Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/16

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 522-527).

CHAPITRE XVI


On avait fini de souper et de prendre le thé. Nekhludov s’apprêtait à aborder la Maslova, lorsqu’il entendit, dans la salle voisine, la voix du gardien-chef. Puis un grand silence se fit, dans la salle et dans le corridor. La porte s’ouvrit, et le gardien-chef entra avec deux gardiens pour procéder à l’appel du soir. Il compta, un à un, tous les condamnés politiques, lisant leurs noms sur une liste, tandis que l’un des gardiens les touchait du doigt.

L’appel achevé, le gardien-chef se tourna vers Nekhludov et lui dit, avec un mélange de respect et de familiarité :

— Maintenant, prince, vous devez vous en aller. On n’a pas le droit de rester ici après le couvre-feu.

Mais Nekhludov, qui savait ce que ces paroles signifiaient, s’approcha du vieillard et lui glissa dans la main un billet de trois roubles, qu’il tenait tout prêt.

— Allons, je ne peux pas vous forcer ! Restez encore un moment !

Le gardien-chef allait sortir, lorsque entra dans la salle un autre gardien, en compagnie d’un prisonnier, grand et maigre, avec une large tache bleue sur l’œil.

— Je viens chercher la petite ! — dit le prisonnier.

— Ah ! voilà papa ! — s’écria une légère voix d’enfant, et une petite tête blonde apparut derrière le groupe formé par la Rantzeva, Marie Pavlovna et Katucha, qui toutes trois travaillaient à coudre une robe neuve pour la fillette, avec l’étoffe d’un jupon de la Rantzeva. — Viens, petite, viens te coucher ! — disait doucement le forçat.

— Elle se trouve bien ici ! — répondit Marie Pavlovna, considérant avec pitié le visage meurtri du pauvre homme. — Laissez-la-nous !

— La dame me fait une robe neuve, une belle robe rouge, papa ! — fit l’enfant, en montrant à son père l’ouvrage d’Émilie Rantzev.

— Veux-tu dormir chez nous ? — lui demanda celle-ci en la caressant.

— Je veux bien. Mais je veux que papa dorme aussi avec moi.

La Hantzeva sourit, d’un de ces bons sourires qui la rendaient belle.

— Ton père est forcé d’aller dormir dans l’autre salle ! Mais il nous permettra bien de te garder prés de nous, n’est-ce pas ? — dit-elle en se tournant vers le père.

— Arrangez-vous comme vous voudrez ! — déclara le gardien-chef ; et il sortit avec les trois gardiens.


À peine les gardiens étaient-ils sortis que Nabatov s’approcha du père de la petite fille et lui dit, en lui posant sa forte main sur l’épaule :

— Dis donc, frère, est-ce vrai que Karmanov veut changer de nom avec un déporté ?

Le tranquille visage du forçat prit soudain une expression sombre, et ses yeux s’abaissèrent.

— Nous n’avons entendu parler de rien ! Dieu sait quels mensonges on invente ! — répondit-il. Puis, sans relever les yeux : — Eh bien, Aniutka, reste donc à faire la princesse avec les belles dames ! — ajouta-t-il ; et il sortit précipitamment.

— Il sait tout : ce que vous a dit ce Macaire est certainement vrai ! — dit Nabatov en s’adressant à Nekhludov.

Et là-dessus tous se turent, craignant de voir recommencer les querelles.



Simonson, qui de toute la soirée n’avait rien dit et était resté étendu sur sa couchette, se leva tout à coup, d’un mouvement décidé. Se frayant un chemin à travers les groupes, il s’approcha de Nekhludov.

— Pouvez-vous, maintenant, m’accorder un instant d’entretien ?

— Mais, sans doute ! — lui répondit Nekhludov ; et il se leva pour le suivre.

En voyant Nekhludov se lever, la Maslova rougit. Brusquement elle détourna la tête.

— Voici de quelle affaire j’ai à vous parler ! — commença Simonson, après avoir conduit Nekhludov dans la petite antichambre. Cette antichambre était, à ce moment, toute remplie de l’effrayant vacarme que faisaient les condamnés de droit commun, dans le corridor et dans la salle voisine. Nekhludov, assourdi, fronça les sourcils ; mais Simonson, évidemment, n’entendait rien.

— Connaissant vos rapports avec Catherine Mikaïlovna, — poursuivit-il, en fixant ses bons yeux ronds droit dans les yeux de Nekhludov, — je me crois tenu…

Mais, ayant dit cela, il dut s’interrompre, parce qu’au même moment, tout contre la porte, deux voix se mirent à crier ensemble, se disputant :

— On te dit que ce n’est pas moi, cochon ! — criait l’une d’elles.

— Rends-le moi, sale bête ! — criait l’autre. Tout à coup Marie Pavlovna se montra dans l’antichambre.

— Est-ce que cela a le sens commun, de venir causer ici ? — dit-elle. — Entrez plutôt dans notre chambre, je crois qu’elle est vide.

Elle introduisit Simonson et Nekhludov dans la seconde des deux salles, une petite pièce carrée, où couchaient les femmes de la section. La pièce, cependant, n’était pas vide : la Bogodouchovska s’y trouvait, étendue sur son lit, la tête tournée contre le mur.

— Elle a la migraine ; elle dort, et ne vous entendra pas ! Moi, je m’en vais, — dit Marie Pavlovna.

— Au contraire, tu me feras plaisir en restant, — fit Simonson. — Je n’ai de secrets pour personne, mais surtout je n’en ai pas pour toi !

— Soit, comme tu voudras, — fit Marie Pavlovna, et, s’asseyant sur un des lits, avec ses mouvements d’une grâce enfantine, elle s’apprêta à écouter l’entretien des deux hommes.

— Voici en quoi consiste l’affaire dont je veux vous parler, — répéta Simonson. — Connaissant vos rapports avec Catherine Mikaïlovna, je me crois tenu de vous mettre au courant de mes propres rapports avec elle.

— Qu’est-ce à dire ? — demanda Nekhludov, saisi d’une brusque frayeur.

— Le fait est que je voudrais me marier avec Catherine Mikaïlovna…

— Vraiment ? — s’écria Marie Pavlovna en levant sur Simonson ses beaux yeux bleus.

— Et j’ai résolu de lui demander si elle consentirait à devenir ma femme, — poursuivit Simonson.

— Que puis-je y faire ? Cela ne dépend que d’elle ! — déclara sèchement Nekhludov.

— Oui, mais je sais qu’elle ne me répondra pas sans votre permission.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que, aussi longtemps que ne sera pas tranchée la question de vos rapports avec elle, Catherine Mikaïlovna ne voudra prendre aucun parti.

— Pour ce qui me touche, — dit Nekhludov, — la question est toute tranchée. J’ai voulu faire ce que je croyais mon devoir ; et puis j’ai essayé aussi d’adoucir autant que possible la situation de la Maslova ; mais, à aucun prix, je ne voudrais m’imposer à elle, ni la gêner dans ses décisions.

— Sans doute, mais elle ne veut pas de votre sacrifice !

— Il n’y a là nul sacrifice !

— Je sais que sa résolution sur ce point est inébranlable !

— Mais alors, à quoi bon vouloir vous entretenir avec moi ? — demanda Nekhludov.

— Il faut que, vous aussi, vous reconnaissiez que vous renoncez à vous occuper d’elle !

— Comment pourrais-je reconnaître que je ne dois pas faire ce que j’estime être mon devoir ? La seule chose que je puisse lui dire, c’est que, bien que moi-même je ne sois pas libre vis-à-vis d’elle, elle est tout à fait libre, elle, vis-à-vis de moi !

Simonson resta quelques minutes sans répondre, réfléchissant.

— Soit, — reprit-il — je lui dirai cela. Mais, au moins, ne croyez pas que je sois amoureux d’elle ! Je l’aime comme j’aimerais une sœur, une amie qui aurait beaucoup souffert et que je voudrais consoler. Je ne désire rien d’elle, rien que de pouvoir lui venir en aide, adoucir sa posi…

Malgré l’émotion qui l’étreignait lui-même, Nekhludov ne put s’empêcher de sentir que la voix de Simonson était toute tremblante.

— Adoucir sa position, — reprenait Simonson. — Elle ne veut pas accepter votre aide, mais peut-être consentira-t-elle à accepter la mienne. Si elle y consent, je demanderai à être envoyé dans la ville où elle fera sa peine. Quatre ans, c’est vite passé ! Je vivrai près d’elle, et peut-être parviendrai-je à lui rendre la vie moins dure…

De nouveau il s’arrêta, tout prêt à sangloter.

— Que puis-je vous dire ? — fit Nekhludov. — Je suis heureux qu’elle ait trouvé un protecteur tel que vous…

— Ah ! voilà ce que je voulais savoir ! — s’écria Simonson. — Je voulais savoir si, connaissant mes sentiments pour Catherine Mikaïlovna, connaissant à quel point je souhaite son bien, vous regarderiez comme un bien pour elle son mariage avec moi ?

— Eh bien, oui ! — répondit Nekhludov d’un ton résolu.

— C’est à elle seule que je pense ! Je désire seulement que cette âme souffrants trouve un peu de repos ! — dit alors Simonson, en regardant Nekhludov d’un regard si humble, si suppliant, si enfantin, que jamais personne aurait pu s’attendre à trouver un tel regard chez un homme d’ordinaire aussi sombre et aussi réservé.

Puis, soudain, il se rapprocha de Nekhludov, lui saisit la main, lui sourit timidement, et le baisa sur les joues.

— Je vais lui dire tout cela, je vais lui dire tout cela ! — lui dit-il ; et il sortit de la chambre.