Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/15

Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 226-230).

CHAPITRE XV


À son réveil, le lendemain matin, Nekhludov revit d’un seul coup tout ce qui lui était arrivé le jour précédent ; et, de nouveau, l’épouvante s’empara de lui.

Mais il avait beau être épouvanté : il se sentait plus résolu que jamais à poursuivre l’œuvre entreprise, quelles qu’en fussent les conséquences.

C’est dans cette disposition que, vers neuf heures, il sortit de chez lui pour se rendre chez le vice-gouverneur Maslinnikov. Il voulait lui demander l’autorisation de s’entretenir, dans la prison, non seulement avec la Maslova, mais aussi avec le fils de cette vieille dont la Maslova lui avait parlé. Et puis, il y avait encore la créature qui lui avait écrit la veille, la Bogodouchovska : celle-là aussi, il essaierait d’obtenir l’autorisation de la voir.

Nekhludov connaissait depuis longtemps Maslinnikov. Il l’avait connu au régiment, où le futur vice-gouverneur était trésorier-payeur. C’était alors un honnête et consciencieux officier, ne voyant et ne voulant voir rien d’autre au monde que son régiment et la famille impériale. Il avait ensuite quitté l’armée pour l’administration, sur les instances de sa femme, personne très riche et très adroite, qui rêvait pour lui, dans le service civil, un avancement plus brillant.

Cette femme se moquait de son mari et le cajolait, le traitant comme un petit chien apprivoisé. Nekhludov était allé lui faire visite l’hiver précédent ; mais il l’avait jugée si dénuée d’intérêt que jamais, depuis, il n’était retourné chez elle.

Il retrouva Maslinnikov exactement pareil à ce qu’il l’avait toujours connu. C’était toujours le même visage gras et vide, la même corpulence, la même mise d’une élégance exagérée. Au régiment, Maslinnikov portait un uniforme militaire d’une propreté irréprochable, coupé à la dernière mode et lui sanglant le dos et la poitrine : il portait maintenant un uniforme civil d’une propreté irréprochable, coupé à la dernière mode, serrant son gros corps et faisant saillir sa large poitrine.

La vue de Nekhludov le remplit de joie.

— À la bonne heure ! voilà qui est gentil à toi, d’être venu ! Je vais te conduire chez ma femme. Cela se trouve à merveille, j’ai précisément dix minutes à moi avant la séance. Mon chef est absent. C’est moi qui fais fonction de gouverneur ! — dit-il en se rengorgeant, avec une satisfaction qu’il ne parvenait pas à cacher.

— C’est que… je suis venu te voir pour affaire.

— Hein ? — fit Maslinnikov, en prenant tout d’un coup une mine et un ton de voix plus sévères.

— Eh bien ! voici. Dans la vieille prison du gouvernement il y a une personne à qui je m’intéresse beaucoup (au mot de « prison » le visage de Maslinnikov se fit encore plus sévère) ; et je voudrais bien avoir l’autorisation de m’entretenir avec elle ailleurs qu’au parloir commun, et en dehors des heures de visite. On m’a dit que cela dépendait de toi.

— Naturellement, et il va sans dire, mon cher, que je n’ai rien à te refuser ! — répondit le gros homme en appuyant ses deux mains sur les genoux de Nekhludov, comme pour lui montrer sa condescendance. — Et ce que tu demandes n’a pour moi rien d’impossible, car, vois-tu ? je suis calife, pour l’instant !

— Ainsi, tu peux me donner un papier qui me permette de la voir à toute heure ?

— C’est une femme ?

— Oui.

— Et qui est-elle ?

— Condamnée aux travaux forcés. Mais elle a été condamnée injustement.

Ah ! voilà bien les jurés, ils n’en font pas d’autres[1] ! — dit Maslinnikov, se mettant tout d’un coup, sans l’ombre d’un motif, à parler français.

— Je sais, — reprit-il, — que nous ne sommes pas d’accord sur ce sujet : mais que faire, c’est mon opinion bien arrêtée ! Tandis que toi, sans doute, tu es toujours libéral ?

Nekhludov se demanda, une fois de plus, quel rapport pouvait exister entre une opinion politique, comme le libéralisme, et le fait d’exiger, pour un accusé, le droit de se défendre, ou le fait de ne pas admettre qu’on ait le droit de tourmenter et de battre même les pires criminels, ou encore le fait de préférer tel mode de jugement à tel autre.

— Je ne sais pas si je suis libéral ou non, — répondit-il à Maslinnikov, — mais je sais que notre justice d’à présent, avec tous ses défauts, vaut encore mieux que celle d’autrefois.

— T’es-tu adressé à un avocat ?

— Oui, à Faïnitzin !

À ce nom, Maslinnikov fit une grimace.

— Quelle fâcheuse idée de t’adresser à celui-là !

Le vice-gouverneur ne pouvait pas oublier que Faïnitzin, l’année précédente, l’avait forcé à comparaître dans un procès, en qualité de témoin, et que, durant une demi-heure, il avait très poliment amusé la salle à ses dépens.

— Je ne t’aurais pas conseillé d’avoir affaire à lui ! C’est un homme taré !

— J’ai encore quelque chose à te demander, — dit Nekhludov sans paraître l’entendre. — J’ai connu autrefois une jeune fille, une institutrice… La malheureuse se trouve, aujourd’hui, elle aussi, en prison, et m’a fait savoir qu’elle voudrait me parler. Peux-tu me donner également une autorisation pour elle ?

Maslinnikov pencha légèrement la tête sur le côté et réfléchit un instant.

— Dans quelle section, ton institutrice ?

— On m’a dit qu’elle était dans la section politique.

— C’est que, vois-tu, le droit de faire visite aux détenus politiques n’est accordé qu’aux parents ! Mais écoute ! Je vais te donner une autorisation générale. Je sais que tu n’en abuseras pas… Et comment est-elle, ta protégée ? Jolie ?

— Affreuse.

Maslinnikov secoua la tête d’un air de désapprobation ; puis il se retourna vers son bureau, prit une feuille à en-tête imprimé, et se mit à écrire.

— Tu verras le bel ordre qui règne dans la prison ! Et ce n’est pas chose commode d’y maintenir l’ordre, surtout maintenant où les salles sont encombrées, et où nous avons beaucoup de forçats ! Mais je veille sévèrement à tout ; cela m’intéresse beaucoup. Tu verras comme tout est bien arrangé, et comme tout le monde est content ! L’essentiel, avec ces gens-là, est de savoir les prendre. Ainsi, ces temps derniers, il y a eu un petit désagrément : un cas d’insoumission. Tout autre, à ma place, aurait considéré cela comme une révolte, et aurait fait du malheur. Tandis qu’avec moi tout s’est fort bien passé.

— Ce qu’il faut, — reprit-il en allongeant hors de sa manchette aux boutons dorés sa grosse main, où brillait l’énorme chaton bleu d’une bague, — ce qu’il faut, c’est d’avoir à la fois de l’indulgence et de l’autorité ! Oui, l’indulgence et l’autorité, tout est là !

— Je ne me connais guère à tout cela ! — répondit Nekhludov. — Je ne suis allé que deux fois dans la prison, et j’avoue que j’y ai eu une impression tout à fait lamentable.

— Sais-tu quoi ? Tu devrais aller voir la comtesse Passek. Vous vous entendriez à merveille. Elle s’est vouée tout entière à ce genre d’œuvres. Elle fait beaucoup de bien. Grâce à elle, — et aussi grâce à moi, je peux l’avouer sans fausse modestie, — tout le régime de nos prisons a été transformé. Rien n’y subsiste plus des horreurs du régime ancien ; et les prisonniers, désormais, sont vraiment très heureux. Tu verras cela… Mais quelle idée de t’adresser à ce Faïnitzin ! Je ne le connais pas personnellement ; nos situations sociales, à lui et à moi, ne sont pas faites pour nous mettre en rapport ; mais je sais de source sûre que c’est un sot. Sans compter qu’il se permet de dire, en plein tribunal, des choses…

— Je te remercie infiniment de ton obligeance ! — fit Nekhludov en prenant la feuille que venait d’écrire le vice-gouverneur.

Et il se leva pour sortir.

— Et maintenant, allons chez ma femme !

— Hélas ! Excuse-moi près d’elle, impossible aujourd’hui !

— Elle ne me pardonnerait pas de t’avoir laissé partir ! — répondit Maslinnikov, en reconduisant son ancien camarade jusqu’aux marches de l’escalier, honneur qu’il faisait non pas en vérité à ses visiteurs de première importance (car, pour ceux-là, il descendait jusqu’au bas des marches), mais à ceux qui venaient, au point de vue de l’importance, immédiatement après les premiers. — Allons, un bon mouvement ! Rien que pour une minute !

Mais Nekhludov resta inflexible. Et quand Maslinnikov le vit parvenu au bas de l’escalier, où deux valets s’empressaient autour de lui, lui présentant son manteau et sa canne, il lui cria, familièrement :

— Hé ! bien, alors, viens sans faute jeudi ! C’est le jour de ma femme ; je lui annoncerai ta visite !

Et il rentra dans son cabinet.



  1. Les mots en italiques sont en français dans le texte.