Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 132-154).

CHAPITRE X.

L’ange gardien de Maria (comme Emma appelait avec plus d’élégance que de précision M. Willoughby) arriva de bonne heure le matin suivant. Il fut reçu par madame Dashwood avec plus que de la politesse ; elle y mit une forte nuance d’affabilité, et sa reconnaissance, et le témoignage que sir Georges lui avait rendu, se réunissaient en sa faveur. De son côté il put s’assurer pendant cette visite de tout le mérite de la famille dans laquelle le hasard l’avait introduit. Manières nobles, esprit, bonté, affection mutuelle ; tout s’y trouvait réuni. Quant à leurs charmes personnels, il n’avait pas eu besoin d’une seconde visite pour en être convaincu, et c’est ici le moment de tracer en peu de mots le portrait de la mère et des trois sœurs.

Madame Dashwood avait été charmante, sans être ce qu’on appelle une beauté. C’était une brune, claire, des yeux bruns, des traits qui n’avaient d’abord rien de remarquable, mais dont chacun avait son attrait particulier, et cet accord qui fait le charme d’une physionomie. La sienne était très mobile ; tout ce qui se passait dans son ame s’y peignait à l’instant. Ses yeux étaient pleins d’expression, et son sourire annonçait la bienveillance et la bonté. Sa taille était moyenne et bien prise ; à quarante ans elle avait conservé cet avantage et elle marchait aussi bien, aussi légèrement que ses filles. En la voyant de loin on l’aurait prise pour leur sœur ; mais de près on s’apercevait que ce visage agréable encore, était flétri par des impressions vives, et que ses yeux, un peu éteints, avaient versé bien des larmes.

Elinor avait les cheveux, les cils, les sourcils de la même teinte que ceux de sa mère, c’est-à-dire, châtains bruns, mais elle avait ainsi que son père, les yeux d’un beau bleu foncé, et son regard était plein de douceur et de sensibilité ; une belle peau, peu colorée sans pâleur, et tous les traits réguliers. Elle était petite, et sa figure pleine de grâce était remarquablement jolie ; tous ses mouvemens étaient doux et moëlleux.

Maria était beaucoup plus frappante de beauté, quoique ses traits ne fussent pas aussi corrects que ceux de sa sœur ; mais sa physionomie était plus animée. Elle était grande, élancée, tous les détails charmans ; le port et le mouvement de sa tête avaient quelque chose d’enchanteur. Ses cheveux étaient noirs ainsi que ses yeux, dans lesquels brillaient une vie, une intelligence telle qu’un seul de ses regards disait toute sa pensée et pénétrait au fond de l’âme. Son teint était assez brun, mais plus coloré que celui d’Elinor, et sa peau unie, transparente, lui donnait un éclat singulier. Son sourire, qui ressemblait à celui de sa mère, avait une expression de finesse et en même-temps de bonté, qui le rendait irrésistible. Son front ombragé à demi par ses cheveux et ses sourcils d’ébène était parfait. Il était impossible de la voir sans s’écrier : Ah ! quelle est belle ! quelle charmante créature !

Emma à treize ans promettait d’être aussi bien jolie à dix-huit ; elle était blonde et très-blanche, gaie, vive, légère, naïve, une figure spirituelle et gracieuse ; c’était une délicieuse enfant.

Telles étaient les quatre femmes au milieu desquelles se trouvait le beau Willoughby ; ses yeux allaient de l’une à l’autre, mais s’attachèrent bientôt tout-à-fait sur Maria. La veille, sa souffrance et plus encore son embarras l’avaient empêchée de paraître à son avantage, à peine avait-elle osé regarder celui qui venait de la porter dans ses bras ; mais ce jour-ci rassurée par l’accueil qu’il recevait de sa mère, par sa propre reconnaissance, par ce qu’elle avait appris de lui, elle reprit sa vivacité, son aisance naturelle. Elle lui parla, elle l’écouta, et put bientôt se convaincre par elle-même qu’il avait l’usage du monde, le ton parfait, qu’il unissait la politesse à la franchise, la douceur à la vivacité ; et quand elle l’entendit déclarer qu’il aimait la musique avec passion, alors ses beaux yeux brillèrent de tout leur éclat, et il put y lire la permission de profiter du voisinage et de revenir souvent sans avoir besoin de prétexte.

Avec Maria il n’y avait qu’à nommer un de ses amusemens favoris pour la faire parler avec enthousiasme ; elle ne pouvait pas rester froide et silencieuse, et ne mettait ni timidité, ni réserve dans ses discussions, qu’elle savait rendre très-intéressantes. Dès qu’elle eût découvert que Willoughby avait les mêmes goûts, et que leur passion de musique et de danse était mutuelle, leur entretien s’anima, et ils se trouvèrent penser sur tous les points exactement à l’unisson, porter les mêmes jugemens sur les compositeurs, sur les différentes danses, et ce sujet fut long-temps inépuisable.

Encouragée par ces rapports à pousser plus loin son examen, elle parla de littérature et de ses auteurs favoris, et retrouva encore la même sympathie. Leur goût était exactement semblable : Les mêmes livres, les mêmes passages les avaient frappés, ou s’il y avait quelque légère différence, si quelque objection s’élevait, c’était seulement pour que Maria pût déployer son éloquence irrésistible. Il aurait fallu qu’un jeune homme de vingt-cinq ans fût bien insensible, pour ne pas céder à la force des argumens sortis d’une aussi belle bouche, et accompagnés d’un regard qui portait la conviction au cœur. Willoughby finissait par acquiescer à toutes ses décisions, partager son enthousiasme, et long-temps avant la fin de la visite, ils conversaient avec la familiarité d’une ancienne connaissance.

Fort bien, Maria, dit Elinor, aussitôt qu’il les eut laissées, pour une matinée vous êtes bien avancée dans vos découvertes sur notre nouveau voisin. Vous avez déjà pénétré son opinion sur toutes les matières importantes ; vous savez ce qu’il pense de Shakespear, de Cowper, de Scott ; vous êtes certaine qu’il apprécie ces auteurs comme il le doit, qu’il sent comme vous leurs beautés ; vous avez reçu l’assurance de son admiration pour Pope, pour Milton : mais si notre connaissance avec M. Willoughby doit se prolonger, je suis un peu en peine de vos entretiens. À la manière dont vous y allez dès le premier jour, vous aurez bientôt épuisé tous les sujets ; une visite suffira pour lui faire expliquer ses sentimens sur la peinture, une autre sur l’amour et le mariage, et vous n’aurez plus rien à lui demander.

Elinor, s’écria Maria, êtes-vous sincère, êtes-vous juste ? Croyez-vous donc mes idées si bornées ? mais non, j’entends ce que vous voulez dire ; ma grave Elinor, ma raisonnable sœur trouve que j’ai été trop à mon aise, trop franche, trop heureuse ! j’ai manqué, sans doute, au décorum, j’ai été ouverte et sincère quand je devais être réservée, maussade, ennuyeuse et hypocrite. Si je n’avais parlé à M. Willoughby que du temps, des chemins, de la vue, et que je n’eusse ouvert la bouche que toutes les dix minutes, ce reproche m’aurait été épargné.

Mon cher amour, dit madame Dashwood, vous ne devez pas être fâchée contre Elinor ; c’est un badinage. Je la gronderais moi-même si elle était capable de mal interpréter votre entretien avec notre nouvel ami : vous avez été tous les deux, très-aimables. Maria fut adoucie, et donna la main à sa mère et à sa sœur. Willoughby de son côté prouva tout le prix qu’il attachait aux bontés de la famille Dashwood, en venant les réclamer chaque jour, et souvent deux fois par jour. Son prétexte fut d’abord de s’informer de l’accident de Maria, mais avant même que son pied fût guéri, il n’avait plus besoin de prétexte, et il était reçu comme un intime ami aurait pu l’être. Maria fut obligée d’être quelques jours sans marcher ; cette contrainte lui eût été insupportable avant sa chute, à présent elle aurait voulu prolonger son mal, pour ne point sortir et avoir toujours Willoughby à côté d’elle. Chaque jour, chaque instant il lui paraissait plus aimable. Beaucoup de connaissances et d’esprit, avec si peu de prétentions ; une imagination si vive et si brillante ; une répartie si prompte ; tant de feu dans ses expressions et de sensibilité dans son cœur ; cette exaltation qui colore tous les objets, et joint à tous ces avantages une figure si belle, si noble, une physionomie à-la-fois animée et régulière, et un son de voix, enchanteur, etc. etc. : voilà ce que Maria trouvait et répétait en allant toujours en crescendo d’éloges. Peut-être son pinceau était-il un peu trop flatteur, mais il est sûr que ce jeune homme paraissait à tous égards formé pour lui plaire et l’attacher, et remplissait à merveille cette destination. Sa société devint peu-à-peu absolument nécessaire au bonheur de Maria et à son existence. Ils lisaient, ils parlaient, ils chantaient ensemble ; son talent pour la musique égalait presque celui de Maria, et il déclamait les beaux vers de Cowper, avec cette chaleur, ce sentiment de la belle poésie, qui manquait si totalement au pauvre Edward Ferrars.

Madame Dashwood qui ne voyait que par les yeux de sa chère Maria, qui la trouvait parfaite en tout point, aimait celui qu’elle aimait et qui avait tant de rapports avec elle ; la sage Elinor même le trouvait très-séduisant, mais ne pouvait s’empêcher de blâmer en lui, ainsi que dans sa sœur, cette franchise excessive, ou plutôt cette imprudence qui leur faisaient dire tout ce qu’ils pensaient sur chaque sujet, sans aucune attention aux personnes et aux circonstances. Peu importait à Willoughby de blesser ou de contredire l’opinion des autres, pourvu qu’il flattât celle de l’objet d’une préférence qu’il déclarait et prouvait hautement, en n’ayant d’attention que pour Maria, en ne voyant qu’elle seule au milieu du cercle le plus nombreux. Elinor trouvait à cette conduite un manque de délicatesse pour celle qu’il préférait et de politesse pour les autres, qu’elle ne pouvait pas approuver en dépit de tout ce que Maria pouvait dire pour l’excuser.

Elle commençait à s’apercevoir, la pauvre Maria, qu’elle avait eu tort à dix-huit ans de désespérer de trouver un homme qui réalisât ses idées de perfection ; Willoughby lui paraissait tout ce que son imagination pouvait créer de plus accompli. C’était sans doute son bon ange qui l’avait amené là au moment de sa chute ; la sympathie avait agi sur tous deux au même instant ; avant la création du monde, ils étaient destinés à se rencontrer, à s’aimer, à s’unir pour la vie ; leur mariage était écrit au ciel de tout temps ; ce rapport inouï dans leurs opinions, leurs goûts, leurs sentimens en était la preuve, et toute sa conduite lui assurait qu’il y pensait sérieusement.

Madame Dashwood aussi, avant que quinze jours se fussent écoulés, pensa exactement comme sa fille ; mais peut-être un peu plus qu’elle aux richesses dont sir Georges lui avait parlé, et secrètement elle se félicitait d’avoir obtenu du sort deux gendres tels qu’Edward Ferrars et Willoughby.

La préférence du colonel Brandon pour Maria, qui avait été sitôt découverte par ses amis, fut remarquée par Elinor quand tous les autres cessèrent d’y faire attention. On ne remarqua plus que son heureux rival, et madame Jennings voyant bien positivement qu’il n’y avait nul espoir de mariage avec le colonel, l’abandonna complètement, et dit qu’elle s’était trompée pour la première fois de sa vie, que le colonel Brandon ne songeait pas à Maria, qu’il était en effet trop âgé pour elle, que le jeune et charmant Willoughby lui convenait beaucoup mieux, et qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.

Elinor pensait tout autrement sur le colonel. Elle découvrit seulement alors que son attachement pour Maria n’était que trop réel. Le redoublement de sa tristesse, une émotion pénible qu’il cherchait à cacher, et qui perçait malgré lui quand Maria causait avec Willoughby ; tout confirmait à Elinor qu’il était très-amoureux et très-malheureux. Quel espoir pouvait avoir un homme de trente cinq ans, sombre et silencieux, opposé à un amant de dix ans plus jeune et vingt fois plus séduisant ? elle sentait bien que ce dernier convenait mieux à Maria sous tous les rapports, mais elle ne pouvait s’empêcher de plaindre du fond du cœur le colonel, et de désirer qu’il pût retrouver son indifférence, puisque son amour ne pouvait avoir aucun succès. Elle l’aimait ; et malgré sa gravité et sa réserve, il lui inspirait un grand intérêt. Ses manières quoique sérieuses étaient douces, et cette réserve paraissait plutôt être la suite de quelque peine ; que la disposition naturelle de son caractère. Sir Georges avait insinué quelques mots qui justifiaient ses soupçons, qu’il avait été malheureux, et d’après cela il lui inspirait du respect et de la compassion. Peut-être que cette estime et cette tendre pitié s’augmentèrent par la légèreté avec laquelle Maria et Willoughby parlaient de lui : parce qu’il n’était ni jeune ni brillant, ils paraissaient décidés à ne lui trouver aucun mérite.

Le colonel Brandon, disait un jour Willoughby, est précisément de cette espèce d’homme dont chacun dit du bien et que personne ne recherche ; on est, dit-on enchanté de le voir, et on n’a rien à lui dire.

— C’est exactement ce que je pense de lui, s’écria Maria. Ne vous en vantez pas dit Elinor, car c’est une grande injustice. Il est aimé et hautement estimé par tous les individus de la famille du Park, qui sont charmés de l’avoir chez eux, et moi je ne le vois jamais sans désirer de causer avec lui.

— Votre protection, mademoiselle, dit Willoughby, prouve certainement en sa faveur ; mais quant à l’estime des habitans du Park, vous me permettrez de la prendre plutôt comme un reproche. Celui qui rechercherait l’approbation de lady Middleton et de madame Jennings, ne trouverait que l’indifférence de toutes les autres femmes.

— Mais peut-être, dit Elinor, que votre critique, et celle de Maria, contrebalanceraient le suffrage de lady Middleton et de sa mère : si leur éloge est une censure, votre censure est peut-être un éloge ; elles ne sont pas plus incapables de discerner le vrai mérite, que vous êtes injustes et prévenus.

— Je ne reconnais pas votre douceur ordinaire à ce reproche, dit Maria ; le désir de défendre votre protégé, vous, rend un peu méchante avec nous.

— N’êtes-vous pas bien aise, Maria, que je sache défendre mes amis ! Mon protégé (comme vous l’appelez) est à-la-fois sensible et raisonnable, ce qui a toujours eu un grand attrait pour moi ; oui, Maria, même dans un homme entre trente et quarante. Il a très-bien vu le monde, il a voyagé avec fruit, il a lu, il a réfléchi. Je l’ai trouvé très en état de m’instruire sur plusieurs objets ; il a toujours répondu à mes questions avec la politesse et la complaisance d’un homme bien né et instruit sans pédanterie.

— Oui, oui, s’écria Maria légèrement, il vous a appris que le soleil des grandes Indes était brûlant, et que les mousquites y sont insupportables.

— Il me l’aurait dit, sans doute, si je le lui avais demandé ; mes questions n’ont pas eu pour objet ce que je sais déjà.

— Peut être, dit Willoughby, qu’il a été en état de vous parler des Nababs, des différentes castes, des palanquins, des éléphans, des femmes de toutes couleurs ; c’est un entretien très-touchant, très-intéressant et très instructif.

— Il n’est du moins pas méchant, dit Elinor. Mais je vous en prie, M. Willoughby, qu’est-ce que vous a fait le colonel Brandon, et pourquoi lui donnez-vous des ridicules ?

— Moi ! en aucune manière ; j’ai beaucoup de considération pour lui, je vous assure ; je le regarde comme un homme très-respectable, qui ne fait de mal à personne, qui a plus d’argent qu’il n’en peut dépenser, plus de temps qu’il n’en peut employer, et plus d’années qu’il ne voudrait.

— Ajoutez à ce portrait, dit Maria, qu’il n’a ni génie, ni goût, ni esprit ; que son imagination n’a rien de brillant, ses sentimens point de chaleur, et sa voix point d’expression.

— Vous décidez ses imperfections en masse avec tant de vivacité, dit Elinor, que tout ce que je pourrais dire paraîtrait insipide et froid, comme il vous paraît lui-même ; je dirai donc seulement qu’il est bon, sensible, indulgent, que son esprit est assez orné pour n’avoir nul besoin de briller en dépréciant l’esprit des autres, et que son cœur ne le lui permettrait pas.

— Ah ! miss Dashwood, s’écria Willoughby, vous en usez mal avec moi ; vous tâchez de me désarmer par la raison, mais vous n’y réussirez pas. J’ai trois grands motifs de haïr le colonel Brandon, contre lesquels vous n’avez rien à dire : il m’a menacé de la pluie un jour que je désirais le beau temps ; il a trouvé des défauts dans mon nouveau caricle, et je n’ai pu le persuader d’acheter ma jument brune. Vous conviendrez que voilà des griefs impardonnables. Je veux bien convenir avec vous cependant qu’à tout autre égard, son caractère est irréprochable ; mais en faveur de cet aveu, accordez-moi de rire quelquefois un peu en parlant de lui avec mademoiselle Maria.