Rayons émis par les composés de l’uranium et du thorium


Rayons émis par les composés de l’uranium et du thorium
1898

Notes aux Comptes-rendus de l’Académie des Sciences

RAYONS ÉMIS PAR LES COMPOSÉS DE L’URANIUM ET DU THORIUM


PHYSIQUE. — Rayons émis par les composés de l’uranium et du thorium.
Note de Mme  Sklodowska-Curie[1], présentée par M. Lippmann.


« J’ai étudié la conductibilité de l’air sous l’influence des rayons de l’uranium, découverts par M. Becquerel, et j’ai cherché si des corps autres que les composés de l’uranium étaient susceptibles de rendre l’air conducteur de l’électricité. J’ai employé pour cette étude un condensateur à plateaux ; l’un des plateaux était recouvert d’une couche uniforme d’uranium ou d’une autre substance finement pulvérisée. (Diamètre des plateaux, 8cm ; distance, 3cm.) On établissait entre les plateaux une différence de potentiel de 100 volts. Le courant qui traversait le condensateur était mesuré en valeur absolue au moyen d’un électromètre et d’un quartz piézoélectrique.

» J’ai examiné un grand nombre de métaux, sels, oxydes et minéraux[2]. Le Tableau ci-après donne, pour chaque substance, l’intensité du courant i en ampères (ordre de grandeur, 10-11). Les substances que j’ai étudiées et qui ne figurent pas dans le Tableau sont au moins 100 fois moins actives que l’uranium.

 
Ampères.
Uranium légèrement carburé 
 24×10-12
Oxyde noir d’uranium U2O5 
 27×10-12
Oxyde vert d’uranium U3O8 
 18×10-12
Uranates d’ammonium, de potassium, de sodium, environ 
 12×10-12
Acide uranique hydraté 
 6×10-12
Azotate d’uranyle, sulfate uraneux, sulfate d’uranyle et
xxde potassium, environ 
 7×10-12
Chalcolite artificielle (phosphate de cuivre et d’uranyle) 
 9×10-12
Oxyde de thorium en couche de 0,25mm d’épaisseur 
 22×10-12
Oxyde de thorium en couche de 6mm d’épaisseur 
 53×10-12
Sulfate de thorium 
 8×10-12
Fluoxytantalate de potassium 
 2×10-12
Fluoxyniobate de potassium et oxyde de cérium 
 0,3×10-12
Pechblende de Johanngeorgenstadt 
 83×10-12
Pech»lende de Cornwallis 
 16×10-12
Pech»lende de Joachimsthal et de Pzibran 
 67×10-12
Chalcolite naturelle 
 52×10-12
Autunite 
 27×10-12
Thorites diverses 
 de 2 à 14×10-12
Orangite 
 20×10-12
Samarskite 
 11×10-12
Fergusonite, monazite, xénotime, niobite, æschinite 
 de 3 à 7×10-12
Clèveïte très active.


» Tous les composés de l’uranium étudiés sont actifs et le sont, en général, d’autant plus qu’ils contiennent plus d’uranium.

» Les composés du thorium sont très actifs. L’oxyde de thorium dépasse même en activité l’uranium métallique.

» Il est à remarquer que les deux éléments les plus actifs, l’uranium et le thorium, sont ceux qui possèdent le plus fort poids atomique.

» Le cérium, le niobium et le tantale semblent être légèrement actifs.

» Le phosphore blanc est très actif, mais son action est probablement d’une autre nature que celle de l’uranium et du thorium. En effet, le phosphore n’est actif ni à l’état de phosphore rouge ni à l’état de phosphates.

» Les minéraux qui se sont montrés actifs contiennent tous des éléments actifs. Deux minéraux d’uranium : la pechblende (oxyde d’urane) et la chalcolite (phosphate de cuivre et d’uranyle) sont beaucoup plus actifs que l’uranium lui-même. Ce fait est très remarquable et porte à croire que ces minéraux peuvent contenir un élément beaucoup plus actif que l’uranium. J’ai reproduit la chalcolite par le procédé de Debray avec des produits purs ; cette chalcolite artificielle n’est pas plus active qu’un autre sel d’uranium.

» Absorption. — Les effets produits par les substances actives augmentent avec l’épaisseur de la couche employée. Cette augmentation est très faible pour les composés de l’uranium ; elle est considérable pour l’oxyde de thorium qui semble ainsi partiellement transparent pour les rayons qu’il émet.

» Pour étudier la transparence des diverses substances, on les place en plaque mince par dessus la couche active. L’absorption est toujours très forte. Cependant les rayons traversent les métaux, le verre, l’ébonite, le papier sous faible épaisseur. Voici la fraction du rayonnement transmise par une lame d’aluminium d’épaisseur 0mm,01.

mm.
0,2 pour l’uranium, uranate d’ammoniaque, oxyde uraneux, chalcolite artificielle.
0,33 pour la pechblende et la chalcolite naturelle.
0,4 pour l’oxyde de thorium et le sulfate de thorium en couche de 0mm,5.
0,7 pour l’oxyde de thorium en couche de 6mm.

» On voit que les composés d’un même métal émettent des rayons également absorbés. Les rayons émis par le thorium sont plus pénétrants que ceux émis par l’uranium ; enfin, l’oxyde de thorium en couche épaisse émet des rayons beaucoup plus pénétrants que ceux qu’il émet en couche mince.

» Impressions photographiques. — J’ai obtenu de bonnes impressions photographiques avec l’uranium, l’oxyde uraneux, la pechblende, la chalcolite, l’oxyde de thorium. Ces corps agissaient à petite distance, soit à travers l’air, soit à travers le verre, soit à travers l’aluminium. Le sulfate de thorium donne des impressions plus faibles et le fluoxytantalate de potassium des impressions très faibles.

» Analogie avec les rayons secondaires des rayons de Röntgen. — Les propriétés des rayons émis par l’uranium et le thorium sont très analogues à celles des rayons secondaires des rayons de Röntgen, étudiés récemment par M. Sagnac. J’ai constaté d’ailleurs que, sous l’action des rayons de Röntgen, l’uranium, la pechblende et l’oxyde de thorium émettent des rayons secondaires qui, au point de vue de la décharge des corps électrisés, font généralement plus d’effet que les rayons secondaires du plomb. Parmi les métaux étudiés par M. Sagnac, l’uranium et le thorium viendraient se placer à côté et au delà du plomb.

» Pour interpréter le rayonnement spontané de l’uranium et du thorium on pourrait imaginer que tout l’espace est constamment traversé par des rayons analogues aux rayons de Röntgen mais beaucoup plus pénétrants et ne pouvant être absorbés que par certains éléments à gros poids atomique, tels que l’uranium et le thorium. »

  1. Ce travail a été fait à l’École municipale de Physique et de Chimie industrielles
  2. L’uranium employé pour cette étude a été donné par M. Moissan. Les sels et oxydes étaient des produits purs, provenant du laboratoire de M. Étard à l’École de Physique et Chimie. M. Lacroix a bien voulu me procurer quelques échantillons de minéraux de provenance connue, de la collection du Muséum. Quelques oxydes rares et purs ont été donnés par M. Demarçay. Je remercie ces messieurs de leur obligeance