Rapport de la fête relative à la prise de Toulon

RAPPORT

DE LA FÊTE RELATIVE À LA PRISE DE TOULON,

Célébrée à Montpellier le décadi 30 nivôſe de l’an ſecond de la république, une & indiviſible.
Fait le primedi pluviôſe, à la Société Populaire des Amis de la Conſtitution ;
Par J. A. Chaptal, au nom du Comité de correſpondance[1].


Lorsque vous nous avez chargés de vous retracer un tableau fidèle des événemens à jamais mémorables de la journée d’hier, vous paroiſſez avoir plutôt conſulté notre zèle que nos moyens. Elles ſont encore préſentes à notre eſprit ces ſcènes touchantes d’union de fraternité, d’enthouſiaſme : nos cœurs ſont encore enivrés de ces jouiſſances ; mais toutes les facultés de notre ame paroiſſent abſorbées par le ſentiment.

Toulon livré à nos ennemis par la plus infame des trahiſons, avoir porté le deuil dans l’ame des Français : Toulon rendu à la république par l’héroïſme de nos frères d’armes, porta la joie dans tous les cœurs : & nos concitoyens n’attendoient qu’un beau jour pour confondre leur allégreſſe & réunir tous leurs ſentimens.

Cette journée mémorable fut fixée au troiſième décadi de nivôſe ; l’ordonnance de la fête & les moyens d’exécution furent concertés & arrêtés par le Repréſentant du Peuple BOISSET & les Commiſſaires de la Société Populaire, qui aſſocièrent à leurs deſſeins les talens de deux artiſtes célèbres, Donat & Pajou.

Dès le 29, pluſieurs décharges d’artillerie annoncèrent au peuple la fête du lendemain : des ſommes conſidérables furent diſtribuées par les mains de BOISSET, à tous les citoyens peu fortunés de la commune, afin que dans une journée, conſacrée par l’allégreſſe publique, la miſère ne peſât ſur aucun individu, & que tous les cœurs fuſſent appelés à ſentir & à exprimer les mêmes ſentimens.

Le décadi, dès la pointe du jour, le tambour & le canon ſignalèrent l’aurore de cette belle journée. Un ciel pur & ſerein paroiſſoit annoncer une fête publique : le ſoleil le plus brillant éclairoit cette belle journée ; et l’on eût dit que toute la nature prenoit plaiſir à s’aſſocier à l’ardeur & à l’enthouſiaſme des républicains.

Vers les dix heures, le cortége partit de chez le Repréſentant du Peuple.

Les cinq cavaliers offerts à la Nation par la Société Populaire ouvroient la marche, ils étoient ſuivis d’un eſcadron d’Huſſards.

Dix pièces de canon avec leurs caiſſons & tout l’attirail militaire, entourées d’un demi bataillon d’artillerie, & eſcortées d’une compagnie de grenadiers & d’un détachement de chaſſeurs, venoient enſuite.

Dix tambours, ſur deux de front, précédoient la ſtatue de l’Agriculture : elle étoit traînée par quatre bœufs ; deux nymphes vêtues de blanc portoient les cornes d’abondance, & un grand nombre d’agriculteurs ornés de tous les outils néceſſaires aux travaux des campagnes, ſuivoient le cortége de cette divinité tutélaire. D’une main elle ſoutenoit une charrue, de l’autre elle preſſoit une gerbe d’épis de blé : à ſes pieds on avoit placé un génie qui manioit des inſtrumens aratoires ; & ſur le ſocle étoient les deux inſcriptions : la vraie Richeſſe… l’Agriculture le premier des arts.

Après l’Agriculture, l’on voyoit un vaiſſeau porté par des matelots, & entouré de marins armés de rames, de voiles, de cordages & de tous les attributs de la navigation. Le commerce marchoit à côté du vaiſſeau, & paroiſſoit s’appuyer ſur une de ſes reſſources les plus étonnantes.

Un grouppe de génies porté par quatre artiſtes, ſuivoit immédiatement. Des ouvriers nombreux, des artiſtes de tous les genres, décorés de leurs habits de travail & ornés de tous leurs outils, compagnons de leur induſtrie, ſe rallioient autour de ces génies. On liſoit pour toute inſcription : les Arts célèbrent nos victoires.

Une preſſe courronnée du buſte de Frankclin, entourée d’Imprimeurs & de Savans, ornée des inſcriptions ſuivantes : j’ai paſſé ma vie à chercher la vérité… Sans la Preſſe, point de Liberté, venoit à la ſuite des arts. Des Imprimeurs décorés de leur coſtume ordinaire, imprimoient ſans interruption & diſtribuoient au peuple des chanſons patriotiques & autres écrits analogues aux circonſtances. Nous devons aux citoyens Rosiere & Cambon, pluſieurs de ces productions agréables.

Succédoit l’image vivante de la Raiſon : une belle femme, ornée de vêtemens ſimples & majestueux comme la Raiſon elle-même, repréſentoit cette Divinité. Elle étoit portée & entourée par la Société Populaire : quarante femmes vêtues à la romaine, embelliſſoient ſon cortége.

La ſtatue de l’Égalité, couronnée de lauriers, & tenans dans ſes mains une équerre, venoit après celle de la Raiſon. Et la réunion de tous les âges, le mélange de tous les états, la confuſion de tous les ſexes, formoit un cortége digne de cette Divinité ſi chère aux Français.

On voyoit enſuite un char pompeux & triomphal décoré à la romaine, traîné par quatre chevaux ſuperbes, couverts de drapeaux tricolors. Sur ce char étoient aſſis & portés en triomphe les enfans adoptifs de la Patrie. Le Conſeil général de la Commune réuni aux Commiſſaires des ſections, précédoient ce char triomphal. Les femmes vêtues de blanc, à l’écharpe tricolor, ſuivies d’un nombre infini d’orphelins, ſuivoient et partageoient ce triomphe de la philoſophie. Un étendard majeſtueuſement déployé ſur la cîme du char découvert, annonçoit au peuple que les préjugés étoient détruits, & que la Patrie adoptoit ces enfans.

La ſtatue de la Liberté s’offroit enſuite aux regards du public : une jeune femme vêtue avec élégance & coiffée d’un bonnet rouge, étoit élevée au-deſſus du peuple, & portée par des Sans-culottes. Des citoyennes habillées de blanc entouroient cette Divinité protectrice, & portoient dans leurs mains les vaſes des libations & les emblêmes de la liberté. L’encens ne fumoit plus pour appaiſer un Dieu vindicatif ; les urnes n’étoient plus arroſées des larmes du repentir ; c’étoit l’épanchement naïf de nos ames : c’étoit l’expreſſion pure de nos ſentimens. Nos vœux n’étoient plus reſſerrés ſous des voûtes ſombres & lugubres : la ſeule voûte des Cieux nous ſervoit d’enceinte, & nos cœurs en rempliſſoient tout l’eſpace.

Le Repréſentant du Peuple & toutes les Autorités conſtituées, précédés des citoyens qu’on alloit unir à des citoyennes, entouroient la ſtatue de la Conſtitution ; elle tenoit dans ſes mains les tables ſacrées des Droits de l’Homme & de l’Acte conſtitutionnel. Une inſcription placée à ſes pieds, rappeloit au peuple que le ſalut public eſt dans la Loi. Des Vétérans, des Invalides & des Enfans, réunis par un ruban aux trois couleurs, entouroient le grouppe de tous les Corps adminiſtratifs & judiciaires.

Quatre chevaux blancs traînoient le char de nos frères d’armes bleſſés dans les combats. Un grouppe nombreux d’Officiers de ſanté, étoit diſpoſé tout autour de ces héros de la République. Le char étoit couronné de laurier ; & l’on y liſoit ſur la bannière qui flottoit ſur la cîme, les mots ſacrés : Défenſeurs de l’État, ils en ſont l’ornement.

Un Sarcophage terminoit la marche. Le Génie de l’immortalité dépoſant une couronne de laurier ſur ce monument. Des femmes vêtues de blanc, décorées d’écharpes noires, & portant dans leurs mains des branches de laurier & de cyprès : tel étoit l’ornement ſimple mais majeſtueux du ſarcophage. Des inſcriptions placées ſur les quatre côtés, préſentoient à l’eſprit & retraçoient dans tous les cœurs des ſentimens ou des devoirs : l’une portoit ces mots : le ſang de nos frères verſé pour la Patrie, vous demande vengeance. L’autre nous rappeloit les deux vers :

Et qu’importe le jour à qui veut la victoire,
Ils vivront à jamais dans les bras de la goire !

Les mots immortalité…… récompenſe de la vertu, ornoient les autres côtés du ſarcophage.

Les Chaſſeurs à cheval de la Montagne terminoit ce cortége impoſant ; & le premier Bataillon du Gard, le ſeptième de la Montagne, la Garde Nationale de Montpellier, & la Gendarmerie protégeoient & bordoient ce cortége par une double haie.

La deſcription de cet appareil majeſtueux qui nous retrace dans toute leur ſplendeur les plus beaux jours de la Grèce & de Rome, ne peut que rappeler aux eſprits d’une manière bien froide, ces ſenſations délicieuſes dont nos cœurs ſont encore enivrés. Chacun de vous me préſente par la penſée mille traits qui m’ont échappé ; & comme cette fête eſt la réunion de tous les cœurs, je ſens qu’il faudroit la réunion de tous les cœurs pour pouvoir la dépeindre.

Lorſque j’ai cru vous avoir tout dit, je m’apperçois que je ne vous ai pas parlé de cette bannière élégante, portée par des citoyennes, de ces étendards ceints de lauriers, de ces trophées ornés d’inſcriptions qui varioient & repoſoient la vue d’une manière ſi délicieuſe.

L’un me retraçoit l’infame trahiſon des Toulonnois : ce n’étoit plus des lauriers ; ce n’étoit plus des cyprès dont il étoit ceint ; c’étoient des ſerpents hideux, ſe déchirant les uns les autres, & nous rappelant la baſſeſſe & le ſort réſervé aux traîtres de Toulon.

Deux Bannières majeſtueuſes, dont l’une conſacrée aux défenſeurs de Landau, & l’autre aux vainqueurs de Toulon, effaçoient les impreſſions douloureuſes qu’avoit jeté dans nos cœurs l’infame étendard de Toulon.

Le drapeau du ſalut de la Patrie flottoit au milieu des étendards révérés de l’unité & de l’inviſibilité de la République.

On diſtinguoit encore des bannières conſacrées à la piété filiale, aux alliés de la République, à l’eſpoir de la Patrie, aux armées de la République, à la vigilance, &c.

Je ne puis point terminer la deſcription de cette fête, ſans vous rappeler les actes de bienfaiſance qui l’ont ſignalée : ſix citoyennes vêtues par la Nation, des patriotes unis à des patriotes & dotés par la République ; la charité bienfaiſante allant conſoler & rechauffer juſques dans ſa demeure le citoyen infirme, pauvre ou malheureux ; tels ſont les ornemens dont s’embellit ce beau jour.

Pourroit-on eſſayer de vous retracer ces ſcènes délicieuſes de la place de la Révolution, où le goût paroiſſoit le diſputer à la magnificence, & où tout un peuple ſembloit appeler à ſes fêtes les Alpes & les Pyrénées, dont le plus beau des ſoleils découvroit le ſommet à ſes yeux ? C’eſt là, c’eſt ſur les débris de la ſtatue d’un tyran que la Liberté fut aſſiſe : c’eſt là que l’encens le plus pur & les chants les plus patriotiques purifièrent ce lieu ſouillé d’un ſiècle de tyrannie.

Eſſayerai-je de vous dépeindre 30 mille citoyens, ſe preſſant dans le Temple de la Raiſon, en occupant toutes les avenues & écoutant avec reſpect la voix éloquente du Repréſentant du peuple BOISSET ; qui, ſur cette tribune conſacrée pendant dix-huit ſiècles au menſonge, à la ſuperſtition & à l’erreur, démontroit que la ſeule raiſon doit former la religion des peuples, & qu’elle ſeule peut faire leur bonheur. Je voudrois vous rappeler auſſi le diſcours du Préſident de la Société populaire, PRESSOIR VILLARET, dans lequel après avoir rappelé avec énergie & ſenſibilité la lâche trahiſon de Toulon, il a porté vos regards ſur l’état conſolant de la France, & a laiſſé dans nos ames des impreſſions agréables.

Elles ſont encore préſentes à vos cœurs ces émotions délicieuſes dont nos ames ont été enivrées par les chanſons patriotiques qu’exécutoient différens grouppes dans la marché triomphale du cortége. Tandis qu’une élite de la Garde Nationale chantoit avec enthouſiaſme les couplets ſacrés : Mourir pour ſa Patrie, c’eſt le ſort le plus beau, le plus digne d’envie, &c. ; un cœur d’enfans répondoit avec un héroïque ettendriſſement : Nous entrerons dans la carrière quand nos ainés ne ſeront plus, nous y trouverons leur pouſſière & la trace de leurs vertus. Tous les citoyens preſſés autour de la ſtatue de l’Égalité exprimoient leur joie pure par cet hymne conſacrée à cette divinité : oui j’entrevois le jour heureux où l’égalité triomphante rappelera les ris, les jeux, &c., & la ſociété populaire, dont le principal devoir eſt la ſurveillance, répétoit le refrein chéri : Veillons au ſalut de l’Empire, veillons au maintien de nos droits.

Le cortége qui s’eſt mis en marche à 10 heures n’eſt rentré qu’à cinq heures du ſoir ; les jeunes époux & toutes les femmes, ſe ſont rendues chez le Repréſentant, où un banquet leur a été ſervi de ſes mains. Une illumination générale n’a été l’effet d’aucun ordre des corps adminiſtratifs, mais celui de l’enthouſiaſme public.

Ce beau jour a été terminé par un ſpectacle analogue, des danſes.

Il n’eſt perſonne qui n’ait obſervé dans ce jour, combien d’opinion publique s’éclaire ; combien le règne de la philoſophie & de la raison s’affermit ; combien les préjugés, la ſuperſtition & le fanatiſme ſont avilis. Ce n’eſt plus ces quelques individus que la crainte ou la politique traînoient à nos fêtes patriotiques au commencement de la Révolution : c’eſt tout un peuple qui ſe porte avec enthouſiaſme & ſe preſſe autour des emblêmes de ſa liberté : c’eſt tout un peuple qui, dédaignant les préjugés qui l’avoient aſſervis, connoît enfin toute ſa dignité : &, ſemblable au Jupiter de l’Olympe, d’un ſeul regard terrifie ſes ennemis intérieurs ; &, d’un ſeul de ſes mouvemens, fait trembler tous les deſpotes ligués contre lui.

  1. La Société Populaire avoit adjoint au Comité Chaptal & Poujet, par ſa délibération du 29 nivôſe.