Réponse du ministre Édouard Lockroy à la protestation des artistes contre la tour Eiffel

Réponse du ministre Édouard Lockroy à la protestation des artistes contre la tour Eiffel
Masson et Cie (p. 26-27).

Les journaux publient une soi-disant protestation à vous adressée par les artistes et les littérateurs français. Il s’agit de la tour Eiffel, que vous avez contribué à placer dans l’enceinte de l’Exposition universelle. À l’ampleur des périodes, à la beauté des métaphores, à l’atticisme d’un style délicat et précis, on devine, sans même regarder les signatures, que la protestation est due à la collaboration des écrivains et des poètes les plus célèbres de notre temps.

Cette protestation est bien dure pour vous, Monsieur le directeur des travaux. Elle ne l’est pas moins pour moi. Paris « frémissant encore du génie de tant de siècles », dit-elle, et qui « est une floraison auguste de pierres parmi lesquelles resplendit l’âme de la France », serait déshonoré si on élevait une tour dont « la commerciale Amérique ne voudrait pas ». « Cette main barbare », ajoute-t-elle dans le langage vivant et coloré qu’elle emploie, gâtera le « Paris des gothiques sublimes », le Paris des Goujon, des Pilon, des Barye, et des Rude.

Ce dernier passage vous frappera, sans doute, autant qu’il m’a frappé, « car l’art et l’histoire français », comme dit la protestation, ne m’avaient point appris encore que les Pilon, les Barye, ou même les Rude, fussent des gothiques sublimes. Mais quand des artistes compétents affirment un fait de cette nature, nous n’avons qu’à nous incliner…

Ne vous laissez donc pas impressionner par la forme qui est belle, et voyez les faits. La protestation manque d’à-propos. Vous ferez remarquer aux signataires qui vous l’apporteront que la construction de la tour Eiffel est décidée depuis un an et que le chantier est ouvert depuis un mois. On pouvait protester en temps utile : on ne l’a pas fait, et « l’indignation qui honore » a le tort d’éclater juste trop tard.

J’en suis profondément peiné. Ce n’est pas que je craigne pour Paris. Notre-Dame restera Notre-Dame et l’Arc de Triomphe restera l’Arc de Triomphe. Mais j’aurais pu sauver la seule partie de la grande ville qui fût sérieusement menacée : cet incomparable carré de sable qu’on appelle le Champ-de-Mars, si digne d’inspirer les poètes et de séduire les paysagistes.

Vous pouvez exprimer ce regret à ces Messieurs. Ne leur dites pas qu’il est pénible de ne voir attaquer l’Exposition que par ceux qui devraient la défendre ; qu’une protestation signée de noms si illustres aura du retentissement dans toute l’Europe et risquera de fournir un prétexte à certains étrangers pour ne point participer à nos fêtes ; qu’il est mauvais de chercher à ridiculiser une œuvre pacifique à laquelle la France s’attache avec d’autant plus d’ardeur, à l’heure présente, qu’elle se voit plus injustement suspectée au dehors. De si mesquines considérations touchent un ministre : elles n’auraient point de valeur pour des esprits élevés que préoccupent avant tout les intérêts de l’art et l’amour du beau.

Ce que je vous prie de faire, c’est de recevoir la protestation et de la garder. Elle devra figurer dans les vitrines de l’Exposition. Une si belle et si noble prose signée de noms connus dans le monde entier ne pourra manquer d’attirer la foule et, peut-être, de l’étonner.