Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 163-189).

CHAPITRE XLIX.


Madame Dashwood n’entendit pas sans émotion l’apologie de son premier favori ; elle se réjouit de ce qu’il était justifié du plus grand de ses torts, celui d’avoir eu le projet de séduire Maria. Elle était fâchée de son malheur ; elle voudrait apprendre qu’il fût heureux. Mais… mais le passé ne pouvait s’oublier. Rien ne pouvait faire qu’il n’eût pas été vain, égoïste, inconstant, intéressé ; rien ne pouvait le rendre sans tache aux yeux de la mère de Maria ; rien ne pouvait effacer le souvenir des souffrances de cette fille chérie, du danger dont elle sortait à peine ; rien ne pouvait le justifier de sa conduite coupable envers Caroline ; rien ne pouvait lui rendre la première estime de madame Dashwood, ni nuire aux intérêts du colonel. Si madame Dashwood avait, comme Elinor, entendu l’histoire de Willoughby de sa propre bouche ; si elle avait été témoin de son affliction, et sous le charme de ses manières et de sa belle figure, il y a toute apparence que sa compassion aurait été plus grande. Mais il n’était ni au pouvoir ni dans la volonté d’Elinor de rendre en entier à Willoughby la trop vive prévention de sa mère, de faire même éprouver à cette dernière l’espèce de pitié inutile, douloureuse, presque accompagnée de regrets, qu’elle avait ressentie au premier moment, et que la réflexion avait déjà calmée. Elle se contenta donc de déclarer la simple vérité, de rendre justice aux intentions de Willoughby, au fond de son caractère, mais sans le moindre de ces embellissemens romanesques qui excitent la sensibilité et qui montent et égarent l’imagination.

Dans la soirée, quand elles furent réunies, Maria commença la première à parler de lui. Ce ne fut cependant pas sans efforts, quoiqu’elle fît tout ce qui dépendait d’elle pour se surmonter ; mais sa rougeur, sa voix tremblante le disaient assez. Elle surprit même un regard inquiet de sa mère sur Elinor. Non, non, maman, lui dit-elle, soyez tranquille ; je vous assure à toutes les deux, que je vois les choses comme vous pouvez le désirer. Mme Dashwood voulait l’interrompre par quelques mots de tendresse ; mais Elinor qui désirait connaître à fond l’opinion de sa sœur, engagea par un léger signe sa mère au silence. Maria continua : Ce qu’Elinor m’a dit ce matin a été pour moi une grande consolation ; j’ai entendu exactement ce que je désirais d’entendre…… Pour quelques instans sa voix s’éteignit ; mais se remettant, elle ajouta avec plus de calme : Je suis actuellement parfaitement satisfaite, et je ne voudrais rien changer. Je n’aurais jamais été heureuse avec lui ; quand tôt ou tard j’aurais su ce que je sais à présent, je n’aurais plus eu pour lui ni estime ni confiance ; il n’y aurait plus eu de sympathie avec mes sentimens.

— Je le sais ; j’en suis sûre, s’écria sa mère. Heureuse avec un homme sans principes, avec un libertin, un séducteur, avec celui qui a si fort injurié notre plus cher ami, le meilleur des humains ! Non, non, ma chère Maria n’a pas le cœur fait pour être heureuse avec un tel homme ! Sa conscience si pure, si délicate, aurait senti tout ce que celle endurcie de son mari ne sentait plus.

Elle allait trop loin. Elinor vit le moment où Maria prendrait vivement le parti de Willoughby. Mais celle-ci soupira seulement profondément et répéta : Je ne voudrais rien changer que… Je ne voudrais pas qu’il fût trop malheureux. Pauvre Willoughby ! privé à jamais de tout bonheur domestique ! Des larmes remplirent ses yeux.

— Je crains, je crains fort, dit Elinor, qu’il n’en eût été privé quelque femme qu’il eût épousée, et même avec vous, Maria ; ou du moins bien sûrement vous n’auriez joui vous-même d’aucun bonheur. Votre mariage avec un jeune homme d’un tel caractère, vous aurait enveloppée dans un genre de troubles et de chagrins dont vous ne pouvez vous faire aucune idée, et qu’une affection aussi incertaine que la sienne, vous aurait faiblement aidée à supporter : c’est le tourment de la pauvreté. Il convient lui-même d’avoir toujours été un dissipateur ; et toute sa conduite prouve que le mot de privation est à peine entendu de lui. Son goût pour la dépense joint à votre inexpérience et à une générosité qui vous est naturelle, aurait consumé vos très-minces revenus, et vous aurait jetés dans des inquiétudes et des angoisses d’un autre genre, mais non moins cruelles que celles que vous avez éprouvées. Votre bon sens, votre honneur, votre probité vous auraient engagée, je le sais bien, dès que votre situation vous aurait été connue, à toute l’économie qui peut dépendre d’une femme, et peut-être auriez-vous même joui des privations et de la frugalité que vous vous seriez imposées à vous-même dans ce but ; mais auriez-vous pu les faire partager à un mari qui n’en avait pas l’habitude, et qui se serait éloigné, par cela même, de vous et de votre maison ? Auriez-vous pu, seule, empêcher une ruine commencée avant votre mariage ? La pauvreté, chère Maria, supportée avec quelqu’un qu’on aime, peut avoir ses douceurs, mais plus dans les romans que dans la réalité. Il est trop vrai qu’elle empoisonne tout, qu’elle flétrit tout, même le sentiment. Elle aigrit l’humeur ; elle détruit la gaieté et les agremens de l’esprit. Êtes-vous sûre que l’amour de Willoughby, que le vôtre même auraient résisté à sa funeste influence, et que vous n’auriez pas fini par déplorer tous les deux une union si fatale, ou, sinon tous les deux, du moins lui seul qui est plus égoïste que sensible, et attache un grand prix aux jouissances de la vie ? Elinor s’arrêta. La vérité du tableau qu’elle traçait l’avait entraînée. Elle avait voulu détourner l’attendrissement de sa sœur sur le sort de Willoughby, parce qu’il l’aurait conduite à regretter encore de n’avoir pas été chargée de son bonheur ; elle désirait lui démontrer que ce bonheur était impossible.

Maria l’avait écoutée attentivement. Ses lèvres tremblaient ; son regard exprimait l’étonnement le plus profond ; jamais encore elle n’avait envisagé Willoughby sous ce point de vue. Sa conduite avec la fille adoptive du colonel lui prouvait son libertinage, son mariage, qu’il était inconstant ; mais l’entendre accuser d’égoïsme, ce Willoughby dont elle avait si souvent admiré la générosité, la grandeur d’ame, tout ce qui était en sympathie avec elle… Égoïste ! répéta-t-elle, lui égoïste ! Est-ce que vous le pensez réellement ?

— Toute sa conduite, reprit Elinor, du commencement à la fin, a été basée sur le plus parfait égoïsme. C’est l’égoïsme qui lui fit différer l’aveu de son attachement pour vous, lorsque son cœur l’éprouva, non pas avec cet abandon, cette confiance qui caractérise le véritable amour, mais balancé par son propre intérêt. Ses propres jouissances, son bien-être personnel me paraissent toujours avoir été sa règle et son principe.

— Oui, dit Maria, rien n’est plus vrai ; mon bonheur ne fut jamais son motif ; mais cependant vous me disiez…

— À présent, continua Elinor, il regrette de ne s’être pas conduit autrement ; mais pourquoi le regrette-t-il ? parce qu’il trouve qu’il a manqué son but et qu’il n’a pas rendu sa vie heureuse comme il l’espérait. Sa situation, quant à la fortune, est meilleure. De ce côté il n’est point en souffrance ; il s’afflige seulement de ce que sa femme n’a pas un caractère aussi aimable que le vôtre. Mais suit-il de là que s’il vous avait épousée il aurait été plus heureux ? Il se serait plaint alors de n’être pas plus riche, et sans doute il aurait trouvé qu’un bon revenu, une bonne maison, de beaux chevaux, etc. etc., sont aussi nécessaires au bonheur domestique qu’une femme aimable.

— Je n’en ai aucun doute, dit Maria, et je n’ai rien à regretter que ma propre folie.

— Dites plutôt l’imprudence de votre mère, ma chère enfant, dit madame Dashwood ; c’était à moi de vous guider, et j’étais sous le charme au moins autant que vous-même.

Maria voulait répondre ; mais Elinor, contente de ce que chacune sentait ses erreurs, voulut éviter des souvenirs du passé, qui pouvaient affaiblir les résolutions de sa sœur. Elle aima mieux continuer à parler des torts de Willoughby, que de son charme séduisant. Une observation, dit-elle, qu’on peut tirer de toute cette histoire, c’est que bien rarement le crime, ou, si ce mot est trop dur, une faute grave contre la vertu reste impunie. Tout le malheur de Willoughby vient de son indigne conduite avec Caroline Williams ; c’est ce qui lui a fait perdre l’estime, l’amitié et la fortune de madame Smith. Sans cela il aurait pu vous épouser et être riche. Maria en convint ; et madame Dashwood leur raconta à cette occasion, que non seulement cette dame persistait dans son indignation contre Willoughby, mais que son mariage, tout brillant qu’il était, l’avait beaucoup augmentée, et qu’elle n’y voyait que de l’obstination dans le crime, un moyen de se soustraire entièrement à la réparation qu’elle en exigeait, et une profanation positive du saint sacrement du mariage, en épousant, par un sordide intérêt, une femme mondaine et qu’il n’aimait pas. Madame Smith était d’une famille de méthodistes ou puritains ; elle avait été élevée dans l’idée que la séduction de l’innocence, et le mariage avec une autre que celle qu’on a séduite, étaient les plus grands de tous les péchés. Résolue donc à punir le coupable déjà dans ce monde, sans pardon et sans rémission, elle avait fait venir chez elle une parente éloignée, nommée madame Summers, et son fils, et les avait déclarés ses héritiers. Son testament était déjà fait et déposé chez un homme de loi. Madame Dashwood savait ces détails du vicaire de la paroisse, digne et vieux ecclésiastique qui, à ce titre, était seul reçu à Altenham. Il avait ajouté de grands éloges de cette madame Summers, qui soignait sa bienfaitrice avec la plus active reconnaissance ; et madame Smith, disait-il, se trouvait bien heureuse, dans son état de maladie, d’avoir échangé les négligences d’un jeune homme frivole et libertin, contre les attentions d’une jeune femme reconnaissante et sensible.

Je suis bien aise, dit Maria en souriant, que quelqu’un ait gagné quelque chose à mon malheur. M. Willoughby n’a plus besoin de la fortune de sa cousine. Elle sera mieux placée ; et je ne suis pas fâchée qu’il n’ait plus l’occasion de revenir dans mon voisinage.

En effet, depuis cet entretien elle reprit, non pas de la gaieté, mais plus de sérénité. Emma revint, et ce fut un grand plaisir. La famille de la chaumière fut encore une fois réunie ; et leur vie douce et paisible recommença tout comme avant que leurs cœurs eussent été si vivement agités. Mais leur paix était plus apparente que réelle. Maria était encore faible et mélancolique par momens lorsqu’elle se laissait aller à ses pensées. Pour s’en distraire elle exécuta avec courage le plan qu’elle s’était tracé d’études et de lectures suivies, où souvent elle associait sa jeune sœur ; elle fit aussi les longues promenades qu’elle avait méditées, mais avec une de ses sœurs, et ne cherchant plus la solitude. Elles rencontrèrent plusieurs fois, dans leurs excursions, la parente et future héritière de madame Smith, qui se promenait de son côté en cherchant des fleurs pour un herbier. La botanique était une des études que Maria avait commencées, et à laquelle elle se livrait avec la vivacité qu’elle mettait à tout. Ce même but dans leurs courses les rapprocha ; elles se parlèrent ; et mesdemoiselles Dashwood trouvèrent qu’elle méritait tous les éloges que le vicaire en avait faits à leur mère ; elle était jeune et jolie, ou plutôt très-agréable. Elle était simple, modeste, timide, mais lorsqu’elle fut familiarisée avec ses nouvelles connaissances, elle parla bien et avec un son de voix très-doux. Elles auraient voulu l’engager à venir à la chaumière ; mais elle ne quittait madame Smith que pour des quarts d’heures pendant son sommeil, et leurs rencontres même furent toujours assez courtes. Maria qui lui avait parlé avec un peu de peine la première fois, en était à présent enchantée. Je n’aurais jamais cru, disait-elle à Elinor, me plaire autant avec quelqu’un qui me parle d’Altenham, et qui demeure avec madame Smith. Mais du moins elle ne lui parlait pas de Willoughby, et c’était assez naturel.

Elinor commençait à s’impatienter de ne rien savoir d’Edward. Elle n’en avait pas entendu parler depuis qu’elle avait quitté Londres ; elle ignorait s’il était consacré, s’il était marié. Ni madame Jennings, ni son frère à qui elle écrivait quelquefois, ne lui en parlaient. Seulement, dans la première lettre qu’elle avait reçue de madame Dashwood, il y avait cette phrase : « Nous ne savons rien de notre infortuné Edward, et nous ne pouvons faire aucune enquête sur un sujet prohibé dans notre famille ; mais de ce silence même nous concluons qu’il est encore à Oxford. » Voilà tout ce qu’elle en avait appris dans cette correspondance, rendue plus fréquente par la maladie de Maria. Dans les autres lettres, le nom même d’Edward ne se trouvait pas. Elle était donc à cet égard condamnée à une complète ignorance.

Thomas, leur domestique, fut envoyé un matin à Exceter pour des commissions ; il revint au moment du dîner, et tout en le servant il rendait compte à ses maîtresses des affaires dont il avait été chargé. Quand il eut fini il dit encore : Je suppose que vous savez, mesdames, que M. Ferrars est marié avec la plus jeune des demoiselles Stéeles, mademoiselle Lucy.

Maria tressaillit et tourna les yeux sur Elinor qui pâlissait excessivement. Dieu ! ma sœur, s’écria Maria, et en disant cela, elle tomba elle-même sur le dossier de sa chaise, avec un violent tremblement nerveux. Mme  Dashwood, dont le regard s’était aussi porté sur Elinor, et qui l’avait vue pâlir, eut encore l’effroi de l’état de Maria, et ne savait à laquelle de ses filles aller. Maria cependant demandait des secours plus pressans. La tremblante Elinor se leva pour les donner, mais elle fut obligée de se rasseoir. Thomas sonna la femme de chambre, qui, avec l’aide de madame Dashwood et d’Emma, conduisit Maria dans sa chambre. Elle fut bientôt mieux ; et sa mère la laissant aux soins d’Emma, revint auprès d’Elinor. Quoique très-troublée encore, cette dernière avait repris un peu de son courage et commençait à questionner Thomas. Sa mère s’en chargea pour elle ; et elle en fut bien aise : sa voix n’était pas encore très-rassurée.

— Qui vous a dit que M. Ferrars était marié, Thomas ? demanda madame Dashwood.

— J’ai vu M. Ferrars moi-même, madame, ce matin à Exceter et sa dame aussi ; ils étaient ensemble dans une chaise de poste arrêtée devant la nouvelle auberge de Londres. J’étais allé là pour faire un message de Sally à son frère, qui est un des postillons. Je regardai par hasard dans cette chaise et je reconnus à l’instant mademoiselle Lucy Stéeles. Elle me regardait aussi : j’ôtai bien vite mon chapeau. Elle m’a reconnu et m’a appelé, et s’est informée de vous, madame, et de vos jeunes demoiselles, principalement de mademoiselle Maria. Elle m’a chargé de vous faire ses complimens à toutes les trois et ceux de M. Ferrars, et de vous dire combien ils étaient fâchés de n’avoir pas le temps de vous voir, mais qu’ils étaient très-pressés d’aller plus loin…je ne sais où…… qu’ils y resteraient quelque temps ; mais qu’à leur retour ils viendraient bien sûrement vous visiter.

— Mais vous a-t-elle dit qu’elle était mariée, Thomas ?

— Oui, madame ; et comme je la nommais miss Stéeles, elle sourit et me dit qu’elle avait changé de nom depuis que je ne l’avais vue. Madame sait bien comme elle est toujours affable, cette jeune dame, comme elle parle à tout le monde, même aux domestiques ! Elle n’est pas fière du tout, quoiqu’elle soit très-belle, et pas plus depuis qu’elle est madame Ferrars que lorsqu’elle était miss Stéeles.

— Et son mari était dans la chaise avec elle, dites-vous ?

— Oui, madame, je l’ai vu appuyé comme cela sur la portière ; mais il ne m’a rien dit. Il n’est pas comme sa femme ; il n’aime pas à causer, comme madame sait.

Le cœur d’Elinor pouvait aisément comprendre qu’Edward n’eût rien à dire à Thomas ; et madame Dashwood donna la même explication à son silence.

— Est-ce qu’il n’y avait personne autre dans la chaise ?

— Non, madame ; seulement eux deux.

— Savez-vous d’où ils venaient ?

— Ils venaient de Londres, à ce que miss Lucy… madame Ferrars, veux je dire, m’a fait l’honneur de m’apprendre. Elle m’a dit aussi où ils allaient ; mais je ne puis me le rappeler… à… à… ; ce nom m’est échappé. Mais ils n’y resteront pas long-temps. Elle m’a bien promis… m’a ordonné de vous promettre de sa part, et de celle de son mari ; qu’ils vous verraient bientôt.

Madame Dashwood regarda sa fille avec anxiété ; elle la trouva plus calme qu’elle ne l’espérait. Elinor souriait, mais avec un peu d’amertume ; elle reconnut Lucy toute entière à ce message, car elle était bien sûre qu’Edward ne pouvait désirer de la voir. Ils vont sans doute chez leur oncle Pratt, près de Plymouth, dit-elle à voix basse à sa mère, et bien sûrement ils ne viendront point ici.

Thomas semblait avoir tout dit, et cependant Elinor avait l’air de désirer encore quelque chose. Le cœur de madame Dashwood la devina.

— Les avez-vous vus partir ? demanda-t-elle encore.

— Non, madame ; j’ai seulement vu arriver les chevaux de poste ; mais je craignais d’arriver trop tard pour servir à table, et je ne me suis pas arrêté plus long-temps.

— M. Ferrars avait-il l’air bien portant ?

— Oui, madame, comme à l’ordinaire. Je ne l’ai pas, il est vrai, beaucoup regardé ; mais madame Ferrars est à merveille ; c’est une très-jeune et très-belle dame ! Elle avait un chapeau noir tout garni de plumes, et un bel habit de voyage qui lui allait très-bien. Ah ! qu’elle a l’air heureux et content d’être mariée celle-là !

Madame Dashwood ne demanda plus rien. Thomas avait desservi la table. Maria avait fait dire qu’elle ne voulait plus rien. Elinor n’avait pas plus d’envie de manger ; et le dîner retourna à l’office sans qu’on y eût touché. Emma elle-même, malgré l’appétit de quatorze ans, était trop inquiète de ses sœurs pour s’occuper du dîner. Elle aimait tendrement Maria, et préféra rester auprès d’elle. Madame Dashwood leur envoya un peu de dessert et de vin, et resta seule avec Elinor. Elles furent assez long-temps en silence, occupées des mêmes pensées. Madame Dashwood craignait de hasarder une remarque, ou d’offrir une consolation. Malgré l’empire que sa fille aînée avait sur elle-même, et qu’elle tâchait d’exercer dans ce moment autant qu’il lui était possible, il était facile à sa mère de s’apercevoir qu’elle souffrait beaucoup. Elle vit alors que cette intéressante jeune personne s’était efforcée, en parlant de son chagrin, d’en adoucir l’impression pour ne pas ajouter à celui de sa mère ; elle vit que sa raison et son courage n’altéraient en rien sa sensibilité, et qu’elle avait été dans l’erreur, en pensant que sa fille aînée n’avait pas regretté Edward autant pour le moins que Maria avait regretté Willoughby, et avec de plus justes motifs. Elle se reprochait de s’être laissé dominer entièrement par le malheur de l’une de ses filles, et d’avoir été injuste, inattentive, et presque dure pour l’autre, qui cachait mieux son affliction. Elle aurait voulu réparer ses torts, mais elle craignait de l’attendrir encore davantage. Enfin elles se regardèrent, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et leurs larmes se confondirent.

— Bonne maman ! dit Elinor, dès qu’elle put parler, vos filles ne sont pas heureuses par l’amour ; mais on ne peut avoir tous les bonheurs ; et l’amour filial et l’amour maternel ne sont-ils pas les plus grands de tous les bonheurs de la vie ?