Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/09

Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 158-175).

CHAPITRE IX


I


En se réveillant, le lendemain matin, Nekhludov eut tout de suite vaguement conscience que quelque chose lui était arrivé la veille, quelque chose de très beau et de très important. Puis ses souvenirs se précisèrent. « Katucha, la cour d’assises ! » Oui, et la résolution prise de cesser de mentir, et de dire désormais toute la vérité !

Et voici que, par une coïncidence étonnante, il trouva dans son courrier, en se levant, la lettre, si longtemps attendue, de Marie Vassilievna, la femme mariée dont il avait été l’amant. Elle lui rendait sa liberté, ajoutant qu’elle faisait des vœux de bonheur pour son prochain mariage.

— Mon mariage ! — se dit-il avec un sourire, — comme cela est loin !

Et il se rappela le projet qu’il avait fait, la veille, de tout dire au mari de sa maîtresse, de lui demander pardon, et de se mettre à sa disposition pour telle réparation qu’il exigerait de lui. Mais ce beau projet ne lui parut plus, le matin, aussi facile à exécuter que la veille. Et puis, pourquoi rendre un homme malheureux en lui révélant une vérité qui ne pouvait manquer de le faire souffrir ? « S’il me demande ce qui en est, je le lui dirai. Mais aller moi-même le lui dire, non, cela n’est pas nécessaire ! »

Non moins irréalisable lui parut, à la réflexion, son projet de dire toute la vérité à Missy. Là encore, il n’avait nul besoin de parler : c’était s’humilier inutilement. Mieux valait, avec elle, s’en tenir à des sous-entendus. Et Nekhludov décida, en fin de compte, ce matin-là, qu’il n’irait plus chez les Korchaguine, sauf à leur en expliquer le motif, s’ils désiraient le savoir.

Pour ce qui était de ses relations avec Katucha, en revanche, il jugea qu’il n’y avait lieu là à rien sous-entendre. « J’irai la voir dans sa prison, je lui dirai tout, je lui demanderai de me pardonner. Et, s’il le faut,… eh bien ! s’il le faut, je me marierai avec elle ! »

L’idée de tout sacrifier pour la satisfaction de sa conscience, et de se marier au besoin avec Katucha, cette idée continuait à lui sourire autant que la veille.

Enfin, quant à la question d’argent, il résolut de conformer décidément sa conduite aux principes proclamés par lui sur l’injustice de la propriété foncière. Que s’il n’avait pas la force de se priver de toute sa fortune, il se promit au moins de n’en garder qu’une partie, et de faire tout son possible pour être sincère vis-à-vis de lui-même et des autres.

Depuis longtemps il n’avait commencé une journée avec autant d’énergie. Agrippine Petrovna étant venue prendre ses ordres, dans la salle à manger, il lui déclara aussitôt, avec une fermeté dont il fut lui-même surpris, qu’il allait changer de logement et se voyait forcé de renoncer à ses services. Jamais encore, depuis la mort de sa mère, il ne s’était expliqué avec la gouvernante sur ce qu’il comptait faire de sa maison, trop grande et trop luxueuse pour un célibataire mais c’était chose convenue, par une entente tacite, qu’il continuerait à l’habiter, étant sur le point de se marier. Son projet de quitter la maison avait donc un sens particulier, qu’Agrippine Petrovna comprit tout de suite. Elle jeta sur Nekhludov un regard étonné.

— Je vous suis très reconnaissant de votre sollicitude pour moi : mais je n’ai plus besoin désormais d’un logement aussi grand, ni d’un service aussi nombreux. Si donc vous voulez bien encore me venir en aide, je vous demanderai d’avoir la bonté de tout préparer pour mon déménagement, et, en attendant, de faire emballer tous les meubles inutiles. Quand ma sœur viendra, elle verra ce qu’il convient d’en faire.

Agrippine Petrovna secoua la tête.

— Comment ? Ce qu’il convient d’en faire ? Mais vous aurez besoin de tout cela plus tard ! — dit-elle.

— Non, je n’en aurai pas besoin, Agrippine Petrovna, en vérité, je n’en aurai pas besoin ! — fit Nekhludov, répondant à l’intention qu’il devinait sous les paroles et le ton de la gouvernante. — Et puis, s’il vous plaît, ayez la bonté de dire à Korneï que je lui paierai deux mois d’avance, et que dès aujourd’hui il peut chercher à se placer ailleurs.

— Vous avez tort d’agir ainsi, Dimitri Ivanovitch ! Même si vous avez l’intention d’aller à l’étranger, il vous faudra toujours un local pour mettre vos meubles.

— Ce n’est pas cela que vous pensez, Agrippine Petrovna ! — répliqua Nekhludov avec un sourire. — Mais d’ailleurs je ne vais pas à l’étranger, ou, si je vais quelque part, c’est pour un tout autre voyage que celui que vous pourriez supposer !

À ces mots une rougeur subite envahit ses joues. « Allons, il faut tout lui dire ! — songea-t-il ; — je n’ai ici aucune raison pour me taire, et c’est tout de suite que je dois commencer à dire la vérité ! »

— J’ai eu hier une aventure très étrange et très grave, — reprit-il. — Vous souvenez-vous de Katucha, qui servait chez ma tante Marie Ivanovna ?

— Parfaitement ! c’est moi qui lui ai appris à coudre.

— Eh bien, voilà ! On l’a condamnée hier en cour d’assises, où j’étais juré.

— Ah ! Seigneur, quelle pitié ! — dit Agrippine Petrovna. — Et pour quel crime l’a-t-on condamnée ?

— Pour meurtre !… Et c’est moi qui ai tout fait !

— Voilà, en effet, qui est bien étrange. Comment est-ce possible que vous ayez tout fait ?

— Oui, c’est moi qui suis cause de tout ! Et cet événement a bouleversé tous mes plans.

— Que dites-vous là ?

— Mais sans doute ! Puisque c’est moi qui suis cause qu’elle a pris ce chemin, c’est à moi de faire tout pour lui porter secours !

— Je reconnais bien là votre bon cœur, Dimitri Ivanovitch ! Mais de votre faute, dans tout cela, il n’en est pas question. La même aventure arrive à tout le monde : et quand une personne a du jugement, tout s’arrange, tout s’oublie, et la vie continue. Croyez-moi, ce serait folie à vous de vous en rendre responsable ! On m’a dit depuis longtemps que cette créature était sortie du droit chemin : c’est elle qui l’aura voulu, allez ! et la faute n’en est qu’à elle !

— Non, non, la faute en est à moi ! Et c’est à moi de la réparer.

— Comment la réparer ?

— Je verrai bien à le faire, cela me regarde. Mais, si vous êtes en peine pour vous-même, Agrippine Petrovna, je m’empresse de vous dire que ce que ma mère a décidé dans son testament…

— Oh ! non, pour moi je ne suis pas en peine ! La défunte m’a tellement comblée de ses bienfaits que je n’ai plus besoin de rien. J’ai une parente qui m’invite à venir auprès d’elle : j’irai, quand je serai tout à fait certaine de ne pouvoir plus vous servir. Mais je dois vous avertir que vous avez tort de vous mettre cette affaire sur le cœur ; il n’y a personne à qui de pareilles choses ne soient arrivées !

— Que voulez-vous ? Je ne pense pas comme vous sur ce sujet-là ! Et je vous prie encore de vouloir bien tout préparer pour mon départ d’ici. Et ne soyez pas fâchée contre moi ! Je vous suis très reconnaissant de tout ce que vous avez fait, Agrippine Petrovna !

Chose surprenante, dès l’instant où Nekhludov avait compris qu’il était lui-même un sot et un misérable, il avait cessé de mépriser et de haïr les autres. Tout au contraire, il éprouvait les sentiments les plus affectueux pour Agrippine Petrovna et pour Korneï, son valet de chambre. Et un désir le prit de s’humilier devant Korneï, comme il venait de le faire devant la gouvernante ; mais Korneï était d’une servilité si plate que, au dernier moment, Nekhludov ne se sentit pas le courage de s’humilier devant lui.

Pour se rendre au Palais de Justice, où il avait de nouveau à être juré, il prit la même voiture qu’il avait prise la veille, et le cocher le fit passer par les mêmes rues : ce qui l’amena à s’étonner de l’énorme changement accompli en lui, durant ces vingt-quatre heures. Il s’aperçut qu’il était vraiment devenu un autre homme.

Son mariage avec Missy, qui, la veille, lui avait paru si proche, lui semblait maintenant tout à fait impossible. La veille, il était convaincu qu’il ferait le bonheur de la jeune fille en se mariant avec elle : maintenant il se jugeait indigne non seulement de se marier avec elle, mais même de la fréquenter. « Si elle savait qui je suis, pour rien au monde elle ne consentirait à me recevoir ! Et moi qui poussais l’inconscience jusqu’à lui reprocher ses coquetteries avec Romanov ! Et puis, même si je m’étais marié avec elle, est-ce que je pourrais avoir un instant de bonheur, ou simplement de repos, en sachant que l’autre, la malheureuse, est en prison, et que demain ou après-demain elle partira, par étapes, pour les travaux forcés ? Cela pendant que moi, ici, j’aurais reçu des félicitations, ou fait des visites de noces avec ma jeune femme ! Ou bien pendant que, siégeant à côté d’un ami que j’ai indignement trompé, dans l’assemblée de la noblesse, j’aurais compté les votes sur la nouvelle loi scolaire, après quoi je serais allé rejoindre en secret la femme de ce même ami ! Ou bien encore pendant que j’aurais continué à m’escrimer contre mon tableau, ce maudit tableau que jamais je n’achèverai, car je vois bien que l’entreprise est au-dessus de mes forces ! — Non, rien de tout cela désormais ne m’est plus possible ! » se disait Nekhludov ; et il ne cessait point de se réjouir du changement intérieur qui s’était fait en lui.

— Avant tout, — se disait-il encore, — revoir l’avocat, connaître le résultat de son enquête ; et puis, après cela… après cela, aller la voir, et tout lui dire !

Et toutes les fois qu’en imagination il se représentait la façon dont il l’aborderait, dont il lui dirait tout, dont il étalerait devant elle l’aveu de sa faute, dont il lui déclarerait que c’était lui seul qui avait tout fait, — toutes les fois il s’attendrissait sur son héroïque bonté, et des larmes lui montaient aux yeux.


II


Dans le corridor du Palais de Justice, Nekhludov rencontra l’huissier de la cour d’assises. Il lui demanda où l’on mettait les condamnés, après le jugement, et puis aussi à qui on devait s’adresser pour obtenir l’autorisation de les voir. L’huissier répondit que les condamnés étaient répartis en divers endroits, et que c’était le procureur qui, seul, pouvait donner l’autorisation de les voir.

— D’ailleurs, — ajouta-t-il, — je viendrai vous prendre, après la séance, et je vous conduirai moi-même chez le procureur. Mais, maintenant, je vous prie d’aller au plus vite dans la salle du jury. L’audience va commencer.

Nekhludov remercia l’huissier, et courut vers la salle du jury.

Au moment où il y entrait, les jurés s’apprêtaient déjà à passer dans la salle d’audience. Le marchand était d’humeur joviale, comme la veille, et l’on voyait que, de nouveau, il avait mangé et bu solidement avant de venir. Il accueillit Nekhludov comme un vieil ami. Et Pierre Gérassimovitch lui-même, malgré sa familiarité, ne fit plus du tout au jeune homme l’impression désagréable qu’il lui avait faite jusque-là.

Nekhludov se demanda s’il devait révéler aux jurés les relations qu’il avait eues avec la femme qu’ils avaient condamnée le jour précédent. « Dès hier, — songeait-il, — j’aurais dû me lever, au moment du verdict, et faire publiquement l’aveu de ma faute ! » Mais, lorsqu’il entra dans la salle d’audience, et qu’il vit se renouveler la procédure de la veille, — l’arrivée sur l’estrade des juges en uniforme, le silence, l’appel des jurés, les gendarmes, le portrait, le vieux prêtre, — il eut le sentiment que, même avec la meilleure volonté, il n’aurait pas trouvé la force, la veille, de déranger un ensemble aussi solennel.

Les préparatifs du jugement furent pareils à ceux de la première séance, à cela prés qu’on ne fit point prêter serment aux jurés et que le président leur épargna sa petite allocution préliminaire.

L’affaire jugée ce jour-là se trouvait être un vol avec effraction. L’accusé était un garçon de vingt ans, étroit d’épaules, maigre, jaune, et vêtu d’un sarrau gris. Il restait assis sur le banc des prévenus, entre deux gendarmes, et il toussait sans interruption. Ce garçon avait, avec un camarade, forcé la porte d’une remise, et s’était emparé d’un paquet de balais, valant ensemble trois roubles et demi. L’acte d’accusation racontait que les deux coupables avaient été arrêtés par un agent au moment où ils s’enfuyaient, portant les balais sur leur dos. Tous deux avaient fait aussitôt les aveux les plus complets, et on les avait tous deux gardés en prison. L’un d’eux était mort dans la prison ; et c’est ainsi que l’autre comparaissait seul devant le jury. Les balais figuraient sur la table des pièces à conviction.

Le procès suivit le même cours que celui de la Maslova, avec le même appareil d’interrogatoires, de témoignages, d’expertises et de contre-expertises. L’agent qui avait arrêté l’accusé répondait à toutes les questions du président, du substitut, de l’avocat : « Parfaitement ! » ou : « Je ne sais pas. » Mais, sous ces réponses machinales, et sous son respect de la discipline, on devinait qu’il plaignait l’accusé et n’était pas très fier de sa capture.

Un second témoin, un vieillard à la mine souffrante, était le propriétaire de la maison où s’était commis le vol. Quand on lui demanda s’il reconnaissait ses balais, il mit une mauvaise volonté évidente à les reconnaître. Et quand le substitut lui demanda si les balais lui étaient d’un grand usage, il répondit d’un ton irrité : « Que le diable les emporte, ces maudits balais ! Ils ne me servaient de rien. Je donnerais bien le double de ce qu’ils valent pour n’avoir pas les soucis que cette affaire m’a causés ! Rien qu’en fiacres, j’ai dépensé le double de ce qu’ils valent ! Et moi, je suis malade ! Il y a sept ans que j’ai la goutte ! »

Ainsi parlèrent les témoins. Quant à l’accusé, il avouait tout, racontait la chose telle qu’elle s’était passée ; il parlait d’une voix sans cesse interrompue par des accès de toux, et il tournait la tête dans tous les sens, le regard égaré comme une bête prise au piège.

Mais le substitut du procureur, de même que la veille, s’ingéniait à lui poser des questions subtiles, destinées à déjouer sa ruse et à la confondre.

Dans son réquisitoire, il établit que le vol avait été commis avec préméditation, qu’il avait été accompagné d’effraction, et que, par suite, l’accusé devait être frappé des peines les plus sévères.

Au contraire l’avocat, désigné d’office par le tribunal, établit que le vol avait été commis sans préméditation, qu’il n’avait pas été accompagné d’effraction, et que, malgré la gravité de sa faute, l’accusé n’était pas aussi dangereux pour la société que l’avait affirmé le substitut du procureur.

Enfin le président, avec le même effort d’impartialité que la veille, expliqua en détail aux jurés ce qu’ils savaient de l’affaire, ce qu’ils n’avaient pas le droit de ne pas en savoir. Comme la veille, il y eut des suspensions d’audience, les jurés fumèrent des cigarettes, l’huissier annonça : « Le tribunal ! » Comme la veille, les gendarmes qui gardaient le prévenu, sabre au clair, firent de leur mieux pour ne pas s’endormir.

Les débats révélèrent que l’accusé, à quinze ans, avait été placé par son père dans une fabrique de tabac, qu’il y était resté cinq ans, et qu’au mois de janvier il avait été congédié, à la suite d’une querelle qui s’était produite entre le directeur de la fabrique et ses ouvriers. Il s’était alors trouvé sans travail. Errant au hasard dans les rues, il avait lié connaissance avec un ouvrier serrurier qui avait, lui aussi, perdu sa place, et qui buvait. Ensemble, une nuit qu’ils étaient ivres tous deux, ils avaient enfoncé la porte d’une remise et y avaient pris le premier objet qui leur était tombé sous la main. Le serrurier était mort en prison ; et voici que son complice était déféré au jury comme un être dangereux, devant être mis hors d’état de nuire davantage à la société.

— Un être aussi dangereux que la condamnée d’hier ! songeait Nekhludov en voyant se dérouler devant lui les détails du procès. Tous deux sont des êtres dangereux ! Soit ! Mais nous, nous tous qui les jugeons ? Moi, par exemple, moi, le débauché, le menteur, l’imposteur ? Ainsi nous, nous ne sommes pas dangereux ?… Et puis, en admettant même que ce malheureux enfant soit le seul être dangereux qui se trouve dans cette salle, que devons-nous faire de lui, maintenant qu’il s’est laissé prendre ?

« C’est chose bien évidente que ce garçon n’est pas un criminel de profession, un malfaiteur extraordinaire, mais qu’il appartient, au contraire, à l’espèce la plus ordinaire. Cela, tout le monde le sait et le sent, comme aussi que, s’il est devenu ce qu’il est, c’est parce qu’il s’est trouvé dans des conditions qui, fatalement, devaient l’amener à le devenir. C’est donc chose non moins évidente, aux yeux de tout homme de bon sens, que, pour empêcher de tels êtres de se perdre, il faut, avant tout, s’efforcer de détruire les conditions qui ont pour effet inévitable de les conduire à leur perte. »

« Or, que faisons-nous ? Nous empoignons, au hasard, un de ces pauvres diables, tout en sachant fort bien que des milliers d’autres restent en liberté, nous le mettons en prison, nous le condamnons à une oisiveté complète, ou encore à un travail malsain et stupide, en compagnie d’autres pauvres diables de son espèce, et nous le faisons ensuite transporter, aux frais de l’État, du gouvernement de A… dans le gouvernement d’Irkoutsk, cette fois en compagnie des pires criminels.

« Mais pour détruire les conditions qui produisent de tels êtres, pour cela nous ne faisons rien. Que dis-je ? Nous faisons tout pour les développer, en multipliant les fabriques, les usines, les ateliers, les cabarets, les maisons de tolérance. Non seulement nous ne détruisons pas ces conditions, mais nous les tenons pour nécessaires, nous les encourageons, nous leur donnons l’appui de la loi.

« Nous formons ainsi non pas un malfaiteur, mais des milliers de malfaiteurs ; et après cela nous en empoignons un, au hasard, et nous nous figurons avoir sauvé la société et avoir rempli tout notre devoir, quand nous avons obtenu que le pauvre diable soit transporté du gouvernement de A… dans celui d’Irkoutsk ! »

Ainsi songeait Nekhludov, pendant que, assis sur son siège au haut dossier, à côté du président du jury, il écoutait les voix diverses du substitut, de l’avocat, et du président.

« Et quand je pense, — poursuivit-il en considérant le pâle visage de l’accusé, — quand je pense qu’il aurait suffi que quelqu’un se rencontrât qui eût pitié de ce misérable, au moment où son père, sous la pression du besoin, l’envoyait à la ville pour y être ouvrier, ou plus tard, au moment où, après douze heures de travail, l’infortuné allait avec ses camarades chercher un peu de distraction dans les cabarets ! Si à ce moment un homme s’était rencontré qui eût pitié de lui et qui lui dît : « Ne va pas là, Vania, ce n’est pas bien ! » l’enfant n’y serait pas allé, il ne se serait pas perverti, il n’aurait pas fait le mal qu’il a fait !

« Mais pas un seul homme ne s’est rencontré qui eût pitié de lui durant tout le temps qu’il a passé à vivre comme un petit animal, dans sa fabrique. Et, au contraire, tout le monde, contremaîtres et camarades, tout le monde lui a appris, durant ces cinq ans, que la sagesse consistait, pour un garçon de son âge, à mentir, à boire, à dire des gros mots, à donner des coups, à courir les filles.

« Et quand ensuite, épuisé et dépravé par un travail malsain, par l’ivresse et la basse débauche, quand, après avoir erré, sans but, au long des rues, il se laisse entraîner à pénétrer dans une remise et à y dérober quelques vieux balais hors d’usage, alors nous, qui ne manquons de rien, nous, hommes riches et instruits, nous nous assemblons dans une salle pleine de solennité, et nous jugeons ce malheureux, qui est notre frère, et que nous avons contribué à perdre ! »

Ainsi songeait Nekhludov, sans plus faire attention à ce qui se passait autour de lui. Et il se demandait comment il avait pu ne pas s’apercevoir plus tôt de tout cela, comment les autres pouvaient ne pas s’en être encore aperçus.


III


Quand, après le résumé du président, le jury se retira dans sa salle de délibération pour répondre aux questions posées, Nekhludov, au lieu de suivre ses collègues, se faufila dans le corridor, ayant pris tout d’un coup la résolution de se désintéresser de la suite du procès. « Qu’ils fassent ce qu’ils voudront de ce malheureux ! — se dit-il ; — je ne puis, quant à moi, prendre plus longtemps ma part d’une telle comédie ! »

Il demanda à un gardien de lui indiquer le cabinet du procureur et s’y rendit aussitôt. Là, le suisse refusa d’abord de le laisser entrer, affirmant que le procureur était occupé ; mais Nekhludov, sans l’écouter, ouvrit la porte de l’antichambre, aborda l’employé qui s’y tenait assis, et le pria de dire tout de suite au procureur qu’un juré désirait l’entretenir d’un sujet très urgent. Son titre de prince et l’élégance de sa mise en imposèrent à l’employé, qui insista auprès du procureur, et obtint que Nekhludov fût aussitôt admis.

Le procureur le reçut debout, visiblement mécontent de son insistance.

— En quoi puis-je vous servir ? — demanda-t-il d’un ton sévère.

— Je suis juré, je m’appelle Nekhludov, et j’ai absolument besoin de voir une femme qui est en prison, la Maslova, — répondit tout d’un trait Nekhludov en rougissant.

Il sentait qu’il faisait là une démarche qui aurait une influence décisive sur toute sa vie.

Le procureur était un petit homme maigre et sec, avec des cheveux courts grisonnants, des yeux très vifs, et une barbiche en pointe sur un menton saillant.

— La Maslova ? Oui, je la connais ! Accusée d’empoisonnement, n’est-ce pas ? Pourquoi donc avez-vous besoin de la voir ?

Puis, d’un ton plus aimable :

— Excusez ma question, mais il m’est impossible de vous accorder l’autorisation que vous demandez sans connaître d’abord le motif qui vous porte à la demander.

— J’ai besoin de voir cette femme ; c’est une chose de la plus haute importance pour moi ! — dit Nekhludov rougissant de nouveau.

— Ah ! vraiment ! — fit le procureur ; et, levant les yeux, il fixa sur Nekhludov un regard pénétrant. — Cette femme a été jugée hier, n’est-ce pas ?

— Elle a été condamnée à quatre ans de travaux forcés. Elle a été condamnée injustement ! Elle est innocente !

— Hier ? — reprit le procureur, sans prêter la moindre attention à ce que disait Nekhludov sur l’innocence de la Maslova. — Comme elle n’a été jugée qu’hier, elle doit se trouver encore dans la maison de détention préventive. On ne peut y voir les détenus qu’à de certains jours. Je vous engage à vous adresser là.

— C’est que j’ai besoin de la voir tout de suite, — dit Nekhludov.

Ses lèvres tremblaient. Il sentait l’approche de la minute décisive.

— Mais pourquoi donc avez-vous besoin de la voir ? — demanda le procureur, fronçant les sourcils d’un air quelque peu inquiet.

— J’ai besoin de la voir parce qu’elle est innocente et qu’on l’a condamnée aux travaux forcés. C’est moi qui suis coupable, et non pas elle ! — ajouta Nekhludov d’une voix frémissante.

— Et comment cela ?

— C’est moi qui l’ai séduite, et mise dans l’état où elle se trouve ! Si je ne l’avais pas mise dans cet état, elle n’aurait pas été exposée à l’accusation portée contre elle hier !

— Tout cela ne me dit pas votre motif pour désirer la voir.

— Mon motif, c’est que je veux réparer ma faute et… me marier avec elle ! — déclara Nekhludov.

Et, tandis qu’il prononçait ces mots, des larmes d’attendrissement et d’admiration pour lui-même lui mouillaient les yeux.

— En vérité ! — fit le procureur. — Voilà en effet un cas assez curieux. C’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez été membre du Zemstvo de Krasnopersk ? — ajouta-t-il, comme s’il s’était enfin rappelé à quelle occasion il avait entendu parler déjà, précédemment, de ce Nekhludov qui venait de lui faire part d’une résolution aussi imprévue.

— Parfaitement ! Mais, pardonnez-moi, je ne crois pas que cela ait le moindre rapport avec ma demande ! — répliqua Nekhludov d’un ton piqué.

— Non sans doute, — répondit le procureur avec un sourire légèrement ironique ; — mais le projet que vous m’annoncez est si bizarre et si éloigné des formes ordinaires…

— Mais enfin, puis-je obtenir cette autorisation ?

— L’autorisation ? Oui, certainement. Je vais vous la délivrer tout de suite. Prenez la peine de vous asseoir.

Il alla vers son bureau, s’assit et se mit à écrire.

— Asseyez-vous, je vous en prie !

Nekhludov resta debout.

Quand le procureur eut fini d’écrire, il se leva et tendit un papier à Nekhludov en l’observant avec curiosité.

— Il y a encore une chose que je dois vous dire, — reprit celui-ci, — c’est qu’il me sera désormais impossible de prendre part aux délibérations du jury.

— Vous aurez, comme vous savez, à vous en faire dispenser par le tribunal, après lui avoir présenté vos raisons.

— La raison est que je tiens tous ses jugements pour inutiles et pour immoraux.

— Bah ! — s’écria le procureur avec le même sourire ironique, signifiant que de tels principes lui étaient connus, et que ce n’était pas la première fois qu’il s’en amusait. — Vous comprendrez sans peine, n’est-ce pas ? que, en ma qualité de procureur, je ne puisse pas partager votre avis sur ce point. Mais allez expliquer tout cela au tribunal ! Le tribunal appréciera vos explications, les déclarera recevables ou non recevables, et, dans ce dernier cas, vous infligera une amende. Adressez-vous au tribunal !

— Comme je vous l’ai dit, je suis résolu à n’y pas retourner ! — déclara sèchement Nekhludov.

— Mes salutations ! — fit alors le magistrat, manifestement impatient de se débarrasser de son étrange visiteur.

— Qui est-ce donc que vous venez de recevoir ? — demanda au procureur, quelques instants après, un juge qui venait d’entrer dans son cabinet au moment où Nekhludov en sortait.

— C’est Nekhludov, vous savez bien, celui qui déjà autrefois, dans le Zemstvo de Krasnopersk, s’était fait remarquer par toute sorte de propositions excentriques ! Figurez-vous que, étant juré, il a retrouvé sur le banc des prévenus une fille publique qui, à ce qu’il prétend, a été séduite par lui. Et le voilà qui, maintenant, veut se marier avec elle !

— Est-ce possible ?

— C’est ce qu’il vient de me dire ! Et si vous saviez avec quelle exaltation extravagante !

— On dirait vraiment que quelque chose d’anormal se passe dans le cerveau des jeunes gens d’à présent !

— Mais c’est que celui-là n’a plus l’air tout jeune !… Dites donc, en a-t-il raconté, hein ? votre fameux Ivachenkov ? Cet animal-là a juré de nous faire mourir ! Il parle, parle à l’infini !

— On devrait simplement lui retirer la parole ! À ce degré-là, cela devient de l’obstructionnisme !


IV


En sortant de chez le procureur, Nekhludov se rendit tout droit à la maison de détention préventive. Mais il n’y trouva point la Maslova. À la suite d’une effervescence politique qui s’était produite quatre mois auparavant, on avait dirigé vers d’autres prisons la plupart des détenus que contenait cet établissement, pour y installer à leur place une foule d’étudiants, d’étudiantes, d’employés et d’artisans. La Maslova avait été transférée dans la vieille prison du gouvernement. Nekhludov s’y fit aussitôt conduire.

Mais la vieille prison était située à l’autre extrémité de la ville, de sorte que Nekhludov n’y arriva qu’à la nuit tombante. Devant la porte, au moment où il s’apprêtait à entrer, un factionnaire l’arrêta. Le factionnaire sonna, la porte s’ouvrit, et un gardien sortit au-devant de Nekhludov. Il lut d’un bout à l’autre, très lentement, le papier que Nekhludov lui tendait, le relut, et finit par déclarer que, sans l’autorisation du directeur, il ne pouvait rien faire.

Nekhludov obtint du moins la permission de se rendre chez le directeur. Dans l’escalier qui conduisait à l’appartement de ce fonctionnaire, il entendit les sons étouffés d’un morceau de musique, joué sur un piano. Et, dès qu’une servante à la mine hargneuse, avec un bandeau sur un œil, lui eut ouvert la porte de l’appartement, ce fut comme si les sons du piano, s’échappant d’une chambre voisine, se fussent brusquement rués sur ses oreilles. C’était la plus rebattue des Rapsodies de Liszt, et fort bien jouée, mais avec cette singularité que la personne qui l’exécutait n’allait jamais que jusqu’à un certain endroit. Arrivée à cet endroit du morceau, elle s’arrêtait net et reprenait aussitôt le commencement, pour le jouer, de nouveau, jusqu’au même endroit. Nekhludov demanda à la servante borgne si le directeur était chez lui :

— Non, il n’y est pas.

— Et quand reviendra-t-il ?

— Je vais aller demander !

Et la servante rentra dans l’appartement, laissant Nekhludov debout dans l’antichambre.

Un instant après, la Rapsodie s’arrêta, sans être parvenue, cette fois, jusqu’à l’endroit magique. Et Nekhludov entendit une voix de femme, dans la pièce voisine, qui disait :

— Répondez que papa est sorti, qu’il dîne en ville. Impossible de le voir aujourd’hui ! Qu’on revienne une autre fois !

Et de nouveau la Rapsodie recommença ; mais elle s’interrompit après quelques mesures, et Nekhludov entendit le bruit d’une chaise qu’on remuait. Évidemment la pianiste s’était décidée à venir en personne congédier l’importun qui prenait la liberté de la déranger.

— Papa est sorti ! — déclara-t-elle en effet, d’un ton fâché, en entr’ouvrant la porte qui donnait sur l’antichambre. C’était une jeune fille pâle, avec des cheveux jaunes en désordre et de larges cercles bleus sous les yeux.

En apercevant un jeune homme, et de mise élégante, elle changea de ton.

— Prenez la peine d’entrer !… Vous auriez quelque chose à demander à mon père ?…

— Je voudrais voir une femme qui est détenue ici.

— Dans la section des détenus politiques, sans doute ?

— Non, pas dans cette section-là. J’ai l’autorisation écrite du procureur.

— Je suis désolée ! Mon père est sorti, je ne puis rien sans lui.

— Mais entrez, je vous en prie, asseyez-vous un moment ! — reprit-elle.

Et comme Nekhludov faisait mine de sortir :

— Vous pouvez vous adresser au sous-directeur. Il doit être au bureau. Il vous dira ce qui en est… Comment vous appelez-vous ?

— Je vous remercie beaucoup, — dit Nekhludov sans répondre à sa question.

Et il redescendit l’escalier, tandis que retentissaient de nouveau derrière lui les sons bruyants de la Rapsodie, aussi peu en harmonie avec le lieu où ils se faisaient entendre qu’avec l’aspect pitoyable de la créature qui les produisait.

Dans la cour, Nekhludov rencontra un jeune officier aux moustaches en croc et lui demanda où il pourrait trouver le sous-directeur. Ce jeune officier était précisément le sous-directeur. Il prit le permis, y jeta les yeux, et déclara que, le permis ne faisant mention que de la maison de détention préventive, il ne pouvait prendre sur lui de le considérer comme valable pour la prison du gouvernement. De toute façon, au reste, l’heure était trop avancée : l’appel du soir avait déjà été fait.

— Revenez demain ! C’est demain dimanche : dès dix heures du matin, tout le monde est admis à faire visite aux détenus. Le directeur sera là. Vous pourrez voir la femme Maslov dans le parloir des femmes, ou peut-être, si le directeur y consent, dans le bureau.

Déçu ainsi de son espérance de voir Katucha ce jour-là, Nekhludov reprit le chemin de sa maison. Tout frémissant d’émotion, il courait le long des rues ; et sans cesse lui revenaient en mémoire des détails de sa journée. Il se répétait qu’il avait cherché à revoir Katucha, qu’il l’avait demandée dans deux prisons, qu’il avait parlé au procureur de son projet de s’humilier devant elle. Et le sentiment d’avoir fait tout cela redoublait encore son exaltation.

En rentrant chez lui, il alla aussitôt prendre dans un tiroir le cahier où, autrefois, il écrivait le journal de ses actes et de ses pensées. Il en relut quelques passages, et, fiévreusement, il y ajouta les lignes suivantes :

« Il y a deux ans déjà que je n’ai plus rien écrit dans ce cahier, et je croyais bien que jamais plus je ne me livrerais à cet enfantillage. Mais en réalité ce n’était nullement un enfantillage. C’était au contraire un entretien avec moi-même, avec mon moi véritable et sacré. Depuis ces deux ans, ce moi s’était endormi au fond de mon cœur, de sorte que je n’avais personne avec qui m’entretenir. Mais il s’est brusquement réveillé, hier, le 28 avril, à la suite d’un événement extraordinaire qui s’est passé à la cour d’assises, où j’étais juré. Sur le banc des accusés, j’ai retrouvé cette Katucha que j’ai autrefois séduite et abandonnée. Un malentendu singulier, que j’aurais eu le devoir d’empêcher, a eu pour conséquence la condamnation de la malheureuse aux travaux forcés. Je suis allé aujourd’hui chez le procureur et à la prison où elle est détenue. Je n’ai pu être admis auprès d’elle, mais j’ai pris la ferme résolution de tout faire pour la voir, de lui demander pardon, et de réparer ma faute, dussé-je pour cela me marier avec elle. Seigneur, prête-moi ton aide ! Jamais je n’ai eu plus de repos ni plus de joie dans le cœur. »