Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/2/01

Résurrection. 2e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 265-308).

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I


I


Ayant appris que le pourvoi en cassation de la Maslova serait sans doute examiné au Sénat dans une quinzaine de jours, Nekhludov avait formé le projet d’aller, vers ce moment, à Saint-Pétersbourg, pour y faire les démarches nécessaires, et aussi, en cas de rejet du pourvoi, pour s’occuper de présenter le recours en grâce, ainsi que le lui avait recommandé l’avocat. Mais celui-ci lui avait encore répété que le succès de ce double recours lui paraissait des plus improbables, vu le peu de valeur des motifs invoqués, de sorte que très vraisemblablement la Maslova serait comprise, dans un convoi de forçats qui devait quitter la prison dès les premiers jours de juin. Et comme Nekhludov persistait toujours dans son intention de la suivre partout, fût-ce en Sibérie, il avait résolu d’employer ces quinze jours d’attente à visiter l’une après l’autre ses diverses propriétés, pour mettre ordre, une bonne fois, à toutes ses affaires.

Il se rendit d’abord à Kouzminskoïe. C’était, de toutes ses propriétés, la plus voisine, et aussi la plus grande, celle dont il tirait le plus gros revenu. Il y avait vécu dans sa jeunesse, et à maintes reprises, plus tard, il y était retourné. Il y avait un jour, à la demande de sa mère, amené lui-même l’économe allemand qui maintenant encore y était son gérant, et il avait fait avec lui l’inventaire de la propriété : si bien qu’il connaissait à fond la situation de celle-ci et les rapports qu’y avaient les paysans avec « le bureau », c’est-à-dire avec les propriétaires et leurs représentants, — rapports qui constituaient, au total, une dépendance absolue des paysans vis-a-vis du « bureau ». Nekhludov connaissait tout cela, durant son séjour à l’Université, dans le temps où il professait et proclamait la doctrine d’Henri George ; et c’était précisément sa connaissance de l’état des choses à Kouzminskoïe qui l’avait déterminé à faire don aux paysans du petit bien de son père, la seule propriété qu’alors il possédât. Plus tard, en vérité, quand, au sortir de l’armée, il s’était mis à dépenser 20.000 roubles par an, cette connaissance de l’origine de sa richesse lui était devenue importune, et il avait fait de son mieux non seulement pour n’y plus penser, mais pour l’oublier. Il prenait l’argent et le dépensait, sans s’inquiéter de savoir d’où il le tenait. Mais la mort de sa mère, le règlement de sa succession, la nécessité d’adopter un régime nouveau pour la gestion de ses biens, tout cela avait réveillé en lui la question de ses droits et devoirs de propriétaire. Depuis un mois déjà, il s’en préoccupait, s’avouant d’ailleurs, en manière de conclusion, que jamais il n’aurait la force de changer l’ordre des choses établi, puisque aussi bien ce n’était pas lui qui gérait ses propriétés, puisqu’il vivait hors de ses terres, et n’avait qu’à en toucher tranquillement les rentes.

Cependant, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la rencontre qu’il avait faite de la Maslova l’avait soudain converti à des sentiments nouveaux. Il ne se dissimulait pas que, s’il accompagnait la Maslova en Sibérie, il aurait à entretenir des relations compliquées et difficiles avec tout un monde de fonctionnaires, vis-à-vis desquels ce serait chose précieuse pour lui de garder une haute position sociale, et, surtout, d’avoir de l’argent. Mais il n’en avait pas moins conscience de l’impossibilité où il était, vis-à-vis de lui-même, de se résigner au maintien d’une situation qu’il jugeait immorale. Et c’est ainsi qu’il s’était arrêté à une sorte de compromis. Il avait résolu de se défaire de ses biens, non pas en les donnant aux paysans, mais en les leur louant à bas prix. Ce n’était point, sans doute, la solution qu’en théorie il voyait au problème : mais c’était du moins un pas vers cette solution : c’était le passage d’une forme d’oppression plus grossière à une forme plus douce. Et c’était, en tout cas, la seule mesure que les circonstances lui permissent de prendre.

Il arriva à Kouzminskoïe vers midi. Sa conception générale de la vie s’était, à son insu, si profondément simplifiée qu’il n’avait pas même eu la pensée de télégraphier à son gérant pour lui annoncer sa visite. En descendant du wagon, il avait loué une carriole et s’était fait conduire à sa propriété. Le cocher, un jeune paysan, vêtu d’une camisole de nankin, se tenait assis de côté sur son siège, ce qui lui rendait encore plus facile de causer avec le barine : et il causait d’autant plus volontiers que ses chevaux, deux bêtes vigoureuses et pleines de santé, couraient le long de la route avec un entrain endiablé, sans qu’il eût besoin de les stimuler.

Le cocher parlait du gérant de Kouzminskoïe. Il en parlait librement, ne se doutant pas qu’il avait affaire au seigneur du village.

— Il se met bien, le rusé Allemand ! — disait-il, en se retournant sur son siège et en jouant avec son long fouet. — Il vient de se payer une troïka avec des chevaux superbes ; et il va se promener avec sa bourgeoise, où bon lui semble ! L’hiver, pour la Noël, il y avait chez lui un bel arbre, orné comme vous n’en trouverez pas d’autre dans tout le gouvernement ! Ah ! il en a ramassé de l’argent, le gaillard ! Et pourquoi pas ? Il peut tout faire ! On dit qu’il vient d’acheter une propriété !

Nekhludov tenait pour indifférent de savoir comment son gérant administrait son bien ; mais le récit du cocher ne lui en fit pas moins une impression désagréable. Il jouissait de la beauté du jour, du mouvement des nuages gris qui par instants recouvraient le soleil et puis le découvraient de nouveau ; il jouissait du spectacle des champs, au-dessus desquels s’élevaient des troupes d’alouettes, et du spectacle des bois, que déjà revêtait, du haut en bas, une fraîche verdure, et du spectacle des prairies, où l’on venait de lâcher les chevaux et les bœufs ; mais il ne jouissait pas de tout cela aussi pleinement qu’il aurait voulu. Quelque chose le gênait. Et quand il se demandait ce que c’était, les paroles du cocher lui revenaient en mémoire, sur la façon dont son gérant administrait son bien.

Cette impression ne s’effaça que lorsque, arrivé à Kouzminskoïe, il se mit à s’occuper du règlement de ses affaires.

L’examen des registres du « bureau » et les explications d’un commis qui, naïvement, exposait les avantages qui résultaient, pour la propriété, de ce que les paysans avaient fort peu de terres à eux, et enclavées dans les terres seigneuriales, tout cela ne fit que confirmer davantage Nekhludov dans sa résolution de renoncer à exploiter son bien pour son propre compte et de céder toutes ses terres aux paysans. Cet examen des registres et les explications du commis lui prouvèrent, en effet, que, comme par le passé, les deux tiers de ses champs étaient cultivés par ses garçons de ferme avec des appareils perfectionnés, tandis que le troisième tiers était cultivé par les paysans, à qui l’on donnait cinq roubles par arpent. En d’autres termes, moyennant cinq roubles, le paysan s’engageait à labourer et à semer un arpent, puis à faucher, à lier, à battre, à transporter dans les greniers, c’est-à-dire à faire un travail pour lequel un ouvrier demanderait, au plus bas prix, dix roubles par arpent. On faisait, en outre, payer aux paysans tout ce que leur fournissait le bureau, et en leur comptant tout à un prix fort élevé. Ils travaillaient pour payer le fourrage, le bois, les pommes de terre ; et tout ce dont ils avaient besoin pour vivre, ils l’achetaient au bureau : de sorte que ce n’était pas deux fois, mais environ quatre fois trop peu qu’ils étaient payés.

Rien de tout cela n’était nouveau pour Nekhludov ; mais tout lui semblait nouveau, et il s’étonnait d’être resté si longtemps sans comprendre ce qu’il y avait d’anormal dans un tel état de choses. Le gérant, de son côté, lui démontrait complaisamment les inconvénients et les dangers du projet qu’il avait formé. Il lui disait qu’on serait forcé de donner pour rien tout le matériel de la ferme, dont personne n’offrirait le quart de sa valeur ; il lui affirmait que les paysans gâcheraient la terre, sans profit pour eux-mêmes ni pour les autres. Mais Nekhludov n’en restait que plus convaincu de la beauté de l’acte qu’il allait accomplir en cédant ses terres aux paysans et en se privant de la plus grande partie de son revenu. Aussi décida-t-il de terminer l’affaire immédiatement, avant de repartir. De la vente des semailles, des bêtes et de tout le matériel, il en chargea le gérant, qui eut ordre de l’informer au fur et à mesure. Mais il pria le gérant de rassembler tout de suite, dès le lendemain, les paysans de Kouzminskoïe et des villages voisins, afin qu’il pût leur faire part lui-même de sa résolution, et s’entendre avec eux sur le prix du bail.

Enchanté de l’énergie avec laquelle il avait résisté aux arguments du gérant, et de l’abnégation qu’il mettait à son sacrifice en faveur des paysans, Nekhludov sortit du bureau et alla se promener autour de la maison. Il longea les parterres où l’on avait cessé d’entretenir des fleurs ; il traversa le tennis, envahi par les ronces et la chicorée sauvage ; il s’enfonça dans l’allée de tilleuls où, jadis, il avait l’habitude d’aller fumer son cigare, et où, trois ans auparavant, il avait eu un petit roman de coquetterie avec la jolie Mme Kirimov, en visite chez sa mère. Ainsi se passèrent les dernières heures du jour. Quand il eut arrêté le plan du discours qu’il se proposait d’adresser le lendemain aux paysans, il rentra, prit le thé avec le gérant, acheva de régler avec lui les apprêts de la liquidation de sa propriété et enfin, tout à fait tranquille, satisfait, et fier de lui-même, il monta, pour la nuit, dans la chambre à coucher qu’on lui avait destinée, une chambre toujours réservée aux hôtes de passage.

C’était une petite pièce d’une propreté admirable. Aux murs étaient pendues des vues de Venise ; une glace se dressait entre les deux fenêtres ; et, dans un coin, près du lit à ressorts, on avait mis sur une table une carafe d’eau avec son verre, une bougie, et une paire de mouchettes. Sur la grande table, devant la glace, s’étalait la valise de Nekhludov, dont une des poches contenait, avec le nécessaire de toilette, une demi-douzaine de volumes : des ouvrages de droit et de criminologie russes, allemands, italiens, et un roman anglais. Nekhludov s’était promis de lire ces volumes dans les instants de loisir que lui laisserait l’examen de ses propriétés. Mais quand il les vit, en entrant dans la chambre, il sentit qu’il était à mille lieues d’eux et des questions qu’ils traitaient. C’était tout autre chose qu’il avait en tête.

Au pied du lit était une vieille chaise de bois rouge, avec des incrustations. Cette chaise avait été autrefois dans la chambre de la mère de Nekhludov : sa vue éveilla dans l’âme du jeune homme un sentiment des plus inattendus. Il se surprit à regretter cette maison, qu’on allait démolir, et ce jardin, qu’on ne planterait plus, et ces bois, qu’on couperait, et toutes ces dépendances, ces écuries, ces étables, ces greniers, ces chevaux, ces vaches, qui, bien qu’il n’eût jamais l’occasion de s’en servir lui-même, avaient coûté tant d’efforts et constituaient tant de vie. L’instant d’auparavant encore, il croyait facile et léger de renoncer à tout cela ; mais à présent il le regrettait, et il regrettait aussi les terres, et ce revenu qui aurait pu bientôt lui être si précieux. Et peu à peu s’élevèrent en lui toutes sortes d’arguments dont la conséquence était que ce serait pour lui une folie sans profit de céder ses terres aux paysans, et d’abandonner la gestion de ses biens.

« Ces terres, — disait une voix en lui, — je ne puis les cultiver moi-même ; et, ne pouvant les cultiver moi-même, je ne puis continuer à les exploiter comme je fais. Et puis, je vais sans doute devoir aller en Sibérie, de sorte que je n’ai besoin ni d’une maison, ni de terres. » — « Tout cela est bel et bon, — répondait une autre voix, — mais, d’abord, tu ne vas point passer toute ta vie en Sibérie. Si tu te maries, il peut te venir des enfants. Tu as reçu tes propriétés en bon ordre ; tu dois les laisser de même. On a des obligations envers la terre. De céder, de détruire tout cela est très facile ; mais de fonder, cela est très difficile. Mais surtout tu dois bien réfléchir à tout l’avenir de ta vie, décider ce que tu feras de toi, et régler en conséquence la question de tes biens. Et il y a encore autre chose que tu dois te demander. Tu dois te demander si c’est vraiment pour la satisfaction de ta conscience que tu agis comme tu agis, ou si ce n’est pas plutôt pour les autres hommes, pour pouvoir te vanter devant eux et te croire supérieur à eux. »

Et Nekhludov se demandait cela ; et il était contraint de s’avouer que l’opinion des autres, la pensée de ce que les autres diraient de lui, avaient une grande influence sur ses résolutions. Et plus il réfléchissait, plus s’augmentait le nombre des questions qui s’offraient à lui ; et plus il avait de peine aussi à y trouver des réponses.

Pour échapper à ses pensées, il se coucha entre les draps frais et essaya de s’endormir, se disant que le lendemain, à tête reposée, il résoudrait ces problèmes dont maintenant il ne parvenait pas à sortir. Mais il resta très longtemps à attendre le sommeil. Par les fenêtres entr’ouvertes, avec l’air vif de la nuit et les rayons de la lune, parvenait jusqu’à lui le croassement des grenouilles, mêlé au chant plaintif des rossignols, au loin dans le parc ; il y avait même un rossignol qui chantait tout près de lui, sous ses fenêtres, dans un bouquet de sureaux. Et le chant de cet oiseau le fit penser à la musique de la fille du directeur ; et il se rappela ensuite le directeur lui-même, et ensuite la Maslova. Il revit la façon dont ses lèvres tremblaient, pendant qu’elle lui disait : « Il faut que vous me quittiez ! » Soudain il eut l’impression que l’Allemand, son gérant, tombait dans la mare aux grenouilles. Il sentait qu’il avait le devoir de le repêcher ; mais, au lieu de cela, il était tout d’un coup devenu la Maslova, et il criait : « Je suis une condamnée aux travaux forcés, et toi tu es un prince ! »

Il se secoua, releva la tête : « Non, se dit-il, je ne céderai pas ! » Puis il se demanda : « Est-ce bien ou mal, ce que je fais ? Bah ! je le saurai demain ! » Et c’est là-dessus qu’enfin il s’endormit.


II


Le lendemain matin, Nekhludov ne se réveilla qu’à neuf heures. Le jeune commis chargé de le servir, dès qu’il l’entendit remuer, lui apporta ses bottines, plus luisantes qu’elles n’avaient jamais été, posa près de son lit une cruche d’eau de source, fraîche et limpide, et lui annonça que les paysans commençaient à se réunir.

Nekhludov sauta en bas de son lit, et le souvenir lui revint des événements de la veille. Ses sentiments de regret à la pensée de céder ses terres avaient de nouveau disparu sans laisser de trace. Il se trouva même tout surpris d’avoir pu éprouver de tels sentiments. Tout en s’habillant, il se réjouissait de l’acte qu’il allait accomplir, et à sa joie se mêlait, malgré lui, une certaine fierté.

Il voyait, de sa fenêtre, la pelouse du tennis envahie par les chicorées sauvages, sur laquelle se rassemblaient les paysans. Ce n’était pas en vain que les grenouilles avaient croassé la veille : car le temps avait changé dans la nuit. Une petite pluie fine et tiède, sans ombre de vent, tombait depuis le matin, accrochant ses gouttes aux feuilles et aux herbes. L’air qui pénétrait dans la chambre était imprégné à la fois de l’odeur des verdures et de celle de la terre détrempée par la pluie. Nekhludov regardait venir les paysans sur la pelouse. L’un après l’autre ils arrivaient, se saluaient, se plaçaient en cercle, et causaient, appuyés sur leurs bâtons.

Le gérant, un gros homme trapu, vêtu d’une redingote courte avec un collet vert et d’énormes boutons, entra dans la chambre. Il dit à Nekhludov que tout le monde était réuni, mais qu’on pouvait attendre ; et il lui demanda s’il préférait prendre, pour son déjeuner, du café ou du thé.

— Non, merci, allons plutôt arranger l’affaire ! — répondit Nekhludov. Il éprouvait un sentiment plus imprévu encore pour lui que celui qu’il avait éprouvé le soir précédent : un sentiment de timidité et de honte devant la perspective de son entretien avec les paysans.

Il se préparait à réaliser le désir le plus cher des paysans, un désir dont ils n’osaient pas même rêver la réalisation. Il se préparait à leur céder à bas prix toutes les terres du village, à leur offrir ce précieux bienfait. Et cependant, sans qu’il sût pourquoi, il se sentait gêné. Quand il se fut approché des paysans, et qu’il les vit tous se découvrir devant lui, mettant à nu leurs têtes blondes, noires, grises, et frisées, et chauves, son trouble devint tel que longtemps il ne put parler. La petite pluie continuait à tomber, mouillant doucement les cheveux, les barbes, les poils des caftans. Mais les paysans, sans même y prendre garde, tenaient les yeux fixés sur le barine, attendant ce qu’il allait leur dire ; et lui, il restait immobile au milieux d’eux, embarrassé, ne pouvant parler.

Le pénible silence fut enfin rompu par le gérant, type d’Allemand placide et sûr de lui-même, qui, d’ailleurs, parlait fort bien le russe et se considérait comme un parfait connaisseur du paysan russe. Ce gros homme bien nourri, et Nekhludov, debout près de lui, formaient un contraste saisissant avec les visages ridés et les maigres corps du reste de l’assemblée.

— Écoutez, — dit le gérant, — voici que le prince veut vous faire du bien ! Il veut vous céder les terres, quoique vous ne les méritiez pas !

— Comment ne le méritons-nous pas, Basile Carlitch ? Est-ce que nous ne travaillons pas pour toi ? — répondit un petit paysan roux, beau parleur. — Nous étions très contents de la princesse défunte, — que le Seigneur lui donne le royaume des cieux ! — et le jeune prince, à ce que nous voyons, daigne aussi ne pas nous abandonner !

— Nous sommes pleins de respect pour les maîtres ; seulement la vie est dure, — reprit un autre paysan, un homme au visage épaté, avec une grande barbe.

— Je vous ai convoqués pour vous faire savoir que, si vous le voulez, je vous cède toutes mes terres ! — déclara Nekhludov.

Les paysans restèrent muets comme s’ils ne comprenaient pas les paroles du barine, ou ne pouvaient se décider à y croire. Enfin l’un d’eux s’enhardit à demander :

— Et de quelle façon, s’il vous plaît, nous céder les terres ?

— Je voudrais vous les louer, pour que vous puissiez les avoir à bon marché et en tirer profit.

— Bonne affaire ! — dit un vieux.

— Pourvu seulement que le prix soit dans nos moyens ! — dit un autre.

— Et pourquoi n’accepterions-nous pas la terre ?

— C’est notre métier ! c’est la terre qui nous nourrit !

— Tout cela est commode à dire ! Mais encore nous faudrait-il de l’argent pour payer ! — fit une voix.

— C’est votre faute si vous n’en avez pas ! — déclara l’Allemand. — Vous n’aviez qu’à travailler et à garder votre argent.

— Vous n’avez pas à nous accuser, Basile Carlitch ! — répondit un maigre paysan au nez pointu. — Vous nous demandez pourquoi ? « Pourquoi as-tu lâché ton cheval dans le blé ? » Et nous, nous travaillons, ou bien nous sommeillons après l’ouvrage, et le cheval se sauve dans le blé, et toi tu nous mets à l’amende, tu nous arraches la peau !

— C’est à vous d’avoir plus d’ordre.

— Cela vous est facile à dire, de l’ordre ! Mais nous ne pouvons pas faire plus que nous ne pouvons.

— Mais, je vous le dis toujours, mettez des barrières à vos champs !

— Et vous, donnez-nous du bois ! — dit un petit homme sec qui se cachait derrière un groupe ; — l’été passé, j’ai voulu faire une barrière, j’ai coupé un arbre, et vous m’avez envoyé, pendant trois mois, nourrir mes poux en prison ! Les voilà vos barrières !

— Que dit-il ? — demanda Nekhludov.

— Le premier voleur du village ! — lui répondit, en allemand, le gérant. — Tous les ans il abat nos arbres ! Puis se tournant vers le paysan :

— Cela t’apprendra à respecter le bien d’autrui !

— Avec ça que nous ne vous respectons pas ! — fit un vieillard. — Nous sommes bien forcés de vous respecter, parce que nous sommes dans vos mains, vous nous tirez les boyaux !

— Allons, frère, on ne t’insulte pas, n’insulte pas non plus !

— Comment ! il ne m’insulte pas ? Il m’a cassé la gueule, l’autre année, et la chose en est restée là ! Au riche on ne fait pas de procès, c’est connu !

— Tu n’as qu’à vivre selon la loi !

Ainsi se poursuivait un tournoi de paroles, imprévu et inutile, ou chacun parlait sans but, et sans même savoir pourquoi il parlait. Nekhludov, impatienté, essaya de ramener l’entretien sur le sujet qu’il avait à cœur :

— Eh bien ! que décidez-vous pour cette cession de mes terres ? Y consentez-vous ? Et quel prix m’offrez-vous pour la location ?

— C’est vous qui êtes le marchand : à vous de fixer le prix !

Nekhludov indiqua un prix. Ce prix était infiniment inférieur à celui qui se payait d’ordinaire ; mais les paysans, naturellement, ne s’en mirent pas moins à marchander et à le trouver trop élevé. Nekhludov s’était attendu à ce que sa proposition fût accueillie avec enthousiasme : mais il s’était trompé, et la satisfaction des paysans, si elle existait, ne se laissait pas voir. Elle devait exister, cependant, et Nekhludov put reconnaître, à un signe certain, que sa proposition était pour les paysans une excellente aubaine, car, lorsque la discussion s’engagea sur la question de savoir qui louerait les terres, si c’était la collectivité entière des paysans ou seulement une société, très peu s’en fallut qu’on ne se battît, Les uns voulaient exclure de l’affaire les paysans indigents, pour être moins nombreux à se partager les profits ; les autres, ceux qu’on voulait exclure, protestaient et se débattaient. Enfin, grâce à l’intervention du gérant, le prix fut arrêté ; on convint des dates du paiement ; les paysans se dispersèrent avec force cris et gestes, et Nekhludov revint au bureau, pour rédiger avec le gérant le projet de contrat.

Tout se trouvait donc arrangé comme l’avait désiré et espéré Nekhludov. Les paysans avaient la terre à trente pour cent de moins qu’on ne la leur faisait payer habituellement, et, si le revenu de Nekhludov était réduit de moitié, il restait encore assez considérable, surtout avec le supplément qu’allait rapporter la vente des bois, de la ferme et du matériel de culture. Ainsi tout semblait parfait, et cependant Nekhludov éprouvait, de plus en plus, un sentiment d’ennui, de tristesse et de gêne. Il avait cru voir que les paysans, en dépit des remerciements que quelques-uns d’entre eux lui avaient adressés, n’étaient pas aussi satisfaits qu’il l’avait espéré : c’était comme s’ils eussent attendu quelque chose de plus. Et il se disait que, en fin de compte, il s’était privé d’un grand profit sans avoir fait aux paysans un bien équivalent.

Le lendemain matin, après avoir tout réglé avec le gérant, Nekhludov repartit vers la gare, dans la troïka dont lui avait parlé, en termes si émus, son cocher de l’avant-veille. Les paysans qu’il rencontrait continuaient à discuter, à se quereller, à hocher la tête d’un air mécontent. Et il était, lui aussi, mécontent de lui-même. Il était mécontent sans savoir pourquoi ; il avait l’impression d’avoir échoué dans son entreprise, où il avait pourtant pleinement réussi ; et malgré lui il se sentait triste, et un peu honteux.


III


De Kouzminskoïe, Nekhludov se rendit dans la propriété qui lui venait de ses tantes, celle-là même ou, jadis, il avait connu Katucha. Là aussi, comme à Kouzminskoïe, il voulait s’entendre avec les paysans pour la cession de ses terres : et il comptait, par la même occasion, recueillir tous les renseignements qu’il pourrait trouver au sujet de Katucha et de son enfant. Ce dernier était-il vraiment mort, ou sa mère ne l’avait-elle pas abandonné ?

Il arriva d’assez bonne heure au village où était la propriété. Il fut d’abord frappé de voir, en entrant dans la cour, l’état de délabrement de toutes les constructions, et en particulier de la vieille maison seigneuriale. Le toit de fer, autrefois peint en vert, avait rougi sous la rouille, et en plusieurs endroits le vent l’avait soulevé. Les planches qui recouvraient les murs avaient été dérobées sur beaucoup de points, évidemment dans les parties ou elles étaient les plus faciles à enlever ; et l’on voyait sortir du mur des gros clous tout rouillés. Les marches de bois et les auvents des deux perrons avaient pourri et s’étaient brisés ; un grand nombre de vitres, aux fenêtres, avaient été remplacées par des planches ; et tout, à l’intérieur, était sale et humide, depuis l’aile où demeurait l’économe jusqu’aux cuisines et aux écuries. Seul le jardin non seulement ne s’était pas délabré, mais au contraire avait poussé librement ; il était tout en fleurs. Derrière la clôture, comme de grands nuages blancs, Nekhludov voyait s’étaler les branches fleuries des cerisiers, des pommiers et des pruniers. Le bouquet de sureaux était en fleurs aussi, de la même façon qu’il l’était quatorze ans auparavant, lorsque Nekhludov, jouant aux courses avec la jeune Katucha devant ce bouquet, était tombé et s’était piqué aux orties du fossé. Un mélèze, planté près de la maison par Sophie Ivanovna, et que Nekhludov avait vu pousser, était maintenant devenu un grand arbre et avait pris un air ancien, tapissé du haut en bas d’une mousse verte et jaune. La rivière coulait librement, écumant avec bruit à l’écluse du moulin. Et dans la prairie, sur l’autre rive, paissait le troupeau commun du village.

L’économe, un séminariste manqué, s’avança en souriant au-devant de Nekhludov ; en souriant, il l’invita à entrer, et c’est en souriant qu’il le fit s’asseoir dans le bureau, comme si, par son sourire, il voulait exprimer quelque chose de particulier.

Le cocher qui avait amené Nekhludov repartit, après avoir reçu son pourboire. Un grand silence se répandit autour de la maison. Rapidement passa devant la fenêtre, en courant, une jeune fille aux pieds nus, vêtue d’une chemise brodée ; et derrière elle passa, courant aussi, un paysan chaussé de grosses bottes.

Nekhludov s’assit près de la fenêtre. Le souffle frais du printemps, soulevant ses cheveux sur son front en sueur, lui apportait une bonne odeur de terre nouvellement remuée. De la rivière venait à lui, mêlé aux fracas de l’eau dans l’écluse, le bruit régulier des battoirs frappant le linge. Et Nekhludov se rappelait comment, autrefois, quand il n’était encore qu’un jeune garçon innocent et naïf, il aimait à entendre ce bruit de battoirs sur le linge mouillé, et ce fracas de l’écluse, et comment le souffle printanier venait soulever ses cheveux sur son front ; et non seulement il revoyait en pensée le jeune garçon qu’il avait été, mais il se sentait redevenir ce jeune garçon, avec toute la fraîcheur, toute la pureté, tout le généreux enthousiasme de ses dix-huit ans ; et en même temps, comme cela arrive dans les rêves, il savait que c’était une illusion, il sentait que ce jeune garçon n’existait plus, et une profonde tristesse lui montait au cœur.

— À quelle heure ordonnez-vous qu’on vous serve le dîner ? — demanda l’économe avec un sourire.

— Quand vous voudrez ! Je n’ai pas faim. Je vais maintenant aller faire un tour au village.

— Ne voudriez-vous pas entrer d’abord chez moi ? Tout y est en ordre. Vous m’excuserez, n’est-ce pas, si à l’extérieur…

— Plus tard, pas maintenant. Mais dites-moi, savez-vous s’il y a ici une femme du nom de Matrena Charina ?

C’était le nom de la tante de Katucha, chez qui celle-ci avait accouché.

— La Charina ? Mais oui, elle est ici, dans le village. Ah ! que d’ennuis elle me donne ! C’est elle qui tient le cabaret. Je la gronde, je la menace de la renvoyer si elle ne me paie pas ; mais, au dernier moment, c’est plus fort que moi, j’ai pitié d’elle. La pauvre vieille ! Et puis elle a de la marmaille avec elle ! — dit l’économe, souriant de cet éternel sourire qui exprimait à la fois son désir d’être aimable envers son maître et sa certitude que celui-ci devait, sur toute chose, être de son avis.

— Et où demeure-t-elle ? Je voudrais aller la voir.

— Au bout du village, de l’autre côté, la troisième maison avant la dernière. À votre gauche vous verrez une maison de briques ; tout de suite après, c’est son cabaret. Mais, du reste, si vous voulez, je vais vous conduire !

— Non, merci, je trouverai bien ! Et vous, pendant ce temps, je vous prierai de rassembler les paysans devant la maison, parce que j’ai à m’entendre avec eux au sujet des terres.


IV


Dans le sentier qui traversait la prairie, Nekhludov rencontra la même jeune paysanne qu’il avait vue, tout à l’heure, passer en courant devant la maison. Elle revenait du village et continuait à courir, remuant très vite ses gros pieds nus. Sa main gauche, pendante, rythmait sa course ; de sa main droite, elle tenait étroitement serré contre sa poitrine un petit coq rouge qui, balançant sa crête pourpre, et gardant une parfaite apparence de tranquillité, s’amusait tantôt à étendre, tantôt à ramener vers lui une de ses pattes noires. En s’approchant du barine, la jeune fille ralentit son pas ; quand il passa près d’elle, elle s’arrêta, le salua respectueusement ; et puis elle reprit sa course en compagnie de son coq.

Près du puits, Nekhludov dépassa une vieille femme qui marchait, toute courbée, portant un énorme seau d’eau. La vieille, dès qu’elle le vit, déposa son seau et lui fit, elle aussi, un profond salut.

Derrière le puits commençait le village. La journée était claire et chaude, trop chaude même pour la saison ; les nuages s’amassaient et, par moments, couvraient le soleil. La longue rue montante qui formait le village était toute remplie d’une aigre, piquante, mais non déplaisante odeur de fumier, se dégageant à la fois et des chariots qui grimpaient le long de la rue, et des tas de fumier amassés dans les cours, dont les portes étaient grandes ouvertes. Les paysans qui marchaient derrière les chariots, pieds nus, avec des taches de fumier sur leurs chemises et leurs pantalons, considéraient d’un œil curieux le grand et robuste barine, en costume de drap gris doublé de soie, se promenant dans le village avec sa belle canne au pommeau d’argent. Les femmes, pour le regarder, sortaient de leurs maisons ; se le désignant l’une à l’autre, elles le suivaient des yeux. Devant une des portes, Nekhludov fut arrêté, au passage, par un grand chariot qui sortait d’une cour, chargé jusqu’en haut de fumier entassé. Un jeune paysan chaussé de laptis, et très haut sur jambes, s’occupait de faire sortir les chevaux dans la rue. Un poulain gris bleu, déjà, franchissait la porte, lorsque, s’effrayant de Nekhludov, il se rejeta sur sa mère, qui fit un mouvement d’inquiétude et hennit un instant. Tout cela sous les yeux d’un vieux paysan maigre et sec, nu-pieds lui aussi, vêtu d’un pantalon à raies et d’une longue blouse où se dessinaient, par derrière, les os pointus de son épine dorsale. Quand enfin le chariot se trouva dans la rue, le vieillard s’avança sur la porte et s’inclina devant Nekhludov.

— Le parent de nos deux dames défuntes, peut-être ?

— Oui, parfaitement.

— Heureuse arrivée ! Eh bien ! on est venu nous voir ? — poursuivit le paysan, qui aimait à parler.

— Oui… Et vous, comment vivez-vous ? — demanda Nekhludov, ne sachant que dire.

— Comment nous vivons ? Hélas ! tout à fait misérable, notre vie ! — répondit le vieux, visiblement enchanté de cette occasion de causer.

— Misérable ! Et pourquoi ? — fit Nekhludov en s’approchant de la porte.

— Ah ! une triste vie !

Le vieillard, tout en parlant, refoulait Nekhludov à l’intérieur de la cour.

— Vois-tu, j’ai douze personnes dans ma maison ! — poursuivait-il. Et il montrait du doigt deux femmes qui, les manches de leurs chemises retroussées, les jupes relevées jusqu’au-dessus des genoux, se tenaient debout, des fourches en main, sur ce qui restait du tas de fumier.

— Tous les mois, il me faut acheter six livres de farine : et où les prendre ?

— Mais n’as-tu pas ta farine à toi ?

— Ma farine à moi ? — s’écria le vieillard avec un sourire dédaigneux. — Ce que j’ai de terre suffit tout juste pour trois personnes ! À Noël, toute la provision est épuisée !

— Mais alors, comment faites-vous ?

— Il faut bien s’arranger ! Voilà : un de mes fils est en service ; et puis nous empruntons chez Votre Excellence. Si au moins on avait de quoi payer les impôts !

— Combien, les impôts ?

— Dix-sept roubles, rien que pour nous seuls ! Ah ! mon Dieu, je me demande comment je m’en tirerai !

— Ne pourrais-je pas entrer dans ta maison ? — demanda Nekhludov en s’avançant dans la cour, le long du tas de fumier dont la forte odeur lui remplissait les narines.

— Mais sans doute ! — répondit le vieillard.

Puis, d’un mouvement rapide de ses pieds nus, il devança Nekhludov et lui ouvrit la porte de la maison.

Les deux femmes, tout en rajustant leurs fichus sur leurs têtes et en abaissant leurs jupes, regardaient avec une certaine frayeur cet élégant barine, si propre, avec ses boutons de manchettes dorés, et qui faisait mine de vouloir entrer dans leur maison !

Dans la maison, Nekhludov traversa un petit corridor et arriva à l’isba, étroite et sombre, imprégnée d’une forte odeur de mauvaise cuisine ! Près du poêle se tenait une vieille femme dont les manches retroussées mettaient à nu les bras maigres et les mains noires aux veines saillantes.

— C’est notre barine, qui est entré nous faire visite en passant ! — lui dit le vieux.

— Mon humble salut ! — Et la vieille femme, en s’inclinant, ramenait sur ses bras les manches de sa chemise.

— J’ai voulu voir un peu comment vous viviez ! — dit Nekhludov.

— Eh bien ! tu peux le voir, comment nous vivons ! — répondit hardiment la vieille femme, en secouant la tête d’un geste expressif. — L’isba menace de s’écrouler : bien sûr, elle tuera quelqu’un. Mais le vieux trouve que c’est bien ainsi ! Et alors nous vivons, nous menons grand train ! Tu vois, je m’occupe à faire le dîner. Toute la maison, c’est moi qui la nourris !

— Et qu’est-ce que vous allez manger pour dîner ?

— Ce que nous allons manger ? Oh ! nous allons nous en payer ! Premier plat : du pain et du kvass ; deuxième plat, du kvass et du pain !

Et la vieille se mit à rire, ouvrant toute grande sa bouche édentée.

— Non, mais, sans plaisanterie, montrez-moi ce que vous allez manger aujourd’hui !

— Eh bien ! la mère, — dit le vieux, — montre-le-lui ! Sa femme secoua de nouveau la tête.

— Ha ! ha ! on a eu l’idée de venir voir notre nourriture de moujiks ! Ah ! tu es un drôle de barine, je n’en ai jamais vu comme toi ! Tout, il veut tout connaître. Eh bien ! nous allons avoir du pain et du kvass, et puis de la soupe aux choux, et puis encore des pommes de terre.

— Et c’est tout ?

— Qu’est-ce que tu voudrais encore de plus ? — répondit la vieille femme en souriant d’un air fin, les yeux tournés vers la porte.

Par la porte, restée ouverte, Nekhludov vit que le corridor était plein de monde. Il y avait là des enfants, des jeunes filles, des femmes avec des nouveau-nés sur leur sein ; et toute cette foule, se pressant devant la porte, considérait le singulier barine qui venait s’informer de la nourriture des moujiks. De là venait, sans doute, le sourire malin de la vieille femme, évidemment très fière de la façon dont elle savait se comporter avec un barine.

— Oui, une bien triste vie que la nôtre, on peut le dire ! — reprit le vieux. — Hé ! dites donc, qu’est-ce que vous voulez ici ? — s’écria-t-il, se tournant vers les curieux qui faisaient mine d’entrer.

— Et maintenant, adieu, je vous remercie ! — dit Nekhludov éprouvant un mélange de malaise et de honte dont il préférait ne pas approfondir la cause.

— Merci humblement d’être venu nous voir ! — dit le vieux.

Dans le corridor, la foule, s’écartant vivement devant Nekhludov, le laissa passer, bouchées béantes. Mais dans la rue, tandis qu’il se préparait à poursuivre sa promenade, il aperçut deux petits garçons nu pieds qui marchaient derrière lui. L’un, l’aîné, portait une chemise sale, mais qu’on devinait avoir été blanche ; l’autre avait une chemise rose toute rapiécée. Nekhludov se retourna vers eux.

— Et maintenant où vas-tu ? — lui demanda le petit à la chemise blanche.

— Je vais chez Matrena Charina ! — répondit Nekhludov. — La connaissez-vous ?

Le plus petit des deux garçons se mit à rire. L’autre répondit très sérieusement :

— Quelle Matrena ? Elle est vieille ?

— Oui, une vieille !

— Alors, ça sera, bien sûr, la Séménicha ! C’est à l’autre bout du village ! Nous allons t’y conduire. N’est-ce pas, Fédka, que nous allons le conduire ?

— Et les chevaux ?

— Bah ! ça ne fait rien !

Fédka en convint ; et tous trois ils montèrent la longue rue du village.


V


Nekhludov se sentait très à l’aise avec les deux gamins qui, d’ailleurs, tout le long de la route, le divertissaient de leur bavardage. Le plus petit, l’enfant en chemise rose, ne riait plus, et parlait avec autant d’intelligence et de sérieux que son compagnon.

— Eh bien ! et qui est-ce qui est le plus pauvre, dans le village ? — demanda Nekhludov.

— Le plus pauvre ? Mikail est pauvre, et puis Sémène ! Makarov, mais c’est encore Marthe qui est la plus pauvre !

— Et Anissia, celle-là est encore plus pauvre ! Anissia n’a pas même de vache ! Elle mendie !

— C’est vrai qu’elle n’a pas de vache, — dit l’aîné des deux gamins, — mais chez elle ils ne sont que trois, et chez Marthe ils sont cinq !

— Oui, mais Anissia est veuve !

— Tu dis qu’Anissia est veuve ; mais Marthe, c’est comme si elle était veuve aussi ! Elle n’a tout de même pas son mari !

— Et où est-il, son mari ? — demanda Nekhludov.

— Il nourrit ses poux en prison ! — répondit l’aîné des enfants.

— L’année passée, — interrompit le plus petit, — il avait coupé deux bouleaux : alors on l’a mis en prison. Il y a plus de six mois de ça ; alors sa femme mendie. Elle a trois enfants, et puis sa mère qu’elle nourrit !

— Et où demeure-t-elle ?

— Tiens, voilà sa maison ! — dit le gamin en désignant du doigt une maison devant laquelle se traînait avec effort, sur deux jambes arquées, un tout petit garçon à la tête blanche.

— Vasska, méchant polisson, veux-tu rentrer bien vite ! — cria, de la maison, une femme encore jeune, vêtue d’une chemise et d’une jupe si sales qu’on les aurait dites toutes couvertes de cendres.

Et s’élançant dans la rue d’un air épouvanté, sans oser lever les yeux sur Nekhludov, elle saisit son enfant et l’emporta dans la maison.

C’était cette même femme dont le mari était en prison, depuis six mois, pour avoir coupé deux bouleaux dans les bois de Nekhludov.

— Eh bien ! et Matrena, est-ce qu’elle est pauvre aussi ? — demanda Nekhludov, comme ils approchaient de l’extrémité du village.

— Comment serait-elle pauvre ? elle vend à boire ! — répliqua d’un ton décidé le petit garçon à la chemise rose.

Devant la porte de Matrena, Nekhludov prit congé de ses deux compagnons. La maison de la vieille femme était petite et ne contenait qu’une seule pièce. Lorsque Nekhludov y pénétra, Matrena était en train de tout mettre en ordre, avec l’aide de l’aînée de ses petites-filles. Deux autres enfants sortirent d’un coin en apercevant le nouveau venu, et vinrent se placer devant la porte, en s’appuyant au linteau d’un air à la fois effrayé et curieux.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? — demanda, d’une voix aigre, la vieille femme, ennuyée d’être dérangée dans son travail, et qui, de plus, comme cabaretière, était tenue à se méfier des figures inconnues.

— Je suis… de la ville… je veux vous parler. La vieille, sans répondre, l’examinait de ses petits yeux. Soudain l’expression de son visage se transfigura.

— Ah ! c’est toi, mon agneau ! Et moi, vieille bête, qui ne te reconnaissais pas ! Et je me disais : C’est, bien sûr, un passant qui va me demander quelque chose ! Pardonne-moi, au nom du Christ !

Elle parlait d’une voix caressante et flûtée.

— Ne pourrais-je pas vous dire quelques mots en particulier ? — demanda Nekhludov, en désignant des yeux la porte, restée ouverte, où se tenaient les enfants, et où venait d’apparaître une maigre jeune femme, portant sur son bras un enfant vêtu de chiffons rapiécés, un malheureux petit être blême et souffreteux, mais qui n’en gardait pas moins un sourire aux lèvres.

— Qu’est-ce que vous avez à voir ici ? Attendez un peu que je prenne mon bâton ! — cria Matrena, se tournant vers la porte. — Filez bien vite et fermez la porte !

Les trois enfants s’enfuirent. La jeune femme s’éloigna aussi, fermant la porte derrière elle.

— Et moi qui me demandais qui était là ! Et c’était mon jeune barine lui-même, mon oiseau d’or, mon bijou qu’on ne se lasse pas de voir ! Assieds-toi, Votre Excellence, assieds-toi là sur le banc ! — poursuivit-elle, après avoir soigneusement essuyé le banc qu’elle lui indiquait. — Et moi qui pensais que c’était le diable qui venait me tourmenter, et voilà que c’était mon barine, mon bienfaiteur, mon nourricier ! Pardonne-moi, c’est l’âge qui me rend aveugle !

Nekhludov s’assit. La vieille resta debout devant lui, tenant son menton dans sa main droite, et supportant de la main gauche le coude de son bras droit. Et elle poursuivit, de sa voix flûtée :

— Et voilà les années qui passent, Votre Excellence ! Mais beau tu étais, et tu es devenu encore plus beau !…

— Voici ce que c’est ! Je suis venu vous demander un renseignement. Vous souvenez-vous encore de Katucha ?

— Catherine, qui était au château ? — Comment ne m’en souviendrais-je pas ? Elle était ma nièce ! Comment ne m’en souviendrais-je pas ? Ah ! elle m’en a fait verser des larmes, celle-là. ! C’est que, voyez-vous, je sais tout ce qui s’est passé. Hé ! petit père, qui est-ce qui n’a pas péché contre Dieu et contre le tsar ? C’est la jeunesse qui est cause de tout ! Que faire ? Et puis il y en a bien d’autres qui, à ta place, l’auraient abandonnée, tandis que toi, comme tu l’as récompensée ! Cent roubles, que tu lui as donnés ! Et elle, qu’est-ce qu’elle a fait ? Impossible de lui faire entendre raison ! Ah ! si elle m’avait écoutée, elle serait si heureuse ! Elle a beau être ma parente, vois-tu, je suis bien forcée d’avouer qu’elle n’a pas de tête ! Elle aurait si bien pu rester dans une bonne place que je lui avais moi-même procurée ! Mais non, elle n’a pas voulu s’humilier, elle a insulté son maître ! Est-ce que nous avons le droit d’insulter nos maîtres ? Et alors on l’a renvoyée ! Et dans une autre place, qu’elle a eue ensuite, chez un forestier, une belle place aussi, là non plus elle n’a pas voulu rester.

— Je voulais vous demander si vous aviez entendu parler de son enfant.

— Si j’en ai entendu parler ? Mais c’est ici qu’il est né ! Un beau petit garçon que c’était ! Mais très difficile ! Il ne laissait pas à sa mère un moment de repos ! Alors je l’ai fait baptiser, comme de juste ; et puis, je l’ai envoyé dans un asile. Hé ! quoi ! le petit ange, que serait-il devenu si sa mère était morte ? D’autres font autrement : ils gardent l’enfant, ne le nourrissent pas, et Dieu le reprend. Mais moi je me suis dit : Non, mieux vaut qu’il vive ! Alors, comme on avait de l’argent, je l’ai fait conduire à l’asile.

— Et savez-vous le numéro sous lequel on l’a inscrit ?

— Oui, il y avait bien un numéro. Mais le pauvre petit ange est mort tout de suite en arrivant. Elle me l’a bien dit : « J’étais à peine arrivée à l’asile qu’il est mort ! »

— Qui ça, elle ?

— Mais la femme qui a porté l’enfant ! Elle demeurait à Skorodno. C’était une femme qui faisait toute sorte de commissions de ce genre. On l’appelait Mélanie. Elle est morte à présent. Une femme bien intelligente ! Voici comment elle faisait. Quand on lui apportait un enfant, au lieu de le conduire tout de suite à l’asile, elle le gardait chez elle. Et puis elle le nourrissait ; et, quand on lui en apportait un autre, elle le gardait aussi. Elle attendait d’en avoir trois ou quatre, pour les conduire tous ensemble à l’asile. Mais l’enfant de Catherine, elle ne l’a pas gardé plus de huit jours.

— Et comment était-il ? Un bel enfant ? — demanda Nekhludov d’une voix tremblante.

— Oh ! un enfant trop beau ! Il ne pouvait pas vivre. C’était tout ton portrait ! — ajouta la vieille avec un clignement de ses petits yeux.

— Et de quoi est-il mort ? Sans doute on l’aura mal nourri ?

— Hé ! petit père, comment l’aurait-on bien nourri ? Bien sûr, ce n’était pas son enfant, à cette Mélanie. Le tout était de le conduire en vie jusqu’à l’asile. Et puis, tu sais, elle a rapporté des certificats ! Tout était bien en règle. Voilà une femme qui en avait, de la tête !

À cela se borna tout ce que Nekhludov put apprendre de son enfant.


VI


Quand Nekhludov, après avoir dit adieu à la vieille Matrena, sortit de chez elle, il aperçut les deux gamins, le blanc et le rose, qui l’attendaient dans la rue. D’autres enfants étaient venus se joindre à eux, et aussi quelques femmes, parmi lesquelles il reconnut la malheureuse créature qui portait sur son bras le petit garçon blême vêtu de loques rapiécées.

Le petit continuait à sourire, d’un étrange sourire de ses traits vieillots.

Nekhludov demanda qui était cette femme.

— C’est Anissia, celle dont je t’ai parlé ! — dit un des gamins. — J’ai été la chercher pour que tu la voies. Nekhludov se tourna vers Anissia.

— Comment vivez-vous ? De quoi ? — demanda-t-il.

— De quoi je vis ? De ce qu’on me donne, — répondit Anissia.

Et elle se mit à pleurer.

L’enfant vieillot continuait à sourire, en remuant ses petites jambes, maigres comme des bâtons.

Nekhludov tira son portefeuille de sa poche et donna dix roubles à la mère. Il n’avait pas fait deux pas lorsque vint l’aborder une autre femme avec un enfant au sein : puis une vieille, puis encore une autre. Toutes parlaient de leur misère et demandaient un secours. Nekhludov distribua entre elles une cinquantaine de roubles qu’il avait sur lui ; et c’est avec un profond sentiment de tristesse qu’il s’en retourna vers le bureau de l’économe.

Celui-ci, venant à sa rencontre avec son éternel sourire, lui annonça que les paysans se rassembleraient à la tombée du soir. Nekhludov, en attendant, alla se promener dans le jardin, par les vieux sentiers que l’herbe avait envahis, et que jonchaient les fleurs blanches et roses des pommiers. Il marchait, et toujours reparaissait devant lui le souvenir de ce qu’il avait vu. Et il songeait, tristement :

« Ces malheureux périssent, faute d’avoir de la terre qui puisse les nourrir, cette terre sans laquelle personne ne peut vivre, cette terre qu’eux-mêmes cultivent pour que d’autres en vendent le produit à l’étranger et s’achètent, en échange, des pelisses, des cannes, des calèches, des bronzes, etc. Quand des chevaux, enfermés dans un pré, ont mangé toute l’herbe qui s’y trouvait, ils maigrissent, et ils meurent de faim si on ne leur donne pas la possibilité de profiter de l’herbe qui se trouve dans le pré voisin : de même il en est de ces malheureux. Et ils meurent sans même s’en apercevoir, accoutumés qu’ils sont à une organisation qui a précisément pour objet de les faire mourir : une organisation qui compte parmi ses principaux éléments le meurtre des enfants, le surmenage des femmes, l’insuffisance de nourriture pour les jeunes et les vieux. Ainsi, peu à peu, ils en viennent à perdre tout à fait de vue le mal qui pèse sur eux. Et alors nous, les auteurs de ce mal, nous en venons à le considérer comme naturel et nécessaire : de sorte que, dans nos facultés, dans nos administrations, et dans nos journaux, nous dissertons à loisir sur les causes de la misère des paysans et sur les divers moyens d’y remédier, tandis que nous laissons subsister, sans y faire jamais la moindre allusion, l’unique cause de cette misère, en continuant à priver les paysans de la terre dont ils ont besoin. »

Tout cela était maintenant si clair pour Nekhludov que, de plus en plus, il s’étonnait d’avoir pu longtemps ne pas le comprendre. Il comprenait avec une évidence parfaite que le seul remède à la misère des paysans était de leur rendre la terre, pour qu’ils s’en nourrissent. Il comprenait que les enfants, en particulier, mouraient parce qu’ils manquaient de lait, et qu’ils manquaient de lait parce que leurs parents n’avaient point de prés pour faire paître leurs vaches.

Et il se rappela tout à coup les théories d’Henry George et l’enthousiasme qu’il avait eu pour elles ; et il s’étonna d’avoir pu oublier tout cela. « La terre ne saurait être un objet de propriété particulière ; elle ne saurait être un objet de vente et d’achat, pas plus que l’eau, pas plus que l’air, pas plus que les rayons du soleil. Tous les hommes ont un droit égal à la terre, et à tous les biens qu’elle produit. »

Et Nekhludov comprit alors d’où lui venait la honte qu’il éprouvait au souvenir de ses arrangements à Kouzminskoïe. C’est qu’il avait voulu se duper soi-même. Sachant que l’homme n’a aucun droit de posséder la terre, il s’était cependant reconnu ce droit, et il avait fait remise aux paysans d’une partie d’un bien que, dans le fond de son âme, il savait qu’il n’avait pas le droit de posséder.

« Aujourd’hui du moins je ferai autrement, et je déferai ensuite ce que j’ai fait à Kouzminskoïe ! » Et il arrêta aussitôt, dans sa pensée, un nouveau projet, qui consistait à louer ses terres aux paysans, mais de telle façon que le prix qu’ils paieraient pour la location ne serait point pour lui, mais pour eux-mêmes, et leur servirait à payer leurs impôts, comme aussi à défrayer d’autres dépenses d’utilité générale. Ce n’était pas encore l’idéal qu’il avait rêvé ; mais il ne voyait, dans les circonstances présentes, aucune autre combinaison qui s’en approchât davantage. Et puis l’essentiel était qu’il renonçât, pour sa part, à user de son droit légal de possession de la terre.

Quand il revint au logement de l’économe, celui-ci avec un sourire particulièrement empressé, lui annonça que le dîner était prêt, ajoutant qu’il craignait seulement qu’il ne fût un peu brûlé, malgré tous les soins qu’avait apportés à sa préparation sa femme, avec l’aide de la jeune fille qui faisait leur ménage.

La table était couverte d’une nappe grossière ; et sur la table, dans une soupière en vieux Saxe aux anses brisées (dernier vestige de l’ancien luxe du château), fumait une soupe de pommes de terre, faite avec la viande de ce même coq que Nekhludov avait vu. quelques heures auparavant, étendant tantôt l’une, tantôt l’autre de ses pattes noires. Maintenant le coq était dépecé, et Nekhludov voyait ces mêmes pattes nager dans la soupe. Et après la soupe, ce fut encore le coq qui reparut sur la table, entouré d’une sauce au beurre et au sucre. Et, pour médiocre que fût tout cela, Nekhludov mangeait avec appétit ; à peine s’il faisait attention à ce qu’il mangeait, tout entier à la pensée du nouveau projet qu’il avait formé et qui, aussitôt, avait dissipé son ennui et sa mauvaise humeur.

La femme de l’économe, par la porte entre-bâillée, suivait des yeux la façon dont la jeune fille servait Nekhludov. l’économe, fier des talents culinaires de sa femme, Souriait d’un sourire de plus en plus épanoui.

Après le dîner, Nekhludov força l’économe à s’asseoir à la table. Il éprouvait le besoin de parler, de faire part à quelqu’un, à n’importe qui, des grandes pensées qui agitaient son cœur. Et il exposa à l’économe son projet d’abandonner ses terres aux paysans ; après quoi il lui demanda ce qu’il en pensait. L’économe sourit d’un sourire qui signifiait que lui-même, depuis longtemps, pensait tout cela, et qu’il était bien aise de l’entendre dire ; mais, en réalité, il n’avait absolument rien compris. Et ce n’était point que Nekhludov se fût mal exprimé ; mais le projet de Nekhludov partait d’un désir de renoncer à son intérêt personnel pour l’intérêt des autres ; et, d’autre part, l’économe était profondément convaincu de l’impossibilité qu’il y avait, pour tout homme, à s’occuper d’autre chose que de son propre intérêt. De telle sorte qu’il s’imaginait n’avoir pas bien entendu, en entendant Nekhludov lui dire sa résolution de consacrer tout le revenu de ses terres à constituer un capital commun pour les paysans.

— C’est parfait ! — répondit-il. — Ainsi, vous voulez louer vos terres et en toucher la rente ?

— Mais pas du tout ! Comprenez-moi bien. Je veux leur faire complètement don de mes terres !

— Mais alors, — s’écria l’économe, cessant de sourire, — mais alors vous ne toucherez pas de revenu ?

— Eh bien ! non ! J’y renonce !

L’économe soupira profondément ; mais dès l’instant d’après il se remit à sourire. Maintenant il avait compris. Il avait compris que Nekhludov était un peu fou ; et aussitôt il n’avait plus songé, dans son projet, qu’aux moyens qu’il y aurait pour lui d’en tirer quelque profit. Désormais le projet de Nekhludov était pour lui une chose admise, une excentricité dont il ne pensait plus même à s’étonner ; et il s’ingéniait à chercher les profits qu’il en pourrait tirer.

Mais quand il découvrit, au bout d’un moment, que le projet de Nekhludov ne pourrait lui être d’aucun profit, il se sentit de nouveau plein de malveillance. Il continua cependant à sourire, pour être agréable à Nekhludov, qui était son maître.

Nekhludov, voyant que l’économe ne le comprenait pas, le laissa, et alla dans le bureau, où, sur une table ancienne toute tachée d’encre et tout entaillée de coups de canif, il écrivit le plan de sa combinaison.

Cependant le soleil s’était couché, tandis que la lune venait d’apparaître. Une nuée de cousins avait envahi la chambre et tournait, bourdonnante, autour du jeune homme. Celui-ci, tout en écrivant, entendait par la fenêtre le bruit des troupeaux qui rentraient, le grincement des portes qui s’ouvraient dans les cours, les voix de paysans qui se rendaient au bureau. Il se hâta d’achever d’écrire et, appelant l’économe, il lui déclara qu’il ne voulait pas que les paysans vinssent au bureau, mais que lui-même irait leur parler dans le village, en tel ou tel endroit qui leur conviendrait ; après quoi, ayant avalé au galop le verre de thé que venait de lui servir l’économe, il prit de nouveau le chemin du village.


VII


Réunis en foule dans la cour du staroste, les paysans s’entretenaient bruyamment ; mais, dès qu’ils aperçurent Nekhludov, ils firent silence, et, comme ceux de Kouzminskoïe, les uns après les autres ils ôtèrent leurs casquettes. Ces paysans étaient beaucoup moins civilisés que ceux de Kouzminskoïe ; presque tous étaient vêtus de caftans cousus par leurs femmes, et portaient des laptis aux pieds. Quelques-uns étaient même pieds nus ; d’autres étaient en bras de chemise, tels qu’ils venaient de rentrer des champs.

Faisant un effort sur lui-même pour vaincre sa timidité, Nekhludov, dès le début de son discours, leur annonça qu’il avait formé le projet de leur abandonner ses terres. Les paysans écoutaient en silence, et sans que leur visage manifestât aucune émotion.

— J’estime en effet, — poursuivit Nekhludov en rougissant, — que tout homme a le droit de profiter de la terre !

— Cela est vrai ! Cela est tout à fait vrai ! — firent quelques voix.

Continuant son discours, Nekhludov leur dit que le revenu de la terre devait être partagé entre tous, et que, par conséquent, il se proposait de leur céder ses terres moyennant une rente qu’ils fixeraient eux-mêmes, et qui servirait à leur constituer un capital social, destiné à leur usage commun.

De nouveau s’élevèrent quelques paroles d’approbation ; mais les visages sérieux des paysans devenaient de plus en plus sérieux, et leurs regards, d’abord fixés sur leur barine, se baissaient vers le sol, comme s’ils eussent craint de faire honte à Nekhludov en lui laissant voir qu’ils avaient pénétré sa ruse et que personne d’entre eux ne serait sa dupe.

Nekhludov parlait cependant aussi clairement qu’il pouvait, et les paysans étaient loin d’être inintelligents ; mais ils ne le comprenaient pas, ni ne pouvaient le comprendre ; et cela pour la même raison qui avait longtemps empêché l’économe de le comprendre. Ils étaient profondément convaincus que tout homme avait pour unique souci de chercher son propre avantage, Pour ce qui était des économes, en particulier, les paysans savaient par expérience, depuis plusieurs générations, que tout économe cherchait toujours son avantage propre aux dépens du leur : et, en conséquence, lorsque l’économe les ressemblait et leur soumettait quelque proposition nouvelle, ils savaient d’avance que ce devait être, uniquement, pour les entortiller dans quelque nouvelle ruse.

— Eh bien, quel prix offrez-vous pour la terre ? — demanda Nekhludov.

— Comment offririons-nous un prix ? Cela nous est impossible ! La terre est à vous, c’est vous qui pouvez tout ! — répondirent des voix dans la foule.

— Mais puisque je vous dis que c’est vous-mêmes qui profiterez de cet argent pour vos besoins communs !

— Nous ne pouvons pas faire cela !

— Tâchez donc de comprendre ! — s’écria l’économe qui était venu derrière Nekhludov, et qui croyait devoir s’entremettre pour aplanir l’affaire. — Vous n’entendez donc pas que le prince vous propose de louer la terre pour de l’argent, mais pour que cet argent vous appartienne, pour qu’il vous constitue un capital dont vous profitiez tous ?

— Nous comprenons parfaitement le prince ! — dit, sans relever les yeux, un petit vieillard édenté, à la mine hargneuse. — C’est comme si cet argent était mis dans une banque, quoi ! Mais nous, en attendant, nous devrons payer à l’échéance ! Et c’est ce que nous ne voulons pas ! Nous avons déjà assez de peine à nous tirer d’affaire sans cela ! Ce serait, pour le coup, notre ruine complète !

— Il a raison ! C’est bien certain ! Nous aimons mieux rester comme par le passé ! — s’écrièrent des voix mécontentes, voire même fâchées.

Mais le mécontentement s’accrut encore, et la résistance, lorsque Nekhludov dit qu’il laisserait, dans le bureau de l’économe, un contrat signé par lui, et que les paysans devraient signer aussi.

— Signer ! Pourquoi irions-nous signer ? Comme nous travaillons maintenant, nous continuerons à travailler ! À quoi bon tout cela ? Nous ne sommes pas des greffiers, nous sommes ignorants !

— Nous ne pouvons pas consentir à cela, parce que nous n’avons pas l’habitude de ces sortes d’affaires ! Que les choses restent plutôt comme elles étaient ! Voilà ce que nous demandons ! Qu’on nous change seulement les semences ! — criaient des voix.

« Changer les semences » signifiait que, jusque-là, c’étaient les paysans eux-mêmes qui devaient fournir le grain dans les champs où ils travaillaient, et qu’ils demandaient maintenant que le grain leur fût fourni par le propriétaire.

— Ainsi, vous refusez ? Vous ne voulez pas que je vous abandonne mes terres ? — demanda Nekhludov, s’adressant à une jeune paysan à la figure luisante, vêtu d’un caftan rapiécé, et pieds nus, qui tenait dans sa main gauche sa casquette déchirée, avec le geste particulier des soldats quand leurs chefs leur commandent de se découvrir.

— Parfaitement, Excellence ! — répondit le paysan, non déshabitué encore de la discipline militaire.

— C’est donc que vous avez assez de terre ? — reprit Nekhludov.

— Quelle terre ? Nous n’avons pas de terre ! — répliqua l’ancien soldat d’un ton d’amabilité contrainte.

— N’importe ? Vous réfléchirez à ce que je vous ai dit ! — déclara Nekhludov, stupéfait.

Et il leur répéta, une fois de plus, sa proposition.

— C’est tout réfléchi ! Il en sera comme nous l’avons dit ! — répondit le vieillard édenté, la mine toujours hargneuse.

— Je resterai ici jusqu’à demain. Si vous changez d’avis, vous viendrez me le dire !

Les paysans ne répondirent pas.

S’étant convaincu qu’il ne pourrait en rien tirer ce soir-là, Nekhludov revint tristement au château.

— Voyez-vous, prince, — lui dit l’économe avec son sourire empressé, — jamais vous n’arriverez à vous entendre avec eux : cette espèce-là est têtue comme des mulets. Quand elle s’est mis quelque chose en tête, rien au monde ne la fera changer. Et puis ils ont toujours peur de tout. Et pourtant ils ne sont pas bêtes ! Il y en a même là-dedans qui, pour des moujiks, sont très intelligents, par exemple ce vieux qui criait si fort, le plus enragé de tous pour repousser vos offres ! Quand il vient au bureau, et que je l’invite à prendre du thé, il comprend tout, il parle de tout ; c’est un plaisir de causer avec lui. Mais, en assemblée, vous l’avez vu, il devient un autre homme ! Impossible de lui faire entrer une idée dans la cervelle.

— Mais alors ne pourrait-on pas faire venir ici quelques-uns d’entre eux, les plus intelligents ? — demanda Nekhludov. — Je leur expliquerais l’affaire en détail.

— Oui, cela se peut fort bien ! — répondit l’économe.

— Eh bien ! s’il vous plaît, faites-les venir demain matin.

— Rien de plus facile ! Demain matin ils seront ici.


VIII


Au sortir du bureau, Nekhludov se rendit dans la chambre qu’on lui avait préparée pour la nuit. Il y trouva un grand lit très haut, avec un édredon, deux oreillers, et une belle couverture de soie rouge piquée, évidemment prêtée par la femme de l’économe. Celui-ci, après avoir conduit Nekhludov dans la chambre, lui demanda s’il ne voudrait pas, avant de se coucher, finir ce qui restait du dîner. Nekhludov le remercia ; et l’économe le laissa seul, non sans s’être encore excusé de la pauvre façon dont il l’avait reçu.

Le refus opposé par les paysans, qui avait un instant attristé Nekhludov, ne l’attristait plus. Au contraire, et bien que, à Kouzminskoïe, les paysans l’eussent en fin de compte remercié, tandis qu’ici ils lui avaient montré du mécontentement et même de l’hostilité, il se sentait étrangement tranquille et joyeux.

Trouvant étouffante l’atmosphère de la chambre, il sortit dans la cour avec l’intention d’aller vers le jardin ; mais il se souvint de la terrible nuit, de la fenêtre éclairée de l’office, du perron de derrière la maison, et il ne se sentit pas le courage de revoir des lieux qui étaient pour lui trop pleins de ces souvenirs. Il s’assit sur le perron de devant ; et, aspirant le fort parfum des jeunes pousses de bouleaux dont l’air tiède de la nuit était imprégné, longtemps il regarda les taches sombres des arbres, écouta le bruit du moulin et le chant d’un oiseau qui sifflait, tout près, dans un buisson. La lumière s’éteignit aux fenêtres de l’appartement de l’économe ; le croissant de la lune caché sous les nuages reparut, à l’ouest, derrière les granges ; et d’instant en instant des éclairs de chaleur vinrent illuminer le jardin fleuri. Puis se fit entendre un tonnerre lointain ; et une masse sombre, peu à peu, envahit tout un coin du ciel. L’oiseau qui sifflait se tut. Au bruit de l’eau écumant dans l’écluse se mêla le cri effaré des oies ; et bientôt, dans le village et dans la basse-cour, retentit le chant des coqs, ce chant qu’ils ont l’habitude de faire entendre bien avant l’aube, dans les nuits d’orage.

Un proverbe dit que les coqs chantent de bonne heure dans les nuits joyeuses ; et en effet cette nuit était joyeuse pour Nekhludov : ou plutôt elle était mieux que joyeuse, pleine de bonheur et de ravissement. Son imagination faisait renaître en lui les impressions éprouvées jadis, durant cet été adorable que, jeune et innocent, il avait passé dans ce même endroit ; et il se sentait redevenu pareil à ce qu’alors il avait été. Il se sentait redevenu pareil à ce qu’il avait été pendant toute la partie heureuse et belle de sa vie, quand, à quatorze ans, il priait pour que Dieu lui découvrît la vérité, ou quand, pleurant sur les genoux de sa mère, il lui jurait d’être toujours bon et de ne jamais lui faire de peine. Il se sentait redevenu pareil à ce qu’il avait été quand, avec son ami Nicolas Irtenev, ils avaient résolu de se prêter toujours assistance l’un à l’autre dans la voie du bien, et de consacrer toute leur vie au bonheur des hommes.

Il se rappela ensuite comment, à Kouzminskoïe, une mauvaise tentation lui était venue, qui l’avait porté à regretter sa maison, et ses bois, et sa ferme et ses terres. Et il se demanda si, dans le secret de son cœur, il conservait encore quelque regret de tout cela. Non seulement il n’en conservait plus, mais il ne comprenait plus qu’il eût pu en avoir. Et il revit aussitôt ce qu’il avait vu dans le village, en allant chez Matrena. Il revit la jeune mère sans mari, dont le mari était en prison pour avoir coupé un arbre dans son bois, à lui Nekhludov ; il revit l’affreuse Matrena, qui avait été jusqu’à lui dire que c’était le devoir des jeunes filles de sa classe de se prêter aux amours de leurs maîtres. Il se rappela ce que la vieille lui avait dit de la façon dont les enfants étaient conduits à l’asile, et devant ses yeux reparut l’effrayant enfant vieillot, avec son sourire et ses maigres jambes. Et de cet enfant sa pensée se transporta vers la prison, les têtes rasées, les cellules, la puanteur des corridors, les chaînes ; et en regard de toutes ces misères il vit le luxe stupide de sa propre vie, de la vie des villes.

Le croissant de la lune, cependant, s’était de nouveau dégagé, derrière les granges, et des ombres noires s’allongeaient dans la cour, et le fer des toits brillait doucement.

Et, comme s’il n’avait pu se résigner à ne pas saluer cette lumière, l’oiseau dans le buisson siffla de nouveau, avec un petit claquement de son bec.

Nekhludov se rappela comment, à Kouzminskoïe, il s’était mis en peine de réfléchir sur sa vie, de penser à ce qu’il ferait et à ce qu’il deviendrait. Il s’était posé des questions qu’il n’avait pu résoudre, tant il voyait de motifs pour et contre, tant la vie lui paraissait compliquée et difficile. Il se posa de nouveau les mêmes questions et s’étonna de les trouver fort simples. Or elles étaient simples pour lui, maintenant, parce qu’il avait cessé de penser à ce qui lui arriverait, ou même de s’y intéresser, pour penser seulement à ce qu’il devait faire. Et, chose surprenante, autant il avait eu de peine à décider ce qu’il devait faire pour lui-même, autant il voyait clairement ce qu’il devait faire pour les autres. Il voyait clairement qu’il devait donner ses terres aux paysans, parce que les paysans en avaient besoin, et parce que lui-même n’avait pas le droit de les posséder. Il voyait clairement qu’il devait ne pas abandonner Katucha, mais au contraire l’aider à persévérer dans les dispositions où il l’avait trouvée la dernière fois : car il avait commis envers elle une faute qu’il devait racheter. Quant à ce qui sortirait de tout cela, il l’ignorait ; mais il savait qu’il avait absolument le devoir d’agir ainsi. Et cette conviction profonde le remplissait de joie.

La masse noire, soudain, avait envahi tout le ciel ; aux éclairs de chaleur avaient succédé de vrais éclairs, illuminant la cour et la maison dévastée ; et un fort éclat de tonnerre retentit au-dessus du jardin. Les oiseaux s’étaient tus ; mais, en revanche, les feuilles des arbres avaient commencé à bruire, et un vent frais s’était élevé qui venait agiter les cheveux de Nekhludov. Une goutte, une seconde tambourinèrent sur le fer du toit ; le vent s’arrêta brusquement, un grand silence se fit, et Nekhludov entendit, au-dessus de sa tête, le roulement prolongé d’un nouvel éclat de tonnerre.

Il rentra dans la maison, le cœur toujours joyeux.

« Oui, oui, — songeait-il, — cela est ainsi ! L’utilité de ma vie, le sens profond de cette vie, le but supérieur en vue duquel nous sommes dans ce monde, je ne les comprends pas ni ne puis les comprendre. Pourquoi ont existé mes tantes ? Pourquoi Nicolas Irtenev est-il mort, et moi suis-je en vie ? Pourquoi ai-je rencontré Katucha ? Pourquoi ai-je été fou et aveugle si longtemps ? De tout cela je ne puis rien savoir : comprendre l’œuvre du Maître n’est pas en ma puissance. Mais accomplir sa volonté, telle qu’elle est écrite dans mon cœur, cela est dans ma puissance, et je sais que je le dois. Et il n’y aura de repos pour moi que quand je l’aurai accomplie. »

La pluie tombait à verse, battant le toit, gouttant sur les vitres ; de minute en minute, des éclairs illuminaient la cour. Nekhludov rentra dans sa chambre, se déshabilla et se mit au lit, non sans inquiétude au sujet des punaises, car le papier des murs, sale et déchiré, lui en avait fait, dès le premier coup d’œil, soupçonner la présence.

« Oui, me sentir non pas maître, mais serviteur ! » songeait-il : et cette pensée le remplissait de joie. Ses inquiétudes, cependant, n’étaient que trop fondées. À peine eut-il éteint la chandelle que déjà des bêtes lui couraient sur le corps.

« Donner mes terres, aller en Sibérie, — les puces, les punaises, la saleté ! Soit ; puisqu’il faut supporter tout cela, je le supporterai. »

Mais, en dépit de ses belles résolutions, il ne le supporta pas, cette nuit-là. Il se leva, s’assit près de la fenêtre ouverte, et très longtemps il s’attarda à considérer les nuages noirs qui se dissipaient, et le croissant de la lune qui émergeait de nouveau.


IX


Nekhludov ne s’endormit que vers le matin, de sorte que, le lendemain, il se réveilla très tard.

À midi, les sept paysans choisis par l’économe arrivèrent dans le verger, où, sous les pommiers, se trouvaient une table et deux bancs faits de planches posées sur des pieux. Nekhludov eut fort à faire pour décider les sept délégués à remettre leurs casquettes et à s’asseoir sur les bancs.

L’ancien soldat, surtout, s’obstinait à rester debout, tenant devant lui sa casquette rapiécée, avec le geste particulier des soldats pendant un enterrement.

Mais quand le plus âgé de la troupe, un large vieillard d’aspect vénérable, avec une grande barbe grise frisée, dans le genre de celle du Moise de Michel-Ange, et d’épais cheveux gris couronnant un front jaune tout brûlé de soleil, quand celui-là remit son ample casquette, et, après avoir boutonné son cafetan neuf, entra dans un des bancs et s’assit, personne n’hésita plus à suivre son exemple.

Cette formalité achevée, Nekhludov s’assit en face des paysans, sur l’autre banc, et, prenant en main le papier où il avait écrit son projet, il commença à le lire et à l’expliquer.

Soit parce que le nombre de ses auditeurs était moindre, ou parce que la pensée de son entreprise l’empêchait de penser à lui-même, Nekhludov, cette fois-là, n’éprouvait plus aucun embarras. Et, involontairement, il s’adressait de préférence au vieillard à la barbe enroulée, comme s’il eût attendu de lui, plus que des autres, l’approbation ou le blâme. Mais la haute idée qu’il se faisait de lui était, malheureusement, une illusion. Le vénérable vieillard, en vérité, tantôt baissait, d’un air approbateur, sa belle tête de patriarche, tantôt la secouait en signe de méfiance, lorsqu’il voyait ses voisins se comporter de même ; au fond il avait une peine extrême à comprendre non seulement la pensée de Nekhludov, mais jusqu’au sens des mots qu’il disait.

Son voisin comprenait beaucoup mieux les paroles de Nekhludov. C’était un petit vieillard borgne et boiteux, vêtu d’une camisole de nankin reprisée, et ayant aux pieds de vieilles bottes. Il était poêlier de son métier, il le dit à Nekhludov au cours de l’entretien. Ce petit vieux remuait constamment les sourcils, comme s’il se fût efforcé de bien comprendre ; et, au fur et à mesure, il traduisait à sa manière, tout haut, ce qu’il entendait.

Près de lui était assis un autre petit vieillard, musculeux et trapu, avec une barbe blanche et des yeux brillants : celui-là profitait de toutes les occasions pour placer des observations ironiques ou plaisantes : c’était évidemment le bel esprit du village.

L’ancien soldat, lui aussi, semblait comprendre de quoi il s’agissait : mais ses réflexions se bornaient en quelques formules banales, sans doute rapportées de son service militaire, L’auditeur le plus sérieux du groupe était, à beaucoup près, un grand paysan avec un long nez et une petite barbe, vêtu d’une veste propre et ayant aux pieds des laptis neufs, Il comprenait tout et ne parlait que quand il avait quelque chose à dire.

Quant aux deux autres assistants, l’un d’eux était ce petit vieux sans dents qui, la veille, s’était montré plus opposé à toutes les propositions de Nekhludov ; l’autre était un homme de haute taille, tout blanc, avec de bons yeux. Tous deux, ce jour là, se taisaient, se contentant d’écouter avec grande attention.

Nekhludov commença par exposer ses idées sur la propriété territoriale.

— Je suis d’avis, — dit-il, — qu’on n’a le droit ni de vendre ni d’acheter la terre, parce que, si on en avait le droit, ceux qui ont de l’argent achèteraient toutes les terres et enlèveraient ainsi aux autres le moyen d’en profiter.

— Cela est bien vrai ! — dit, de sa profonde voix de basse, l’homme au long nez.

— Parfaitement ! — déclara l’ancien soldat.

— Ma vieille a pris un peu d’herbe pour nos vaches : on l’a empoignée, et ouste ! en prison ! — dit le bel esprit à la barbe blanche.

— La terre qu’on a est grande comme ce jardin ; et d’en louer d’autre, impossible ! — poursuivit-il. On a élevé les prix de telle façon qu’il n’y a pas à penser à regagner son argent.

— Oui ! — s’écria un autre, — on nous écorche comme on veut. C’est bien pis que du temps des défuntes demoiselles !

— Je pense comme vous sur tout cela ! — dit Nekhludov ; et je considère comme un péché de posséder la terre. Et c’est pour cela que j’ai résolu de me défaire de mes terres !

— Si la chose est possible, nous ne disons pas non ! — fit le vieillard à la barbe frisée, qui, évidemment, avait compris que Nekhludov voulait leur louer ses terres.

— Oui, c’est pour cela que je suis venu. Je ne veux plus profiter de mes terres. Mais encore devons-nous nous entendre sur la façon dont je pourrai vous en faire profiter.

— Tu n’as qu’à donner les terres aux paysans, et voilà tout ! — s’écria tout à coup le petit vieillard édenté.

Nekhludov, en l’entendant, eut un moment de trouble ; car il sentait dans ses paroles un soupçon sur la loyauté de ses intentions. Mais aussitôt il redevint maître de lui, se rappelant sa résolution de dire jusqu’au bout ce qu’il avait à dire.

— Je vous donnerais bien mes terres, — reprit-il, — mais à qui et comment ?

Personne ne répondit. Seul l’ancien soldat fit entendre un : « Parfaitement ! »

— Écoutez-moi ! — poursuivit Nekhludov. — Si vous étiez à ma place, comment feriez-vous ?

— Comment nous ferions ? C’est bien simple ! Nous partagerions tout entre les paysans.

— Mais c’est certain ! Nous partagerions tout entre les paysans ! — répéta le bon vieillard à la barbe blanche. Et tous, l’un après l’autre, donnèrent leur approbation à cette réponse, qui leur parut pleinement satisfaisante.

— Mais comment faire ce partage ? — demanda Nekhludov. — Aux domestiques, à ceux qui ne cultivent pas, faudra-t-il aussi donner de la terre ?

— Ah ! non, bien sûr ! — déclare l’esprit fort. Mais le grand paysan au long nez ne fut pas de son avis :

— Il faut partager également entre tous ! — déclara-t-il de sa voix de basse, après avoir réfléchi un moment.

— Non ! cela n’est pas possible ! — reprit Nekhludov. Si je partageais également entre tous, tous ceux qui ne travaillent pas pour eux-mêmes, qui ne cultivent pas, ceux-là prendraient leur lot et le vendraient aux riches. Et de nouveau la terre s’accumulerait chez les riches. Et quant à ceux qui cultivent, de nouveau leur famille se multiplierait, et leur terre serait morcelée. De nouveau les riches reprendraient leur pouvoir Sur ceux qui ont besoin de la terre pour vivre.

— Parfaitement ! — s’empressa de déclarer l’ancien soldat.

— Défendre que personne ne vende la terre ! Obliger chacun à la cultiver lui-même ! — fit le poêlier en lançant devant lui un regard irrité.

Mais Nekhludov avait prévu aussi cette objection-là. Il répondit que c’était chose impossible à vérifier si quelqu’un cultivait pour son propre compte ou pour le compte d’autrui. Et, d’ailleurs, le partage égal était impossible.

— L’un de vous aurait de la bonne terre, un autre de l’argile ou du sable. Tous vous voudriez avoir la bonne terre.

Alors le grand moujik au long nez, le plus intelligent des sept, proposa de faire en sorte que tous eussent à cultiver en commun.

— Et celui qui cultivera aura sa part. Et celui qui ne cultivera pas, celui-là n’aura rien ! — déclara-t-il de sa voix de basse nette et résolue.

Nekhludov répondit qu’à cela aussi il avait pensé, mais que, pour que ce projet fût exécutable, tout le monde devrait avoir les mêmes charrues et les mêmes chevaux, ou bien encore que chevaux, charrues, fléaux, et tout ce qu’ils avaient, devrait être commun. Et il ajouta que, pour que cela se fît, il y avait nécessité à ce que tous se missent d’accord.

— Jamais les gens de chez nous ne se mettront d’accord là-dessus, — déclara le petit vieux à la mine hargneuse.

— C’est du coup qu’il y aurait une bataille ! — dit le vieillard à la barbe blanche, avec un rire dans ses yeux. — Les femmes elles-mêmes se flanqueraient des coups.

— Vous voyez bien que la chose n’est pas aussi simple qu’elle paraît d’abord ! — dit Nekhludov. — Et nous ne sommes pas les seuls pour réfléchir à ces questions. Ainsi, il y a un Américain, un nommé George. Eh bien ! voici ce qu’il a inventé, et moi je pense, là-dessus, comme lui.

— Tu es le maître, tu peux faire à ta guise ! Nous serons bien forcés d’en passer par où tu voudras ! — dit le vieillard édenté.

Cette interruption fit peine à Nekhludov, Mais il découvrit, à son grand contentement, qu’il n’était pas le seul à la déplorer.

— Pardon, oncle Sémène, laisse-le d’abord nous expliquer ses idées ! — dit de sa voix de basse le paysan au long nez, qui était décidément le sage de la troupe.

Nekhludov, rasséréné, commença à leur expliquer la doctrine d’Henry George.

— La terre n’est à personne. Elle n’est qu’à Dieu ! — fit-il.

— C’est bien cela ! Parfaitement ! Voilà qui est bien dit ! — déclarèrent plusieurs voix.

— Toute la terre doit être possédée en commun. Tous ont sur elle un droit égal. Mais il y a de bonne terre et de moins bonne. Et chacun voudrait avoir de la bonne. Comment faire pour égaliser les parts ? Il faut que celui qui exploite une bonne terre partage son surplus avec celui qui en exploite une moins bonne. Et comme c’est chose difficile de déterminer ceux qui doivent payer et à qui ils doivent payer, et comme, dans notre vie de maintenant, l’argent est indispensable, le parti le plus sage est de décider que tout homme qui exploite une terre paiera à la communauté, pour les besoins communs, en proportion de ce que vaut sa terre. De cette façon l’égalité se trouvera obtenue. Si quelqu’un veut exploiter une terre, il paiera plus pour une bonne terre, moins pour une moins bonne. Et s’il ne veut pas exploiter de terre, il ne paiera rien ; et ce sont ceux qui exploitent la terre qui paieront pour lui l’impôt nécessaire aux besoins communs.

— En voilà une forte tête, ce Georgeât ! — s’écria le vieillard représentatif à la barbe enroulée.

— Voilà qui est suivant la justice ! — déclara le poêlier en remuant les sourcils. — Celui qui a la meilleure terre, c’est lui qui paie le plus !

— Pourvu seulement que le prix soit dans nos moyens ! — dit l’homme au long nez.

— Quant au prix, il doit être calculé de façon à n’être ni trop haut ni trop bas. S’il est trop haut, on ne le paie pas, et des vides se produisent ; s’il est trop bas, chacun se met à acheter de la terre aux autres, et de nouveau on recommence à trafiquer de la terre. Voilà ce que dit ce George ; et c’est sur ces principes que je voudrais m’arranger avec vous.

— Parfaitement ! C’est très juste ! Nous le voulons aussi ! — répondirent les paysans.

— Voilà une tête ! — répéta le vieillard qui ressemblait au Moïse. — Georgeât ! Et de penser qu’il a inventé tout cela !

— Et si, moi, je veux prendre aussi de la terre ? — demanda, en souriant, l’économe.

— La participation est libre : prenez et travaillez ! — répondit Nekhludov.

— Quel besoin as-tu d’avoir de la terre ? Tu es déjà assez repu comme ça ! — dit le bel esprit.

Ainsi se termina la discussion.

Nekhludov répéta une fois encore l’exposé de son projet, en ajoutant qu’il ne demandait pas de réponse immédiate, mais qu’il conseillait aux délégués de s’entendre avec les autres paysans et de venir ensuite lui rapporter la réponse.

Tous les sept en prirent l’engagement, après quoi, se levant du banc, ils s’en retournèrent au village. Longtemps Nekhludov entendit, sur la route, le son de leurs voix animées et vibrantes. Et, jusqu’au soir, des échos lointains de cris et de discussions parvinrent jusqu’à lui, mêlés au fracas monotone de l’écluse du moulin.


X


Le lendemain, les paysans chômèrent : on passa la journée à délibérer sur la proposition du barine. Mais les délibérations restèrent sans résultat, la communauté étant partagée en deux camps : les uns tenaient les propositions du barine pour avantageuses et sans danger ; les autres s’obstinaient à y voir une ruse dont ils ne pouvaient d’ailleurs pénétrer l’objet, mais qui ne leur en semblait que plus dangereuse.

Cependant, le surlendemain, tous se mirent enfin d’accord pour accepter les conditions de Nekhludov ; et les sept délégués revinrent faire part à celui-ci de cette décision de la communauté. Ce qu’ils ne dirent pas à Nekhludov, c’est que c’est eux-mêmes qui avaient amené l’accord des paysans et avaient achevé de leur ôter toute crainte d’une ruse : ces braves gens avaient cru deviner, et ne s’étaient pas fait faute de proclamer, que le barine agissait ainsi pour le salut de son âme, s’étant mis en tête d’expier ses péchés.

Cette explication fut d’autant plus volontiers admise que les paysans, depuis l’arrivée de Nekhludov, étaient témoins des grandes charités qu’il faisait à tout venant. Nekhludov, en effet, distribuait beaucoup d’argent. C’était la première fois qu’il avait l’occasion de voir de près la misère des paysans, et l’extrême difficulté qu’ils avaient à vivre, dans les conditions nouvelles où ils se trouvaient. Et, tout en sachant qu’il y avait imprudence pour lui à se dessaisir de son argent, il ne pouvait s’empêcher de le donner, ayant précisément touché à Kouzminskoïe une somme assez forte, pour la vente d’un bois et l’arriéré de son revenu.

Et dès qu’on avait dit que le barine donnait de l’argent à tous ceux qui lui en demandaient, une foule de pauvres gens, surtout des femmes, avaient commencé à venir le trouver, de toute la région, pour le supplier de les secourir. Nekhludov était fort en peine, craignant de ne pouvoir donner indéfiniment, et, d’autre part, n’ayant aucun moyen de décider à qui il devait donner, et à qui refuser. Il ne se sentait pas la force de refuser de l’argent à des gens qui lui en demandaient, et qui, tout au moins, lui paraissaient en avoir tous également besoin. Et son argent s’épuisait, et les mendiants continuaient d’affluer. Un seul moyen s’offrait à lui pour sortir de cette situation : c’était de partir. Aussi résolut-il de le faire le plus vite possible.

Le dernier jour de son séjour, il monta dans les appartements de ses tantes défuntes, pour passer en revue les objets qui y restaient. Dans le tiroir inférieur d’un chiffonnier en bois de rose, orné d’appliques et d’entrées de serrures en bronze ciselé, il découvrit un paquet de vieilles lettres, et, mêlée à elles, une photographie, ou était représenté un groupe debout devant la maison : il y avait là Sophie Ivanovna, Marie Ivanovna, Nekhludov en tenue d’étudiant, et Katucha.

De tous les objets que contenait la maison, Nekhludov ne prit que les lettres et cette photographie. Le reste, meubles, tableaux, tentures et tapis, il le céda au meunier, qui avait des goûts de luxe, et qui avait promis à l’économe une forte commission s’il parvenait à lui faire avoir tout cela à très bon marché. Il l’eut à meilleur marché encore qu’il ne l’avait espéré.

Et Nekhludov, se rappelant de nouveau le sentiment de regret qu’il avait éprouvé, à Kouzminskoïe, devant la pensée de devoir renoncer à ses propriétés, de nouveau se demanda avec stupeur comment il avait pu éprouver un pareil sentiment. Il n’éprouvait plus maintenant qu’une délicieuse impression de délivrance, où se joignait pour lui le charme de la nouveauté ; une impression semblable à celle que doit éprouver l’explorateur lorsque, au sortir de cruelles épreuves, il entrevoit enfin une terre nouvelle !