne peut absolument pas être prouvée à ce point par cette autre notion, à savoir, qu’elle sert plutôt à produire cette connaissance claire, et par là même une définition. Il faut donc que je possède de premiers jugements, des jugements fon­damentaux, avant toute définition philosophique ; et il n’y a d’autre danger en cela que de prendre pour notion élémentaire ce qui n’est encore qu’une notion dérivée. L’étude suivante mettra ce point hors de doute.

IV. L’objet des mathématiques est facile et simple, celui de la phi­losophie difficile et compliqué.

Comme la quantité constitue l’objet des mathéma­tiques, et que dans l’étude qu’on en fait on n’a d’autre but que de savoir combien de fois quelque chose est posé, il est évident que cette espèce de connaissance doit reposer sur un petit nombre de théories très-claires de la théorie générale de la quantité (ce qui est proprement l’arithmétique générale). On y voit aussi l’augmentation et la diminution des quantités, leur dé­composition en facteurs égaux dans la théorie des ra­cines, sortir d’un petit nombre de notions fondamentales très-simples. Quelques notions de ce genre, concer­nant l’espace, permettent d’appliquer cette connais­sance générale de la quantité à la géométrie. Il suffit pour s’en convaincre de comparer, par exemple, la compréhensibilité facile d’un objet arithmétique, qui comprend en soi une multiplicité excessive, avec la compréhensibilité bien autrement difficile d’une idée philosophique, où l’on cherche peu à connaître. Le rapport d’un trillion à l’unité se concevra très-clairement, tandis que les philosophes n’ont pas encore pu rendre intelligible la notion de liberté au moyen de ses unités, c’est-à-dire par les notions simples et re­connues. C’est-à-dire qu’il y a une infinité de sortes de qualités constitutives de l’objet propre de la philosophie, dont la distinction est on ne peut plus délicate. De même il est beaucoup plus difficile d’expliquer par l’analyse des connaissances complexes, que d’unir par la synthèse des connaissances simples toutes données, et d’arriver ainsi à des conséquences. Je sais que beau­coup de gens trouvent la philosophie très-facile en comparaison des hautes mathématiques. Mais ces gens-là appellent philosophie tout ce qui se trouve dans les livres qui en portent le titre. La différence se montre dans les résultats. Les connaissances phi­losophiques ont pour la plupart la destinée des opi­nions, et sont comme les météores, dont l’éclat ne promet rien pour leur durée. Elles disparaissent, tandis que les mathématiques restent. La métaphy­sique est sans contredit la plus difficile de toutes les études humaines ; mais une métaphysique est encore à faire. La question posée par l’Académie prouve qu’on a raison de se demander quelle marche il con­vient de suivre pour la chercher.


SECONDE MÉDITATION.
Seule méthode d’arriver au plus haut degré possible de certitude en métaphysique

Si la métaphysique n’est autre chose qu’une philo­sophie qui a pour objet les premiers fondements de notre connaissance, ce qui a été dit dans l’étude pré­cédente touchant la connaissance mathématique com­parée avec la philosophie, doit s’entendre également de la métaphysique. Nous avons vu des différences essentielles et considérables entre les deux ordres de connaissances qui font l’objet des deux sciences ; ce qui peut faire dire avec l’évêque Warburton, que rien n’est plus pernicieux pour la philosophie que les mathématiques, c’est-à-dire que l’imitation des ma­thématiques dans la méthode de penser, où elle ne peut être employée ; car, pour ce qui est de l’appli­cation de cette méthode dans les parties de la philo­sophie où se rencontre la connaissance de la quantité, c’est toute autre chose, et l’utilité en est immense. En mathématiques, je commence par la définition de mon objet, par exemple, d’un triangle, d’un cer­cle, etc.

En métaphysique, je ne puis jamais commen­cer ainsi ; et on fait autant de fautes qu’on débute de fois par la définition d’une chose à connaître ; la défi­nition est bien plutôt, presque toujours la dernière chose à faire. En mathématique, je n’ai pas de notion de mon objet tant que la définition ne me l’a pas donnée ; en métaphysique, j’ai une notion qui m’est déjà donnée, quoique confusément ; je dois chercher à l’éclaircir, à l’étendre, à la déterminer. Comment donc pourrais-je partir de cette notion ? Augustin disait : Je sais bien ce qu’est le temps, mais quand on me demande ce que c’est, je ne le sais plus. Un grand nombre de développements, d’idées obscures, de comparaisons, de classifications et de ? déterminations sur ce sujet sont donc inévitables ; et je crois pouvoir dire que, bien qu’on ait débité sur le temps beaucoup de choses ingénieuses et vraies, on n’en a jamais donné la définition réelle ; pour ce qui est de la définition verbale ou de mot, elle ne sert à rien ou sert peu, puisqu’on entend assez sans elle ce que signifie ce mot pour ne pas s’y méprendre. Si toutes les définitions qu’on en trouve dans les livres étaient justes, avec quelle certitude ne raisonnerait-on pas, que de conséquences ne pourrait-on pas tirer ? Mais l’expérience apprend qu’il n’en est rien.

En philosophie, et singulièrement en métaphysi­que, on peut très-souvent avoir une connaissance claire et certaine d’un objet, et tirer de cette con­naissance des conclusions sûres, avant de posséder une définition de cet objet, et même sans se mettre en peine d’en donner une. Je puis être immédiatement certain de différents prédicats de chaque chose en particulier, quoique je n’en sache pas assez pour donner la notion explicitement déterminée de la chose, c’est-à-dire la définition. Quoique je ne me sois jamais expliqué ce que c’est qu’un désir, je pourrais cependant dire avec certitude que tout désir suppose une représentation de l’objet désiré ; que cette représentation est une prévision de l’avenir ; que le sentiment du plaisir y est attaché ; etc. Chacun per­çoit régulièrement tout cela dans la conscience immé­diate des désirs. En partant de ces sortes d’observa­tions comparatives, on pourrait peut-être enfin par­venir à la définition du désir. Mais si l’on peut toujours, sans passer par cette définition, déduire ce qu’on cherche de quelques caractères de la chose immédia­tement certains, il est alors inutile de tenter une entreprise si délicate. Il en est tout autrement, comme on sait, en mathématiques.

Dans cette science, la signification des signes est certaine, parce qu’il est facile de savoir celle qu’on a voulu leur donner. Dans la philosophie, en général, et dans la métaphysique en particulier, les mots tirent leur signification du discours ordinaire, excepté le cas où elle a été déterminée avec plus de préci­sion par une modification logique. Mais comme, dans des notions très-semblables, qui cependant renferment une assez grande, différence secrète, des mots identiques sont souvent employés, on doit alors, dans chaque application de la notion, quoique la dénomi­nation de cette notion ne semble pas très-convenable d’après l’usage ordinaire du discours, procéder avec une attention scrupuleuse, bien cependant que la notion qui se trouve ici rattachée au même signe soit réellement identique. Nous disons qu’on homme dis­tingue l’or d’avec le cuivre quand il reconnaît que dans l’un de ces métaux la densité n’est pas la même que dans l’autre. On dit encore qu’un animal dis­tingue les espèces d’aliments lorsqu’il consomme l’une et laisse l’autre. Le mot distinguer est ici em­ployé dans les deux cas, quoique dans le premier il signifie : connaître la différence, ce qui ne peut jamais avoir lieu sans juger, et qu’il n’indique, dans le second, qu’un acte différent avec des représenta­tions diverses, mais sans qu’il soit nécessaire qu’un jugement précède. Nous voyons donc que l’animal est conduit à la différence des actions par la diffé­rence des sensations ; ce qui est très-possible sans qu’il ait le moins du monde besoin de juger de la ressemblance ou de la différence.

De tout ceci découlent les règles de cette méthode suivant laquelle seule peut être obtenue tout natu­rellement la plus haute certitude métaphysique pos­sible ; ces règles sont bien différentes de celles qu’on a suivies jusqu’ici, et promettent un résultat d’autant plus heureux, si on les applique, qu’on n’a jamais pu se promettre rien de semblable en suivant une autre marche. La première et principale règle est celle-ci : que l’on ne commence point par des défi­nitions, à moins qu’il ne faille essayer une simple définition de mots, par exemple : Est nécessaire ce dont le contraire est impossible. Mais alors encore il n’y a qu’un petit nombre de cas où l’on puisse, tout au début, asseoir avec autant de certitude la notion clairement déterminée. Mieux vaut chercher d’abord avec soin dans l’objet ce dont on est immédiatement certain à l’égard de la notion, avant même d’en avoir la définition. On tirera de là des conséquences, et l’on cherchera surtout à n’acquérir de l’objet que des jugements tout à fait certains, sans se fonder en­core sur une définition en espérance ; définition qu’il ne faut jamais hasarder, et qu’il ne faut accorder qu’autant qu’elle résulte clairement des jugements les plus frappants d’évidence. La seconde règle est de noter particulièrement les jugements immédiats sur l’objet, en ce qu’il présente tout d’abord de cer­tain. Après s’être assuré que l’un n’est pas contenu dans l’autre, on les pose, ainsi qu’on le fait des axiomes de la géométrie, comme les fondements de toutes les déductions ultérieures. D’où il suit que, dans les traités de métaphysique, on note toujours d’une façon toute spéciale ce dont on est certain, si peu que ce soit, tout en reconnaissant qu’on peut aussi éprouver des connaissances incertaines, pour s’assurer si elles ne pourraient pas mettre sur la trace de connaissances certaines, mais avec l’at­tention toutefois de ne pas les confondre avec les premières. Je ne déduis pas les autres règles qui sont communes à cette méthode et à toute autre méthode rationnelle, me bornant à l’élucider par des exem­ples.

La vraie méthode de la métaphysique est au fond la même que celle introduite en physique par Newton, et qui a enrichi cette science de conséquences si utiles. On doit, y est-il dit, procéder à la recherche des lois suivant lesquelles s’accomplissent certains phénomè­nes de la nature par des expériences certaines, avec le secours de la géométrie en tout cas. Si l’on n’en voit pas le premier fondement dans les corps, il est cer­tain du moins qu’ils agissent d’après cette loi, et l’on explique les événements naturels compliqués en fai­sant voir clairement de quelle manière ils sont con­tenus sous ces lois bien établies. Même chose en métaphysique : cherchez par une expérience interne certaine, c’est-à-dire par une conscience d’une évi­dence immédiate, les notions élémentaires qui sont certainement dans la notion d’une qualité générale, et si vous ne connaissez pas aussitôt toute l’essence de la chose, vous pouvez néanmoins vous en servir sûrement pour en déduire un grand nombre de pro­priétés dans la chose.

EXEMPLE
de l’unique méthode certaine en métaphysique, appliquée à la connaissance de la nature des corps.

Je me reporte, pour plus de brièveté, à une preuve déjà esquissée dans la première étude, à la fin du deuxième paragraphe, pour établir ici la proposition : que tout corps doit se composer de substances sim­ples. Sans rien décider sur la nature d’un corps, je sais cependant de science certaine qu’il se compose de parties qui existeraient encore si elles n’étaient pas unies entre elles ; et si la notion d’une substance est une notion abstraite, celle des choses corporelles qui composent le monde l’est sans doute également. Mais il n’est pas même nécessaire de les appeler des sub­stances ; il suffit qu’on puisse en conclure avec la plus entière certitude qu’un corps se compose de par­ties simples ; l’analyse en est évidente, mais il serait trop long de la donner ici. Or, je puis prouver par des raisons géométriques infaillibles, que l’espace ne se compose pas de parties simples ; ces raisonne­ments sont assez connus. De là une multitude déter­minée de parties de chaque corps qui toutes sont simples, et une multitude égale départies de l’espace occupé par le corps, qui toutes sont composées. D’où il suit que chaque partie simple (chaque élé­ment) dans le corps occupe un espace. Si je me de­mande maintenant ce que c’est qu’occuper un espace, je vois, sans que j’aie à m’inquiéter de l’essence ou de la nature de l’espace, que si un espace peut être pénétré par tout objet sans qu’il y ait là quelque chose qui fasse résistance, on peut dire en tout cas, si l’on veut, qu’il y a quelque chose dans cet espace, mais jamais que cet espace en est occupé. D’où je vois qu’un espace est occupé quand quelque chose est là qui s’oppose à un corps en mouvement, avec effort pour y pénétrer. Or cette résistance est l’impénétrabilité. Les corps occupent donc l’espace par l’impénétrabilité. Mais l’impénétrabilité est une force, puisqu’elle exprime une résistance, c’est-à-dire une action opposée à une force extérieure. D’un autre côté, la force qui appartient à un corps doit appar­tenir à ses parties simples Les éléments de chaque corps remplissent donc une place qu’ils occupent dans l’espace par la force d’impénétrabilité. Mais si je me demande en outre si les éléments premiers ne sont pas étendus par cela même que chacun d’eux, dans un corps, remplit un espace ? je puis cette fois donner une définition qui est immédiatement cer­taine, à savoir que cela est étendu qui, pris en soi (absolute), remplit un espace, comme chaque corps en particulier remplirait un espace, encore bien qu’il n’y eût rien hors de lui. Mais si je viens à considérer un élément absolument simple, alors, s’il est posé seul (sans union avec d’autres), il est impossible d’y trou­ver une multiplicité dont les individualités soient en dehors les unes des autres, et de dire qu’il occupe absolument un espace. Il ne peut donc pas être étendu. Et comme une force appliquée contre plu­sieurs choses extérieures est la cause de l’impéné­trabilité et que l’élément occupe un espace, je vois bien qu’il résulte de là une multiplicité dans son ac­tion extérieure, mais je vois aussi qu’il n’en résulte aucune par rapport aux parties intérieures, et qu’ainsi l’élément n’est pas étendu parce qu’il occupe une place dans le corps (in nexu cum aliis).

J’ajouterai quelques mots encore pour montrer avec la dernière évidence combien sont superficielles les preuves des métaphysiciens, lorsque, suivant leur habitude, ils partent résolument de leur définition une fois mise en principe, et font des raisonnements qui tombent, du moment que la définition vient elle-même à manquer. On sait que la plupart des newtoniens vont encore plus loin que Newton, et qu’ils affirment que les corps s’attirent aussi immédiatement à dis­tance (ou, comme ils disent, à travers l’espace vide). Je suppose établie la vérité de cette proposition, qui a certainement beaucoup en sa faveur ; mais j’affirme que la métaphysique ne l’a pas le moins du monde réfutée. Premièrement, des corps sont distants les uns des autres quand ils ne se touchent pas. C’est la signification très-précise du mot. Si je demande main­tenant ce qu’on entend par le toucher, je m’aperçois, sans me soucier de la définition, que je juge cepen­dant toujours par la résistance qu’offre l’impénétrabilité d’un corps, que je le touche ; car je trouve que cette notion provient, dans le principe, du sentiment du toucher, comme je conjecture par le jugement de la vue seule, qu’une matière touchera l’autre ; mais ce n’est que dans la résistance signalée par l’impé­nétrabilité que j’en suis certain. Ainsi, quand je dis : un corps agit immédiatement sur un corps à distance, c’est comme si je disais qu’il agit immédiatement sur lui, mais par le moyen de l’impénétrabilité. Pour prouver l’impossibilité de ce point, il faudrait établir : ou que l’impénétrabilité est la force unique d’un corps, ou du moins qu’un corps ne peut agir immédiate­ment avec aucun autre corps, sans le faire en même temps par le moyen de l’impénétrabilité. Mais comme cette preuve n’a jamais été faite, et que tout porte à penser qu’elle le sera difficilement, la métaphysique n’a du moins aucune raison de s’opposer à l’attrac­tion immédiate à distance. Voyons cependant comment raisonnent les métaphysiciens. D’abord une défini­tion : le contact est l’opposition immédiate et réci­proque de deux corps. D’où il suit que si deux corps agissent immédiatement l’un sur l’autre, ils se tou­chent l’un l’autre. Des choses qui se touchent ne sont pas éloignées les unes des autres ; par conséquent deux corps n’agissent pas immédiatement l’un sur l’autre à distance, etc. La définition est subreptice : toute présence immédiate n’est pas un contact ; elle n’est cela que par le moyen de l’impénétrabilité. Tout le reste est édifié dans le vide.

Je poursuis mon traité. Il résulte de l’exemple cité qu’on peut dire avec certitude beaucoup de choses d’un objet, tant en métaphysique que dans les autres sciences, sans l’avoir défini. En effet, on n’a défini ci-dessus ni le corps ni l’espace, et l’on a cependant affirmé de l’un et de l’autre des propositions cer­taines. L’objet principal de cette étude c’est d’établir qu’il faut absolument procéder par voie d’analyse en métaphysique, puisqu’il s’agit en réalité d’éclaircir des connaissances confuses. Voyez, au contraire, comment procèdent les philosophes ; voyez ce qui se passe dans toutes les écoles ; quel contre-sens ! Les notions les plus abstraites, par lesquelles naturellement finit le travail de la pensée, ils en font leur début, dès qu’une fois ils se sont mis en tête la marche du mathémati­cien, qu’ils veulent absolument imiter. De là une différence particulière entre la métaphysique et toute autre science. En géométrie, et dans les autres sciences de la théorie des grandeurs, on commence par le plus facile pour s’élever lentement à des exercices plus difficiles. En métaphysique, on commence par le plus difficile : par la possibilité et l’existence, par la né­cessité et la contingence, etc., c’est-à-dire par de pures notions, qui demandent une grande abstraction, une grande attention, alors surtout que leurs signes éprou­vent dans l’application un grand nombre d’altérations, dont la différence ne doit pas échapper. Le procédé doit être absolument synthétique. On définit donc éga­lement dès le début, et l’on déduit avec assurance. Ceux qui philosophent dans ce goût se félicitent entre eux d’avoir appris du géomètre le secret de penser avec profondeur, et ne s’aperçoivent point que le géo­mètre acquiert ses connaissances par la composition des notions, tandis que les philosophes ne pourraient acquérir les leurs que par l’analyse seule ; ce qui change tout à fait la méthode de penser.

Aussitôt, au contraire, que les philosophes auront pris la voie naturelle de la raison pour rechercher avant tout ce qu’ils savent avec certitude de la notion abstraite d’un objet (par exemple du temps ou de l’es­pace), sans prétendre aux définitions ; s’ils ne rai­sonnent que sur ces données certaines ; si, dans toute application changeante d’une notion, ils s’attachent à voir si la notion elle-même, malgré l’identité du signe qui la représente, n’a pas subi de changement, alors peut-être n’apporteront-ils pas un si grand nombre de vues au marché, mais celles qu’ils présenteront seront d’une valeur moins contestable. J’en donnerai encore un exemple. La plupart des philosophes donnent comme type de notions obscures celles que nous pou­vons avoir dans un sommeil profond. Des représen­tations obscures sont celles dont on n’a pas con­science. Or, certaines expériences font voir que nous avons aussi des représentations dans un profond som­meil, et comme nous n’en avons pas conscience, elles ont été obscures. Ici la conscience s’entend de deux manières : Ou l’on n’a pas conscience d’avoir une re­présentation, ou l’on a conscience de l’avoir eue. Dans le premier cas il y a obscurité de la représentation telle qu’elle est dans l’âme ; dans le second cas, il y a tout simplement absence de souvenir. Or l’exemple cité donne facilement à-connaître qu’il peut y avoir des représentations dont on ne se souvient pas au ré­veil, mais il ne s’ensuit pas du tout qu’elles n’aient pas dû être accompagnées d’une claire conscience dans le sommeil : comme dans l’exemple donné par M. Sau­vage d’une personne cataleptique, ou dans les actes ordinaires du somnambule. Cependant, par le fait que l’on conclut trop facilement, sans avoir auparavant donné chaque fois, par l’attention aux différents cas, la signification qui revient à une notion, il s’est pro­bablement passé alors un grand mystère de la nature sans qu’il ait été remarqué, à savoir que peut-être dans le sommeil profond la plus grande habileté de l’âme peut s’exercer à la pensée rationnelle ; car on n’a d’autre raison en faveur du contraire, sinon qu’on ne se rappelle rien dans l’état de veille, raison qui ne prouve rien.

Le temps de procéder synthétiquement en méta­physique n’est pas éloigné ; quand l’analyse nous aura procuré des notions claires et circonstanciées, alors seulement la synthèse pourra subordonner aux connaissances les plus simples les connaissances com­posées, comme en mathématique.




TROISIÈME MÉDITATION.


De la nature de la certitude métaphysique.
§ Ier. — La certitude philosophique est en général d’une autre nature que la certitude mathématique.


On est certain quand on reconnaît qu’il est im­possible qu’une connaissance soit fausse. Le degré de cette certitude, s’il est pris objectivement, ne donne qu’un caractère suffisant de la nécessité d’une vérité ; mais s’il est considéré subjectivement, il est d’autant plus grand que la connaissance de cette nécessité est plus intuitive. A ce double point de vue, la certitude mathématique est d’une autre espèce que la philoso­phique. Je le prouverai très-clairement.

L’entendement humain, comme toute autre force de la nature, est soumis à certaines règles. On ne se trompe donc pas parce que l’entendement unit irrégu­lièrement des notions, mais parce que l’on nie d’une chose le caractère qu’on n’y perçoit pas, et qu’on juge que ce dont on n’a pas conscience dans une chose n’existe pas. Or, premièrement, les mathématiques arrivent par la synthèse à leurs notions, et peuvent dire avec certitude ce qu’elles n’ont pas voulu se repré­senter dans leur objet par la définition, ce qui n’y est par conséquent pas contenu. Car la notion du défini ne procède que de la définition, et n’a pas d’autre si­gnification ou valeur que celle qui lui est donnée parla. Si l’on porte maintenant son attention sur la philo­sophie, en particulier sur la métaphysique, on la trou­vera beaucoup plus incertaine dans ses définitions, s’il lui prend envie d’en hasarder, car la notion de ce qui est à définir est donnée. Si donc on n’observe pas quel­qu’un des caractères distinctifs de la notion, et qu’on juge que la notion développée n’en possède pas de tel, la définition devient fausse et trompeuse. Une infinité d’exemples nous montrent des vices semblables : je ne rappellerai que celui, plus haut rapporté, du contact. Deuxièmement, les mathématiques, dans leurs dé­ductions et leurs preuves, considèrent leur connais­sance générale sous les signes [ou caractères] déter­minants in concreto ; la philosophie envisage en outre la science en dehors des signes, et toujours in abstracto. Cette différence dans la manière d’arriver de part et d’autre à la certitude est considérable. En effet, les signes des mathématiques étant des moyens sensibles de connaître, on peut alors savoir avec l’assu­rance qu’on possède en voyant, qu’aucune notion n’a échappé à l’attention, que chaque comparaison en par­ticulier a eu lieu suivant des règles faciles, etc. Et ce qui allège singulièrement l’attention, c’est qu’elle n’a pas à considérer les choses dans leur représentation générale, mais seulement les signes dans leur connais­sance individuelle, qui est une connaissance sensible. Au contraire, les mots, comme signes de la connais­sance philosophique, ne servent qu’à rappeler les no­tions générales qu’ils expriment. Il faut donc toujours en avoir immédiatement devant les yeux la significa­tion. L’entendement pur doit être maintenu dans cet état de contention ; et comme le signe d’une notion abstraite n’échappe pas sans qu’on s’en aperçoive, rien de sensible ne peut en ce cas nous en révéler l’ab­sence ; et alors des choses différentes sont regardées comme identiques, et l’on produit des connaissances erronées.

Il est donc établi que les raisons d’où l’on peut juger qu’il est impossible de s’être trompé dans une connais­sance philosophique certaine, n’équivalent jamais en soi à celles qu’on possède dans la connaissance mathématique. De plus, l’intuition de cette connais­sance, en ce qui regarde la justesse, est plus grande en mathématiques qu’en philosophie, puisque dans les premières l’objet est considéré in concreto dans des signes sensibles, et que dans la seconde il n’est jamais conçu que dans des notions abstraites, dont la claire impression n’est pas à beaucoup près aussi grande que celle des signes. En géométrie, où les signes ont en outre une ressemblance avec les choses signifiées, l’évidence est donc supérieure, quoique en algèbre la certitude soit aussi positive.


§ II. — La métaphysique est susceptible d’une certitude qui suffit à la persuasion.

La certitude, en métaphysique, est de même nature que dans toute autre connaissance philosophique. A tel point même que toute autre connaissance de cette espèce ne peut être certaine qu’autant qu’elle est conforme aux principes généraux donnés par la mé­taphysique, il est connu par expérience qu’en dehors des mathématiques, en beaucoup de cas, nous pouvons être parfaitement certaine, jusqu’à la conviction, en nous fondant sur des motifs rationnels. La métaphy­sique n’est qu’une philosophie appliquée à des vues rationnelles plus générales, et il ne peut en être autre­ment avec elle.

Les erreurs ne proviennent pas seulement de l’ignorance où l’on est de certaines choses, mais sur­tout de ce qu’on veut juger sans savoir tout ce qui est nécessaire à cet effet. Un très-grand nombre d’erreurs, on pourrait dire presque toutes, sont la con­séquence de cette téméraire curiosité. Si vous connaissez avec certitude quelques prédicats d’une chose, faites-en les prémisses de vos raisonnements, et vous ne vous tromperez pas. Mais si vous voulez à toute force avoir une définition, et que vous ne soyez pas sûrs de savoir tout ce qu’il faudrait savoir pour la donner, et que vous la donniez cependant, vous tomberez dans l’er­reur. Il est donc possible de prévenir les erreurs, en s’attachant à des connaissances certaines et claires, sans toutefois prétendre si facilement à la définition. Si de plus vous ne pouvez conclure avec certitude qu’à une partie considérable d’une certaine suite d’idées, ne vous permettez pas de tirer la conclusion tout entière, si faible que puisse en paraître la différence. J’accorde que l’argument par lequel on est dans l’habitude de prouver que l’âme n’est pas corporelle soit bon ; mais gardez-vous d’en conclure que l’âme n’est pas de nature matérielle. Car chacun n’entend pas seulement par là que l’âme ne soit aucune matière, mais encore qu’elle ne peut être une substance matérielle simple, un élément de la matière. Ce point demande une preuve particulière, qui établisse que cette substance pensante n’est pas dans l’espace, comme un élément corporel ; qu’il ne peut constituer avec d’autres substances sem­blables, par impénétrabilité, quelque chose d’étendu, masse. Or, cette preuve n’a pas encore été faite. Si elle pouvait l’être, elle montrerait la manière incompréhensible dont un esprit est présent dans l’espace.


§ III. — La certitude des premières vérités fondamentales de la méta­physique n’est pas d’une autre espèce que celle de toute autre con­naissance rationnelle, excepté les mathématiques.

De nos jours, la philosophie de M. Crusius[1] a prétendu donner à la connaissance métaphysique une toute autre forme, en ce qu’il n’accorde pas au principe de contradiction le privilège d’être le principe univer­sel et suprême de toute connaissance ; en ce qu’il a reconnu beaucoup d’autres principes immédiatement certains et indémontrables, et affirmé que la légitimité de ces principes se déduit de la nature de notre entendement, d’après la règle que : ce qui ne peut se concevoir autrement que comme vrai, est vrai en effet. Au nombre de ces principes est celui-ci : ce dont je ne puis concevoir l’existence n’a jamais été ; toute chose doit être quelque part et dans quelque temps, etc. le ferai voir en peu de mots la véritable propriété des vérités fondamentales premières de la métaphysique, ainsi que la véritable forme de cette méthode de M. Crusius, forme qui ne s’éloigne pas tant de la façon philosophique de penser exposée dans ce mémoire qu’on pourrait bien le croire. On pourra également en déduire, en général, le degré de la certi­tude possible en métaphysique.

Tous les jugements véritables doivent être ou affirmatifs ou négatifs. La forme de toute affirmation consistant en ce que quelque chose soit présenté comme un caractère d’un objet, c’est-à-dire comme identique avec le signe d’une chose, tout jugement affirmatif est vrai si le prédicat est identique avec le sujet. Et comme la forme de toute négation con­siste en ce que quelque chose soit représenté comme incompatible avec un objet, un jugement négatif est vrai quand le prédicat répugne au sujet. Donc la proposition qui exprime l’essence de tout jugement affirmatif, et qui par conséquent renferme la formule suprême de tous les jugements affirmatifs, est ainsi conçue : A tout sujet convient un prédicat qui est identique avec lui : c’est le principe d’identité. Et comme la proposition qui énonce l’essence de toute négation, à savoir : A aucun sujet ne convient un prédicat qui lui répugne, est le principe de contradiction, cette proposition est la formule suprême de tous les jugements négatifs. Les deux principes réunis constituent les principes-suprêmes et univer­sels, dans le sens formel du mot, de toute la raison humaine. La plupart se sont donc trompés lorsqu’ils ont accordé au principe de contradiction une auto­rité qui ne lui appartient qu’à l’égard des jugements négatifs. Mais est indémontrable toute proposition qui est immédiatement conçue comme soumise à l’un de ces principes suprêmes, et qui ne peut être conçue autrement, à savoir s’il y a identité ou con­tradiction immédiate dans les notions, et si elle ne peut ou ne doit pas être aperçue par l’analyse, à l’aide d’un signe intermédiaire. Toutes les autres sont démontrables. Un corps est divisible, est une propo­sition démontrable ; car on peut faire voir par l’ana­lyse, et par conséquent médiatement, l’identité du prédicat et du sujet : un corps est composé, — ce qui est composé est divisible ; donc un corps est divisible. Le signe moyen est ici la qualité d’être composé. Or, il y a en philosophie un grand nombre de propositions indémontrables, comme on l’a dit précédemment. Ces propositions sont, il est vrai, toutes soumises aux pre­miers principes fondamentaux formels, mais immé­diatement. En tant néanmoins qu’elles contiennent en même temps des raisons d’autres connaissances, elles sent les premiers principes fondamentaux matériels de la raison humaine. Par exemple : un corps est composé, est une proposition indémontrable, en ce que le prédicat ne peut être conçu comme un carac­tère immédiat et premier dans la notion de corps. De semblables premiers principes fondamentaux ma­tériels constituent, comme le dit avec raison Crusius, le fondement et la stabilité de la raison humaine. Car, ainsi qu’on l’a dit plus haut, ils sont la matière des définitions, et les données d’où l’on peut déduire avec certitude, alors même qu’on n’a aucune définition.

Et Crusius a raison quand il blâme les autres écoles de philosophie, pour avoir omis ces principes matériels, et ne s’être attachées qu’aux principes for­mels. On ne peut effectivement rien prouver réelle­ment avec ces derniers seuls, parce qu’il faut des propositions contenant la notion moyenne à l’aide de laquelle le rapport logique d’autres notions puisse être connu dans un raisonnement rationnel ; et, parmi ces propositions, il doit y en avoir quelques-unes de premières. Mais on ne peut jamais accorder à quel­ques propositions la valeur de principes matériels suprêmes, si elles ne sont pas évidentes pour tout entendement humain. Or, je prétends que d’autres que celles données par Crusius soulèvent des doutes sérieux.

Mais pour ce qui est de la règle suprême de toute certitude, que cet homme célèbre croit préposer à toute connaissance, par conséquent aussi à la con­naissance métaphysique, à savoir, que ce que je ne puis concevoir que comme vrai, est vrai en effet, etc., il est facile de voir que cette proposition ne peut ja­mais être le fondement de la vérité d’une connais­sance quelconque. Car si l’on convient qu’aucun autre fondement de la vérité ne peut être donné que parce qu’il est impossible de ne pas le regarder comme vrai, on donne alors à entendre qu’aucun fonde­ment de la vérité n’est plus fondamental, et que la connaissance est indémontrable. Or, il y a sans doute un bien grand nombre de connaissances indémontra­bles, mais le sentiment de persuasion qui s’y attache est un aveu, et non une preuve de leur vérité.

La métaphysique n’a donc pas de fondements for­mels ou matériels de la certitude qui soient d’une autre espèce que ceux de la géométrie. Dans les deux sciences, la forme des jugements s’accomplit suivant les principes de la convenance et de la répugnance. Dans les deux, sont des propositions indémontrables, qui forment la base des raisonnements. Seulement, comme les définitions sont en mathématiques les pre­mières notions indémontrables des choses définies, il faut qu’il y ait, en métaphysique, à la place des dé­finitions, différentes propositions indémontrables, qui fournissent les premières données, mais qui puissent être également sûres, et qui présentent, soit la matière de définitions, soit le principe de déductions cer­taines. La métaphysique n’est pas moins susceptible d’une certitude nécessaire à la conviction que les mathématiques ; seulement, la certitude mathématique est plus facile, et participe davantage de l’intuition.




QUATRIÈME MÉDITATION.
De la clarté et de la certitude dont les premiers principes de la théologie et de la morale naturelle sont susceptibles.
§ 1. — Les premiers principes de la théologie naturelle sont susceptibles de la plus grande évidence.

Premièrement, il y a la différence la plus claire et la plus facile possible à saisir, entre une chose et toutes les autres, si cette chose est la seule possible de son espèce. L’objet de la religion naturelle est Tu­nique cause première, et ses déterminations sont telles qu’elles ne peuvent pas être facilement confon­dues avec les autres choses. Or, la plus grande per­suasion est possible lorsqu’il est absolument néces­saire que ces prédicats, et pas d’autres, conviennent à une chose. Car il est le plus souvent difficile, avec des déterminations contingentes, de rencontrer les conditions variables de ses prédicats Donc, l’être ab­solument nécessaire est un objet de telle espèce que, du moment qu’on est parvenu sur la véritable trace de sa notion, il semble promettre plus de certitude encore que la plupart des autres connaissances philo­sophiques. Dans cette partie de la question, je ne puis me dispenser de parler, en général, de la connais­sance philosophique qu’on peut avoir de Dieu ; car il serait beaucoup trop long d’examiner les doctrines actuelles des philosophes sur cet objet. La notion ca­pitale qui s’offre ici au métaphysicien, est l’existence absolument nécessaire d’un être. Pour y arriver, il pouvait se demander d’abord : s’il est possible qu’il n’existe absolument rien. S’il s’aperçoit que, dans cette hypothèse, aucun être absolument n’est donné, que rien non plus n’est concevable, que c’en est fait de toute possibilité, il ne peut légitimement recher­cher que la notion seule de l’existence, qui doit servir de fondement à toute possibilité. Cette pensée s’éten­dra et affermira la notion déterminée de l’être absolu­ment nécessaire. Mais, sans aller plus loin dans ce dessein particulier, on peut dire, qu’aussitôt que l’exis­tence d’un être unique, parfait et nécessaire, est re­connue, les notions du reste de ses déterminations sont beaucoup mieux appréciées, parce qu’elles sont tou­jours les plus grandes et les plus parfaites. Elles sont aussi plus certaines, parce que celles-là seules peuvent être reconnues qui sont nécessaires. S’agit-il, par exemple, de déterminer la notion de l’omni-présence divine : je reconnais facilement que l’être dont tout le reste dépend, puisqu’il est lui-même indépendant, déterminera par sa présence le lieu de tous les autres dans le monde, mais qu’il ne se déterminera, à lui-même, aucun lieu parmi eux, puisqu’alors il ferait avec eux partie du monde. Dieu n’est donc propre­ment dans aucun lieu, mais il est présent à toutes les choses, dans tous les lieux où sont les choses. J’aper­çois également que, les choses du monde se succé­dant sous son empire, il ne s’assignera pas non plus un moment dans cette série, et qu’ainsi rien n’est passé ou futur par rapport à sa durée. Quand donc je dis : Dieu prévoit l’avenir, cela ne signifie pas que Dieu voit ce qui est à venir par rapport à lui, mais bien qu’il voit ce qui est à venir pour certaines choses du monde, c’est-à-dire ce qui vient après un de leurs états. D’où l’on voit que la connaissance de l’avenir, du passé et du présent, ne présente absolument rien de différent par rapport à l’acte de l’entendement di­vin ; qu’au contraire cet entendement connaît comme réelles toutes les choses de l’univers ; et qu’on peut se faire une idée beaucoup plus déterminée et plus claire de cette prévoyance en Dieu qu’en aucune chose qui ferait partie de l’ensemble du monde.

Partout donc où ne se rencontre pas quelque chose d’analogue à la contingence, la connaissance méta­physique de Dieu est très-certaine. Mais le jugement sur ses actions libres, sur la Providence, sur la marche de sa justice et de sa bonté, est encore si peu déve­loppé dans les notions que nous avons en nous de ses déterminations, que nous ne pouvons avoir dans cette science qu’une certitude approximative, une certitude morale.


§ II. — Les premiers fondements de la morale, d’après leur état actuel, ne sont pas encore susceptibles de toute l’évidence nécessaire.


Pour le faire voir clairement, je prouverai combien la première notion même de l’obligation est encore peu connue, et combien, par conséquent, on doit être loin de donner, dans la philosophie pratique, aux notions et aux propositions fondamentales, la clarté et la certitude nécessaires à l’évidence. On doit faire telle ou telle chose, s’abstenir de telle ou de telle autre ; telle est la formule sous laquelle chaque obligation est proclamée. Or tout devoir exprime une nécessité de l’action, et peut s’entendre de deux manières. Je dois ou faire quelque chose (comme moyen), si je veux quelque autre chose (comme fin) ; ou je dois immédiatement faire quelque autre chose (comme fin), et le réaliser. La première de ces nécessités peut s’appeler une nécessité de moyen (necessitatem problematicam) ; la deuxième, une nécessité de fin (ne­cessitatem legalem). La première espèce de néces­sité n’indique absolument aucune obligation, mais seulement la prescription, comme lorsqu’il s’agit de résoudre un problème, des moyens qu’on doit em­ployer quand on veut atteindre une certaine fin. Celui qui enseigne à un autre ce qu’il doit pratiquer ou omettre pour se rendre heureux, si telle est sa vo­lonté, pourra peut-être bien ramener à ce point toute la morale ; mais la morale ne sera plus une affaire d’obligation ; à moins qu’on n’appelle de ce nom la nécessité où je suis de tracer deux arcs de cercle quand je veux couper une ligne droite en deux parties égales. C’est-à-dire que ce ne sont pas là des obligations, mais seulement des indications pour atteindre habile­ment un but proposé. Or, comme l’usage des moyens n’a pas d’autre nécessité que celle qui se rapporte à la fin, toutes les actions prescrites par la morale, sous la condition de certaines fins, sont à ce titre contin­gentes, et ne peuvent prendre le nom d’obligations tant qu’elles ne sont pas subordonnées à une fin né­cessaire. Je dois, par exemple, travailler à une com­plète perfection, ou je dois suivre la volonté de Dieu. Quelle que soit celle de ces deux propositions à la­quelle serait soumise toute la philosophie pratique, cette proposition, pour qu’elle doive être une règle et un fondement de l’obligation, doit prescrire l’action comme immédiatement nécessaire, et non sous la con­dition d’une certaine fin. Or nous trouvons ici qu’une pareille règle suprême, immédiate de toute obligation, devrait être absolument indémontrable. Car il est impossible de connaître et de conclure, par la consi­dération d’une chose ou d’une notion, quelle qu’elle soit, ce qu’on doit faire, quand ce qui est supposé n’est pas une fin, et quand l’action est un moyen. Or c’est ce qui ne doit pas être, parce qu’autrement il n’y au­rait aucune formule d’obligation ; il n’y aurait que de l’habileté pratique ou problématique.

Je puis donc faire voir en peu de mots qu’après avoir longtemps réfléchi sur cet objet, je suis con­vaincu que la règle : Agis avec toute la perfection dont tu es capable, est le premier fondement formel de toute obligation d’agir, comme la proposi­tion : Abstiens-toi de tout ce qui est pour toi un obs­tacle à la plus grande perfection possible, est le premier fondement formel par rapport au devoir de s’abstenir. Et de même que des premiers prin­cipes fondamentaux formels de nos jugements en matière de vérité, il ne suit rien quand des premiers principes matériels ne sont pas donnés, semblable-ment de ces deux seules règles du bien ne découle aucune obligation particulièrement déterminée, si des principes matériels indémontrables de la connais­sance pratique ne s’y ajoutent.

Ce n’est que de nos jours qu’on a commencé à s’apercevoir que la faculté de connaître le vrai est la con­naissance, mais que celle de sentir le bon est le sentiment, et que les deux me doivent pas être confondues. De même donc qu’il y a des notions indécomposables du vrai, c’est-à-dire de ce qui se rencontre dans les objets de la connaissance considérés en soi, il y a de même un sentiment irréductible du bien (qui ne se trouve jamais dans une chose absolument, mais tou­jours relativement à un être sensible). C’est l’œuvre de l’entendement de décomposer la notion complexe et obscure du bien et de l’éclairer, en faisant voir com­ment il provient des sentiments simples du bien. Mais si ce sentiment est simple, alors le jugement : Ceci est bon, est parfaitement indémontrable ; c’est un acte im­médiat touchant la conscience du sentiment du plaisir avec la représentation de l’objet. Et comme il y a en nous un grand nombre de sentiments simples du bien tout à fait sûrs, il y en a beaucoup de représentations indécomposables. Donc quand une action est représen­tée comme immédiatement bonne, faire qu’elle con­tienne d’une manière cachée un certain autre bien qui puisse y être reconnu par l’analyse, et qui la fasse appeler parfaite ; la nécessité de cette action est alors un principe matériel indémontrable de l’obligation. Cette proposition, par exemple : Aime celui qui t’aime, est une proposition pratique, qui est, il est vrai, su­bordonnée à la règle formelle suprême et affirmative de l’obligation, maie immédiatement. Car puisqu’on ne peut faire voir pur l’analyse pourquoi l’amour réciproque renferme une perfection, cette règle n’est pas démontrée pratiquement, c’est-à-dire au moyen de la réduction à la nécessité d’une autre action parfaite ; mais elle est immédiatement subsumée aux règles générales des bonnes actions. Peut-être que l’exemple choisi ne montre pas la chose clairement et d’une ma­nière assez persuasive ; mais les limites d’un mémoire tel que celui-ci, limites que j’ai peut-être déjà dépassées, ne me permettent pas d’être aussi complet que je le désirerais. C’est une laideur immédiate attachée à l’ac­tion, qui s’oppose à la volonté de celui dont provient notre existence et toute espèce de bien. Cette difformité est claire, quoiqu’elle ne soit pas aperçue dans les in­convénients qui peuvent en accompagner l’exécution comme conséquences. La proposition : Fais ce qui est conforme à la volonté de Dieu, est donc un principe matériel de la morale, principe néanmoins subordon­né formellement, mais immédiatement, à la formule universelle suprême déjà mentionnée. Il ne faut pas plus légèrement regarder comme indémontrable, dans la philosophie pratique, que dans la théorique, ce qui ne l’est pas. Néanmoins, les principes qui contiennent comme postulats les fondements de toutes les autres propositions pratiques sont indispensables. Hutcheson et d’autres ont déjà fait sous le titre de : sentiment moral, de belles remarques à ce sujet.

Il résulte de ce qui précède, que, si l’on doit pouvoir atteindre au plus haut degré possible d’évidence philosophique dans les premiers fondements de la morale, néanmoins, les notions fondamentales suprê­mes de l’obligation doivent être avant tout déterminées avec certitude. A cet égard, le vice delà philosophie pra­tique est encore plus grand que celui de la philosophie spéculative, puisqu’il faut encore, et tout d’abord, déci­der si la faculté de connaître, ou le sentiment (le pre­mier fondement intérieur de la faculté appétitive), est la seule règle des premiers principes à cet égard.


ÉPILOGUE.

Telles sont les pensées que je livre au jugement de l’Académie royale des sciences. J’ose croire que les rai­sons que j’ai exposées sont de quelque importance pour la solution delà question proposée. Pour ce qui est du soin, des proportions et de l’élégance dans l’exécution, j’ai plutôt pris à tâche d’écarter une partie de ces agré­ments que de m’empêcher par là de donner un temps nécessaire à l’examen, d’autant plus que ce défaut, en cas de succès, peut être facilement réparé.



  1. J’ai cru nécessaire de mentionner ici cette nouvelle philosophie. Elle est devenue si célèbre en peu de temps, elle a rendu, par rapport à l’éclaircissement de plusieurs vues, des services si incontestables, que ce serait une faute essentielle, lorsqu’on parle de la métaphysique en général, de la passer sous silence. Ce que je dis ici est absolument sa méthode, car la différence dans des propositions particulières ne suffit pas pour en établir une essentielle d’une philosophie à une autre.