Répertoire national/Vol 1/Épitre à M. Généreux Labadie

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 62-67).

1804.

ÉPÎTRE À M. GÉNÉREUX LABADIE.[1]

Toi qui trop inconnu mérites à bon titre,
Pour t’immortaliser, que j’écrive une épître,
Toi qui si tristement languis en l’univers,
Labadi, c’est à toi que j’adresse ces vers.
Quand je vois tes talents restés sans récompense,
J’approuve ton dépit et ton impatience ;

Et je tombe d’accord que nous autres rimeurs
Sommes à tort en butte à messieurs les railleurs.
Je sais qu’à parler vrai, ta muse un peu grossière
Aux éloges pompeux ne peut donner matière ;
Mais enfin tu fais voir le germe d’un talent
Que doit encourager tout bon gouvernement,
Qui de chaque sujet distinguant bien la classe,
Met le rimeur toujours à la première place.
Mais celui par malheur sous lequel nous vivons,
Ne sut jamais, ami, tout ce que nous valons.
Quelle honte, en effet, au pays où nous sommes,
De voir le peu de cas que l’on fait des grands hommes !
De moi qui méritais qu’on célébrât mon nom,
Par mes vers, ma musique et ma distraction,
Et qui pourtant obscur dans un humble village,
De ce gouvernement ne reçus nul hommage ;
De toi-même, en un mot, qui pour avoir du pain,
Vois ta muse réduite à chanter au lutrin,
Et dois dire à part toi, chaque fois que tu dînes,
J’arrache ce repas de vêpres ou matines.
Ainsi donc de notre art méconnaissant le prix,
L’on nous met en oubli, nous autres beaux esprits ;
Et nos noms par l’effet d’un aveuglement triste,
Des emplois à donner ne sont point sur la liste ;
Tandis que tant de gens, sur leurs simples noms,
Obtiennent de l’état de bonnes pensions.
Et ces gens qui sont-ils ? Les uns des militaires,

En tout point dépourvus de talents littéraires,
Qui, parce qu’un boulet leur a cassé le bras,
S’imaginent que d’eux l’on doit faire un grand cas ;
Les autres, magistrats, juges, greffiers, notaires,
Conseillers, médecins,… ou même apothicaires…
Car sur la liste enfin des gens à pension,
L’on trouve tout état, toute profession,
Le rimeur excepté. Quelle injuste manie !
Faut-il que sans pitié la fortune ennemie
Nous ait, pour nos péchés, cloués dans un climat
Où les gens sont sans goût,… ou l’ont trop délicat.
Ils loueront un soldat qui le péril surmonte ;
On s’épuise à rimer, personne n’en tient compte !
O temps ! ô mœurs ! ô honte ! Oh ! que diront de nous
L’Iroquois, l’Algonquin et le Topinanbous ?
Chez eux l’homme d’esprit peut hardiment paraître ;
Quiconque a des talents se fait du moins connaître.
Eh ! ne rendent-ils pas des hommages divins
À leurs jongleurs, sorciers, astrologues, devins ?
Parcours tout l’univers, de l’Inde en Laponie,
Tu verras que partout on fête le génie,
Hormis en ce pays ; car l’ingrat Canadien
Aux talents de l’esprit n’accorde jamais rien.
Et puisque par hasard je suis sur ce chapitre,
Je te veux, cher ami, prouver en cette épître,
Que chez eux l’on a beau vouloir se surpasser,
Jamais l’homme à talents ne saurait s’avancer.
Moi-même j’en ai fait la dure expérience.
Voici le fait : Privé de retourner en France,
J’arrive en ce pays, pleins d’affabilité,
Ils exercent pour moi leur hospitalité,
De ce je ne me plains. Mais, las ! point de musique.
À table, ils vous chantaient vieille chanson bachique :
À l’église c’étaient deux ou trois vieux motets
D’orgues accompagnés qui manquaient de soufflets.
Cela faisait pitié. Moi, d’honneur je me pique :
Me voilà composant un morceau de musique,
Que l’on exécuta dans un jour solennel :
C’était, s’il m’en souvient, la fête de Noël.
J’avais mêlé de tout dans ce morceau lyrique,
Du vif, du lent, du gai, du doux, du pathétique :
En bémol, en bécarre, en dièse, et cetera,
Jamais je ne brillai si fort que ce jour-là.

Eh bien ! qu’en advient-il ? On traite de folâtre
Ma musique qu’on dit faite pour le théâtre.
L’un se plaint qu’à l’office il a presque dansé ;
L’autre dit que l’auteur devrait être chassé :
Chacun sur moi se lance et me pousse des bottes.
Le sexe s’en mêla, mais surtout les dévotes :
Doux Jésus, disait l’une, avec tout ce fracas,
Les saints en paradis ne résisteraient pas.
Vrai Dieu ! lorsque ces cris, disait une autre, éclatent.
On dirait qu’au jubé tous les démons se battent.
Enfin cherchant à plaire en donnant du nouveau,
Je vis tout mon espoir s’en aller à vau l’eau.
Pour l’oreille, il est vrai, tant soit peu délicate,
Ma musique, entre nous, était bien un peu plate ;
Mais leur fallait-il donc des Handels, des Grétrys ?
Ma foi ! qu’on aille à Londres ou qu’on aille à Paris.
Pour moi, je croyais bien, admirant mon ouvrage,
Que de tout le public j’obtiendrais le suffrage.
Mais de mes amis seuls vivement applaudi,
Je vis bien qu’en public j’avais peu réussi.
Ainsi j’abandonnai ce genre trop stérile.
Ce revers néanmoins, en m’échauffant la bile,
Ne faisait qu’augmenter le désir glorieux
Par mes talents divers de me rendre fameux.
Je consulte mon goût, et j’adopte Thalie ;
Bientôt de mon cerveau sort une comédie.
Une autre la suivit. Deux pièces, c’est beaucoup :
On parlera de moi, disais-je, pour le coup ;
En tous lieux, j’entendrai célébrer mon génie ;
Mais je ferai surtout briller ma modestie.
Les honneurs et les biens s’en vont pleuvoir sur moi ;
Mais je me veux montrer généreux comme un roi.
Tels étaient mes projets. Et toi, mon cher confrère,
Si l’on eût su juger des vers que tu sais faire ;
Si ta muse applaudie eût changé ton destin,
Partout, au lutrin même, on t’aurait vu moins vain.
Les succès n’enflent point un homme de génie,
Et s’il se montre fier, c’est qu’on le lui dénie.
Ergo, c’est de tes vers le défaut de succès
Qui te donne un regard fier comme un Écossais.
Si l’on eût lu pourtant ton épître admirable
À dame du canton, pour toi si secourable ;

Ou si l’on connaissait le joli compliment
Que ta muse enfanta pour un représentant !
Un lecteur de bon goût eût eu l’âme ravie,
Et ton nom paraissait en dépit de l’envie.
Je l’ai lu cet écrit ; certes, il était beau,
Car pour l’orner ta muse avait pillé Boileau :
Je l’eus pendant longtemps gravé dans la mémoire
Mais tout s’oublie enfin. Reprenons mon histoire
Je te disais comment, facile à décevoir,
Sur mon drame nouveau, je fondais mon espoir.
Ma pièce enfin paraît : ô flatteuse soirée :
Oh ! il faut être auteur pour en avoir l’idée.
On rit, on rit, on rit, mais ce fut tout aussi ;
Jamais je n’en reçus le moindre grand merci :
Et, qui pis est, privé des honneurs du poète,
Pas un seul mot de moi ne fut sur la gazette.
Est-il rien de plus dur ? puis faites-vous auteur ;
Épuisez votre esprit pour plaire au spectateur !
On vous applaudira ; d’accord ; mais dans la troupe,
Diable, s’il en est un, qui vous offre sa soupe.
Tu vois, cher Labadi, par mon sort inhumain,
Que nous pouvons nous joindre et nous donner la main.
Tous deux, sans contredit, avons droit de nous plaindre,
Mais plaignons-nous tout bas, et sachons nous contraindre
Et si l’on rit de toi, consolons-nous tous deux.
Tu vois qu’hélas, mon sort n’est guère plus heureux,
Et que de mes succès, musicien et poète,
J’ai lieu d’être content comme un chien que l’on fouette.
Mais aussi qui dira si de méchants esprits,
N’ont point quelque raison de blâmer nos écrits ?
Pour moi, je t’avouerai que mon œuvre comique
N’eût pu d’un connaisseur soutenir la critique.
J’avais quatre grands mois travaillé comme un chien,
Et la pièce, entre nous, ma foi, ne valait rien.
On l’avait dit du moins, et j’en eus connaissance.
Mais doit-on être ici plus délicat qu’en France,
Où souvent maint auteur qui prétendait briller,
Endormait le parterre et le faisait bailler ?
Non, non, je me reprends, la pièce était très bonne,
Et si je n’en reçus compliments de personne,
C’est que pour les talents, et pour les vers surtout,
Ces gens-ci n’ont point d’âme… ou qu’ils ont trop de goût.

Je conviens que tes vers ne valent point grand’chose,
Qu’un lecteur bonnement croit lire de la prose ;
Cependant dussent-ils cent fois plus l’ennuyer,
D’un compliment du moins on devrait te payer.
Mais non, d’un air railleur et qui sent la satire,
Si de toi je leur parle, ils se mettent à rire ;
Et d’un rimeur enfin ils font bien moins d’état
Que d’un maçon habile, ou même d’un soldat.
Boileau l’a déjà dit, et moi je le répète,
C’est un triste métier que celui de poète.
De ceci cependant ne sois pas affecté,
Nous écrivons tous deux pour la postérité.
Bien d’autres, il est vrai, jouissant de leur gloire,
Ont vu leurs noms inscrits au temple de mémoire.
Gresset et Despréaux par leurs contemporains
Furent, dès leur vivant, loués pour leurs lutrins.
De Belloi, de Ronsard, et Molière et Racine,
Bien choyés, bien payés, avaient bonne cuisine.
Pour nous, cher Labadi, dans ce pays ingrat,
Où l’esprit est plus froid encore que le climat,
Nos talents sont perdus pour le siècle où nous sommes ;
Mais la postérité fournira d’autres hommes,
Qui goûtant les beautés de nos écrits divers,
Célébreront ma prose aussi bien que tes vers.
Prédire l’avenir est ce dont je me pique,
Tu peux en croire enfin mon esprit prophétique :
Nos noms seront connus, un jour en Canada,
Et chantés de Vaudreuil jusqu’à Kamouraska.

Joseph Quesnel.



  1. Voici quelle appréciation fait du mérite et du talent de M. Quesnel un écrivain, qui semble l’avoir connu intimement, en publiant cette épître que M. Quesnel adressait à un mauvais poète : « De temps à autre, depuis la conquête, des hommes nés hors de notre pays, mais parlant notre langue, et recommandables par leur éducation, leurs talents naturels, ou leurs connaissances acquises, sont venus résider parmi nous, comme pour animer et égayer notre société, prêter du relief à ce que nous pouvions peut-être appeler notre littérature, et nous donner en quelque sorte des idées nouvelles sur plusieurs sujets, particulièrement durant l’époque de notre isolement. Du nombre de ces hommes devenus canadiens, par leur résidence dans ce pays, par les liaisons qu’ils y ont contractées, ou les arts qu’ils y ont exercés, a été feu M. Quesnel, l’estimable auteur de la pièce qu’on va lire. Homme d’esprit, d’un commerce agréable et d’une humeur joviale, M. Quesnel se faisait de la poésie une récréation, sans faire de la versification une espèce de métier, c’est-à-dire, sans s’astreindre toujours aux règles que se sont imposées ceux qui aspirent au titre de poètes ou d’habiles versificateurs. On trouve dans ces pièces des licences que l’impression ne souffre pas plus présentement que les fautes d’orthographe ; mais la verve poétique, le sel attique même, perce presqu’à chaque vers. M. Quesnel ne s’était pas fait versificateur par l’étude des règles, mais il était né poète, ou l’était devenu par la simple lecture des beaux modèles. C’est avec vérité et sans flatterie, suivant nous, qu’un poète français qui a passé quelques jours en ce pays, a dit de lui en faisant allusion à une de ses productions poétiques :

    Quesnel, le père des amours,
    Semblable à son petit bonhomme,
    Vit encore et vivra toujours.

    Plusieurs de ses pièces nous paraissent dignes en effet de passer à la postérité, du moins, pour ne point exagérer, à la postérité canadienne. »