Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/17

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 528-531).

CHAPITRE XVII


— Hé bien ! — dit Marie Pavlovna quand Simonson fut sorti, — hé bien voilà ! Il est amoureux, follement amoureux ! Qui se serait attendu à cela, à ce que Vladimir Simonson devint amoureux, tout comme le plus banal des collégiens ? C’est stupéfiant ! Et je dois même dire que j’en suis un peu fâchée ! — ajouta-t-elle à demi sérieusement.

— Mais elle, Katia ? Que croyez-vous qu’elle pense de tout cela ? — demanda Nekhludov.

— Elle ?

Et Marie Pavlovna s’arrêta pour réfléchir un instant, comme si elle cherchait à formuler sa réponse le plus clairement possible.

— Elle ? Voyez-vous, son passé ne l’empêche pas de garder une des natures les plus droites que je connaisse… Elle a des sentiments plus délicats que nous toutes… Elle vous aime, elle vous aime beaucoup ; et elle serait très heureuse de pouvoir vous rendre au moins un service négatif, en vous empêchant de vous embarrasser d’elle. À ses yeux, son mariage avec vous serait une chute affreuse, pire que tout son passé ; et je suis convaincue que, par suite, jamais elle n’y consentira. Votre présence ici est pour elle une cause continue d’épouvante.

— Mais alors que me conseillez-vous ? De disparaître ? — demanda Nekhludov.

Marie Pavlovna sourit de son doux sourire.

— Eh bien, oui, en partie !

— Et comment pourrais-je disparaître en partie ?

— Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à votre première question, — reprit-elle, cherchant évidemment à détourner l’entretien. — Je voulais vous dire que Katia doit certainement s’être rendu compte de cet amour exalté que Simonson éprouve pour elle, bien que lui, jamais, ne lui en ait parlé. Comme vous savez, je ne m’entends pas beaucoup à ces questions-là ; mais j’ai l’impression que ce sentiment n’est rien d’autre que l’amour le plus ordinaire, malgré tous les beaux semblants dont il est revêtu. Vladimir prétend que son amour est tout platonique, qu’il a pour effet de relever en lui l’énergie, au lieu de la rabaisser. Mais, moi, je sens bien que, au fond, ce n’est rien de tout cela, que c’est simplement un désir physique, comme celui qui attire Novodvorov vers Lubka Grabetz…

Et Marie Pavlovna allait s’étendre sur ce thème, qui lui était cher ; mais Nekhludov l’interrompit.

— Enfin, que me conseillez-vous de faire ? — demanda-t-il.

— Je crois que vous devriez tout d’abord parler de tout cela avec Katia. S’expliquer à fond, c’est toujours la meilleure méthode. Entendez-vous avec Katia ! Voulez-vous que je vous l’envoie ici ?

— Oui, je vous en prie ! — dit Nekhludov.

Et Marie Pavlovna sortit.


D’étranges sentiments agitaient l’âme de Nekhludov, — pendant qu’il restait seul dans la petite chambre, entendant près de lui le souffle régulier de Vera Efremovna, et, plus loin, le vacarme incessant des condamnés de droit commun. Ce que venait de lui dire Simonson avait pour avantage de l’affranchir de l’obligation qu’il avait prise sur lui, et qui, bien souvent, dans les derniers temps encore, lui avait semblé effrayante et lourde. Et cependant ce que venait de lui dire Simonson non seulement lui était désagréable, mais le faisait souffrir comme jamais peut-être il n’avait souffert.

Et sa souffrance provenait de mille causes diverses dont lui-même n’avait que vaguement conscience. Elle provenait, par exemple, de ce que la proposition de Simonson avait enlevé à sa conduite envers Katucha le caractère exceptionnel qu’elle avait eu jusqu’alors à ses propres yeux et aux yeux du monde. Car, si un autre homme, et un homme tel que celui-là, n’ayant aucune obligation vis-à-vis de la jeune femme, consentait à unir sa destinée à la sienne, c’était donc que le sacrifice accompli par lui, Nekhludov, n’avait rien eu de si héroïque ! Et la souffrance de Nekhludov avait aussi pour cause la simple jalousie : il s’était tant accoutumé à la pensée d’être aimé de Katucha que la possibilité qu’elle aimât un autre homme le torturait comme une déception. Et Nekhludov souffrait aussi de voir détruits ses projets et ses plans : il avait longuement préparé la façon dont il vivrait près de Katucha, dont il lui tiendrait compagnie et veillerait sur elle jusqu’à l’expiration de sa peine ; si maintenant elle se mariait avec Simonson, sa présence auprès d’elle deviendrait inutile, et il aurait à donner à sa vie un nouvel objet. Ainsi toute sorte de tristes pensées se pressaient en lui, lorsque la porte s’ouvrit, et que Katucha entra dans la chambre. Le vacarme, dans la salle voisine, devenait sans cesse plus assourdissant : évidemment quelque chose d’anormal devait s’y passer.

D’un pas rapide, sans lever les yeux, Katucha s’avança près de Nekhludov.

— Marie Pavlovna m’a dit que vous aviez à me parler ! — murmura-t-elle d’un air embarrassé.

— Oui, Katucha, j’ai à te parler ! Assieds-toi ! Vladimir Ivanovitch vient d’avoir avec moi un entretien à ton sujet.

Elle s’était assise, avait posé ses mains sur ses genoux, et était parvenue à se donner une apparence de calme ; mais aussitôt que Nekhludov eut nommé Simonson, elle tressaillit, et devint toute rouge.

— Et que vous a-t-il dit ? — demanda-t-elle.

— Il m’a dit qu’il voulait se marier avec toi.

Le visage de la jeune femme se contracta, comme sous l’effet d’une vive souffrance. Mais elle ne dit rien, et se contenta de baisser de nouveau les yeux.

— Il me demande mon consentement, ou tout au moins mon avis, — reprit Nekhludov. — Et moi je lui ai dit que tout dépendait de toi, que toi seule devais décider.

— Eh ! pourquoi tout cela ? — s’écria-t-elle en fixant sur Nekhludov ce pénétrant regard de ses yeux un peu louches, qui, de tout temps, avait fait sur lui une impression profonde.

Tous deux restèrent ainsi, une courte minute, à se regarder dans les yeux. Et ce regard leur apprit plus de choses à l’un et à l’autre que bien des paroles.

— C’est toi seule qui dois décider ! — répéta Nekhludov.

— Qu’ai-je à décider ? — s’écria-t-elle. — Tout est décidé depuis longtemps !

— Non non, Katucha, tu dois décider si tu acceptes la proposition de Vladimir Ivanovitch !

— Est-ce que je puis me marier, moi, un gibier de bagne ? Pourquoi irais-je encore perdre la vie de Vladimir Ivanovitch ? — dit la jeune femme d’une voix frémissante.

— Mais, si tu l’aimes ? — fit Nekhludov.

— Eh ! laissez-moi, mieux vaut ne pas parler ! — répondit-elle ; sur quoi, se levant, elle s’enfuit hors de la chambre.