Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 90-102).

CHAPITRE VII.

Barton-Park était tout au plus à un demi mille de la Chaumière ; les quatre dames avaient passé très près en traversant la vallée ; mais une colline l’avait dérobé à leur vue. Le bâtiment était grand et beau, et tel que doit l’être la demeure d’un riche gentilhomme qui fait un bel usage de sa fortune, et qui reçoit chez lui avec hospitalité et avec élégance : la première regardait le baronnet, et la seconde sa femme. Sir Georges tenait à avoir toujours sa maison remplie de ses amis et de ses connaissances ; et lady Middleton à ce que sa maison fût citée comme celle de tout le comté qui était montée sur le meilleur ton. La société leur était nécessaire à tous deux, quoique leur manière de recevoir fût très différente ; ils avaient cependant un grand rapport dans le manque total de talens et de moyens pour employer leur temps dans la retraite. Sir Georges n’était qu’un bon vivant et un habile chasseur, et sa femme une belle dame et une mère faible, sans autre occupation que d’arranger avec élégance ses chambres et sa personne, et de gâter ses enfans d’un bout de l’année à l’autre. Les plaisirs de sir Georges étaient plus variés : tantôt il chassait le renard ; tantôt il tuait du gibier pour sa table et celle de ses amis ; tantôt il recevait du monde chez lui ; tantôt il allait en chercher ailleurs. Jamais ils n’étaient seuls en famille, et ce mouvement continuel du grand monde avait l’avantage d’entretenir la bonne humeur du mari, de développer les talens de la femme pour une bonne tenue de maison, et de cacher leur ignorance et le rétrécissement de leurs idées. Lady Middleton était contente au possible lorsqu’on vantait l’ordonnance de sa table, la recherche de ses meubles, et la jolie figure de ses enfans ; elle ne demandait pas d’autre jouissance. Il fallait de plus à sir Georges que la compagnie qu’il rassemblait s’amusât beaucoup, ou du moins en eût l’air ; plus son salon était rempli de jeunes gens bien gais, plus on y faisait de bruit, plus il était content. C’était une bénédiction pour toute la jeunesse du voisinage, à laquelle il ne cessait de donner et de procurer des plaisirs. Pendant l’été il arrangeait continuellement de charmantes parties de campagne, des haltes de chasse dans ses bois, des promenades nombreuses à cheval, en phaëton, et dès que l’hiver arrivait, les bals étaient assez fréquens chez lui pour satisfaire les danseurs les plus intrépides, à la tête desquels il était encore avec l’ardeur et la gaîté de vingt ans. L’arrivée d’une nouvelle famille dans les environs lui causait toujours une grande joie, s’il y avait surtout des jeunes gens en âge d’augmenter le nombre de ses convives, en sorte qu’il fut enchanté sous tous les rapports des nouveaux habitans de sa jolie chaumière. Trois charmantes jeunes filles, simples, naturelles, n’ayant aucune prétention, aucune affectation ; une mère bonne, indulgente, qui n’avait pas de plus grands plaisirs que ceux de ses enfans : c’était vraiment une acquisition précieuse. Elles avaient encore pour lui un mérite de plus, celui d’avoir été malheureuses par le changement subit de leur situation. Son bon cœur trouvait une satisfaction réelle en établissant ses cousines près de lui, et en leur rendant la vie assez douce pour qu’elles n’eussent aucun regret de leur opulence passée. Elles auront, pensait-il, une aussi bonne table et plus d’amusement qu’elles n’en avaient dans leur grand château pendant la vie de leur oncle, et sans doute elles trouveront qu’un joyeux cousin vaut encore mieux.

Dès qu’il les vit de sa fenêtre arriver à Barton-Park, il courut au-devant d’elles pour les introduire dans sa demeure, où il les reçut avec sa bonhomie et sa gaîté ordinaires, en leur disant qu’il espérait qu’elles y viendraient presque tous les jours. « Je n’ai qu’un chagrin, leur dit-il, en les conduisant au salon, c’est de ne pas avoir pu donner de jeunesse aujourd’hui à mes petites cousines ; on aurait pu danser un peu dans la soirée, et à votre âge cela fait toujours plaisir. J’ai couru ce matin chez plusieurs de mes voisins dans l’espoir d’avoir un nombreux rassemblement, et mon malheur a voulu qu’ils fussent tous engagés ; vous voudrez bien m’excuser cette fois, cela n’arrivera plus je vous le promets. Vous trouverez donc seulement aujourd’hui un gentilhomme de mes intimes amis, qui passe quelque temps au Parc, mais qui n’est malheureusement ni bien jeune, ni bien gai. J’ai vu le moment où nous n’aurions absolument que lui, heureusement madame Jennings, la mère de ma femme est arrivée il y a une heure pour passer quelque temps avec nous, et celle-là est aussi gaie, aussi animée, aussi agréable que si elle n’avait que dix-huit ans. Ainsi j’espère que mes jeunes cousines ne s’ennuieront pas trop. Madame Dashwood trouvera là une bonne maman avec qui elle pourra s’entretenir, et demain tout ira mieux et nous serons plus nombreux. » Elles l’assurèrent toutes les trois qu’elles étaient enchantées qu’il n’y eût pas plus de monde, et qu’elles n’en désiraient pas davantage.

Madame Jennings, la mère de lady Middleton, était une femme entre deux âges, avec assez d’embonpoint, aussi gaie que son gendre, parlant beaucoup, et ayant l’air si contente, si heureuse, si amicale, qu’on était d’abord avec elle aussi à son aise qu’avec une ancienne connaissance ; sa manière était un peu commune, et contrastait plaisamment avec celle de sa fille. Elle se mit d’abord sur le ton de la plaisanterie avec les jeunes Dashwood ; elle leur parla d’amour, de mariage, leur demanda si elles avaient laissé leur cœur à Sussex, et prétendait les avoir vues rougir.

Maria souffrait pour sa sœur, et la regardait de manière à l’embarrasser beaucoup plus que les railleries de madame Jennings.

Le colonel Brandon, l’ami de sir Georges, ne lui ressemblait pas plus que lady Middleton ne ressemblait à sa mère. Il était grave et silencieux ; sa figure n’avait rien de déplaisant, malgré l’opinion de Maria, qui lui trouvait, disait-elle, toute la mine d’un vieux célibataire ; il n’avait cependant que trente-cinq ans, mais c’est être vieux en effet pour une fille de dix-huit ans. D’ailleurs le soleil de l’Inde, où il avait séjourné long-temps et fait la guerre, avait bruni son teint, ce qui avec sa gravité lui donnait l’air plus âgé. Mais sans être beau, sa physionomie avait quelque chose de sensible, qui le rendait intéressant, et toute sa manière avait de la noblesse. Il plut beaucoup à Elinor, quoiqu’il fît peu d’attention à elle, et qu’il regardât souvent Maria, dont la figure était en effet plus frappante. Il parla fort peu, mais son silence même et sa gravité étaient plus agréables aux dames Dashwood, que les plaisanteries un peu trop familières de madame Jennings, la joie un peu trop bruyante de son gendre, et la froide insipidité de lady Middleton, qui n’était occupée que du service de sa table. Ses idées prirent un instant un autre cours par l’entrée bruyante de ses quatre enfans, qui se jetèrent tous à-la-fois sur elle, déchirèrent sa robe, se disputèrent, pleurèrent, firent un tapage affreux, et occupèrent à eux seuls la compagnie pendant le temps qu’ils en firent partie. À défaut d’autres amusemens, leur père joua avec eux, et l’on n’eut un peu de repos que lorsque l’heure de leur coucher arriva.

Dans la soirée on découvrit que Maria était musicienne et on la pria de se mettre au piano ; l’instrument fut ouvert, et chacun l’entoura en préparant d’avance ses éloges. On la pria de chanter, ce qu’elle fit très-bien, et à la requête de sir Georges, elle chanta à livre ouvert un épithalame dont on avait composé la musique et les paroles pour son mariage, et qui depuis lors était resté dans la même position sur le piano. Lady Middleton raconta que le jour de ses noces, elle avait donné un beau concert très bien exécuté ; sa mère ajouta qu’elle avait beaucoup de talent, et que c’était grand dommage qu’elle l’eût négligé. Lady Middleton répondit d’un ton glacé, qu’elle aimait la musique avec passion, mais qu’une maîtresse de maison, une mère de famille, n’avait plus un seul moment à y donner.

Le jeu de Maria fut extrêmement applaudi, mais sir Georges exprimait son admiration si haut et frappait si fort des mains, même pendant le chant, qu’à peine on pouvait l’entendre. Lady Middleton lui imposait silence, s’étonnait qu’on pût dire un mot quand on entendait une musique aussi délicieuse qui captivait toute son attention et demandait ensuite à Maria un air qu’elle venait de finir, sans que lady Middleton l’eût remarqué. Madame Jennings aussi fut très-vive dans ses applaudissemens ; mais on voyait que sans s’y entendre du tout elle était vraiment amusée et contente et qu’elle voulait encourager la jeune musicienne. Le colonel Brandon seul fit peu d’éloges, mais il avait l’air ému et touché. Maria le remarqua au son de sa voix, lorsqu’il lui fit un léger compliment, et lui en sut plus de gré que s’il avait exprimé, comme les autres, un ravissement exagéré et sans goût ni connaissance de l’art. Elle vit qu’il aimait réellement la musique pour la musique elle-même, et s’il n’y mettait pas l’enthousiasme qui pouvait répondre au sien, elle n’en accusa que son âge. Il sent encore, disait-elle à sa sœur, le charme d’une bonne musique, mais il n’en est plus transporté comme on l’est dans la jeunesse ; et c’est tout simple, on se calme avec les années, et moi-même si j’arrive une fois à trente cinq ans, je deviendrai peut-être plus raisonnable, mais il y a encore bien du temps jusqu’à ce que j’aie atteint et l’âge et la froideur du bon colonel Brandon.