Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 273-285).

CHAPITRE XVIII.

Elinor vit avec une grande inquiétude l’abattement de son ami ; sa visite ne put lui procurer une satisfaction complète, puisque lui-même ne paraissait pas en éprouver. Il était évident qu’il avait une peine secrète au fond de l’âme ; elle aurait voulu du moins voir aussi clairement qu’il conservait pour elle cette tendre affection qu’elle croyait lui avoir inspirée. Mais actuellement rien ne lui paraissait plus incertain ; et l’extrême réserve de ses manières contredisait un jour ce qu’un regard plus animé, une inflexion de voix plus tendre lui avaient fait espérer la veille.

Il les joignit elle et Maria le lendemain au déjeûner avant que les deux autres dames fussent descendues. Maria persuadée que plus il était silencieux, en général plus il désirait d’être seul avec Elinor, les quitta sous quelque prétexte. Mais avant qu’elle fût à la moitié des escaliers, elle entendit ouvrir la porte de la chambre ; curieuse elle se retourna, et à son grand étonnement elle vit Edward prêt à sortir de la maison ; elle ne put retenir un cri de surprise ! Bon Dieu ; où allez-vous donc, lui cria-t-elle ?

— Comme vous n’êtes pas encore rassemblées pour le déjeûner, je vais voir mes chevaux au village, et je reviendrai bientôt. Maria leva les yeux au ciel et rentra près d’Elinor ; elle la trouva debout devant la fenêtre. Si Maria l’eût bien regardée, peut-être aurait-elle surpris quelques larmes dans ses yeux, mais elles rentrèrent bientôt en-dedans, et le déjeûner fut préparé comme à l’ordinaire.

Edward revint avec assez d’admiration de la contrée, pour se raccommoder un peu avec Maria ; dans sa course au village, il avait vu plusieurs parties de la vallée à leur avantage, et le village lui-même situé plus haut que la chaumière présentait un point de vue qui l’avait enchanté. C’était un de ces sujets de conversation qui électrisait toujours Maria. Elle commença à décrire avec feu sa propre admiration, et à dépeindre avec un détail minutieux chaque objet qui l’avait particulièrement frappée, quand Edward l’interrompit. — N’allez, pas trop loin, Maria, lui dit-il, rappelez-vous que je n’entends rien au pittoresque, et que je vous ai souvent blessée malgré moi, par mon ignorance de ce qu’il faut admirer. Je suis très capable d’appeler montueuse et pénible une colline que je devrais nommer hardie et majestueuse ; raboteux ce qui doit être irrégulier, ou d’oublier qu’un lointain que je ne vois pas, est voilé par une brume. Il faudrait apprendre la langue de l’enthousiasme, et j’avoue que je l’ignore. Soyez contente de l’admiration que je puis donner ; je trouve que c’est un très beau pays. Les collines sont bien découpées, les bois me semblent pleins de beaux arbres ; les vallées sont agréablement situées, embellies de riches prairies, et de plusieurs jolies fermes répandues çà et là. Il répond exactement à toutes mes idées d’un beau pays, parce qu’il unit la beauté avec l’utilité, et j’ose dire aussi qu’il est très pittoresque, puisque vous l’admirez ; je puis croire aisément qu’il est plein de rocs mousseux, de bosquets épais, de petits ruisseaux murmurans ; mais tout cela est perdu pour moi. Vous savez que je n’ai rien de pittoresque dans mes goûts.

— Je crains que ce ne soit que trop vrai, dit Maria, mais pourquoi voulez-vous vous en glorifier ?

— J’ai peur, dit Elinor, que pour éviter un genre d’affectation, Edward ne tombe dans un autre. Parce qu’il a vu quelques personnes prétendre à l’admiration de la belle nature bien au-dessus de ce qu’elles sentaient, dégoûté de cette prétention, il donne dans l’excès contraire, et il affecte plus d’indifférence pour ces objets qu’il n’en a réellement.

— Je n’ai je vous assure nulle prétention à l’indifférence pour les vraies beautés de la nature ; je les aime et je les admire, mais non pas peut-être d’après les règles pittoresques ; je préfère un bel arbre bien grand, bien droit, bien formé à un vieux tronc tordu, penché, rabougri, couvert de plantes parasites, j’ai plus de plaisir à voir une ferme en bon état, qu’à voir une ruine ou une vieille tour.

Maria regarda Edward avec mépris, et sa sœur avec compassion. La conversation tomba. Maria demeura pensive et silencieuse, jusqu’à ce qu’un nouvel objet réveillât son attention. Elle était assise près d’Edward, et celui-ci en prenant sa tasse de thé, passa sa main si directement devant elle, qu’elle ne put s’empêcher de remarquer à son doigt un anneau avec une natte de cheveux.

— Je ne vous ai jamais vu porter de bague, Edward, lui dit-elle, montrez-moi celle-là ; sont-ce des cheveux de Fanny ? Je me rappelle qu’elle vous en avait promis ; ses cheveux me paraissaient plus foncés, ce n’est pas d’elle.

Maria comme à son ordinaire avait parlé sans réfléchir, mais quand elle vit combien elle avait fait de peine à Edward, elle fut plus fâchée que lui-même de son étourderie. Il rougit jusqu’au blanc des yeux, jeta un regard rapide sur Elinor, et dit enfin : oui, ce sont des cheveux de ma sœur ; le travail change toujours les nuances.

Elinor avait rencontré son regard, il pénétra au fond de son ame, ce seul regard, lui avait dit que ces cheveux étaient les siens ; Maria en était tout aussi persuadée. La seule différence c’est qu’elle croyait que c’était un don d’Elinor ; et que celle-ci qui savait en conscience qu’elle ne lui avait point donné de ses cheveux, crut qu’il s’en était procuré par quelque moyen inconnu, ou qu’il les avait coupés par derrière sans qu’elle s’en fût aperçue, lorsqu’elle avait quitté Norland. La couleur était bien la même, et la rougeur et le regard d’Edward avaient porté dans son cœur cette douce conviction. Elle était bien loin de lui en vouloir, et n’ayant plus l’air d’y faire attention, elle parla d’autre chose. L’embarras d’Edward dura quelque temps, et finit par une tristesse encore plus marquée, et qui dura la matinée entière.

Maria se reprocha vivement ce qui lui était échappé ; elle aurait été plus indulgente pour elle-même, si elle avait pu savoir combien peu sa sœur était offensée, et le plaisir secret qu’elle lui avait procuré.

Dans le milieu du jour on eut la visite de sir Georges et de madame Jennings, qui ayant entendu dire qu’un gentilhomme était arrivé à la Chaumière, venaient savoir qui c’était. Avec le secours de sa belle-mère, sir Georges ne fut pas long-temps à découvrir que le nom d’Edward Ferrars commençait par un E. et un F., et que c’était là l’amoureux d’Elinor, dont la petite Emma avait parlé. Cette découverte aurait valu beaucoup de railleries à la pauvre Elinor, si la présence d’Edward qu’ils connaissaient aussi peu, ne les avait pas retenus. Mais ni les coups-d’œils significatifs, ni les sourires malins ne lui furent épargnés. Sir Georges ne venait jamais chez les Dashwood sans les inviter à prendre le thé au Parc dans la soirée ou à dîner le lendemain. Cette fois en l’honneur du nouveau venu, qu’il était fier de contribuer à amuser ; l’invitation fut pour le soir et pour le lendemain.

— Venez tous prendre le thé avec nous ce soir, dit-il, nous sommes tout-à-fait seuls, mais demain nous avons beaucoup de monde, et il faut absolument dîner au Parc.

Madame Jenning les pressa d’accepter. On dansera dans la soirée, dit-elle, et cela doit tenter miss Maria.

— Danser ! s’écria-t-elle, impossible ; qui peut penser à danser !

— Qui ! vous même, ma belle, et la petite Emma, et les Carey, et les Whitalers. Comment, ma chère, vous pensez de bonne foi que personne ne peut danser, parce que quelqu’un… que je ne nomme pas est parti !

— Je voudrais de toute mon ame, dit sir Georges, que Willoughby fût encore avec nous.

Ces mots et la rougeur de Maria donnèrent de nouveaux soupçons à Edward. Qui donc est ce Willoughby, demanda-t-il à voix basse à Elinor, près de qui il était assis ? Elle le lui dit en peu de mots ; mais la contenance et la physionomie de Maria parlaient plus clairement. Edward en vit assez pour comprendre ce qui en était, et quand les visiteurs furent partis, il s’approcha d’elle et lui dit à demi voix : J’ai deviné ; dois-je vous dire ce que j’ai deviné ?

— Quoi donc ?… Qu’entendez-vous ?

— Dois-je le dire ?

— Certainement.

— Eh bien, j’ai deviné que M. Willoughby chasse.

— Maria fut surprise et confuse, cependant elle ne put s’empêcher de rire de sa douce et fine raillerie, et après un moment de silence, elle lui dit : Oh Edward ! comment pouvez-vous… Mais le temps viendra où j’oserai… Je suis sûre que vous l’aimerez.

— Je n’en doute pas, répondit-il avec amitié. Cet aveu naïf de Maria l’avait touché ; il croyait qu’il y avait une plaisanterie établie sur elle et sur Willoughby sans conséquence, et que Maria s’en défendrait, ou plaisanterait elle-même. Mais elle avait répondu tout autrement qu’il ne s’y attendait ; et il sentit que c’était plus sérieux qu’il ne l’avait cru.