Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 208-237).

CHAPITRE LI.


Mon frère n’a qu’une année de moins que moi. La nature en rapprochant ainsi nos âges nous avait destinés à cette liaison, la plus intime des amitiés, qui répand sa douce influence sur toute la vie, qui commence avec l’enfance et dure jusqu’à la mort. À peine puis-je me rappeler le temps où je l’ai éprouvée. J’aimais passionnément le petit compagnon des jeux de mon enfance. Mais bientôt notre mère sembla prendre à tâche d’altérer ce sentiment par la différence extrême qu’elle mit entre nous deux. Robert était un très-bel enfant ; et moi, tout le contraire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était plus gentil et moins pleureur, parce qu’on ne le contrariait jamais et qu’on faisait toutes ses fantaisies. Il était non seulement le favori de ma mère, mais de tous ceux qui avaient intérêt de lui plaire, et fut un enfant gâté dans toute l’étendue du terme ; tandis que le pauvre fils aîné, toujours grondé, toujours repoussé, devint de plus en plus triste et maussade, et finit par mériter peut-être, à l’extérieur du moins, l’indifférence qu’il inspirait. Mais si j’en suis devenu moins aimable, si j’ai été plus malheureux dans mon enfance, j’ose croire aussi que j’ai dû quelques vertus à cette éducation sévère. C’était surtout ce titre d’aîné que ma mère ne pouvait supporter. Mon père l’avait laissée maîtresse, il est vrai, de disposer de sa fortune ; mais l’usage, le respect de l’opinion l’empêchaient de substituer mon frère à mes droits, tant que je ne donnerais pas, par ma mauvaise conduite, l’occasion de me déshériter. Mais cent fois je l’ai entendue dire : Pourquoi n’est-ce pas Robert qui est venu le premier au monde ? celui-là aurait fait honneur à sa fortune. Elle pouvait du moins m’éloigner d’elle, et n’y manqua pas. Dès l’âge de quinze ans je fus remis aux soins de M. Pratt, dont on lui parlait comme d’un homme en état de diriger mon éducation, et qui consentit à me prendre en pension chez lui près de Plymouth, où il faisait valoir un petit domaine. C’était un homme simple et bon, assez savant en effet pour m’enseigner ce qu’un jeune homme bien né doit apprendre, mais sans le moindre usage du monde, où jamais il n’avait vécu, et tout-à-fait hors d’état de me former pour la société où je devais vivre, et de corriger l’excessive timidité que ma première éducation m’avait donnée. Sa femme était simple et commune. Ils n’avaient pas d’enfant. J’étais leur seul pensionnaire, et je me serais ennuyé à périr, dans leur maison, si ses deux nièces, les jeunes Stéeles, n’y avaient pas fait de fréquens séjours. Lucy, du même âge que moi, était-très-jolie, très-vive, très-agaçante, et du premier moment décida dans sa petite tête, que le pensionnaire de son oncle devait être son amoureux et son mari, et fit tout ce qu’il fallait pour y réussir. Cela n’était pas difficile ; et elle n’eut pas besoin, pour me captiver, de toute l’adresse qu’elle y mit, ni de tous les soins qu’elle se donna. J’étais dans l’âge où le cœur s’ouvre à toutes les impressions. Le mien, naturellement très-aimant, ne demandait qu’à se donner, et n’en avait point encore trouvé l’occasion. Toujours, repoussé, toujours humilié chez ma mère, la première personne qui me témoigna un intérêt vif, qui parut me compter pour quelque chose, et qui ne m’épargnait pas des flatteries de tout genre, dut me paraître un ange, du ciel ; et comme elle joignait à cela une figure très-jolie et très-animée, et la fraîcheur de 16 ans, il n’est pas étonnant qu’en très-peu de temps je crusse être, ou que je fusse réellement peut-être passionnément amoureux. C’était la première jeune personne que j’eusse vue familièrement ; et le bon M. Pratt, content de mes progrès dans mes études, et plus encore de la bonne pension ; ferma les yeux sur mon attachement pour sa nièce, car je le cachais si peu, qu’il était presque impossible qu’il ne s’en aperçut pas. Naturellement honnête et timide, mon seul projet était de l’épouser dès que je serais en âge. Je lui en donnai mille fois l’assurance, et de bouche, et par écrit ; mais je n’allai pas plus loin, et j’aurais regardé comme un crime d’avoir une autre idée. Lucy m’aimait-elle alors comme je l’aimais, ou l’espoir de partager ma fortune et de briller à Londres, était il son seul mobile ? Ce n’est que depuis peu que je me suis permis ce doute. Elle jouait si naturellement l’amour passionné et désintéressé que, même depuis que j’ai été éclairé sur ses défauts, je n’eus jamais le moindre soupçon sur ses sentimens.

Je passai trois ans chez M. Pratt. J’en avais dix-huit quand mes tuteurs exigèrent de ma mère que je fusse rappelé chez elle. Je partis de Longstaple, formant le projet d’une constance éternelle, la jurant à Lucy, et pouvant à peine par mes sermens répétés apaiser un peu sa douleur que je partageais de toute mon ame. Mais je n’avais que dix-huit ans, et à cet âge les sermens d’un jeune homme ont peu de valeur. Je suis convaincu que si ma mère m’avait alors voué à quelque état qui demandât de l’activité ou de la réflexion, que si mon temps avait été employé de manière à me tenir au moins quelques mois éloigné de Lucy, j’aurais fini, comme tous les jeunes gens de mon âge, par oublier cette inclination d’enfance, qui n’était rien moins que fondée sur la sympathie, et qui existait bien plus dans l’imagination que dans le cœur. Mais au lieu de m’adonner à un état, ou de me permettre d’en choisir un, je revins à la maison complètement désœuvré. Ma mère ne me grondait plus, mais ne faisait nulle attention à moi. La plus entière indifférence avait succédé à sa sévérité. Elle ne songea pas même à me présenter dans le monde, et me laissa absolument livré à moi-même et à mon oisiveté. Robert au contraire était de toutes ses sociétés, et donnait dans tous les travers et l’extravagance de la mode. L’excès de sa fatuité m’inspira naturellement une extrême aversion pour son genre de vie, et me rendit toujours plus sauvage et plus réservé. Peut-être à cette époque ai-je quelque obligation à l’amour que je croyais avoir pour Lucy, et au goût de l’étude que j’avais pris chez son oncle. Ma mère ne faisant rien pour me rendre la maison agréable, abandonné à moi-même, ne trouvant dans mon frère ni un compagnon, ni un ami, j’aurais pu facilement chercher des distractions dangereuses. Mais la seule que je me permettais était de fréquens voyages à Longstaple, que je regardais comme ma demeure, et ceux qui l’habitaient, comme ma famille ; où j’étais toujours bien venu ; où Lucy me paraissait toujours plus tendre et plus aimable ! c’était encore la seule femme que j’eusse vue ; je ne pouvais donc faire aucune comparaison, ni m’apercevoir d’aucun de ses défauts. Auprès de sa sœur Anna et de sa tante Pratt, je la trouvais un miracle d’esprit et de beauté, et chaque fois que je la voyais, je confirmais mes engagemens de l’épouser. Ainsi s’écoula toute une année. Quand j’eus dix-neuf ans, on crut convenable de me faire passer un ou deux ans à l’université d’Oxford. Mon frère était alors à Westminster. Ce fut pendant ce temps-là que notre sœur Fanny, avec qui je m’étais cependant assez lié pendant les dernières années, épousa votre frère, M. John Dashwood. Je ne fus pas à leur noce ; mais lorsqu’à vingt-un ans je quittai Oxford, mon premier soin fut d’aller la voir à Norland, dont ils venaient d’hériter… Ah ! chère Elinor, c’est là où je devais apprendre à connaître un sentiment bien différent de celui que je croyais avoir pour Lucy, et qui s’était déjà fort affaibli par l’absence ; c’est-là que voyant continuellement la plus aimable des femmes, je sentis que ce que j’avais pris jusqu’alors pour de l’amour, n’était qu’une effervescence de jeunesse, et que j’avais trouvé l’objet qui doit m’attacher pour la vie. Chacune des perfections d’Elinor me découvrait un défaut dans Lucy, dans celle avec qui j’étais engagé, et qui devait être ma compagne. Avant de venir à Norland ; j’avais fait une course à Longstaple. Déjà, comme si c’eût été un pressentiment, Lucy m’avait paru moins aimable. Elle écrit mal ; son style est commun, dépourvu d’idées ; son orthographe est mauvaise, et notre correspondance soutenue pendant que j’étais à Oxford avait plutôt affaibli qu’augmenté mon amour. Mais en la retrouvant plus tendre, plus empressée qu’elle ne l’avait encore été, je crus avoir un tort envers elle, et je voulus le réparer par un engagement positif de l’épouser lorsque je le pourrais.

Pouvais-je, chère Elinor, dans ces circonstances, vous offrir un cœur qui ne tarda pas à vous appartenir en entier ? J’aurais dû vous fuir sans doute ; mais l’entraînement était trop fort, trop puissant. Je connaissais trop mon peu de moyens de plaire, pour imaginer qu’il y eût quelque danger pour vous, et me condamnant au silence, je crus qu’il m’était permis de jouir dans votre société des derniers momens de bonheur de ma vie. Vous partîtes pour Barton, et le vide affreux, le désespoir que j’éprouvai loin de vous, me suggéra une démarche qui devait me rendre ma liberté ; c’était de parler à Lucy avec franchise de l’état actuel de mon cœur. Je cédai à cette idée après quelques combats, et préférant lui parler moi-même, que de lui faire savoir par une lettre qu’elle aurait pu feindre de n’avoir pas reçue, j’allai à Longstaple où elle était alors, et j’eus avec elle un entretien où rien ne lui fut caché. Elle dut voir combien je vous adorais sans vous l’avoir jamais dit ; elle dut voir combien je serais malheureux, séparé de vous, uni à une autre femme ! Alors elle mit tout en jeu ; larmes, évanouissement, tendresse, reproches, prières, menaces, rien ne fut négligé. Elle parla à ma conscience. Enfin le résultat de cette visite, d’où j’avais espéré mon bonheur, fut de renouveler mes engagemens avec elle, et de la quitter le plus infortuné des hommes. En partant elle me mit au doigt un anneau de ses cheveux, et me fit jurer de le porter. Vous daignerez peut-être vous rappeler, mon Elinor, l’état où j’étais lorsque je vins à la chaumière. Nos relations de famille ne me permettaient pas de passer si près de vous sans vous voir, et je désirais vous faire tacitement un dernier adieu. Je ne voulais rester qu’un jour, et j’y fus une semaine ; ce fut pour y éprouver encore l’ascendant d’un sentiment vrai et profond. À côté de vous je ne pouvais penser qu’à vous-même, et j’étais heureux. Il fallut m’arracher à cet enchantement, il fallut vous quitter… Vous savez le reste, comme Anna trahit notre secret, et comme ma mère en voulant m’obliger à épouser mademoiselle Morton, me força à déclarer moi-même mes anciens engagemens avec Lucy. Je savais par elle qu’ils étaient connus de vous. Elle m’avait assuré que vous y preniez intérêt, que vous les regardiez comme sacrés. Ah ! cela seul m’aurait engagé à les tenir ; mon seul dédommagement était de mériter votre estime. Qu’aurais-je d’ailleurs gagné à les rompre, puisque j’étais sûr qu’alors je n’aurais plus rien été pour vous ? Je me résignai donc à mon sort, et je fis le sacrifice de ma famille, de ma fortune et de toutes mes espérances de bonheur sur cette terre, à une personne que je n’aimais plus ; et qui par ses procédés avec vous m’avait dévoilé son caractère.

Voilà mon histoire ; celle de mon frère et de Lucy m’est moins connue. Je ne puis en juger que d’après leur caractère et les lettres qu’ils m’ont écrites, et que je vous montrerai. De tout temps Robert a affecté un grand mépris pour moi et pour ma tournure. La pensée que j’avais pu plaire à une jolie femme, a dû naturellement exciter sa vanité et lui donner l’idée de l’emporter sur moi, et de me souffler cette conquête. Quand Lucy alla demeurer chez ma sœur, je la blâmai de l’avoir accepté, et j’eus soin de m’y trouver très-peu ; Robert au contraire y était sans cesse. Il ignorait notre liaison ; mais certainement Lucy lui plaisait, parce qu’elle encensait sa vanité en le flattant avec excès. Sans doute aussi son élégance et son jargon plaisaient davantage à Lucy que ma timide simplicité. La grande découverte arriva. Je fus déshérité ; ma mère donna tout de suite à Robert ce qu’elle me destinait, et dès-lors il plut encore davantage à une femme vaine, intéressée, et qui de ce moment forma le projet de chercher à se l’attacher, mais en me ménageant encore dans le cas où elle n’y pourrait réussir. Mon absence lui donnait la facilité de suivre à merveille ce double plan. Je lui avais déclaré que notre mariage n’aurait lieu que lorsque je serais consacré et que j’aurais un presbytère. La générosité du colonel Brandon leva cet obstacle. Vous fûtes chargée de me l’apprendre, et vous dûtes voir que j’en fus plus peiné que satisfait ; mais je n’avais pas encore les ordres, et je partis pour Oxford. Lucy m’écrivait, et ses lettres n’étaient ni moins tendres, ni moins fréquentes qu’à l’ordinaire. Je n’avais donc pas le moindre soupçon du bonheur qui m’attendait et de ma délivrance, lorsque tout à coup je reçus celles-ci, dit-il, en les sortant de son porte feuille et en les présentant à Elinor qui les ouvrit et lut ce qui suit :


Mon cher Edward,

« Ayant su par vous-même que je n’étais plus depuis long-temps le premier objet de vos affections, j’ai cru qu’il m’était permis de donner, les miennes à un autre qui en sent mieux le prix que vous et veut bien m’assurer qu’aucune femme ne lui plaît autant que moi. De mon côté je suis convaincue que lui seul peut me rendre heureuse. Ainsi, en épousant le cadet au lieu de l’aîné, j’assure le bonheur de trois personnes, le vôtre, le mien, et celui de mon cher Robert à qui je viens de jurer à l’autel amour et fidélité. Il ne tiendra pas à moi que nous ne soyons également bons amis sous notre nouvelle relation. Si, comme il est possible, notre mariage vous raccommode avec ma belle-mère, je suis sûre au moins que vous vous intéresserez à obtenir notre pardon, dont, au reste, je ne suis plus inquiète. Robert m’assure qu’elle ne lui a jamais rien refusé, qu’elle ne peut se passer de le voir. J’ai donc bien plus de chance de la voir aussi et de lui plaire, que je n’en aurais eu avec vous. D’ailleurs mon mari a déjà une jolie fortune assurée, et nous pouvons mieux nous passer de l’héritage de madame Ferrars. Nous partons à l’instant pour Dauhsh en Devonshire, où nous passerons quelques semaines. J’ai brûlé toutes vos lettres, et je vous prie d’en faire autant des miennes. Mais je pense que mon beau-frère voudra bien me laisser son portrait, de même que je le prie de garder l’anneau de mes cheveux, en souvenir de son ancienne amie, et actuellement de sa belle-sœur.

Lucy Ferrars. »

Celle de Robert était plus courte.

« Vous ne m’en voudrez pas, Edward, si je vous ai enlevé votre belle conquête. Ce n’est, d’honneur, pas ma faute si la nature et l’éducation m’ont donné plus de moyens de plaire. Je crois d’ailleurs que Lucy et moi nous avons été formés l’un pour l’autre ; même âge, mêmes goûts. Elle est vraiment charmante, ma petite Lucy, et formée par moi, elle effacera l’hiver prochain toutes nos beautés à la mode. C’eût été un meurtre de l’ensevelir dans un presbytère. Au reste à présent vous pourrez renoncer à embrasser ce saint état, pour lequel je vous crois cependant une vocation toute particulière. Adieu donc, mon cher pasteur, vous m’avez donné l’exemple de la désobéissance à nos parens, et je l’ai suivi. Vraiment je trouve très-doux, quand on n’est plus enfant, de faire sa volonté plutôt que celle des autres ; et vous aviez bien raison. Ma mère m’en a donné les moyens ; j’en profite, et j’ai sans doute votre approbation.

» Votre heureux frère,
Robert Ferrars. »

Elinor les rendit sans aucun commentaire.

Je ne vous demande pas votre opinion, dit Edward, sur le style de ma belle-sœur. Pour le monde, je n’aurais pas voulu que vous eussiez vu une lettre d’elle quand elle devait être ma femme. Combien de fois j’ai rougi en les lisant ! Je crois en vérité que, passé les premiers six mois, cette lettre est la seule qui m’ait fait un plaisir sans mélange.

Il m’est impossible, dit Maria, de ne pas observer comme votre mère a été punie par son propre tort. L’indépendance qu’elle a donnée à Robert par ressentiment contre vous, a entièrement tourné contre elle. Il est vraiment assez plaisant qu’elle ait donné mille pièces de revenu à l’un de ses fils, pour qu’il fît exactement la même faute pour laquelle elle déshéritait l’autre. Car je suppose qu’elle sera aussi blessée du mariage de Robert, qu’elle l’avait été du vôtre.

— Elle le sera bien davantage, dit Edward, Dans le fond de son ame elle n’était pas fâchée d’un prétexte de mettre mon frère à ma place ; mais aussi comme il a toujours été son favori, sa faute sera plus vite pardonnée.

— Peut-être, dit Elinor, trouvera-t-elle votre second choix aussi mauvais que le premier. Avez-vous communiqué vos intentions à quelqu’un de votre famille ?

— Non, pas encore, chère amie ! Ma première pensée, après avoir reçu la lettre de Lucy, fut de me mettre en route pour Barton par le plus court chemin. J’ai quitté Oxford le lendemain. Je voulais avant tout, mon Elinor, obtenir votre aveu et celui de votre mère. Hélas ! je suis à présent un bien pauvre parti ! un ministre de village avec deux ou trois cents pièces de revenu. Voilà tout ce que je puis offrir à celle qui, à mon avis, mériterait le trône du monde.

— Et votre cœur, dit Elinor avec son charmant sourire, ce cœur que le mien sait apprécier depuis long-temps, ne le comptez-vous pour rien ? Moi je le compte pour tout, et il vaut mieux pour moi que tous les trônes.

Il fallut lui expliquer ensuite comment on l’avait cru marié, et comment Thomas avait rencontré Lucy et Robert. Ce récit excita de nouveau son indignation contre la première, qui s’était certainement fait un jeu de tromper un moment Elinor, en lui faisant croire qu’elle avait épousé Edward. Depuis long-temps les yeux de celui-ci s’étaient ouverts sur son ignorance complète, son mauvais ton, et ce genre de finesse malicieuse, que ceux qui l’ont qualifient du nom d’esprit, et qui n’en est que le simulacre ; car c’est presque toujours au contraire le signe d’un esprit étroit et d’un manque d’éducation. Edward attribuait à ce dernier travers tous les défauts de Lucy, et la croyait d’ailleurs une bonne fille, ayant assez d’esprit naturel et d’attachement pour lui, pour se former insensiblement. Sans cette idée rien ne l’aurait empêché de rompre un engagement qui était une source de peines et de regrets. – Je crus de mon devoir, poursuivit-il, lorsque je fus déshérité, de lui donner encore l’option d’annuler ou de continuer nos engagemens. J’étais alors dans une situation qui ne pouvait, ce me semble, tenter ni la vanité, ni l’avarice de qui que ce soit. En persistant à vouloir m’épouser, elle semblait me prouver une affection vive et désintéressée, dont je fus entièrement dupe, et qui me donna des remords. Encore à présent je ne puis comprendre pourquoi elle s’obstinait à enchaîner un homme qu’elle n’aimait pas, dont elle savait n’être pas aimée, et qui n’avait plus ni fortune, ni amis, ni protection. Elle ne pouvait pas deviner que le colonel Brandon me donnerait un bénéfice.

— Non, dit Maria ; mais il pouvait arriver tel événement dans votre famille qui vous remît à votre place. Elle ne risquait rien pour elle-même, puisqu’elle a prouvé qu’elle se croyait en pleine liberté. Votre nom seul lui donnait un grand relief parmi les siens, et si rien ne se présentait de plus avantageux, elle vous aurait du moins préféré au célibat. Indigne fille ! je l’ai toujours devinée, et je n’ai aucun repentir de ma manière froide et repoussante avec elle.

Edward apprit avec plaisir que le colonel Brandon était attendu à la chaumière. Il était charmé d’une prompte occasion de le remercier mieux qu’il ne l’avait fait encore. La mauvaise humeur que lui donnait ce don, lorsqu’il l’obligeait d’épouser Lucy, avait percé dans l’expression très-faible de sa reconnaissance. À présent, dit-il, en pourrai-je jamais témoigner assez à celui qui assure mon bonheur ? Sans asile, et presque sans revenu, aurais-je osé demander cette main chérie ?

— Sans asile ? dit madame Dashwood, n’auriez-vous pas pu vivre ici avec nous ? Le gendre qui rendra mon Elinor heureuse comme elle mérite de l’être, sera toujours assez riche pour moi, et je partagerai avec lui le peu que je possède.

Elinor vint embrasser son excellente mère. Un peu moins romanesque qu’elle, elle savait bien qu’on ne vit pas d’amour, et que trois cent cinquante pièces par an, qui étaient tout ce qu’ils pouvaient espérer, en réunissant leurs petites fortunes, demandaient beaucoup d’économie pour nouer les deux bouts de l’année. Edward n’était pas sans espérance que sa mère ne fît à présent quelque chose pour lui ; mais non pas Elinor. Mademoiselle Morton et ses trente mille livres étant encore là, elle était sûre que madame Ferrars, qui la regardait seulement comme un parti moins déshonorant que Lucy, offrirait encore à son fils, non marié, mademoiselle Morton, et sur son nouveau refus, dont elle ne doutait pas, le déshériterait cette fois pour toujours, et, que l’offense de Robert ne servirait qu’à enrichir Fanny. Mais Elinor et Edward avaient tous les deux des goûts si simples, qu’ils étaient sûrs de pouvoir trouver, malgré cela, le bonheur dans leur étroite médiocrité de fortune.

Edward fut invité par madame Dashwood à passer huit jours à la chaumière, et l’on juge s’il accepta avec transport, et si Elinor fut heureuse. Mais leur caractère à tous les deux ne donnait pas beaucoup d’expansion à leur bonheur ; ils en jouissaient en silence. Elinor d’ailleurs ménageait Maria, et ne voulait pas lui offrir le spectacle d’un amour heureux et passionné. Edward était avec toutes comme un frère chéri ; et un étranger aurait eu peine à deviner à laquelle il était attaché par l’amour le plus tendre et le plus réciproque.