Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/01

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 455-458).


TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE I


Le convoi de prisonniers dont faisait partie la Maslova avait traversé plus de cinq mille verstes. Jusqu’à Perm, le convoi avait voyagé en chemin de fer et en bateau à vapeur ; et la Maslova était restée en compagnie des criminels de droit commun. Mais, à Perm, Nekhludov avait pu obtenir qu’elle fût admise dans la section des condamnés politiques. L’idée de ce transfert lui avait été suggérée par Véra Bogodouchovska, qui faisait partie du même convoi.

Le voyage, jusqu’à Perm, avait été très pénible pour la Maslova, aussi bien au point de vue physique qu’au point de vue moral. Physiquement, elle avait eu à souffrir du manque d’air, de la saleté, de la puanteur, et de la persécution que lui avaient fait subir toute sorte de répugnants insectes, acharnés contre elle ; moralement, elle avait souffert, peut-être plus encore, de la persécution que lui avaient fait subir des hommes non moins répugnants que ces insectes, et non moins acharnés contre elle. À toutes les étapes, elle avait eu à repousser d’ignobles instances qui ne lui avaient pas laissé un moment de repos, et dont le souvenir maintenant lui soulevait le cœur. Entre les prisonniers et les prisonnières, et les gardiens du convoi, et même les chefs, s’étaient établies, suivant l’usage, des relations d’un cynisme si éhonté, que toute femme, en particulier toute jeune femme, avait à se tenir jour et nuit sur ses gardes, pour peu qu’elle ne fût point disposée à se mettre au ton de la corruption générale, et à en profiter.

Rien n’était plus fatigant que cet état continu d’alarme et de résistance, sans compter que la Maslova était infiniment plus exposée encore que ses compagnes aux propositions galantes des prisonniers et des gardiens, tant à cause du charme extérieur de toute sa personne qu’à cause de ce qu’on savait de sa vie passée. Et le refus obstiné qu’elle opposait à ces propositions était volontiers considéré comme un affront, de sorte que, tous les jours, elle avait senti la malveillance grandir autour d’elle. Sa situation aurait même fini par devenir intolérable, si elle n’avait pas eu, pour se consoler, la société de l’excellente Fédosia, et aussi celle de Tarass, le mari de Fédosia, qui, en apprenant la façon dont se trouvait mise à l’épreuve la vertu de sa femme, pour pouvoir la mieux protéger, avait renoncé à sa liberté, et, depuis Nijni-Novgorod, s’était fait admettre parmi les prisonniers.

La situation de la Maslova s’était heureusement fort améliorée, et en toute façon, lorsque la jeune femme avait obtenu d’être transférée dans la section des condamnés politiques. Non seulement, en effet, les condamnés politiques étaient mieux logés et mieux nourris que les condamnés de droit commun, non seulement la Maslova trouvait chez ses nouveaux compagnons moins de rudesse et de grossièreté, mais son transfert parmi eux l’avait délivrée de toute agression galante, et lui avait permis de recommencer à oublier ce passé que sans cesse, jusque-là, on avait pris soin de lui remettre en mémoire. Et ce n’était pas tout. Son transfert avait eu encore pour elle un autre avantage précieux : il lui avait fourni l’occasion de faire connaissance avec certaines personnes qui n’avaient point tardé à exercer sur elle une influence décisive.

La faveur sollicitée pour elle par Nekhludov consistait d’ailleurs simplement à loger, durant les étapes, avec les condamnés politiques ; d’une étape à l’autre, elle continuait à faire la route à pied, comme le reste des condamnés de droit commun. Et c’est ainsi que, depuis Tomsk, elle avait fait toute la route à pied. Avec elle marchaient deux condamnés politiques : Marie Pavlovna Chétinin, la belle jeune fille aux yeux bleus que Nekhludov avait vue dans le parloir de la prison, le jour de sa visite à Véra Bogodouchovska, et un nommé Simonson, un petit homme noir, avec de grands yeux profondément creusés. Marie Pavlovna faisait la route à pied parce qu’elle avait cédé sa place, dans la voiture, à une condamnée de droit commun qui était enceinte ; Simonson faisait la route à pied parce qu’il considérait comme injuste, pour lui, de profiter d’un privilège fondé sur la distinction des castes sociales. Ces trois prisonniers avaient à se lever plus tôt que les autres condamnés politiques et, sitôt levés, à rejoindre le cortège des condamnés de droit commun. Ainsi ils étaient arrivés jusqu’à une étape où un nouvel officier de police avait pris la direction du convoi.


La matinée de septembre était humide et sombre. La neige alternait avec la pluie ; par instants soufflait une bise glacée. Tous les prisonniers du convoi qui devaient marcher à pied, quatre cents hommes et une cinquantaine de femmes, remplissaient la cour de l’étape. Les uns se pressaient autour du chef du convoi, qui leur distribuait la paye de la journée ; les autres achetaient des provisions aux marchandes qu’on avait autorisées à pénétrer dans la cour. Celle-ci était toute bourdonnante du bruit des voix ; les prisonniers comptaient leur argent, bavardaient, se querellaient entre eux ou avec les marchandes.

La Maslova et Marie Pavlovna, — toutes deux vêtues de courtes pelisses et chaussées de bottes, avec un fichu sur la tête, — sortirent de la pièce où elles avaient passé la nuit et se dirigèrent vers l’endroit de la cour où, à l’abri du vent, s’étaient rangées les marchandes, étalant devant elles leurs diverses denrées : des pains frais, des poissons, des pâtés, des tranches de bœuf, des œufs, du lait ; l’une d’elles avait même apporté un petit porc rôti.

Simonson, vêtu d’une veste de caoutchouc et chaussé de galoches, — car il était végétarien et n’admettait point qu’on pût utiliser ni la chair ni le cuir des animaux, — était dans la cour de l’étape, lui aussi, attendant l’ordre du départ. Debout près de la porte de sortie, il inscrivait sur son calepin une réflexion qui lui était venue. Voici cette réflexion :

« Si un microbe pouvait observer et étudier un ongle humain, il en tirerait la conclusion que cet ongle fait partie d’un ensemble inorganique. Et de même nous raisonnons quand, après avoir étudié l’écorce extérieure du globe, nous affirmons que la terre est un être inorganique. »

La Maslova s’occupait à caser dans son sac les œufs, le hareng et le petit pain qu’elle venait d’acheter, et Marie Pavlovna s’occupait à en régler le paiement avec la marchande, lorsqu’un mouvement soudain se produisit dans la cour. Les gardiens venaient de se ranger près de l’officier, et l’on allait procéder aux formalités qui, tous les matins, précédaient le départ.

Suivant l’usage quotidien, les prisonniers furent comptés ; on examina l’état de leurs chaînes, on mit les menottes à ceux qui devaient marcher deux par deux. Mais, tout à coup, rompant la monotonie habituelle de ces formalités, un cri de colère se fit entendre, poussé par l’officier, et aussitôt suivi des pleurs d’un enfant. Puis, dans toute la cour, un profond silence ; et, des l’instant suivant, un murmure confus se répandait à travers la foule. La Maslova et Marie Pavlovna coururent s’informer de ce qui se passait.