Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 169-183).

CHAPITRE XII.

Elinor et Maria se promenaient ensemble le matin suivant ; la dernière confia à sa sœur quelque chose, qui, malgré toutes les preuves qu’elle avait de l’imprudence de Maria et de son manque de raison, la surprit par l’excès de son extravagance.

Maria lui apprit avec un transport de joie, que Willoughby lui avait fait présent d’un cheval ; c’était une jument charmante qu’il avait élevée lui-même à Haute-Combe, sa campagne de Sommerset-Shire, et qui était exactement un cheval de femme, doux, sage, vif et d’une bonne hauteur. Sans considérer qu’il n’entrait pas dans le plan de sa mère d’avoir des chevaux, que si elle y consentait en faveur de ce don, il faudrait en acheter un autre pour un domestique, puis engager un palefrenier pour en avoir soin, et après tout cela bâtir une écurie pour le loger, elle avait accepté cet inconcevable présent sans hésiter, et le dit à sa sœur avec ravissement. Il compte, ajouta-t-elle, envoyer un de ces jours son jokey en Sommerset-Shire pour la chercher, et quand elle sera arrivée, nous la monterons tous les jours, escortées par Willoughby ; nous irons tour-à-tour, vous et moi, car, ma chère Elinor, vous en userez tout comme moi. Imaginer le délice de galoper dans cette plaine, de grimper à cheval ces collines.

Elinor souffrait de faire évanouir ce songe de félicite ; il le fallait cependant. Elle rassembla son courage, et tâcha de lui faire comprendre avec tendresse et raison qu’elle devait y renoncer. Maria ne voulait d’abord rien entendre ; elle avait réponse à tout ; elle était sûre que sa maman n’y ferait nulle objection ; un domestique de plus serait une bagatelle ; tout cheval serait bon pour lui, il en emprunterait au Park, et pour écurie le plus simple hangar serait suffisant. Alors Elinor essaya d’élever quelques doutes sur l’inconvenance d’accepter un présent d’un jeune homme, qu’elle connaissait aussi peu. C’en était trop, et les yeux noirs de Maria brillèrent d’indignation.

Vous vous trompez, Elinor, dit-elle vivement, en supposant que je connaisse peu Willoughby ; il n’y a pas longtemps il est vrai que je le vois, mais je le connais plus que qui que ce soit au monde, excepté vous et maman. Ce n’est ni le temps, ni l’occasion qui déterminent les liaisons du cœur ; c’est uniquement la sympathie, une disposition réciproque qui entraîne irrésistiblement. Dix ans sont quelquefois insuffisans pour connaître à fond quelqu’un qu’on voit tous les jours ; et avec d’autres, dix jours, dix heures mêmes sont plus que suffisantes. Tenez, par exemple, je croirais plutôt me rendre coupable d’imprudence en acceptant un cheval de mon frère que de Willoughby. Je connais très-peu John, quoique nous ayons vécu ensemble des années ; mais sur Willoughby mon jugement est formé, et je le connais comme moi-même.

Elinor crut qu’il était plus sage de ne plus dire un mot sur un sujet qui tenait si fort à cœur à sa sœur ; elle la connaissait assez pour savoir que là dessus elle n’entendrait pas raison, et s’affermirait encore plus dans son idée ; il lui restait d’ailleurs un moyen plus sûr de réussir. Maria chérissait sa mère, et dès qu’Elinor lui eut représenté que madame Dashwood ferait des sacrifices et s’imposerait à elle-même des privations pour que sa fille chérie eût ce plaisir, elle y renonça à l’instant, et promit de ne pas même tenter la bonté de sa mère et de ne pas lui parler de cette offre, qu’elle refuserait elle-même positivement la première fois qu’elle verrait Willoughby.

Elle fut fidèle à sa parole, et quand Willoughby vint à la chaumière le même jour, Elinor (à sa grande satisfaction) entendit Maria lui exprimer à voix basse tout son regret de ne pouvoir accepter le cheval qu’il voulait lui donner. Elle lui dit les motifs qui lui avaient fait changer d’avis, et avec assez de fermeté pour qu’il n’essayât pas de les détruire ; son chagrin cependant fut très-apparent, et après l’avoir exprimé avec vivacité, il ajouta aussi à voix basse : Eh bien ! Maria, ce cheval est encore à vous, quoique vous ne puissiez pas vous en servir à présent. Je vous le garderai jusqu’à ce que vous vouliez le réclamer ; quand vous quitterez Barton pour vous établir dans une plus grande maison, ma Reine Mab (c’est son nom), vous y recevra.

C’est tout ce que put entendre Elinor ; et de la manière dont ces mots furent prononcés, en nommant Maria par son nom de baptême, elle jugea leur intimité tout-à-fait décidée, d’un commun accord. De ce moment elle ne douta pas qu’ils ne fussent engagés l’un à l’autre pour se marier incessamment, et n’eut pas d’autre surprise, connaissant leur franchise à tous deux, que de l’apprendre par hasard.

Emma lui raconta quelque chose le jour suivant qui la confirma tout-à-fait dans cette idée. Willoughby passa toute la journée avec elles ; pendant que madame Dashwood et Elinor s’habillaient, Emma resta seule au salon avec lui et Maria, et la petite fine mouche, sans avoir l’air de les regarder, faisait des observations, qu’elle communiqua ainsi à sa sœur aînée. — Ô Elinor ! j’ai un grand secret à vous dire sur Maria ; je suis sûre qu’elle se mariera bientôt avec M. Willoughby.

— Vous avez dit ainsi, Emma, depuis le premier jour que vous l’avez rencontré sur la colline, et il n’y avait pas une semaine qu’il était reçu chez nous que vous étiez certaine que Maria portait son portrait au cou, et quand vous avez un jour tiré malicieusement par derrière le cordon qui l’attachait, c’était… la miniature de notre vieux bon oncle que vous avez mise au jour.

— Oui, c’est vrai ; mais à présent c’est tout autre chose ; je suis sûre qu’ils vont bientôt se marier, car il a dans son portefeuille une grosse boucle des cheveux de Maria.

— Prenez garde, Emma, c’est peut-être les cheveux de quelque grande tante, de madame Smith.

— Non, non, vous dis-je, c’est bien de Maria ; j’en suis bien sûre, car je les lui ai vu couper. Hier, quand vous et maman sortîtes de la chambre, il s’approcha tout près d’elle sur le dos de sa chaise ; et ils parlèrent ensemble si bas que je ne pouvais rien entendre, mais il me semblait qu’il lui demandait quelque chose. Elle secouait ainsi la tête, comme pour dire non : mais en même temps elle sourit en le regardant, comme pour dire oui. Alors il prit des ciseaux et coupa une longue boucle de ses cheveux, de ceux qui retombaient sur sa nuque ; il les baisa plus de vingt fois, et les enveloppant dans une feuille de papier, il les cacha dans son portefeuille. Qu’avez-vous à dire à présent, mademoiselle Elinor ? n’est-il pas vrai qu’ils sont engagés ?

Il fallut bien croire Emma, et d’autant plus facilement que son rapport était à l’unisson de ce qu’elle voyait chaque jour ; mais la sagacité de la petite ne s’exerçait pas toujours sur Maria, et la prudente Elinor n’en fut pas à l’abri. La bonne madame Jennings dont le plus grand plaisir était de railler et d’embarrasser les jeunes filles par des questions d’amour, et de découvrir le secret de leur cœur, attaqua la petite Emma sur le compte de sa sœur aînée. Il était impossible, dit-elle, qu’étant aussi jolie, elle n’eût pas un amoureux, et elle avait la plus grande curiosité de savoir son nom.

La petite rougit, et se tournant vers sa sœur : puis-je le nommer, lui dit-elle ? Tout le monde éclata de rire ; Elinor même essaya de rire aussi, mais ce fut un effort pénible. Elle était convaincue qu’Emma n’avait et ne pouvait avoir en vue qu’Edward Ferrars, dont elle n’aurait pu entendre le nom sans une émotion qui aurait excité les railleries de madame Jennings.

Maria sentit vivement aussi ce que sa sœur devait souffrir, mais elle augmenta plutôt que de diminuer son trouble. Elle rougit beaucoup aussi et dit en colère à Emma : Rappelez-vous, Emma, que quelles que soient vos conjectures, vous n’avez pas le droit de les repéter.

— Je n’ai point de conjectures, répondit la petite ; c’est vous, Maria, qui m’avez appris le nom de l’amoureux d’Elinor.

Les éclats de rire recommencèrent. Emma fut vivement pressée de dire ce nom ; elle s’en défendit : Non, non, Madame, voyez comme Maria est fâchée ; non, je ne veux pas le dire, mais je sais bien qui c’est, et où il est.

— Oh ! pour ce dernier point, mon enfant, j’en sais autant que vous, dit M. Jennings, c’est à Norland, j’en suis sûre… Je parie que c’est le curé de la paroisse !

— Non, non, pas du tout, ce n’est point un curé, je vous assure.

— Non ! et bien qu’est-il donc ? militaire sans doute.

— Encore moins, il n’est rien du tout… que l’amoureux d’Elinor.

— Emma, dit Maria en colère, vous savez fort bien que tout cela est une invention de votre part, et que cette personne n’est rien sans doute, puisqu’elle n’existe pas.

— Ah mon Dieu ! s’écria Emma, il est donc mort dernièrement, car je sais fort bien qu’il existait, et que les premières lettres de son nom étaient un E et une F.

Elinor s’était un peu éloignée sous quelque prétexte, mais elle entendait tout et elle était au supplice. Pour la première fois lady Middleton lui parut très-aimable en observant qu’il pleuvait beaucoup, et ramenant l’attention de chacun sur le temps et les nuages. C’était moins pour obliger Elinor que pour faire cesser un entretien qui l’ennuyait ; mais le colonel Brandon saisit cette idée, parla de la pluie avec milady, puis de la gentillesse de la petite Sélina, puis de la bonté du thé, puis de l’élégance du service, et l’amour d’Elinor fut oublié. Mais il ne lui fut pas facile de se remettre de son trouble, et jamais elle n’avait mieux senti combien ce nom l’intéressait.

Dans le cours de la soirée sir Georges proposa une partie de campagne pour le lendemain ; il s’agissait d’aller voir une très-belle terre à douze mille de Barton, appartenant à un beau-frère du colonel Brandon. Il était absent, et il avait laissé les ordres les plus stricts pour que personne n’entrât chez lui que ceux que le colonel amènerait. Sir Georges vantait excessivement toutes les beautés de cette maison et des jardins, et sans doute il pouvait en parler, car depuis dix ans, il y conduisait au moins deux fois, chaque été les hôtes qu’il avait chez lui. Il y avait entr’autres une immense pièce d’eau et une grande chaloupe qui devait former un des plus grands amusemens de la journée. On y porterait des viandes froides, des vins ; on irait en calèche ouverte, en phaéton, en caricle, et chaque chose fut arrangée pour en faire une vraie partie de plaisir.

Quelques personnes de la compagnie pensaient différemment ; la saison était trop avancée, et le temps trop humide pour aller chercher le plaisir aussi loin ; il avait plu tous les jours pendant la quinzaine ; madame Dashwood était déjà très-enrhumée, et à la prière instante d’Elinor, elle consentit à n’en pas être et à rester chez elle.