Radicalisme évangélique – Le Livre du Peuple, par M. F. de la Mennais



DU RADICALISME
ÉVANGÉLIQUE.

Le Livre du Peuple,
PAR M. F. DE LA MENNAIS.

Notre dessein n’est pas de revenir ici sur l’appréciation des ouvrages et du talent de M. De La Mennais[1]. Il est inutile aussi d’affirmer que la dernière production de l’éloquent écrivain n’est inférieure à rien de ce qu’il a pu tracer de plus brillant et de plus fini. Le Livre du Peuple est entre les mains de tous, et tous peuvent juger s’il est possible de retrouver avec plus d’art et de bonheur les formes et la concision populaire du verset évangélique. Mais laissons les titres incontestables de l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence à siéger au premier rang des prosateurs de notre siècle, pour considérer le fond de sa pensée, pour sonder toute la profondeur de la voie dans laquelle il s’engage tous les jours avec plus de constance et de passion. Dans la persévérance réfléchie d’un homme comme M. de La Mennais, il y a un fait social dont il faut avoir raison par un examen attentif. L’homme disparaît dans l’importance même de son œuvre, qui tient, par sa racine et ses effets, aux premiers fondemens et aux intérêts les plus positifs de la société moderne.

Si le christianisme avec lequel commence non pas l’humanité, mais seulement la société moderne, a un caractère, un signe qui le distingue de toutes les autres religions, ce signe est, à coup sûr, dans le principe sublime de la fraternité des hommes entre eux. Les autres idées de l’ordre intellectuel et moral, comme l’unité et la grandeur de Dieu, l’immortalité de l’ame, avaient été puissamment comprises et servies par d’autres religions, qui avaient développé de magnifiques cosmogonies et enchanté l’imagination des peuples par de splendides promesses. Mais le christianisme trouva son triomphe et son caractère dans l’excellence de sa morale. Il fut autre et supérieur parce qu’il fut plus humain.

Le principe de la fraternité humaine fut donc le point générateur du christianisme, son essence et son signe : hoc signo vinces. Mais il ne devait pas être son unique théorie et sa seule richesse. Les révolutions, soit religieuses, soit politiques, éclatent par l’unité d’un seul principe, mais elles s’accroissent et durent en ralliant à cette unité primitive les autres idées et les autres croyances humaines. Le christianisme n’a pas désobéi à cette loi. D’abord il se produit comme la prédication pure de l’égalité des hommes entre eux. Peu à peu, avec son second fondateur, avec saint Paul, il prend plus d’étendue, plus de consistance et de pratique. Il s’essaie à la théologie comme au gouvernement. Bientôt la théologie chrétienne s’écrit avec la langue d’Athènes et de Rome, et trouve sa substance dans un mélange de croyances orientales et d’idées grecques. À l’éclat littéraire succède l’habileté du gouvernement, et une autorité morale, dont les siècles antérieurs n’avaient pas l’idée, s’élève sur l’ancien théâtre des violences et de la gloire de Marius et de César. Le principe fut un et simple, le développement progressif et général. Dès que la fraternité humaine eut commencé de poindre et de briller, on vit toutes les tendances de l’humanité conspirer à la suivre.

Voilà pour l’évolution directe du christianisme. Mais, sur sa route, que d’épisodes et d’aventures attestent l’éternelle activité de l’esprit humain, qui demande à la foi nouvelle la satisfaction de ses instincts et de ses passions, comme il l’a demandée aux religions précédentes. Ces épisodes et ces aventures qui traversent l’histoire d’une idée s’appellent des hérésies. Saint Paul était assiégé par la crainte des hérésies futures. Ce penseur vigoureux, que l’heure de sa venue plaçait au point de départ, au berceau même de la religion nouvelle, à la source du fleuve qui devait s’épandre sur la terre, prévoyait la multiplicité des commentaires que devait recevoir la parole qu’il prêchait ; il prédit qu’il viendrait un temps où l’on ne pourrait plus souffrir la saine doctrine, où la plupart s’attacheraient à des opinions nouvelles. Mais ces hérésies ne devaient-elles pas être elles-mêmes, sous des formes diverses, autant d’actes de foi, autant d’hommages rendus à la vérité première, dont saint Paul était le second promoteur ?

La doctrine du christianisme avait donné nécessairement un grand ébranlement aux esprits. Les fondemens et les perspectives de la pensée n’étaient plus les mêmes. À la prédication de la fraternité humaine étaient liés les dogmes d’un Dieu un et triple et d’une ame immortelle : noble pâture pour le cœur, puissant éveil pour l’imagination. Il était inévitable que, sous l’impulsion du christianisme, le génie humain se donnât carrière et reprit l’étude des grands problèmes que la philosophie antique laissait défaillir. Les développemens les plus contradictoires entre eux commencèrent à dériver du principe chrétien. Parmi les adeptes de la croyance nouvelle, les uns, se préoccupant avec une ardeur exclusive des rapports de l’homme avec Dieu, absorbèrent l’individualité humaine dans la contemplation passive de la Divinité, et la simplicité primitive de la parole chrétienne dans la gnose orientale. D’autres au contraire revendiquèrent en face de la foi les droits de la raison, et travaillèrent à ramener à des proportions humaines le commencement même et le premier fondateur de la religion chrétienne : c’est la grande hérésie rationnelle à laquelle Arius a donné son nom, mais qui avait commencé avant lui, et qui n’a cessé de se développer depuis la mort de Constantin. Plusieurs enfin ne purent se résoudre à ne pas demander au christianisme le bonheur terrestre, et ils prêchèrent pour l’avenir le règne politique du Christ pendant mille ans.

Nous ne saurions nous étonner de ces développemens de l’esprit humain qui embrassait à la fois le mysticisme, le rationalisme et la félicité sur la terre. Considérez l’humanité à toute époque de l’histoire, et vous la trouverez toujours engagée dans la triple poursuite des mystères divins, des lois de la raison, et des moyens de conquérir le bonheur.

La transformation des idées humaines n’est nulle part plus manifeste que dans la méthode employée par Clément d’Alexandrie, ce maître d’Origène, pour préparer les esprits au mysticisme. Il se garde bien d’injurier la philosophie ; il enseigne au contraire que la philosophie a servi aux Grecs pour les préparer à l’Évangile, comme la loi a servi aux Hébreux. La philosophie dispose donc à la foi, qui est le fondement de la science, et la vraie science, la gnose, est une vue claire de ce que l’on a appris par la foi. Quand l’ame est remplie de la vraie science, elle n’a plus d’autre passion que celle de Dieu. Le gnostique habite avec Dieu, quoique son corps soit sur la terre ; sa vie est une fête de tous les jours ; il n’a pas besoin de la solitude pour maintenir son ame à l’état divin ; il accepte toutes les situations, le commandement aussi bien que l’obéissance, la pauvreté non moins que la richesse ; ses pensées, comme les ailes du séraphin, l’élèvent au-dessus de la terre.

Pour servir de contrepoids à ce mysticisme, sur le fond duquel Origène sema l’ingénieuse richesse de ses allégories, la raison humaine mit en discussion la nature même du fondateur du christianisme ; elle ne voulut plus la confondre avec l’essence de Dieu même, père de toutes choses ; et, dans Alexandrie, où les opinions humaines, les dogmes et les systèmes semblaient se donner rendez-vous pour s’y combattre comme dans un champ clos, Arius enseigna que le fils était d’une substance différente du père, et d’une nature engendrée, variable et humaine. Les progrès de l’arianisme furent rapides ; beaucoup de chrétiens en Égypte, en Libye, dans la Thébaïde supérieure et dans la Grèce, l’embrassèrent. En se répandant vers l’Occident, les doctrines d’Arius furent obligées de prendre des tempéramens qui leur servissent de voiles et de défenses. L’Orient, qui inclinait fort aux raffinemens de la théologie et de la métaphysique, avait, pour les opinions du prêtre d’Alexandrie une partialité naturelle ; l’Occident, au contraire, rude, barbare, peu curieux de la science, répugnait à la subtilité des discussions et se précipitait dans la foi. L’Illyrie et la Pannonie s’accommodèrent d’un semi-arianisme ; mais dans l’Italie et dans les Gaules, l’orthodoxie décrétée à Nicée prévalut. L’arianisme était la protestation de la raison humaine contre un merveilleux que Celse avait, au second siècle, reproché aux chrétiens, en les accusant de l’avoir dérobé aux païens. Mais cette protestation venait dans un temps où l’humanité aimait mieux croire que raisonner, où la foi l’emportait sur l’intelligence : aussi elle agita le monde sans le convaincre et l’entraîner. Si à l’arianisme vous joignez les opinions de Pélage sur la liberté humaine et le péché originel, vous embrasserez l’ensemble des révoltes de la raison.

Le bonheur parut à plusieurs chrétiens, dès les premiers temps, une conséquence nécessaire des doctrines de l’Évangile. Un évêque d’Hiérapolis en Phrygie, Papias, prêchait l’établissement d’une Jérusalem céleste sur la terre, où les félicités matérielles les plus abondantes seraient prodiguées aux croyans : nous trouvons la preuve de ces espérances dans ce passage d’Irénée : « Il viendra un temps où naîtront des vignes dont chacune aura dix mille sarmens, qui auront chacun dix mille grosses branches, lesquelles en pousseront chacune dix mille petites, qui donneront chacune dix mille grappes, dont chacune aura dix mille grains, et lorsqu’un des saints saisira une de ces grappes, celle d’à côté s’écriera : Je suis une meilleure grappe ; prends-moi, bénis par moi le Seigneur. De même, chaque grain de froment produira dix mille épis, et chaque épi contiendra dix mille grains, et chaque grain dix livres d’excellente fleur de farine. Même abondance pour les autres fruits. Les animaux qui se nourriront de ces produits de la terre seront doux, et se soumettront aux hommes avec la plus grande docilité. Enfin, dans la nouvelle Jérusalem, on connaîtra tous les plaisirs des sens. » Ne croirait-on pas lire quelques-unes de ces descriptions luxuriantes dans lesquelles, de nos jours, Charles Fourier s’est complu à élever le bonheur et la puissance de l’homme à des proportions colossales ? Il y avait donc, dès les premiers temps du christianisme, et sous l’inspiration même d’une religion qui communiquait aux hommes une tristesse sainte et profonde, une soif ardente de bonheur, et des imaginations qui s’allumaient à l’espoir d’un paradis terrestre.

Ces trois développemens mystique, rationnel et sensuel, du christianisme, se reproduisirent quand les nations modernes eurent commencé d’exister. Le mysticisme, durant le moyen-âge, eut de grands docteurs. N’était-il pas naturel qu’à cette époque de l’histoire la foi se fût emparée des ames avec autorité ? D’ailleurs l’esprit se développait aussi dans le cercle même tracé par la croyance : il travaillait, il est vrai, à s’absorber lui-même dans la contemplation et dans l’extase, mais enfin ce dévot suicide était son propre ouvrage, et l’intuition immédiate de Dieu était préparée par l’activité philosophique. Voici le résultat le plus élémentaire du mysticisme au moyen-âge : quand l’intelligence, par ses propres efforts, a conduit l’ame au point qu’elle puisse être affectée directement par l’action divine, l’ame reçoit alors la vraie lumière, et conçoit tous les principes d’éternelle vérité et d’immuable certitude. Alors elle a dépassé le monde terrestre et humain ; elle n’en veut plus qu’à Dieu ; son désir de ne plus vivre que dans lui s’irrite par les progrès mêmes qu’elle fait dans la voie de perfection et le corps n’est plus pour elle qu’un obstacle qu’elle hait, et qu’elle sent dépérir tous les jours avec une joie secrète. C’est ainsi qu’au XIIIe et au XIVe siècle le christianisme reprenait les doctrines de Clément d’Alexandrie, qui, lui-même, s’était inspiré du mysticisme de l’Inde.

Mais à peine les doctrines mystiques avaient-elles eu leur plus grand lustre, que les protestations de la raison commencèrent à se montrer. Le XVe siècle prépara lentement le mouvement du XVIe, et Luther vint proclamer les droits de l’esprit individuel à interpréter les Écritures. Il est vrai qu’effrayé d’avoir fait sonner si haut le mot de liberté, il se rejeta du côté de la grace et se mit à reconstruire le christianisme, après l’avoir ébranlé ; mais d’autres se chargèrent de tirer les conséquences qu’il désertait. Alors on vit les deux Socin en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Pologne, soumettre à la critique de la raison, pour les nier, la divinité du premier fondateur du christianisme, le dogme de la Trinité, le péché originel et la nécessité de la grace. Ainsi reparaissaient triomphantes les opinions d’Arius et de Pélage, et le christianisme revenait encore sur ce point aux hérésies des premiers siècles. Mais cette fois l’arianisme trouvait plus d’ouverture dans les esprits, qui, alors, avaient plus la curiosité de la science que le besoin de la foi, et si la secte même de Socin ne survécut pas dans sa forme à son expulsion de la Pologne en 1658, les opinions du socinianisme se répandirent partout. On croit qu’en l’état où en sont les choses, écrivait Bayle, l’Europe s’étonnerait de se trouver socinienne dans peu de temps, si de puissans princes embrassaient publiquement cette hérésie, ou si seulement ils donnaient ordre que la profession en fût déchargée de tous les désavantages temporels qui l’accompagnent. L’école de Port-Royal fut publiquement accusée, par ses adversaires, de nourrir un socinianisme secret, et de cacher dans le cœur de terribles monstres.

L’homme chrétien est le maître de toutes choses, et n’est soumis à personne, avait écrit Luther dans son livre de Libertate christiana. Ce principe que le réformateur saxon n’avait émis que dans l’intérêt purement théologique de ses controverses avec Rome, parut, à quelques esprits ardens, un appel à l’insurection pour conquérir le bonheur. Les anabaptistes furent aussi bien les enfans de Luther que les sociniens, enfans, il est vrai, rejetés par leur père qui les maudit et appela sur leur tête de terribles répressions : mais enfin les doctrines de Muncer et de Jean de Leyde furent une des conséquences des commotions de la réforme. Elles reproduisirent aussi l’hérésie des millénaires des premiers siècles. Quand les anabaptistes enseignaient que les hommes, sous l’Évangile, doivent jouir d’une pleine liberté, quand ils s’écriaient que le royaume de Sion était proche, que tout ce qui était élevé sur la terre serait abaissé, et que tout ce qui était abaissé serait élevé, quand ils prêchaient la communauté des biens, la pluralité des femmes, et la monarchie universelle, sous l’autorité d’un seul homme, directement inspiré par Jésus-Christ, n’étaient-ils pas tourmentés des mêmes désirs de bonheur qui avaient traversé l’imagination de Papias et d’Irénée ? Ne cherchaient-ils pas à Munster cette Jérusalem céleste, ce bonheur matériel, que plusieurs, dans l’Asie mineure, avaient, dès les commencemens, substitué au spiritualisme chrétien ?

Ainsi, il est exact de dire qu’à la fin du xvie siècle, le christianisme avait parcouru une seconde fois le cercle des hérésies des premiers temps Quand il eut accompli cette répétition des mêmes mouvemens, il se divisa en deux grands partis, le protestantisme et le catholicisme, et il entra dans une ère de repos et de calme, où son influence changea de forme et d’application.

Le protestantisme, après avoir conquis par les luttes de la guerre de trente ans une situation légale, puissante et honorée, ne tarda pas, en Allemagne, à communiquer à l’esprit humain de la force et de la nouveauté. La science laïque et universitaire fleurit à l’ombre de son principe. Il fut dans le génie de la nation allemande d’appliquer aux spéculations désintéressées de la raison les fruits de sa victoire et du triomphe de la liberté chrétienne, pour parler la langue de Luther. Kant et Lessing., sortis de la réforme, firent accepter à leur pays la liberté absolue de la pensée. Seulement ils ne l’introduisirent pas dans le monde politique ; mais, avant de mourir, ils purent voir l’application sociale entamée par la révolution française.

Durant le règne de Louis XIV, le catholicisme en France retrouva de beaux jours, mais à la condition de plusieurs sacrifices et de changemens notables. Il fut associé au gouvernement, mais il ne fut plus le gouvernement même ; son chef et son arbitre ne fut plus le pape, mais un roi ; il ne trouva plus son promoteur et sa gloire dans un Grégoire VII, ou dans un Innocent III, mais seulement dans un éloquent évêque, soumis à l’autorité monarchique, et Bossuet fut contraint d’être gallican et royaliste, avant d’être catholique. Il faut remarquer aussi qu’à cette époque la puissance qu’exerça le catholicisme fut encore plus littéraire que morale, et que, même sous les splendides apparences que lui prêtait l’éclat des lettres, un mouvement sourd se préparait qui devait livrer le pouvoir à un autre esprit, à l’esprit philosophique.

Si la philosophie fut puissante au dernier siècle, cette prépondérance implique et démontre la faiblesse du catholicisme et du protestantisme pendant la même époque, en ce qui touche l’influence sociale. La raison l’emporta sur la foi ; au mot de chrétienté, les historiens et les philosophes substituèrent le mot humanité, et les politiques suivirent, qui voulurent travailler au bonheur du monde, au nom seul du droit.

Depuis ce grand effort accompli par la raison humaine, l’esprit philosophique est resté maître des sociétés, en ce sens que les pouvoirs politiques lui obéissent nécessairement, même quand ils veulent lui résister, car ce n’est plus dans la foi qu’ils vont chercher leurs inspirations. Seulement, depuis vingt-cinq ans, le catholicisme, surtout en France, a fait quelques efforts pour reconquérir la puissance. En 1814, le retour des derniers princes de l’ancienne dynastie lui parut favorable à l’accomplissement de ses desseins, et servit de commencement et d’appui à un mouvement religieux. C’est dans cette entreprise que M. de La Mennais se fit, dès l’origine, une place si considérable.

Mais comment M. de La Mennais, jadis si fougueux catholique, est-il devenu aujourd’hui néo-chrétien ? Voilà ce qu’il faut bien comprendre avant d’examiner son néo-christianisme en lui-même.

Le christianisme, qui est un vaste système d’idées et de passions, a toujours été sollicité par les esprits énergiques qui l’ont embrassé et soutenu, de satisfaire à la vivacité de leurs désirs et de leurs pensées, et il a toujours été en mesure, par son étendue et sa profondeur, d’offrir un aliment aux diverses inclinations des hommes puissans qui l’interrogeaient. Il a des trésors infinis de mysticisme pour nourrir les tristesses et les extases des Fénelon et des Saint-Martin ; il a un bon sens et une solidité de raison qui font prévaloir dans les affaires de la vie les Suger et les Bossuet ; il n’est pas dénué non plus de ces ardeurs enthousiastes et révolutionnaires qui poussent les Pierre l’Ermite et les Savonarola. Tout système qui veut durer parmi les hommes doit avoir cette capacité un peu inconséquente.

Or, il s’est trouvé qu’il était dans l’esprit et la nature de l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence, de chercher surtout pour le christianisme la puissance sociale et de mettre les intérêts politiques au premier rang. Il y avait encore dans son génie des dispositions irrésistibles aux polémiques violentes et aux partis extrêmes. Quand, il y a douze ans, en 1826, M. de La Mennais, ayant à se défendre devant le tribunal de police correctionnelle d’avoir attaqué la déclaration de 1682, se levait après la plaidoirie et la réplique de son avocat, M. Berryer, pour prononcer ces mots : « Je dois à ma conscience, au caractère sacré dont je suis revêtu, de déclarer au tribunal que je demeure inébranlablement attaché au chef légal de l’église, que sa foi est ma foi, que sa doctrine est ma doctrine, et que, jusqu’à mon dernier soupir, je continuerai de la professer et de la défendre ; » il ne s’attachait si fortement au pape que parce qu’il le croyait dépositaire d’une puissance efficace. Il était alors à l’apogée de sa foi et de ses espérances dans le successeur des pontifes du moyen-âge. Mais cette opinion s’affaiblit, et sa confiance tomba peu à peu. Déjà on put remarquer, dans les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, des sympathies pour la liberté. C’est dans ces dispositions que le trouva la révolution de 1830. L’année suivante, il conjura le pape de ne pas se séparer la liberté et de l’esprit du siècle ; sur son refus, il parut un instant vouloir se taire et se soumettre ; mais la nature de l’homme reprit le dessus : il éclata, et, depuis les Paroles d’un Croyant, qui parurent en 1834, il a poussé toujours en avant. En 1835, il écrivait sur l’absolutisme et la liberté, et il résumait, dans une vaste préface, les principales évolutions de sa pensée. En 1836 il publiait les Affaires de Rome, où il accablait de ses dédains le Vatican et le catholicisme ; au commencement de 1837, il s’est fait journaliste pour la seconde fois ; enfin, en publiant aujourd’hui le Livre du Peuple, il se déclare hautement néo-chrétien.

Il est impossible de comprendre le point où en est arrivé aujourd’hui M. de La Mennais, si on ne prend en grande considération sa conviction profonde sur l’impuissance irréparable des deux partis qui divisent aujourd’hui le christianisme, le protestantisme et le catholicisme. Cette conviction a été la raison déterminante de ce qu’il a écrit et de ce qu’il a fait.

Pour le protestantisme, voici ce qu’en disait M. de La Mennais, dans les Affaires de Rome, en 1836 : « L’avenir du christianisme ne présentera rien non plus qui ressemble au protestantisme, système bâtard, inconséquent, étroit, qui, sous une apparence trompeuse de liberté, se résout, pour les nations, dans le despotisme brutal de la force, et pour les individus, dans l’égoïsme. » Certes, la sentence est accablante, et même elle nous semble inique dans son excessive sévérité. Nous avons, nous-même, en 1835[2], apprécié les qualités et la portée du protestantisme, et, n’écrivant que dans les intérêts de la philosophie, nous avons mis dans notre critique une rigueur moins impitoyable, une équité plus bienveillante. Mais, enfin, M. de La Mennais refuse à l’œuvre de Luther tout avenir, et ce n’est pas pour adhérer au protestantisme qu’il cesse d’être catholique.

Il faut constater les degrés qu’a franchis M. de La Mennais pour se détacher entièrement du catholicisme. Le fragment le plus important dans les Affaires de Rome est celui où, après un épilogue poétique, l’auteur donne sa conclusion raisonnée sur les différentes phases par lesquelles il a passé. On y voit qu’en 1831, soit en rédigeant l’Avenir, soit en traçant les pages qui ont pour titre Des Maux de l’Église et de la Société, et des moyens d’y remédier, M. de La Mennais croyait encore à la possibilité de réconcilier la hiérarchie catholique avec les peuples. Mais, en 1836, il déclare avoir tout-à-fait perdu cette espérance. Il condamne Rome à marcher jusqu’à la fin dans la ligne tracée ; il démontre que la papauté est irrévocablement liée au système qu’elle a cru devoir embrasser dans ces derniers temps ; et il annonce que lorsque viendra le triomphe des peuples, il ne restera plus au pontife solitaire qu’à se creuser une tombe à l’écart avec un tronçon de sa crosse brisée. La conséquence naturelle que tire expressément M. de La Mennais, est que le christianisme de l’avenir ne saurait être celui qu’on nous présente sous le nom de catholicisme.

Ne voulant pas se faire protestant, cessant d’être catholique, M. de La Mennais nécessairement devenait néo-chrétien. « Nul ne saurait prévoir, il est vrai, a-t-il encore, écrit dans les Affaires de Rome, comment s’opérera cette transformation, ou comme on voudra l’appeler, ce mouvement nouveau du christianisme au sein de l’humanité ; mais il s’opérera sans doute… Voilà ce que nous n’hésitons pas à annoncer avec une conviction profonde. » Ainsi il est clair que M. de La Mennais est poussé par ses convictions à instituer de propos délibéré dans le monde des croyances et des idées, une grande hérésie, le néo-christianisme. Arius, Pélage, Luther, ont un successeur au xixe siècle, et la France possède un illustre hérésiarque.

Quel champion lui opposera l’église ? Jusqu’ici, nous n’avons guère vu descendre dans l’arène que des hommes plus bruyans que solides. Tantôt on n’a su reproduire que les argumens usés de la vieille théologie, tantôt on a essayé d’une sorte de romantisme catholique dont les phrases prétentieuses et vides sont allées mourir, comme des traits sans force, au pied du glorieux adversaire. Nous avouons que la tâche est rude, à combattre M. de La Mennais sans sortir des liens de l’orthodoxie ; il n’y faudrait pas moins qu’un autre saint Bernard, qu’un homme de la trempe du rival et du juge d’Abeilard ; il y faudrait son génie, sa vaste discipline, sa fougue, sa foi. Oui, faites revivre le moine de Citeaux pour combattre le prêtre breton : autrement renoncez à des polémiques où la colère ne saurait remplacer la puissance où vous-mêmes vous vous laissez envahir par la contagion de la philosophie du siècle.

Pour nous, qui n’avons point à connaître M. de La Mennais du point de vue catholique, mais à l’apprécier du point de vue philosophique, qui depuis plusieurs années avons suivi avec intérêt les développemens de sa pensée, nous nous proposons de soumettre à l’analyse son néo-christianisme, tel qu’il le produit aujourd’hui dans le Livre du Peuple. Sil nous arrive d’en signaler les ellipses, les inconséquences et les erreurs au milieu de sentimens généreux et de nobles idées toujours revêtues d’un magnifique langage, on aurait tort de penser que ces critiques puissent porter la moindre atteinte à notre admiration pour le talent de l’auteur : tout au contraire, il faudra reconnaître dans cette liberté que nous prendrons, un témoignage de la haute valeur que nous attribuons à ses travaux et à ses écrits : M. de La Mennais, même en faisant la part de ses erreurs, remplit au milieu de nous un rôle nécessaire et une fonction sociale ; ceux qui l’injurient violemment, manifestent, par leur colère, combien peu ils comprennent leur siècle ; c’est à l’impartialité philosophique qu’il convient d’apprécier le néo-christianisme.

Le Livre du Peuple contient la série des propositions suivantes :

i. Toutes choses ne sont pas en ce monde comme elles devraient être. L’ordre primitif de l’humanité a été troublé. L’homme a rompu l’unité de la famille primitive. Il s’est formé des multitudes de sociétés particulières qui, au lieu de s’aider mutuellement, n’ont songé qu’à se nuir. Les nations divisées entre elles, chaque nation s’est encore divisée en elle-même. Quelques-uns ont fait des lois pour leur avantage et les ont maintenues par la force. L’amour excessif de soi a étouffé l’amour des autres. Le lien de la fraternité a été brisé. Pour les uns, le repos, l’opulence, tous les avantages ; pour les autres, la fatigue, la misère et une fosse au bout.

ii. Ces derniers qui souffrent, sont le peuple. Tous ceux qui fatiguent et qui peinent pour produire, dont l’action tourne au profit de la communauté entière, les classes les plus utiles à son bien-être, voilà le peuple. Le peuple c’est le genre humain. S’il disparaissait soudain, il ne resterait que quelques rares individus dispersés sur le sol, les privilégiés.

iii. Quel but doit se proposer le peuple ? Il ne doit pas se proposer de se faire individuellement un sort meilleur ; car la masse resterait également souffrante et rien ne serait changé dans le monde ; non plus de substituer une domination à une autre domination : mais il doit se proposer de former la famille universelle, de construire la cité de Dieu, de réaliser par un travail ininterrompu son œuvre dans l’humanité.

iv. La sagesse consiste dans la connaissance et la pratique des vraies lois de l’humanité, et l’ensemble de ces droits est ce qu’on appelle droit et devoir. Le droit, c’est vous, votre vie, votre liberté. Mais la justice ne suffisait pas aux besoins de l’humanité. Une autre loi est nécessaire à sa conservation, et cette loi est la charité, qui est la consommation du devoir dont la justice est le premier fondement.

v. Le droit en ce qu’il a de primitif et de radical est inaliénable. Le droit de se conserver ou le droit de vivre implique le droit à tout ce qui est indispensable à l’entretien de la vie. Mais l’homme a deux sortes de vie, la vie du corps et la vie de l’esprit. La vie de l’esprit consiste dans la connaissance de la loi religieuse et morale et dans celle des lois de l’univers, et tous ont droit à cette connaissance.

vi. Comme l’individu, le peuple a le droit de vivre, le droit de se conserver, de se développer librement. Et maintenant qu’est devenu le droit du peuple en ce monde ? Le droit est violé dans le peuple, car le peuple est malheureux et ignorant. Sans doute, égaux en droits, les hommes ne possèdent pas des facultés égales ; mais ils doivent tous participer au bien général qui est le résultat des aptitudes diverses de l’humanité.

vii. Comme l’individu dont la souveraineté est inaliénable, le peuple est souverain ; car de la souveraineté de chaque individu naît dans la société la souveraineté collective de tous, ou la souveraineté du peuple, également inaliénable. Le souverain, c’est le peuple, essentiellement libre. Le pouvoir, qu’il soit exercé par un ou plusieurs, dérive de lui. Quand le peuple brise une domination inique, il ne trouble pas l’ordre ; il le rétablit, il accomplit l’œuvre de Dieu et sa volonté toujours juste.

viii. Les maux du peuple viennent des vices de la société, détournée de sa fin naturelle par l’égoïsme de quelques-uns, et jamais il ne sera mieux, tant que ceux-ci feront seuls des lois. La société ne doit être dans sa vérité que l’organisation de la fraternité. La loi chrétienne a dit : Que celui qui voudra être le premier parmi vous soit le serviteur de tous. Donc à qui que ce soit qui osera se dire son maître, le peuple doit répondre : non. Quand le peuple aura reconquis son droit, s’il en use avec sagesse, le monde changera de face.

ix. Il ne suffit pas de connaître ses droits ; il faut aussi connaître ses devoirs. Le devoir est le principe conservateur de la société. Si le droit était respecté toujours, et le devoir toujours accompli, la terre serait heureuse.

x. Le devoir s’étend à tous les êtres. Le droit comprend la justice et la charité.

xi. Il y a des devoirs de plusieurs sortes, des devoirs généraux et particuliers. Énonciation des devoirs généraux.

xii. Les devoirs de famille figurent au premier rang des devoirs particuliers. Entre l’homme et la femme, l’époux et l’épouse, les droits sont égaux, les aptitudes et les fonctions diverses. Le but principal du mariage est de perpétuer, par la reproduction des individus, la grande famille humaine. Les parens doivent l’éducation à leurs enfans. Les enfans doivent honorer et aimer leurs parens.

xiii. La patrie est la commune mère. Le premier devoir envers la patrie est de travailler à établir dans son intégrité le principe de l’égalité absolue des droits, d’où émanent les libertés publiques et privées. Alors le peuple cessera d’être exclu de la gestion des affaires communes ; alors il aura vraiment une patrie.

Au dessus de la patrie elle-même est l’humanité ; et l’ordre parfait n’existera que lorsque les nations, renversant les funestes barrières qui les séparent, ne formeront plus qu’une grande et unique société.

xiv. L’ensemble des devoirs d’où découle la vie et des vérités qui sont le fondement éternel de ces devoirs, forme ce qu’on appelle la religion. Nier la religion c’est nier le devoir, et puisqu’il existe de vrais devoirs, il existe une vraie religion. La religion implique la foi comme la base première. Le genre humain croît en vertu de sa nature même. La religion ne doit pas être confondue avec les diverses formes extérieures qu’elle revêt. Le christianisme, religion de l’amour, de la fraternité et de l’égalité, est la vraie religion. Il est aujourd’hui enseveli sous l’enveloppe matérielle qui le recouvre comme un suaire, mais il reparaîtra dans la splendeur de sa vie perpétuellement jeune : il est la loi première et dernière de l’humanité.

xv. Le premier fruit du devoir est la jouissance d’un bien au-dessus de tous les biens, le calme intérieur, la paix et les joies pures. Le premier effet du devoir est de diminuer les maux de la vie, d’en adoucir l’amertume et d’y mêler tout un ordre ineffable de jouissances inconnues à ceux que les passions mauvaises dominent ou que l’égoïsme concentre en eux-mêmes. Le devoir réalise le droit. Le peuple, pour triompher certainement, ne doit vouloir rien que de juste. La sûreté, la liberté, la propriété de tous sans exception, doivent lui être sacrées. Le peuple doit s’associer et pratiquer le devoir dans l’association.

xvi. Le peuple ne doit s’abuser ni sur le temps, ni sur les choses. Il doit se garder de rêver l’impossible. L’égalité des positions et des avantages annexés à chaque position n’est point dans les lois de la nature. Le mouvement de la vie sociale oppose un obstacle invincible à l’égalité des fortunes. L’état misérable du peuple ne peut pas non plus changer tout d’un coup. Rien de ce qui doit durer ne se fait qu’à l’aide du temps. Mais les hommes de travail doivent prendre courage. – Tableau de l’avenir. – Bonheur du peuple qui goûtera toutes les jouissances de l’art et de la contemplation du beau. L’Évangile du Christ, scellé pour un temps, sera ouvert devant les nations. On ne verra dans le criminel qu’un frère égaré, un malade. On ne connaîtra plus la peine de mort. — Le monde ne formera qu’une même cité qui saluera dans le Christ son législateur suprême et dernier. Les causes de guerre auront disparu ; le bien-être de chacun, étroitement lié au bien-être de tous, croîtra par un progrès nécessaire. Cependant le mal ne sera jamais détruit ici-bas, mais le peuple ne doit pas oublier que l’ame est immortelle.

Telles sont les idées contenues dans le Livre du Peuple. On voit qu’en elles-mêmes elles ne sont pas très neuves ; mais elles trouvent de l’originalité dans leur enchaînement et surtout dans le caractère de celui qui s’est donné la peine de les associer dans une éclatante phraséologie. Désormais il ne saurait être douteux pour personne que M. de La Mennais a rompu définitivement les derniers liens de l’orthodoxie catholique qui pouvaient le retenir encore, et qu’il cherche les élémens d’un système nouveau. L’homme qui avait dit que le sentiment est variable et faux, que le raisonnement est trompeur, qu’une autorité extérieure est seule certaine, embrasse aujourd’hui le culte de la raison individuelle, et nous sommes obligés de dire que ce début dans l’ordre philosophique n’est pas heureux, car M. de La Mennais n’a nullement compris la théorie de l’intelligence et des lois de la raison. La souveraineté du peuple n’étant aux yeux de l’auteur que la collection des souverainetés individuelles ; elle n’est plus que la souveraineté du nombre, et voilà M. de La Mennais d’accord avec les conséquences extrêmes, non pas de la démocratie, mais de la démagogie. Prenez la première partie du livre de M. de La Mennais, où, au nom de la parole chrétienne, il appelle le peuple, c’est-à-dire les plus malheureux et les plus ignorans de l’espèce humaine, à la domination : vous croiriez lire un évangile rédigé à l’usage des anabaptistes de Munster ; mais tournez la page, voici venir la théorie du devoir, la prédication du dévouement, de la charité, de la vanité des choses humaines et de l’immortalité de l’ame. Tirez les conséquences des propositions émises dans cette seconde partie, et le peuple n’aura plus de pensée que pour le travail, pour les joies intimes du cœur, pour les dogmes de la foi chrétienne, et pour les promesses d’une autre vie. Si le peuple ne lit que les premières pages, il court aux armes ; s’il achève le livre, il se résigne et s’abîme dans la prière, le dévouement et l’humilité.

Voilà qui prouve invinciblement la bonne foi de M. de La Mennais et la candeur de son génie. Mélancolique, ayant l’humeur dantesque, comme il l’a dit en parlant de lui-même, il a vu l’humanité pâle, malade, défaillante, couverte de vêtemens de deuil parsemés de taches de sang, et il s’est ému profondément de cette vision qui l’obsédait. Dans ses premiers transports, il a crié vengeance, puis peu à peu il s’est calmé, d’anciens souvenirs sont rentrés dans son cœur, et le traducteur de l’Imitation de Jésus-Christ s’est retrouvé. Du choc de ces affections contradictoires est né Le Livre du peuple, livre de colère et de mansuétude, de sédition et d’ascétisme, tracé par un tribun et par un saint, matérialiste et mystique, se détruisant lui-même, sans unité, sans effet possible, sans danger, mais curieux monument des débats douloureux d’une grande ame qui s’est fait, de la recherche de la vérité, une passion immortelle.

Tout ce qui, dans l’ouvrage de M. de La Mennais, a trait aux devoirs généraux et particuliers, ne saurait avoir ni nouveauté, ni grand intérêt : c’est une page du catéchisme cousue à un lambeau du Contrat Social, et il n’y a de remarquable que cette association. C’est dans la première partie, qui traite du droit et des droits du peuple, qu’il faut chercher les instincts puissans et décisifs qui ont excité l’auteur. M. de La Mennais, sans peut-être en avoir conscience, se rattache à l’hérésie primitive des millénaires, qui demandaient au christianisme le bonheur matériel et terrestre. Il détourne et applique la parole chrétienne au profit de la souveraineté et de la félicité du peuple. Il trace un tableau de l’avenir où le mal sera, sinon tout-à-fait anéanti, du moins beaucoup affaibli, où l’unité politique de la terre doit prédominer à l’ombre de la croix et du nom du Christ. Il est vrai qu’après ces magnifiques peintures, il ajoute que le peuple ne doit pas incarner ses sublimes espérances dans la boue qu’il foule aux pieds, qu’ici-bas il n’est entouré que de fantômes et d’ombres vaines mais c’est une ressemblance de plus avec les millénaires, qui faisaient précéder la jouissance du paradis d’un règne terrestre du Christ, qui devait durer mille ans.

Ici M. de La Mennais adhère tout-à-fait à ce mouvement de l’esprit humain, qui réclame le bonheur comme le but légitime de ses tendances et de ses efforts. Quand nous avons examiné la Déontologie de Bentham, traité net et concis de la morale exclusive de l’intérêt, nous avons signalé le mouvement de la philosophie moderne, qui, oubliant le ciel pour la terre, parce que le christianisme avait paru oublier la terre pour le ciel, excita Hume, Hartley, le marquis de Mirabeau, Helvétius, Priestley, Condorcet, Bentham, à chercher les conditions du bien-être et de la félicité humaine. Nous pouvons ajouter à la liste de ces travailleurs les noms de Saint-Simon et de Fourier et même celui de M. de La Mennais, qui est entièrement entré dans cette conspiration de l’esprit humain pour conquérir le bonheur. Seulement il a donné à cette opinion quelques couleurs empruntées à d’inévitables souvenirs ; il y a dans le prêtre de Bretagne quelque chose du millénaire Papias et de l’utopiste Fourier.

Cette tendance vers le bonheur terrestre étant manifeste, suivons maintenant la méthode de M. de La Mennais pour le conquérir légitimement. Nous assistons à une conversion éclatante. L’auteur de l’Essai sur l’Indifférence embrasse sans réserve la théorie de la souveraineté du peuple, telle qu’elle est formulée dans le Contrat social ; le droit pour lui n’est autre chose que la liberté, et la souveraineté du peuple, le résultat des souverainetés individuelles. Mais cette théorie du droit est incomplète et surannée et si notre siècle doit une partie de sa liberté et de ses progrès au génie de Rousseau, il s’est servi de ces progrès même pour améliorer l’héritage qu’il a recueilli.

Le droit n’est pas uniquement la liberté ; il trouve son essence dans l’union de l’intelligence et de la volonté, comme il trouve son plus parfait développement dans l’harmonie de l’association et de l’individualité.

L’association, loin d’abolir l’individualité, n’est possible que par elle. Si le principe du droit social est dans l’esprit humain, il suit que le développement individuel est aussi nécessaire à la société qu’à l’homme même. Un homme a l’initiative d’un grand dessein, d’une utile découverte, d’une haute pensée. Les autres hommes consentent, et ce consentement, en se perpétuant, constitue la tradition.

Initiative, consentement, tradition, voilà les trois formes de l’individualité même ; elle est plus saillante dans l’initiative mais elle n’est pas moins réelle dans le consentement et la tradition. Pourquoi les autres hommes consentent-ils à une proposition qui leur est présentée, si ce n’est parce que leur individualité a été pénétrée et convaincue ? Ce n’est pas tout ; en consentant à une pensée offerte, les hommes la transforment inévitablement, et l’individualité joue ici un nouveau rôle. C’est se faire une idée fausse de la tradition que de la prendre pour une acceptation muette et servile d’une pensée imposée. La tradition ne vit elle-même que par un mouvement de l’esprit humain qui, continuant de consentir à une pensée dont il a reconnu l’évidence, s’agite dans une sphère tracée dès le principe.

Il y a de l’unité dans l’histoire quand une pensée première et féconde est développée par une tradition vigoureuse. L’esprit humain embrasse avec amour la vérité qu’il a reçue ; il s’attache à tirer de son sein des fruits solides et doux ; il porte toutes ses forces sur un point donné, et tous ses mouvemens concourent au même but. Souvent les peuples sont en jouissance de ces résultats heureux, sans en avoir les lois et le secret ; ils s’imaginent que la pensée première n’a pas changé et qu’ils vivent sous le joug de son immobilité. L’activité de l’esprit humain leur échappe, parce qu’alors elle est harmonique et non pas turbulente ; mais si l’on pouvait à leurs yeux rapprocher brusquement le point de départ des doctrines et des commentaires qui dirigent la pratique de leur siècle, ils seraient éblouis par les différences, et reconnaîtraient l’éternelle mobilité du genre humain. Au surplus vient un temps où cette mobilité est irrécusable ; c’est lorsque la pensée première est corrompue ou épuisée, lorsque la tradition devient mensongère ou stérile ; alors l’individualité exerce une nouvelle initiative qui demande à triompher à son tour par un autre consentement et par une autre tradition.

Si donc rien ne se produit ou ne se passe sur la terre qui ne relève de l’individualité humaine, il importe de bien connaître cette individualité, qui est la racine du droit et la source des pensées et des actions de l’homme. Or, le premier fait fondamental qui constitue cette individualité, c’est l’intelligence.

Où est l’intelligence dans la théorie du droit de M. de La Mennais ? Elle n’y brille que par son absence ; et cette ellipse suffit pour réduire au néant la théorie même. Veut-on, par un seul exemple, juger combien sont profondes les différences qui nous séparent de son radicalisme évangélique ?

Quand M. de La Mennais dit que le peuple a le droit de vivre et de se développer, nous disons : Oui ; mais quand il ajoute qu’il a le droit, à l’heure qu’il est, de gouverner la société, nous répondons : Non. Tout homme a le droit de ne pas mourir de faim, et la société est en faute quand un individu tombe d’inanition et périt de détresse. Tout homme a encore un droit imprescriptible à l’éducation et au travail, et la société lui doit les méthodes de l’éducation et les instrumens du travail. Mais au-delà le droit de l’individu ne peut s’accroître qu’avec le développement même de son intelligence.

La société doit aujourd’hui non pas livrer au peuple un pouvoir dont il ne saurait se servir que d’une manière mortelle pour lui-même et pour tous les intérêts, mais lui donner une éducation qui le mène successivement à tous les degrés de la puissance et de la souveraineté sociale. M. de La Mennais dit dans son livre[3], en s’adressant au peuple : « Quand vous aurez reconquis votre droit, si vous en usez avec sagesse, le monde changera de face. » Et quelle est la condition nécessaire de la sagesse du peuple, si ce n’est la science ? La distribution de la science au peuple doit donc précéder son initiation au pouvoir.

Pourquoi l’astre de la science ne se lève-t-il point sur l’horizon du monde ténébreux où l’on t’a relégué ? demande M. de La Mennais au peuple[4]. Voilà la véritable, et aujourd’hui la seule question à poser. Le peuple est ignorant : il faut qu’il cesse de l’être et à mesure que cette ignorance décroîtra, son droit à la puissance grandira d’autant plus. Nous reconnaissons la souveraineté du peuple, mais nous l’identifions avec la souveraineté de l’esprit humain, et, par une conséquence naturelle, nous voulons instruire le peuple avant de le couronner. M. de La Mennais, entraîné par de nobles passions, veut, du sein de l’extrême misère, pousser le peuple à l’extrême grandeur ; chez lui, le sentiment l’emporte sur la raison ; il y a surtout dans son talent de la colère et de la charité ; il hait et il aime tour à tour les hommes et les choses plus qu’il ne les juge et ne les comprend.

Si M. de La Mennais n’a pas vu qu’il était impossible de fonder le droit social sans l’intervention première de l’intelligence, qui seule peut livrer des vérités générales, tandis que la conscience de la liberté individuelle ne peut atteindre que l’intérêt de l’individu, il n’a pas moins méconnu la réalité historique. Ôtez un petit nombre de privilégiés ensevelis dans la pure puissance, le peuple, c’est le genre humain. Nous aussi nous disons : Le peuple, c’est le genre humain, parce que nous y comprenons tout le monde, le bourgeois comme l’artisan, l’industriel comme le soldat, riches et pauvres, toutes les aptitudes et toutes les fonctions sociales. Le peuple ne saurait être défini par l’extrême misère et l’extrême ignorance. Si l’on veut suivre les mouvemens de la nation française depuis le xiie siècle, on verra notre démocratie s’élever peu à peu par le développement progressif du travail et de l’intelligence. Il y a cinq ans que, cherchant à nous rendre compte de la marche de la démocratie française, nous disions : « La révolution communale du xive siècle constitua les bourgeois, la révolution générale de 1789 a constitué le peuple[5]. » Quelle est la conséquence, si ce n’est que le peuple se compose tant des bourgeois que des prolétaires, et de ce qui reste parmi nous d’aristocratie ? Dans le peuple ainsi composé, la bourgeoisie a la prépondérance : les destinées sociales dépendent donc surtout de la direction politique que suivra cette bourgeoisie triomphante. Quelques-uns veulent l’entraîner dans l’imitation de l’ancienne aristocratie et lui inculquer son égoïsme : ceux-là prennent avec affectation le nom de conservateurs. D’autres, et en plus grand nombre, demandent à la bourgeoisie de garder les instincts et les sympathies populaires, de faciliter à tout travailleur prolétaire la conquête successive du bien-être et des droits politiques, et de fonder enfin un plébéianisme puissant, qui, sans parodier les travers de la vieille noblesse, sache se faire une histoire vraiment originale et vraiment utile au genre humain. La bourgeoisie est le fait nécessaire et indestructible dans lequel nous vivons tous : quel sera son génie ? Voilà l’intérêt social de notre siècle.

La conscience de l’histoire prépare l’esprit à juger sainement la réalité politique : mais l’auteur du Livre du Peuple paraît être tombé dans un grand mépris de l’histoire humaine, et ce dédain est une ressemblance de plus avec quelques philosophes et quelques utopistes qui ont exclusivement demandé le bonheur des sociétés à des théories conçues à priori. Comme Bentham, comme Charles Fourier, M. de La Mennais semble aujourd’hui ne tenir aucun compte de l’histoire. « Y avait-il des rois, des nobles, des patriciens et des plébéiens, demande-t-il[6] avant qu’il y eût des peuples ?… Patriciat, noblesse, royauté, toute prérogative en un mot qui prétend ne relever que de soi, se soustraire à la volonté, à la souveraineté du peuple, est un attentat contre la société. » Et que doit être la société ? l’organisation de la fraternité. Or, comme l’auteur du Livre du Peuple ne voit encore dans aucune des sociétés humaines la fraternité organisée, il en conclut le règne absolu du mal dans le présent comme dans le passé. Cet anathème lancé contre toute l’histoire du genre humain manque de justice. Sans doute le mal est dans l’histoire, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, mais non pas d’une manière absolue ; autrement la vitalité sociale serait corrompue et tarie dans sa source. Dans toute société il y a l’intention du bien et le principe du droit. Mais cette intention et ce principe sont contrariés dans leurs effets et dans leur cours, et l’histoire trouve son intérêt et sa moralité dans une succession de progrès et de chutes, de déviations et de redressemens. Que nous eussions voulu que M. de La Mennais employât la magie de sa plume à évoquer sous les yeux du peuple les principales scènes du passé, mettant à côté d’une vive peinture un enseignement grave et concis ! C’est au peuple qu’il faut conter l’histoire, pour éclairer son esprit et élever son ame : l’histoire ne sera pas avare pour lui de consolations, d’encouragemens, de jouissances ; elle pourra lui inspirer du courage sans colère, de la patience sans langueur, de l’émulation sans envie ; elle lui montrera avec une incorruptible équité que la vraie puissance a toujours été le prix de l’intelligence et du travail.

Il était inévitable que M. de La Mennais, ne prenant pas l’histoire pour le point de départ nécessaire des progrès qu’il désire, prêtât à l’avenir qu’il appelle, les traits les plus incertains. « Votre tâche, la voici, dit-il au peuple ; elle est grande. Vous avez à former la famille universelle, à construire la cité de Dieu, à réaliser progressivement par un travail ininterrompu son œuvre dans l’humanité[7]. » Mais qu’est-ce que la cité de Dieu ? J’entends très bien qu’au ve siècle, un illustre chrétien, voulant fermer la bouche aux païens qui imputaient la ruine de l’empire aux destructeurs du culte des dieux, ait voulu établir que, dans la nature des choses, il y avait deux cités, la cité de Dieu et la cité de l’homme ; que celle de l’homme avait été enfantée par le mauvais génie de l’orgueil ; qu’au contraire celle de Dieu, incorruptible et pure, dont l’origine remonte aux premiers jours célébrés par l’Ancien Testament, est arrivée peu à peu à descendre sur la terre par le christianisme. Mais qu’a de commun la situation de M. de La Mennais avec celle de saint Augustin ? Le christianisme a aujourd’hui cet empire terrestre, dont le paganisme retenait encore une partie, quand l’évêque d’Hyppone écrivait. Augustin luttait contre les païens ; M. de La Mennais lutte aujourd’hui contre les chrétiens en possession du monde politique ; les chrétiens lui diront que la cité de Dieu est réalisée sur la terre, tant par le catholicisme que par le protestantisme, et toutes les opinions adjureront l’auteur du Livre du Peuple de découvrir les fondemens de la nouvelle cité qu’il veut substituer à l’ancienne.

Tout conduit M. de La Mennais à la nécessité de formuler un système ; son radicalisme évangélique, tel qu’il se dessine dans les Paroles d’un Croyant et dans le Livre du Peuple, ne saurait suffire ni à notre siècle ni à la nature des choses. Ce radicalisme évangélique est sincère dans l’homme qui le prêche, et naturel dans l’époque où il se produit : qu’un prêtre ait été frappé des misères du peuple, qu’il ait réclamé ses droits et son bonheur au nom de l’Évangile, et qu’il ait voulu mêler et combiner les forces du christianisme et de la démocratie, voilà un fait social qui n’a rien de monstrueux, et qu’explique complètement le génie de notre siècle. Mais si ce radicalisme évangélique est un symptôme, il n’est pas une solution.

Quand en 1834 parurent les Paroles d’un Croyant, elles furent saluées comme un cri d’émancipation et d’indépendance ; l’auteur entrait dans une vie nouvelle par une sorte de chant lyrique dont l’impétueuse allure échappait à l’analyse de l’esprit philosophique. Plus tard les Affaires de Rome furent comme des Mémoires destinés à livrer au public le secret et les détails de la révolution intérieure qui s’était accomplie dans l’ame de M. de La Mennais ; enfin aujourd’hui le Livre du Peuple est une sorte de catéchisme populaire, dont l’auteur n’a pas décliné la lutte avec les formes même de l’Évangile. Mais il faut maintenant à la pensée de M. de La Mennais une évolution nouvelle ; il nous doit un système. Qu’il se rappelle que tous les grands hérésiarques qui ont protesté puissamment contre l’orthodoxie et les opinions officielles, ont puisé leur force dans les principes métaphysiques des choses.

Jusqu’à présent le néo-christianisme, dont M. de La Mennais est, à lui seul, encore aujourd’hui, le chef et l’église, n’a eu d’autre développement que ce radicalisme évangélique que nous avons analysé. C’était inévitable, mais ce n’est plus assez. Quand M. de La Mennais a complètement abandonné le catholicisme, quand il a accablé de ses mépris la réforme protestante, il a pris l’engagement envers son siècle de commencer et d’inaugurer un nouvel ordre de vérités religieuses. Il ne parle plus au nom de l’église catholique, dont il s’est séparé, lorsqu’il salue dans le christianisme la loi première et dernière de l’humanité ; il doit donc déclarer au nom de quelles convictions il écrit aujourd’hui : autrement, pourquoi imposerait-il au peuple des croyances dont il se réserverait le secret et la raison ?

La foi et la science, voilà désormais, ce nous emble, les deux objets auquel doit s’appliquer le beau génie de M. de La Mennais. Puisqu’il a brisé de ses propres mains le système qu’il avait édifié dans l’Essai sur l’indifférence, il a nécessairement dans l’esprit une autre méthode pour arriver à la vérité. Le néo-christianisme ne peut sortir que d’une nouvelle tentative pour concilier la science et la foi ; et l’on ne saurait fermer les yeux à l’immense travail qui s’accomplit de toutes parts pour agrandir l’une et changer les conditions de l’autre. En Allemagne, les sources historiques de la religion chrétienne sont l’objet de la critique la plus profonde ; on y examine avec indépendance et respect les titres de la révélation positive ; les travaux ingénieux et savans de Strauss soulèvent des discussions et des polémiques qui profiteront à l’émancipation progressive de l’esprit humain. Ces mouvemens, que M. de La Mennais ne saurait ignorer, doivent lui inspirer une émulation nouvelle ; puisque le vieil homme a disparu, il faut que l’homme nouveau jette les fondemens d’une école et d’une doctrine.

Y a-t-il à côté du catholicisme et du protestantisme une place dans l’avenir pour un néo-christianisme ? Voilà, certes, une des plus graves questions qui puisse être posée. Strauss et M. de La Mennais sont la double conséquence, tant de l’esprit critique de la réforme que des instincts sociaux du catholicisme. Sont-ils les précurseurs d’un ordre nouveau ? Doivent-ils inaugurer une nouvelle théologie, une nouvelle philosophie, une nouvelle politique pour le christianisme ? Les faits de l’avenir peuvent seuls répondre ; il serait puéril de vouloir prophétiser en détail les formes et les accidens par lesquels doit passer l’humanité.

Dans toutes ses situations et sur toutes ses faces, le christianisme est aujourd’hui l’objet de l’attention respectueuse du monde ; il n’a point à se plaindre. Au sein même des deux orthodoxies protestante et catholique, des travaux théologiques s’accomplissent ; nous avons apprécié ailleurs l’importance du piétisme de Halle et du mysticisme de Munich ; joignons à ces signes les symptômes du néo-christianisme, et enfin les tendances religieuses de la philosophie idéaliste, tant en Allemagne qu’en France, et nous n’aurons pas tort de conclure que le fait historique du christianisme remue fortement les passions et les pensées humaines, et que l’esprit du monde cherche à ses désirs et à ses sentimens religieux une satisfaction complète et nouvelle.

À l’égard de l’esprit chrétien, soit catholique, soit protestant, soit néo-chrétien, l’esprit philosophique ne peut avoir qu’impartialité et bienveillance. Il reconnaît d’abord que la supériorité morale du christianisme, sur les différens cultes de l’antiquité, est démontrée par les hérésies même et les différens partis qui l’expriment ; il y a, dans le christianisme, un esprit de liberté, puisqu’il est possible d’être chrétien de tant de façons diverses. Connaissons-nous dans l’histoire les hérésies du polythéisme chez les Grecs et les Romains ? Non ; la religion des Romains et des Grecs a pu avoir des phases diverses ; mais elle n’était pas animée d’une liberté intérieure d’où pussent sortir de fécondes hérésies.

Puisqu’elle spécule en présence d’une religion supérieure au paganisme, la philosophie moderne doit à cet avantage un champ plus étendu pour ses théories, et aussi plus de modération et de patience dans les applications sociales. D’une part, les convictions de la société moderne étant moralement meilleures que les convictions de la société antique, la philosophie n’a plus à démontrer aujourd’hui quelques idées premières, désormais hors de toute discussion, comme l’égalité des hommes entre eux, l’unité de Dieu, la spiritualité immortelle de l’ame humaine. D’un autre côté, la philosophie moderne, par la nature même de ses principes, donne aux sociétés qu’elle veut enseigner et conduire des gages irrécusables de prudence et d’habileté.

Comment la philosophie tomberait-elle dans les écarts et les erreurs que nous avons reprochés au radicalisme évangélique, comment identifierait-elle la souveraineté du peuple avec la souveraineté du nombre, elle qui salue l’intelligence comme la première loi des sociétés humaines ? Elle n’excite pas les pauvres contre les riches, la détresse contre l’opulence, parce qu’elle ne cède pas aux mouvemens passionnés d’un sentimentalisme irréfléchi ; elle ne jette pas l’anathème à la face de la société moderne, parce qu’elle la comprend dans ses tendances, la sait dans ses origines, la guide dans ses progrès, et la prévoit dans ses développemens futurs. Elle n’excommunie pas la civilisation avec son éclat et son luxe ; elle s’attache à en corriger les vices, mais elle en reconnaît avec orgueil les beautés et les grandeurs. Elle travaille à l’émancipation du peuple ; elle le convie à la conquête successive des droits politiques, mais par l’éducation, par la science, rendue accessible à tous ; elle ne prend pas parti d’une manière exclusive et passionnée pour les intérêts prolétaires contre les intérêts bourgeois, mais elle cherche, aux difficultés qui nous divisent et nous tourmentent, des solutions impartiales et vraies. Il faut donc tomber d’accord que l’esprit philosophique, s’appliquant aux affaires humaines, est plus social et moins révolutionnaire que le radicalisme évangélique.

Mais aussi la philosophie moderne réclame, pour l’activité même de l’intelligence, une carrière infinie. Elle estime que la pensée dans son essence est supérieure à toute lettre, à l’écriture, quelle qu’elle soit. Elle trouve qu’il n’est pas raisonnable d’affirmer, soit dans l’ordre politique, soit dans l’ordre religieux, que telle loi écrite est la dernière loi de l’humanité. Elle ne juge pas que la tradition chrétienne, si belle qu’elle paraisse, soit égale à l’universalité des choses. Mais considérant la religion comme une partie de la vérité générale acceptée par de grandes majorités, elle est pleine de respect pour elle, et aussi pleine de confiance dans l’éternel mouvement de l’esprit humain. Il est impossible à l’esprit philosophique de ne pas reconnaître, dans les travaux scientifiques et industriels qui s’accomplissent sur tous les points, un instrument de rénovation sociale et religieuse, et, par une conséquence naturelle, d’avoir sur l’avenir du monde des prévisions à la fois plus idéales et plus positives que celles indiquées dans le Livre du Peuple.

Voilà pourquoi il est juste d’affirmer que l’esprit philosophique est tout ensemble moins et plus révolutionnaire que le radicalisme évangélique, qui à la fois demande trop et pas assez.

Aujourd’hui l’Europe, dans l’ordre politique, nous montre les institutions dont l’origine remonte au moyen-âge envahies par l’esprit nouveau, qui entreprend, non pas de les renverser avec violence, mais de les transformer. Dans l’ordre religieux, le catholicisme s’attache à la conservation immobile du passé. Il ne serait pas équitable de méconnaître que, dans sa vieille majesté, il n’est pas sans charmes pour les imaginations et sans quelque douceur pour les ames ; mais enfin, il n’a plus l’initiative sociale. Le protestantisme n’y a jamais prétendu, concentrant toujours son ambition dans la critique des écritures et dans la spiritualité intérieure. Depuis deux siècles, la direction politique appartient donc sans partage à l’esprit laïque et philosophique, qui a régné avec d’autant plus d’autorité, qu’il ne s’est pas manifesté par une caste ou par un ordre, mais qu’il a pénétré dans tous les ordres, dans tous les rangs, dans toutes les formes de la société.

Au début du moyen-âge, au ixe siècle, après Charlemagne, la puissance appartint à l’église ; après quatorze ans de durée, l’empire d’Occident se décomposait par un mouvement nécessaire, le mélange des races préparait la diversité des nations ; les hommes du Nord s’abattaient de toutes parts sur l’héritage de Charles ; l’esprit militaire des Francs semblait anéanti, et, dans ce chaos, l’église seule était debout. Au xixe siècle, après Napoléon et son empire, nous avons été les témoins de la décadence passagère de l’esprit militaire et de l’avènement d’une puissance pacifique, qui n’était plus l’église, mais l’industrie. Il importe d’associer la philosophie sociale à ces développemens industriels, afin de donner à un corps jeune et robuste une forte intelligence.

Si le christianisme, dont l’originalité fut de donner le pas à la charité et à la foi sur l’intelligence et sur l’esprit, dut ses triomphes et son influence à l’heureuse souplesse avec laquelle il sut se prêter à toutes les formes et à tous les accidens politiques, l’esprit philosophique, qui salue dans l’intelligence la loi du siècle, et dans la révolution française la promulgation la plus éclatante de cette loi, ne doit se montrer ni moins habile ni moins social ; il doit avoir ses phases, ses transformations ; il doit fuir comme un écueil les imitations et les redites, renouveler par un mouvement continuel ses traditions, ses méthodes et son langage. Comparez le christianisme de saint Paul avec celui de Grégoire VII, et jugez quelles formes et quelles fortunes diverses peuvent traverser les idées.


Lerminier.
  1. Voyez Lettres philosophiques, Revue des Deux Mondes, 1832, et les Adversaires de M. de La Mennais, 1834.
  2. Au-delà du Rhin, tom. ii. – iv. Deux christianismes.
  3. Pag. 85.
  4. Pag. 65.
  5. Lettres philosophiquesXme Lettre — De la Démocratie française. 1832, Revue des Deux Mondes.
  6. Pag. 83.
  7. Pag. 35.