Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 29-67).

CHAPITRE XXXV.


Madame Fanny Dashwood avait une telle confiance dans le jugement de son mari, que dès le jour suivant elle vint en personne faire visite à madame Jennings et à lady Middleton ; et cette confiance ne fut pas trompée. La vieille amie de ses belles-sœurs, quoiqu’un peu commune, lui plut assez par ses prévenances ; et lady Middleton l’enchanta complètement par son bon ton et son élégance. Cet enchantement fut réciproque. Il y avait entre ces deux femmes une sympathie de froideur de cœur et de petitesse d’esprit, qui devait nécessairement les attirer l’une vers l’autre. Elles avaient la même insipidité dans la conversation, la même nullité d’idées. Seulement Fanny avait un fond d’avarice et d’envie qui se manifestait en toute occasion, et lady Middleton une indifférence parfaite pour tout le monde, excepté pour ses enfans. Madame Dashwood lui plut mieux qu’une autre femme sans qu’elle eût pu dire pourquoi. Mais ce n’était pas de l’amitié, elle en était incapable. Fanny ne réussit pas aussi bien auprès de madame Jennings qui lui trouva l’air fier, impertinent, et qui vit qu’elle ne faisait aucun frais pour plaire, qu’elle n’avait rien d’aimable ni d’affectueux même avec ses charmantes belles-sœurs à qui elle parlait à peine, et qu’elle ne s’informait point de la santé de Maria qu’elle devait trouver changée. En effet elle ne disait rien à Elinor, ne témoignait aucun intérêt pour leurs plaisirs, leur demandait à peine des nouvelles de leur mère d’un air glacé, et sans écouter la réponse. Elle ne fut avec elles qu’un quart-d’heure, et resta au moins sept minutes en silence. La bonne et vive madame Jennings en fut indignée, et ne se gêna pas de le dire lorsque Fanny fut partie. Elinor aurait fort désiré d’apprendre d’elle si Edward était à Londres. Mais Fanny n’avait garde de prononcer devant elle le nom de son frère, jusqu’à ce que le mariage de l’un avec miss Morton, et de l’autre avec le colonel Brandon, les eût séparés à jamais. Elle les croyait encore trop attachés l’un à l’autre pour ne pas trembler tant qu’ils seraient libres ; et son étude continuelle était de chercher à les éloigner de toutes manières. Elle ne parla donc point de son frère. Mais Elinor apprit d’un autre côté ce qu’elle voulait savoir. Lucy vint réclamer sa compassion sur le malheur qu’elle éprouvait de n’avoir point encore vu son cher Edward, quoiqu’il fût venu à Londres avec M. et madame Dashwood pour se rapprocher d’elle. Mais il n’osait pas venir la voir chez ses parens d’Holborn qui ne le connaissaient point ; et malgré leur mutuelle impatience, tout ce qu’ils pouvaient faire pour le moment, c’était de s’écrire tous, les jours.

Elinor, qui ne pouvait se fier tout-à-fait à la véracité de Lucy, et qui voyait le but de ses confidences, doutait encore : mais elle ne tarda pas d’avoir la conviction qu’Edward était véritablement à la ville. Deux fois en rentrant à la maison elle apprit qu’il était venu et trouva sa carte. Par une contrariété naturelle au cœur humain, elle fut bien aise qu’il eût pensé à venir, et plus aise encore de n’y avoir pas été.

M. John Dashwood ne perdait pas de vue le mariage supposé de sa sœur aînée avec le colonel Brandon ; ainsi qu’il l’avait dit, il voulut l’inviter à dîner chez lui. Il ne fallait pas moins qu’un motif de cette importance pour les décider lui et sa femme à cette dépense. Fanny y consentit cette fois, et par l’espoir qu’Elinor en épouserait un autre que son frère, et par celui d’être invitée à son tour aux fréquentes fêtes de sir Georges et à ses dîners qui étaient en grande réputation, tant pour le talent de son cuisinier, que par l’élégance du service : c’était donc semer pour recueillir. En effet peu de jours après que la connaissance fut faite, on reçut une invitation en forme pour dîner le jeudi suivant chez madame John Dashwood à Harley-Street, où ils avaient loué pour trois mois une jolie maison. Ses deux belles-sœurs, madame Jennings, les Middleton et M. Palmer acceptèrent. Charlotte sur le point d’accoucher ne sortait plus. Le colonel Brandon fut surpris d’être du nombre des convives, ne connaissant pas du tout madame Dashwood et n’ayant vu qu’un instant son mari, qui ne lui avait fait qu’un accueil demi poli ; mais il aimait trop à être avec mesdemoiselles Dashwood pour en refuser l’occasion. Madame Ferrars devait aussi en être. Mais on ne nomma point ses fils ; et Elinor n’osa pas s’informer s’ils y seraient Quelques mois auparavant elle aurait été vivement émue de la seule pensée de se rencontrer avec la mère d’Edward, et de lui être présentée, actuellement elle pouvait la voir relativement à elle-même avec une complète indifférence ; elle le croyait du moins, et rejeta entièrement sur la curiosité, l’intérêt qu’elle mettait à la connaître. Cet intérêt, mais non pas son plaisir, acquit un degré de plus en apprenant que Lucy Stéeles serait aussi de la partie. D’après ce qu’elle savait de la hauteur de madame Ferrars, la bonne Elinor, sans aimer Lucy, ne pouvait s’empêcher de la plaindre d’avance de la manière dont elle en serait traitée, ce qui lui serait d’autant plus sensible qu’elle s’y était volontairement exposée. Dès que celle-ci apprit ce dîner, elle se hâta de rappeler une invitation assez vague que lady Middleton avait faite aux deux sœurs Stéeles lorsqu’elles se séparèrent à Barton, de passer une quinzaine de jours chez elle à Londres. Lady Middleton l’avait oubliée ; mais l’adroite Lucy porta à la petite Sélina un joli panier plein de bonbons, et lui souffla de demander à sa maman que ses bonnes amies Stéeles vinssent demeurer avec elle. Les demandes de Sélina n’étaient jamais refusées ; une heure après la voiture de lady Middleton arriva à Holborn, avec une prière instante aux demoiselles Stéeles de se rendre sans délai aux désirs de Sélina, avant que la charmante petite pleurât, ce qui lui faisait un mal affreux. Une fois établies chez leurs nobles parens, elles devaient être invitées avec eux, et elles avaient un droit de plus de l’être chez madame Dashwood à qui elles n’étaient pas entièrement inconnues, au moins de nom, puisque leur oncle avait été instituteur de son frère. Mais il suffisait qu’elles fussent logées chez lady Middleton, et qu’elle les protégeât pour être bien reçues. Lucy était au comble de la joie ; elle allait enfin être introduite dans cette famille qui devait être un jour la sienne. Elle pourrait satisfaire sa curiosité, les examiner, juger des difficultés qu’elle aurait à surmonter, avoir une occasion de leur plaire. Elle n’avait pas encore eu dans sa vie un aussi grand plaisir qu’en recevant la carte de madame Dashwood. Mais ce plaisir aurait été diminué de moitié si elle n’avait pu y joindre le chagrin de sa rivale : elle se hâta d’aller lui faire part de son bonheur. Elinor eut beaucoup de peine à lui cacher ce qu’elle ressentait, et n’y réussit peut-être pas, car la joie de Lucy augmenta en voyant un nuage sur le front d’Elinor, lorsqu’elle lui dit qu’Edward y serait sûrement : à moins, ajouta-t-elle, qu’il ne craigne de se trahir. Il lui était impossible lorsque nous étions ensemble de cacher l’excès de son affection ; et cette raison l’empêchera peut-être d’y venir. Quelque cruel que fût ce motif pour la pauvre Elinor, elle en désirait au moins l’effet. Voir Edward pour la première fois depuis leur séparation, et le voir avec Lucy ! Elle croyait à peine pouvoir le supporter.

Ce jeudi si désiré, si redouté, qui devait mettre les deux jeunes rivales en présence de la future belle-mère arriva. Elinor avait acheté la veille une charmante toque en fleurs avec des plumes blanches dont elle voulait se parer ce jour-là. Lucy qui venait continuellement chez madame Jennings, pour y voir sa chère amie, se trouva là quand on l’apporta. Elinor l’essaya. Elle lui séyait à ravir ; et malgré toute sa raison, elle ne fut point fâchée de le trouver elle-même. Le jeudi matin Lucy arriva, plus caressante, plus tendre qu’à l’ordinaire. Elle avait honte, dit-elle, de ce qu’elle venait lui demander ; mais sa chère Elinor était si fort au-dessus de ces bagatelles ; elle avait si peu besoin de parure ; elle était si indifférente sur ce moyen de plaire en ayant tant d’autres ; et pour cette grande occasion il était si essentiel à Lucy de les tous employer. Elle devait à Edward de se faire aussi jolie qu’il lui serait possible la première fois qu’elle paraissait devant sa mère. Si Edward lui-même s’y trouvait, c’était un motif de plus qu’Elinor devait comprendre. Elle espérait donc de sa complaisance, de son amitié, qu’elle voudrait bien pour ce jour-là renoncer à la jolie toque qui la coiffait si élégamment, et la lui prêter. Elle avoua en rougissant qu’elle n’était pas assez en fonds dans ce moment pour s’en acheter une semblable, ce qu’elle aurait fait sûrement, eut-elle dû la prendre à crédit, si elle n’avait pas compté sur la bonté de sa chère Elinor. Mademoiselle Dashwood frémit de penser qu’elle avait failli arriver au dîner coiffée exactement comme Lucy, et se trouva heureuse en comparaison de lui céder si jolie toque, qu’elle regrettait bien un peu… mais qu’elle pria Lucy d’accepter. Celle dernière s’en empara bien vîte, également enchantée qu’elle fût sur sa tête et non sur celle d’Elinor. Bon Dieu ! ma chère, lui dit-elle, plaignez-moi, je vous en conjure ! Vous êtes la seule personne qui saura ce que je souffre. À peine puis-je marcher tant je suis émue en pensant que dans quelques heures je verrai la personne dont tout mon bonheur dépend, celle qui doit être ma mère ! Mettez-vous à ma place… mais c’est impossible ; il faut aimer Edward comme je l’aime ; pour comprendre l’état où je suis.

Elinor aurait pu diminuer cette émotion, ou la faire changer de nature, en lui disant que vraisemblablement c’était la belle-mère de miss Morton plutôt que la sienne qu’elle allait voir. Elle ne le dit pas, mais elle lui assura avec tant de sincérité qu’elle la plaignait infiniment, que Lucy en fut presque piquée. Elle espérait être pour mademoiselle Dashwood un objet d’envie plutôt que de compassion.

Enfin elles arrivèrent chez madame John Dashwood. Sa mère au haut bout de la chambre étalait dans un grand fauteuil sa chétive personne, et saluait à peine avec un air de protection. Elle était petite, maigre, se tenait extrêmement droite, avait de la roideur dans tous ses mouvemens ; sa physionomie était sombre ou du moins très sérieuse ; elle ne se permettait de sourire que lorsqu’elle disait un sarcasme ; son teint était brun tirant sur le jaune ; ses traits assez petits, et sans beauté. Une contraction habituelle de ses sourcils empêchait sa physionomie d’être complètement insignifiante, mais lui donnait en échange une forte expression d’orgueil et même de méchanceté. Elle ne parlait pas beaucoup, contre la règle générale ; elle proportionnait le nombre de ses paroles à celui de ses idées ; et dans le peu de syllabes honnêtes qui lui échappèrent à l’arrivée des hôtes de sa fille qui lui furent présentés, il n’y en eut pas une seule adressée aux demoiselles Dashwood, qu’elle regardait intérieurement, avec dédain et avec malveillance.

Cette conduite ne pouvait plus influer sur le bonheur d’Elinor. Peu de mois auparavant elle en aurait été excessivement blessée et affligée ; mais il n’était plus au pouvoir de madame Ferrars de produire cet effet sur elle ; et la différence de sa manière avec les demoiselles Stéeles, dont le seul but était d’humilier encore mesdemoiselles Dashwood, l’amusa au contraire beaucoup. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire de l’air affable et presque amical avec lequel la mère et la fille distinguèrent Lucy surtout, et des peines que celle-ci se donnait pour leur plaire, peines qui allaient jusqu’à la bassesse. Madame Ferrars avait un vieux petit bichon, seul être qu’elle pût aimer et qui ne la quittait point. Lucy le caressait exactement comme elle caressait Sélina Middleton. Elle s’extasiait sur cette charmante petite créature, allait lui ouvrir la porte s’il voulait sortir, et l’attendait pour le rapporter à sa maîtresse. Elle admirait l’éclat du beau satin cramoisi de la robe de madame Ferrars et la beauté de ses points. Elle allait chauffer le coussin qui était sous les pieds de cette dame. Quand lady Middleton s’éloignait un peu, elle déclarait que madame John Dashwood était la plus belle femme qu’elle eût vue de sa vie, et qu’elle ressemblait beaucoup à sa mère, etc. etc. Enfin à force de flatteries, elle se rendit si agréable à l’une et à l’autre, que même madame Ferrars, qui ne s’humanisait jamais avec ceux qu’elle regardait comme ses inférieurs, lui adressa quelques mots obligeans, et déclara que ces jeunes miss Stéeles avaient le ton de la meilleure éducation, et que bien des demoiselles qui se croyaient des modèles, n’en approchaient pas. Elle lança en même temps un regard sur Elinor qui riait en elle-même, en pensant à quel point la faveur et les grâces de madame Ferrars étaient mal placées, et qu’elles se changeraient bien, promptement en fureur, si elle se doutait que cette jeune audacieuse, qu’elle trouvait si charmante, parce qu’elle n’était pas Elinor, pensait à épouser son fils. Fanny faillit à lui en donner l’idée : mesdemoiselles Stéeles, dit-elle à sa mère, sont les nièces de M. Pratt chez qui Edward a étudié. — Vraiment, dit madame Ferrars en relevant le sourcil ; vous connaissez donc mon fils ? — Très-peu, madame, dit Lucy avec assurance, nous ne demeurons pas auprès de mon oncle. — Tant mieux pour vous, dit madame Ferrars avec humeur ; il n’entend rien à l’éducation. Lucy redoubla ses flatteries qui lui réussirent de nouveau. Elle était au troisième ciel, en se voyant ainsi distinguée, et ne daignait plus parler à Elinor. La grosse Anna même se rengorgeait avec fierté, en pensant qu’elle était la sœur de la future belle-fille de madame Ferrars.

Maria était encore plus rêveuse, plus silencieuse qu’à l’ordinaire. À sa tristesse habituelle, se joignait le chagrin qu’elle supposait à Elinor de ne pas voir Edward, et celui qu’elle en ressentait elle-même. Elle l’aimait déjà comme un frère favori, et bien plus que celui qu’elle tenait de la nature. L’homme qui devait faire le bonheur de sa chère Elinor était au premier rang dans son cœur. Elle était venue presque avec plaisir à ce dîner, malgré son aversion pour la plupart des convives, dans l’unique espoir de voir Edward ; et cet espoir était trompé. Edward n’y était pas. Elle regardait sa sœur avec un étonnement douloureux, et ne pouvait comprendre qu’elle eût la force de supporter une mésaventure aussi cruelle. Le colonel Brandon placé entre les deux sœurs se serait trouvé fort heureux, si la politesse fastidieuse du maître, et même de la maîtresse de la maison, lui avait laissé le temps d’en jouir. Tous les meilleurs mets, tous les meilleurs vins lui étaient adressés. M. Dashwood lui demandait son opinion surtout, et s’y rangeait à l’instant. Dès qu’il y avait un moment de silence entre lui et ses voisines, il disait à ses sœurs : allons, mesdemoiselles, parlez à votre aimable voisin ; ne souffrez pas qu’il s’ennuie. On aurait dit que la fête était pour lui seul, et il ne pouvait comprendre le but de tant d’honnêtetés dont il était fatigué. Le dîner était magnifique, ainsi que les donnent ceux qui invitent rarement ; et ni le nombre des plats ni celui des laquais n’annonçaient cette pauvreté dont il s’était plaint à sa sœur. Elle ne se faisait sentir que dans la conversation. Mais il est vrai que de ce côté là le déficit était considérable, tant chez les maîtres du logis que chez la plupart des convives : manque de raison, manque d’esprit, soit naturel soit cultivé, manque de goût, manque de gaîté, manque enfin de tout ce qui rend un repas agréable.

Quand les dames suivant l’usage se retirèrent après dîner pour le café, cette pauvreté fut encore plus en évidence. Les hommes mettaient au moins quelque variété dans le discours, quelques mots de politique, de chasse, d’agriculture ; mais il n’en fut plus question. On avait épuisé avant dîner l’article des meubles et des parures. À la grande satisfaction de Lucy sa toque avait été fort admirée, et la simple coiffure d’Elinor, qui n’était que ses jolis cheveux bruns retenus par un fil de perles, regardée avec dédain : en sorte qu’après une longue digression sur la bonté du café, le seul sujet d’entretien fut de comparer la grandeur d’Henri Dashwood et celle de Williams. Le second fils de lady Middleton, qui étaient à-peu-près du même âge. Si les enfans avaient été là tous les deux, la question aurait été promptement décidée en les mesurant ; mais il n’y avait là qu’Henri, et il fallut s’en rapporter à l’opinion des témoins. Celle des demoiselles Stéeles, qui passaient leur vie avec les petits Middleton, fut surtout demandée par leur mère, et de cette manière qui veut dire : décidez en ma faveur. N’est-ce pas, Lucy, que Williams a au moins deux doigts de plus qu’Henri Dashwood ? Lucy fut horriblement embarrassée. À qui fera-t-elle sa cour ? enfin l’amour l’emporta sur l’amitié, et après avoir un peu hésité, elle dit qu’elle croyait…… qu’il lui semblait que M. Henri avait quelques lignes de plus. Lady Middleton exprima par un regard son mécontentement ; mais Lucy fut dédommagée par un doux sourire de la sœur d’Edward. Elinor trouva sa flatterie d’autant plus méprisable qu’il était évident que Le petit Williams était beaucoup plus grand que son neveu ; elle le dit quand on lui demanda son avis. Fanny et madame Ferrars répondirent avec aigreur qu’elle se trompait ; et Maria déplut à tout le monde en disant qu’elle n’y avait fait nulle attention. Bientôt une autre bagatelle mit en scène sa vivacité de sentiment et l’irritabilité de ses nerfs.

Avant de quitter Norland, Elinor avait peint à sa belle-sœur de charmans écrans de cheminée ; ils venaient d’être montés dans le dernier goût. Les hommes étaient rentrés au salon et entouraient le feu. John Dashwood allant toujours à son but, en prit un et le montra au colonel.

— Voyez, lui dit-il, c’est ma sœur Elinor qui a peint cela ; vous qui êtes un homme de goût, vous les admirerez. Je ne sais si vous connaissez son talent pour le dessin ; elle passe généralement pour en avoir beaucoup.

Le colonel sans être grand connaisseur en peinture les admira infiniment. La curiosité générale fut excitée, et les écrans passèrent de main en main. Lorsqu’ils furent dans celles de madame Ferrars, qui ne s’y entendait pas du tout, et qui ne pouvait se résoudre à louer Elinor, elle les fit passer à sa voisine sans dire un seul mot d’éloges. — Ils sont peints par mademoiselle Dashwood l’aînée, ma mère, dit Fanny ; ne les trouvez-vous pas très-jolis ? Elinor surprise de la courtoisie de sa belle-sœur, lui en savait gré ; mais sa reconnaissance ne fut pas de longue durée. Fanny ajouta : Regardez-les, maman, voyez si ce n’est pas à-peu-près le même genre de dessin que ceux de mademoiselle Morton ; mais celle-ci peint encore plus délicieusement. Le dernier paysage qu’elle a fait est vraiment très-remarquable. – Extrêmement beau, dit madame Ferrars ; elle excelle dans tout ce qu’elle fait, et rien ne peut lui être comparé ; mais aussi elle a une éducation si brillante, tant de talens naturels !

Maria, la sensible, la vive Maria ne put supporter ce qu’elle regarda comme un outrage à sa sœur ; elle était déjà très-irritée du ton et de la manière de madame Ferrars, mais de tels éloges donnés à une autre aux dépens d’Elinor, provoquèrent son ressentiment. Quoiqu’elle n’eût encore aucune idée des projets sur mademoiselle Morton, mais cédant comme à son ordinaire à son premier mouvement, elle dit avec vivacité : Voilà en vérité une singulière manière de voir et d’admirer les ouvrages de ma sœur ! en faire un objet de comparaison, pour les rabaisser, c’est du moins peu obligeant. Qui est cette demoiselle Morton à qui personne ne peut être comparé ? à propos de quoi est il question d’elle et de ses talens ? qui intéresse-t-elle ici ? et mon Elinor nous intéresse tous. Alors prenant les écrans de la main de sa belle-sœur et les montrant encore au colonel ; il faut, dit-elle, n’avoir pas le moindre goût, le moindre sentiment du beau pour ne pas les admirer, et pour penser à autre chose quand on les voit.

Madame Ferrars rougit de colère ; ses petits yeux s’enflammèrent ; ses sourcils s’élevèrent d’un demi pouce et se touchèrent. – Je croyais, dit-elle, que tout le monde ici savait que miss Morton est la fille de feu lord Morton ; j’oubliais que mesdemoiselles Dashwood ne sont jamais venues à Londres et ne peuvent connaître le beau monde.

Fanny avait aussi l’air très-courroucée ; et son mari était tout effrayé de l’audace de Maria. Il s’approcha d’elle, la mena dans l’embrasure de la fenêtre, et lui dit à voix basse : Est-ce qu’Elinor ne vous a pas dit qu’Edward doit épouser miss Morton ? Vous auriez mieux fait de vous taire. – Edward ! épouser miss Morton ! sécria Maria ; jamais, jamais, c’est impossible ! et poussée par son sentiment pour sa sœur chérie, ainsi méprisée et rejetée par toute une famille qui devait l’adorer, elle vint s’asseoir à côté d’elle, passant un bras autour de son cou, et posant sa joue contre la sienne, elle lui dit à l’oreille : Chère, chère Elinor, ne souffrez pas que de telles gens aient le pouvoir de vous rendre malheureuse ; ne craignez rien ; Edward ne pense pas ainsi. Je le connais, j’ose vous répondre de sa fidélité ; en dépit d’eux et de leurs projets, il n’aime, il n’épousera que vous.

Elinor touchée de l’affection de sa sœur, mais désolée des preuves qu’elle lui en donnait dans ce moment, la conjura de se calmer, de se taire, tandis qu’elle-même ne pouvait à peine retenir les larmes qui remplirent ses yeux au propos de Maria. Celle-ci les sentit sur sa joue : tu pleures, lui dit-elle. Les méchans font pleurer mon Elinor ; et alors elle fondit en larmes. L’attention de chacun fut excitée ; et tout le monde eut l’air consterné. Le colonel Brandon qui depuis le commencement de cette scène avait eu les yeux attachés sur Maria, l’admirait bien plus qu’il ne la blâmait. Ce cœur si brûlant, cette sensibilité si active pour ceux qu’elle aimait autant que pour elle même, l’attachaient toujours davantage à cette jeune personne. Lors qu’elle éclata en pleurs et en sanglots, il se leva, vint près d’elle presque involontairement, et prit sa main qu’il serra entre les siennes. Elinor soutenait sur son sein la tête de sa sœur, et ne pensait plus à Edward. Madame Jennings disait ! pauvre enfant ! pauvre petite ! la moindre chose attaque ses nerfs ! et elle lui faisait respirer son flacon de sels. Madame Ferrars levait les épaules en parlant à sa fille ; Lady Middleton regardait avec son air glacé ; M. Palmer bâillait près du feu en tenant les malheureux écrans, cause première de ce trouble ; les deux Stéeles riaient et chuchotaient dans un coin ; sir Georges était enragé contre le traître Willoughby, seul auteur, disait-il, de cette faiblesse de nerfs, et s’établissant entre les deux petites cousines Stéeles, qui étaient encore ses favorites, il leur conta toute l’affaire, qu’elles savaient aussi bien que lui, en s’emportant contre l’homme abominable qui mettait une fille charmante dans cet état.

Au bout de quelques minutes, Maria fut un peu remise. Elinor voulait la faire passer dans une autre chambre ; mais madame Dashwood dit qu’il n’y en avait point de libre, que l’attaque de nerfs une fois passée, Maria serait aussi bien au salon : elle resta donc à côté d’Elinor, et sans dire un mot de la soirée.

— Pauvre Maria ! disait son frère à voix basse au colonel Brandon ; elle n’a pas une aussi forte santé que sa sœur, elle est très-nerveuse, au lieu qu’Elinor n’est jamais malade. Je suis sûr qu’elle n’a pas coûté une guinée en médecin depuis qu’elle est au monde ; mais la pauvre Maria ! sa santé est détruite aussi bien que sa beauté, et c’est sans doute ce dernier point qui l’afflige : c’est bien naturel en vérité ; si jeune encore ! Pourriez-vous croire qu’il y a peu de mois qu’elle était belle à frapper, presque aussi belle qu’Elinor ? À présent, quelle différence ! Elinor est charmante et ne changera jamais ; c’est un genre de beauté qui sera toujours le même, je puis en répondre.

— Je l’espère, dit le colonel, et que mademoiselle Maria retrouvera bientôt ses charmes… Hélas ! elle n’en avait encore que trop pour lui, et jamais elle ne lui avait paru aussi intéressante, aussi digne de toute son adoration.

Après le thé on fit des parties de jeu. Mesdames Ferrars et Jennings s’établirent à un grave whist avec sir Georges et M. Palmer. Elinor fut surprise de cet arrangement ; le colonel Brandon, à qui son frère et sa belle-sœur avaient fait tant d’honneurs, avait dans son idée plus de droit à cette partie, et par son âge et par son habileté au whist, que M. Palmer, qui malgré son apathie ne parut pas trop content d’être le partener des deux grands-mères. Mais M. Dashwood n’avait garde de séparer sa sœur Elinor de son futur époux le colonel Brandon. Lady Middleton n’aimait que le cassino ; et le colonel ne le savait presque pas, mais n’importe ; il fallut bon gré malgré qu’il se mît à cette partie, ainsi qu’Elinor qui aurait bien préféré ne pas jouer et rester avec sa sœur ; mais elle eut beau conjurer ou son frère ou Fanny de prendre sa place, elle ne put l’obtenir. M. Dashwood se mit à côté du colonel pour lui apprendre le cassino. Anna Stéeles fit le quatrième. Fanny se mit en cinquième dans la partie des mères. Lucy tantôt à côté d’elle lui parlait de tout ce qui pouvait lui plaire tantôt à côté de madame Ferrars s’intéressait à son jeu, vantait son habileté au whist, à laquelle la bonne dame avait de grandes prétentions, enfin faisait sa cour de son mieux. Maria était laissée seule à ses tristes pensées, et ne s’en plaignait pas. Absorbée dans ses réflexions, dans ses souvenirs, et bien loin du salon de madame John Dashwood, elle n’entendit pas même ouvrir la porte et Fanny s’écrier : Ah ! voilà mon frère. Mais Elinor ne l’entendit que trop ; son sang reflua vers son cœur qui battit avec violence ; et ses yeux baissés sur ses cartes, sans en distinguer une, elle s’efforça de reprendre son courage accoutumé. Enfin quand elle crut y avoir réussi, elle tourna ses regards d’abord sur Lucy, qui était restée à sa place, dont la physionomie n’exprimait rien, mais dont les yeux perçans suivaient celui qui venait d’entrer. Elinor était placée de manière à ne pas le voir, et n’en était pas fâchée, lorsque son frère s’écrie : Ah ! vous voilà enfin, Robert, d’où diable venez-vous ? Nous avons dîné depuis deux heures. Elinor respire ; ce n’est pas Edward. Robert s’avance auprès de son beau-frère ; elle reconnaît d’abord le merveilleux à la boîte à cure-dents qui l’avait si fort impatientée chez le bijoutier. Sans doute il la reconnut aussi ; il la salua d’une inclination de tête d’un air affecté. Son costume avait toute l’extravagance de la mode française, encore exagérée, et présentait vraiment quelque chose de très-ridicule : une crête ébouriffée, un col de chemise remontant jusqu’aux coins des yeux, un fraque étroit, un gilet de deux doigts, un pantalon qui lui montait jusque sous les bras, un fracas de cachets et de bagues, un bouquet à la boutonnière, enfin tout ce qui constituait alors l’élégance des jeunes gens qu’on appelait des incroyables. L’émotion d’Elinor avait fait place à l’étonnement ; elle ne pouvait comprendre que ce fût là le frère du simple, du timide Edward. Il dit légèrement à son beau-frère, que, sur sa parole, il avait tout-à-fait oublié son dîner ; que, dans la foule de ses engagemens, ces oublis lui arrivaient souvent ; et promenant sa lorgnette sur les jeunes dames, il daigna ajouter : Sans doute j’ai beaucoup perdu… Cette langoureuse beauté auprès de la cheminée, est-ce une de vos sœurs, John ? en désignant Maria.

— Oui, la cadette, très-jolie autrefois sur mon honneur ; mais la pauvre enfant est malade. Robert ne l’écoutait pas ; sa lorgnette était dirigée sur la jolie toque à plumes de Lucy. Cette petite personne est délicieusement coiffée, reprit-il, mais je dis délicieusement ! Cela vient de Paris ; je crois l’avoir remarqué au magasin d’Hustley ; très-jolie sur ma parole ; du dernier goût !

— Et la jeune personne aussi ; c’est miss Lucy Stéeles, parente de lady Middleton. Et Edward où diable se tient-il ?

— Où je ne suis pas sans doute. Nous n’allons point ensemble ; il y a huit jours que je ne l’ai vu. Il s’approcha de sa mère dont il était le favori, et qui lui dit : Bon jour, Robert, avec un air assez affable. Il adressa quelques mots à Lucy sur sa délicieuse coiffure, dont elle eut l’air très-flattée. Peu après les parties finirent, et l’on prit congé les uns des autres, au grand plaisir des deux sœurs à qui la journée avait été ennuyeuse et pénible.