Réouverture de l’Opéra - Faust - Violonistes et violons

Réouverture de l’Opéra - Faust - Violonistes et violons
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 216-228).
REVUE MUSICALE

RÉOUVERTURE DE L'OPÉRA - FAUST - VIOLONNISTES ET VIOLONS

« Vous approchez encore, ombres flottantes et déjà naguère apparues à mes regards. Tenterai-je cette fois de vous retenir, et mon cœur se retrouvera-t-il sensible à vos prestiges ? »

On peut les saluer aujourd’hui comme faisait Goethe lui-même au début de son œuvre, ces figures depuis longtemps amies. On vient de les revoir sous d’autres aspects, d’autres vêtemens, presque avec d’autres visages et comme dans un monde ou dans un « milieu » transformé. Désireuse avec raison de rendre ses premiers devoirs à l’un des plus glorieux et des plus fructueux chefs-d’œuvre de la musique nationale, la nouvelle direction de l’Académie nationale de musique a voulu nous présenter un Faust matériellement tout neuf, et musicalement (il ne s’agit, cela va sans dire, que de l’exécution), revu et corrigé aussi.

La nouveauté matérielle, en son principe d’abord, et puis dans ses effets, a paru quelquefois heureuse. La mise en scène, — par où ne s’entendent pas seulement les décors et les costumes, mais les gestes et les mouvemens, l’action visible, individuelle ou collective, des personnages, — atteste le goût et la recherche d’un accord plus intime entre le drame et le spectacle et de cette vraisemblance qu’au théâtre on nomme vérité.

J’entends encore Gounod me disant de Mme Carvalho, son exquise interprètent que d’ailleurs il se plaisait à proclamer telle : « Oui, mais n’oublie jamais qu’elle a créé Mireille, habillée en Suissesse. » Avec ses deux longues nattes, Marguerite aussi, comme tête au moins, sembla longtemps être du même pays. Aujourd’hui, elle a l’air plus allemand, peut-être un rien hollandais. Plus modeste en outre, sans la robe à queue et l’aumônière d’autrefois, elle est mieux de sa race et de sa condition. De Faust aussi la silhouette a gagné beaucoup en véritable et nationale élégance. Il n’est pas jusqu’à sa coiffure, — le chaperon et même les cheveux, — qui ne donne un caractère intéressant à sa physionomie. Enfin Méphistophélès a paru le plus changé des trois. Il a passé du rouge au noir, presque tout entier et presque tout le temps. A la vérité, le maillot écarlate avait quelque chose de plutôt voyant, quelque chose à quoi l’on pouvait s’étonner que les passans ne prissent point garde. Maintenant, aussi foncé qu’il était clair, le diable va et vient, sans que rien puisse le faire reconnaître. Il paraît, aux yeux du moins, ce que le poète a dit de Faust : « Ein Mann wie andre mehr, un homme comme les autres. » A l’acte du Walpurgis seulement, chez lui et parmi les siens, il revêt, pour assister au Sabbat, une espèce de dalmatique à ramages, qui lui donne l’air moins de Satan que de Rothomago. Je regrette le grand manteau rouge, à longs plis, qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Ailleurs même, une ou deux fois au moins, j’aurais aimé que le fantastique visible répondit au fantastique sonore, — lequel est rare, mais pourtant se rencontre, — et qu’on ne retranchât pas entièrement de l’aspect du personnage, la couleur infernale qui, par momens, teinte ou timbre sa voix.

Quant aux décors, ils ont tous été remplacés. L’ancien Brocken (paysage et costumes) avait plus de caractère que le nouveau. Le banquet d’abord, et la table même, y étaient mieux disposés. Les dames invitées y paraissaient plus à leur avantage. Et puis et surtout l’architecture, ou les ruines, y étaient d’un autre style : non point assyrien, persan, enfin vaguement oriental, mais hellénique, avec des colonnes brisées et couronnées de fleurs. Cette vision de la Grèce, à la fin du premier Faust, rappelait, ou plutôt annonçait un peu le second. L’épisode chorégraphique, le ballet « obligé, » trouvait ainsi, dans son aspect même, plus qu’une excuse, une raison, presque une valeur, non seulement de musique, mais de poésie.

C’est une erreur aussi, pittoresque et musicale, que la première apparition de Marguerite aux yeux de Faust encore vieux, et qu’elle va rajeunir. Dans un paysage insignifiant et placé trop haut, Gretchen, qui semble plutôt Jeanne d’Arc ou sainte Geneviève, est debout. Elle a tort. Il faut ici de toute nécessité qu’elle soit assise, et devant son rouet. Nécessité, ou pour le moins convenance plastique d’abord. Le rouet est devenu l’emblème de cette figure et doit en accompagner la première vision. Mais surtout, dans le passage en question, nécessité musicale. Sous la noble déclamation de Méphistophélès, offrant au docteur la libation ardente, chante déjà l’un des thèmes futurs de la scène d’amour. Au-dessus, le murmure des violons, leur mouvement rapide et circulaire imite le bruit du rouet. Dans la partition originale, ce dessin revenait plus tard. Modifié légèrement, de majeur devenu mineur, et par là mélancolique, il accompagnait un bel air, supprimé depuis, de Marguerite abandonnée et plaintive. Fidèle jusqu’au bout, après le travail heureux d’autrefois, il rythmait encore la tâche attristée de la pâle fileuse. L’air a malheureusement disparu, pour faire place à certaine romance, — heureusement retranchée à son tour, — de Siebel. Mais qu’importe ? L’accompagnement caractéristique n’en subsiste pas moins au premier tableau. Il le commande, il le règle en quelque sorte, et la mise en scène, ici comme partout, devrait correspondre à la musique, plutôt que de l’oublier ou de la méconnaître[1].

Ailleurs, en maint endroit, elle s’y rapporte avec intelligence, avec poésie. Je ne parle pas de l’apothéose finale, où l’ancienne assomption de Marguerite, en style de la rue Saint-Sulpice, est devenue un paysage de cimetière vaguement florentin, pseudo-primitif, et qui déconcerte un peu. Mais le décor de l’église est excellent, avec la perspective de la nef tournant derrière le chœur, où la musique se déploie et roule. « Et voici le jardin charmant, » que baigne tout entier un clair de lune égal, au lieu du rayon unique et réservé si longtemps aux deux seuls amoureux. Quant aux soldats, ils reviennent à présent, un jour d’hiver et de neige, dans un décor très admiré, mais dont le dessin et la couleur pourraient avoir plus de caractère. Enfin, de ces vivans tableaux, le plus vivant est celui de la Kermesse. Une joie alerte et légère l’anime, le partage en groupes qui se meuvent avec aisance, se rencontrent, se mêlent sans lourdeur, ni désordre. Les vieillards ne viennent plus, à l’avant-scène et en rang, nous conter, sur le rythme d’un chœur syllabique et fameux, leurs propos et leurs plaisirs des « jours de dimanche et de fête. » Surtout, la valse a paru plus allemande et, comme jamais encore, délicieuse de discrétion et d’intimité. A travers la foule et la danse, Marguerite, que rien ne distingue, se fraie avec peine un chemin. Au lieu de s’écarter devant elle avec respect et symétrie, on l’arrête, on lui parle, et sa rencontre avec Faust, l’offre courtoise et le timide refus, sans y rien perdre en élégance, en poésie, y a gagné plus de naturel et de familiarité.

L’exécution musicale, comme la représentation visible de l’œuvre, a changé. De Mlle Hatto (Marguerite) et de M. Delmas (Méphistophélès) les mérites, inégaux, nous étaient bien connus. Dans le rôle de Faust, où nous ne l’avions pas encore entendu, M. Muratore, à mainte reprise, nous a charmé. Le charme en effet distingue ce chanteur qui chante au lieu de crier, qui ne « pousse » pas sa voix, qui, plutôt que de hacher la phrase musicale, la soutient et la conduit ; charme sans mièvrerie ni fadeur et, dans l’acte du jardin, mêlé de passion timide et de trouble mystérieux. Il ne serait pas impossible que le sympathique ténor eût pris et compris les conseils d’un autre, silencieux aujourd’hui, mais qui fut à l’Opéra le plus admirable de tous et que, pour ne point offenser les autres, il convient de ne pas nommer.

Dans la salle un peu plus propre, un peu plus claire, la sonorité générale et particulièrement celle de l’orchestre a paru moins sourde. Les instrumens à cordes mêmes y ont repris un mordant qu’on ne leur connaissait plus et que peut-être, s’il plaît aux instrumentistes, ils ne perdront pas tout de suite.

Mais le principal effort des directeurs nouveaux a porté, comme on l’espérait, sur la rectification des mouvemens. Vous savez, et nous en avons récemment gémi, qu’à l’Opéra, depuis longtemps, la musique était en proie à la fièvre, à la folie de la vitesse. Rien n’était plus urgent que de l’en guérir. Craignons seulement de forcer le traitement et que, des convulsions ou du tétanos, on ne tombe dans la maladie du sommeil. Le pouls était beaucoup trop vif, il s’est un peu trop ralenti. La vie a paru çà et là diminuée et refroidie. Mais tout de même, de l’un ou de l’autre excès, l’autre, et de beaucoup, était le pire. L’ensemble de l’ouvrage a profité de l’apaisement général. Il y a gagné plus de noblesse et de sérénité. Maint détail, que trop de précipitation faisait vulgaire, a reparu dans sa grâce et sa finesse primitive. Depuis longtemps on n’avait pas traité le chef-d’œuvre de Gounod avec autant de respect. Cela s’est bien vu, — ou bien entendu, — dès le commencement, dès le prélude austère et serré, dont il faut aisément, posément, nouer et dénouer ainsi les harmonies. Atténuée à tous égards, moins précipitée et moins tapageuse, la valse a produit un effet nouveau et charmant. Le ballet a retrouvé l’agrément de ses mélodies et de son orchestre. Il n’est pas jusqu’aux points d’orgue, aux silences, — ils peuvent avoir un sens, une beauté, comme les sons, — qui n’aient recouvré leur caractère et leur poésie, avec leur exacte durée.

Quelque chose, il est vrai, dans l’ordre du mouvement, reste à souhaiter encore. Les artistes de l’Opéra, ceux de la scène et ceux de l’orchestre, ne semblent pas comprendre ou deviner ce qu’est le rythme en quelque sorte intérieur d’une mesure ou d’une phrase. Ils ne savent pas respirer la période sonore ; ils ne savent pas, d’une impulsion ou d’une retenue à peine sensible, la presser ou la ralentir, lui donner, sans en rompre, en altérer le cours, la souplesse et l’élasticité, le souffle enfin, régulier mais non pas rigoureux, de la vie.

C’est ce souffle, pourtant, dont la musique de Gounod est animée. Elle nous a paru, l’autre soir, plus que jamais vivante et sans doute, après un demi-siècle, vivante pour jamais. Quelques pages de Faust, et nous savons lesquelles, ont vieilli, dites-vous ? Dites plutôt qu’au jour même de leur naissance elles n’étaient déjà plus jeunes. Les autres — et combien d’autres ! — demeurent, non seulement respectées, mais consacrées par le temps.

Elle a cette audition en quelque sorte renouvelée, défini et dégagé pour nous les caractères essentiels, la forme particulière et le sentiment original d’un ouvrage qu’il est permis d’appeler un chef-d’œuvre. Gounod a ceci de commun avec les maîtres véritables, qu’on peut marquer chez lui ce qui n’existait point avant lui, son apport et son don personnel au trésor de tous, fait par lui plus riche et plus glorieux. On le peut tout de suite en écoutant Faust. On le peut dès que les voiles harmoniques du prélude s’entr’ouvrent et laissent passer la première phrase chantante, d’un si noble et si tendre lyrisme, où Gounod déjà s’annonçait et se retrouve encore tout : entier. Elle a cette phrase, elle a la grâce d’abord. Et puis elle possède l’ordre et l’eurythmie. L’analyse en serait facile et donnerait ceci : une période initiale qui se reproduit ou s’imite elle-même ; puis une sorte d’incidente, relative ou subordonnée, se renouvelant à son tour. Pour conclure, un développement, un épanouissement de lumière, de chaleur et de force, et le tout produisant une impression très vive de sentiment, de passion et de vie. Que si l’accompagnement, en batterie de triolets, ne vous suffit plus aujourd’hui, n’allez pas cependant l’accuser trop tôt de platitude et d’indigence. Suivez-en plutôt l’histoire. Il pourrait bien venir de Beethoven : relisez l’adagio dolente de la sonate op. 110 pour piano. Il a soutenu ensuite, dans le Paulus de Mendelssohn, les reproches du prophète à Jérusalem homicide. Gounod le reprend à son tour et sur cette espèce de frisson il aime à poser quelques-unes de ses plus belles cantilènes. Wagner enfin, le Wagner de Parsifal, ne le dédaignera point et fera palpiter le même rythme autour des voix d’enfans chantant sous la coupole. Ne vous semble-t-il pas qu’une telle formule a quelque titre à notre estime et qu’il ne faut trop médire ni de son origine ni de son destin !

« La mélodie de Gounod. » Une étude sur ce sujet honorerait singulièrement le maître. Elle montrerait en lui la faculté créatrice, et créatrice de l’élément premier, de la cellule vivante. Dans l’ordre de l’intelligence musicale, ce sont des idées, et nouvelles, et exquises, que tant de phrases fameuses de Faust, presque trop fameuses pour qu’on ose les citer encore, et dont au surplus il faudrait pouvoir citer non pas les paroles, mais les sons. Comme elle est dessinée et modelée, en un mot plastique, la phrase du premier abord : Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle ? Qu’elle a de grâce linéaire, de convenance logique avec le texte, et comme, divisée en deux périodes dont chacune a sa figure distincte et parfaite, elle ne forme pourtant qu’une période unique, belle et juste dans l’ensemble, et dans le détail aussi des moindres accens, des plus légères inflexions.

Autant le souffle de Gounod est pur, autant il est soutenu, témoin la cavatine de Faust et l’intérêt de la partie centrale, entre l’exposition et la reprise du thème. Ladite cavatine offre dès le début une de ces analogies étranges et qui, fortuites et comme lointaines, n’altèrent en rien l’originalité d’une forme sonore. Les premiers mots : Salut, demeure chaste et pure ! se chantent exactement sur les premières notes de l’adagio du concerto en ut mineur pour piano de Beethoven. Et, pour le dire en passant, il est au moins singulier qu’on accuse encore de petitesse et de mièvrerie cet « air, » ou cette « romance, » si le souvenir de Beethoven est le seul qu’elle puisse évoquer.

De l’imagination mélodique de Gounod veut-on d’autres exemples ? Sera-ce la phrase, devenue populaire : Laisse-moi contempler ton visage ? Elle est assurément immortelle, puisque ni les injures du temps, ni les autres, ne l’ont fait mourir encore. Après un demi-siècle il suffit de l’entendre chanter, — ce qui s’appelle chanter, — pour la retrouver intacte, avec son relief délicat, ses lignes qui montent et descendent, avec ses périodes symétriques sans artifice, avec ses alternatives de sonorité et de silence, de plénitude et de vide, belle enfin de proportion et d’équilibre et, par la direction, par le rythme, harmonieuse dans l’espace autant que dans la durée.

Il faut de la musique pour fendre le cœur. Il en faut aussi qui le fonde, et telle est la musique de Gounod. Rappelez-vous le nocturne à deux voix : O nuit d’amour, ciel radieux ! D’abord quatre mesures à demi chantantes et muettes à demi, des accords dégradés sur lesquels un seul mot : Éternelle ! flotte longuement et s’éteint. Puis c’est l’invocation ardente, c’est le ravissement et l’extase ; c’est la grâce toujours, mais c’est aussi l’intensité et la profondeur ; surtout c’est une mélodie chez nous toute nouvelle et des sons dont il est juste de dire que notre air natal ne les avait jamais formés.

Au lieu de se déployer et de se donner carrière, cette mélodie aime quelquefois à se réduire, afin de pouvoir partout se glisser. Alors elle anime le moindre détail de l’action et du dialogue, elle excelle à le faire musical et chantant. Maître, quand il le faut, du discours soutenu, Gounod l’est aussi de la causerie aisée et libre. Le quatuor du jardin est un chef-d’œuvre, et peut-être notre chef-d’œuvre français en ce genre. J’en goûte fort l’exorde par insinuation, par un trait de violon qui s’enroule et se faufile. Impossible de noter avec plus de justesse de simples, très simples mots, tels que ceux-ci : Prenez mon bras un moment. On dirait que la musique a trouvé là comme la formule sonore de l’invitation et du geste même. Écoutez en esprit cet entretien, présent à toutes les mémoires. Suivez ces phrases qui sont tantôt mélodie et tantôt récitatif, que l’orchestre accompagne, à moins qu’il ne les interrompe, ou bien encore qu’il ne les termine. Rappelez-vous ces questions, ces réponses diverses, toujours élégantes et toujours expressives, toute cette musique enfin qui chante et qui parle à la fois. Ni dans les parties plutôt dialoguées et scéniques, ni dans la fin, plus concertante et plus purement musicale, où passe un souffle de Mozart, du Mozart du « Trio des Masques, » nulle part vous ne trouverez dans ce quatuor une faute contre le goût et le style, contre le naturel et la vérité.

Vous y trouverez même, en cet acte du jardin qui contient tant de choses, vous y trouverez la mélodie à l’orchestre et « la mélodie infinie. » J’en sais peu d’exemples aussi ravissans que le chant de Marguerite à la fenêtre. Que dis-je ! Marguerite ici n’est pas seule à chanter. La symphonie l’accompagne ou plutôt l’environne et l’enlace. Chaque voix de l’orchestre, un hautbois, un cor anglais, un violoncelle, est non seulement unie, mais égale à sa voix. Ainsi, de toutes les manières, par le rapport entre la monodie vocale et la polyphonie des instrumens, par le développement des thèmes, par le renoncement volontaire aux formes de l’ « air » ou du morceau, une telle page est véritablement symphonique. Si peut-être elle le cède à d’autres pages d’amour, et notamment au sublime épisode où Brangaine interrompt l’extase des amans de Cornouailles, ce n’est que pour les dimensions, non pour la beauté. On s’en va répétant aujourd’hui qu’il est impossible d’écouter Gounod après Wagner, et Faust après Tristan. Oh ! que notre vieux professeur avait raison jadis, et combien il est vrai souvent que cet « on, » ce fameux « on, » n’est qu’une bête !

Il l’est quand, insensible à tant de charme, il méconnaît également, dans la scène de la cathédrale, et la force et la grandeur. Dramatique et religieuse, voire liturgique, d’église en un mot, — nous avons naguère essayé de le faire voir, — plus qu’à l’église même, la musique est ici tout entière et comme dans tous les sens, a la taille de l’action et du lieu. Nous parlions tout à l’heure de certaines choses qui n’avaient pas été dites avant Gounod, ou qui ne l’avaient pas été de cette manière. Il semble bien que le repentir ou la pénitence ne s’était pas encore exprimé dans une phrase comparable à la phrase d’entrée de Marguerite, dans une période partagée ainsi, quant à la forme, entre le récitatif et la mélodie, et, pour le sentiment, respirant ensemble tant de noblesse et tant d’humilité.

« Le sentiment, » dit Faust, le Faust de Goethe, à Gretchen, « nomme-le comme tu voudras. Nomme-le bonheur ! cœur ! amour ! Dieu ! Je n’ai point de noms pour cela I Le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme ! » Pauvres de nous, qui nous mêlons d’écrire de musique ! Nous ne faisons qu’obscurcir la flamme. Le sentiment de la musique, voilà ce que nous voudrions toujours et ne savons jamais nommer. Pourtant, cœur, amour, amour surtout, et Dieu même, avec, en plus, une vague, une attirante tristesse, le sentiment de la musique de Gounod pourrait s’appeler de tous ces noms. Pour les justifier, il ne faut pas même une page de Faust, il suffit de bien moins : de quelques lignes, de quelques notes, parfois d’une mesure ou d’un accord. C’est assez d’une inflexion comme celle-ci : J’ai langui triste et solitaire, ou comme la réponse de Marguerite : Mon frère est soldat… J’ai perdu ma mère, avec le peu de notes exquises dont l’orchestre l’interrompt et la retarde. Ailleurs, les notes seules, sans paroles, en disent assez. Avant que le rideau se lève sur le jardin, rien qu’à de mélancoliques et tendres ritournelles, à de certains pizzicati furtifs qui se détachent sur un fond grave et doux, à la réplique ardente et douloureuse des violons, à tout cela, qui n’est rien, ne reconnaissez-vous pas le mystère, la solitude, la paix d’un asile encore pur, et qui bientôt sera troublé ? Peu d’instans après, ce n’est rien non plus que l’entrée de Marguerite ; rien, cette quinte obstinée où bientôt une neuvième s’ajoute, formant un accord étrange, sur lequel passent et repassent des groupes ou plutôt des couples de notes inquiètes ; rien, moins que rien, ces premières mesures de récitatif ou de psalmodie et ces harmonies changeantes sous une note répétée, égale et pensive. Mais reportez-vous à cinquante ans en arrière, ouvrez toutes les partitions d’alors, vous n’y trouverez nulle part le caractère, et comme la teinte, ou la demi-teinte, de cette sensibilité et cette poésie.

Elles sont d’abord, cette poésie et cette sensibilité, d’ordre purement intérieur. Ne l’oublions jamais, l’un des mérites éminens de Gounod fut de ramener la musique, la nôtre, du dehors au dedans. Rien que pour cette raison, — qui n’était pas la seule, — après l’apparition de Faust il devenait, je ne dis pas impossible, puisqu’on l’a pu, mais injuste, mais impertinent, d’appeler encore Auber le chef de l’école française. Sinon l’esprit de cette école, au moins son âme en avait désormais un autre. Chaque page ou chaque phrase de Faust apparaît comme un signe, un pas nouveau de ce mouvement vers le centre et de ce retour au cœur. L’acte du jardin le consomme et le consacre. A mesure qu’il s’avance, la musique nous presse et nous serre davantage. Son étreinte, il est vrai, n’est pas, comme celle d’un Tristan, terrible et presque mortelle. Bientôt pourtant, et de plus en plus, elle nous pénètre, elle nous atteint jusqu’en notre fond, que désormais elle occupe et possède tout entier.

Autant qu’intérieure, la musique de Gounod est familière. Ce fut encore une marque de sa nouveauté, et c’est une raison aussi de son charme. Elle vint, non pas le moins du monde abaisser, mais, plus originale en ceci que celle de Berlioz même, rapprocher de nous et détendre le grand opéra français, l’animer, sans recourir à l’histoire, d’une vie aussi vraie, mais plus humble et ressemblant davantage à notre vie. Reprocher, comme on le fait souvent, à Gounod, d’avoir détaché du vaste poème de Goethe un épisode unique, — et volontiers on ajouterait insignifiant, — c’est méconnaître la nature du musicien. Se connaissant mieux lui-même, il s’est restreint à ce qu’il sentait convenir mieux aussi à la discrétion, à l’intimité de son propre génie. Or, cet élément par lui séparé et retenu, cette triste et quasi banale aventure, cette pauvre histoire d’amour et de mort, de baisers et de larmes, ne vous semble-t-il pas que, par la simplicité, la généralité même, elle rentre dans l’ordre des sujets les mieux faits pour la musique et dans cette catégorie de l’idéal que Wagner appela « le purement humain ? »

Aussi bien, en ce sujet familier et voisin de nous, le langage musical n’a jamais ou presque jamais rien abandonné de son élévation et de sa noblesse. La partition de Faust renferme peu de passages tout à fait insignifians ou vulgaires. Par le style autant que par la pensée, elle occupe, et sans doute après un demi-siècle il est permis de prévoir qu’elle conservera parmi les chefs-d’œuvre de France une place d’élection. Dans un cadre moyen, l’œuvre est grande. Elle l’est par l’intensité du sentiment et la pureté de la forme. Toute proportion gardée, elle l’est comme le temple athénien dont Gounod écrivait un jour : « Il est grand par la présence de cette grâce suprême qui discipline et tranquillise la force et qui exclut du domaine de l’art toute emphase et tout excès. » Faust demeurera chez nous l’exemplaire achevé d’un art que le maître encore, — on sait qu’il avait le secret des formules profondes, — résumait en deux mois, qui disent beaucoup : supérieur et prochain.

Nous finirions volontiers, de même que nous avons commencé, par des vers de Goethe, par la seconde strophe de la dédicace de Faust. Elle est également adressée aux figures anciennes et reparues. « Vous me rapportez mainte image des jours heureux et je vois se lever de nouveau bien des ombres chéries. Comme une vieille chanson qui se perd à demi, voici les premiers amours et les premières amitiés… » Tel est, pour les musiciens de notre âge, le « charme, » au sens un peu magique, de cette musique de Gounod. Elle est liée à leur jeunesse, et ceux-là surtout n’y deviendront jamais insensibles, à qui le maître naguère, avec tout son génie, avait donné quelque chose aussi de son cœur.


Le moment ne serait pas mal choisi pour méditer sur les paroles de Shakespeare : « Est-il croyable que des boyaux de mouton puissent exalter ainsi nos âmes ! » Les deux premiers mois de cette année ont appartenu aux violonistes et même aux violons. Un petit livre fort bien fait : le Paganini de M. J.-G. Prod’homme[2], est déjà depuis quelque temps sur notre table. Un autre, beaucoup plus considérable, vient de l’y rejoindre. Il porte ce titre : Antoine Stradivarius, sa vie et son œuvre[3].

Le second de ces ouvrages, consacré à la gloire du plus célèbre des luthiers italiens, nous est présenté comme complet et définitif dans une préface dont l’auteur avait deux fois qualité pour l’écrire, étant ambassadeur en Italie et violoniste. Le livre tient largement, si même il ne les dépasse, les promesses de l’introduction. D’abord, il est un manuel, bien plus, un traité technique de lutherie. Après l’avoir lu, plus rien de la constitution ni de la confection du violon ne nous est étranger. Nous avons appris à connaître, à comprendre, dès l’origine et dans son progrès ou son évolution, le métier, le génie du vieux maître qui, de ses mains légères, enfermait entre quelques lamelles de bois, comme en un tabernacle, le divin mystère des sons. Ces violons illustres, chefs-d’œuvre de son art, nous les voyons ici de nos yeux : de profil ou de face, des images finement coloriées nous les représentent. Et la voix de quelques-uns nous étant connue, il nous semble tous les entendre. Nous les admirons, nous les aimons d’abord pour leurs formes : pour la finesse de leur col et la fierté de leur tête, pour la rondeur de leurs « voûtes » ou la courbe de leurs flancs. Pour leurs couleurs aussi, pour le vernis transparent et chaud qui les revêt, sans les cacher, d’ambre, de pourpre ou d’or. Enfin, — et par là ce livre, technique ou de métier, devient un livre d’art, — l’histoire d’une famille ou d’une race fameuse d’instrumens nous inspire plus d’admiration et de tendresse, une sorte de pieux respect, pour l’instrument lui-même. Nous sentons mieux, nous honorons davantage son éminente dignité, nous rappelant qu’il fut toujours et qu’à jamais il restera le confident, l’interprète le plus noble, le plus près lui aussi d’être humain, de la pensée et de l’âme humaine s’exprimant par les sons.

Nous avons quelque raison de croire qu’il ne fut pas tout à fait cela sous les doigts d’un Paganini. Le plus fameux des violonistes parait assez loin d’en avoir été le plus grand. Sans doute, et d’abord, et c’était merveille de le voir. » Son biographe nous retrace, d’après les contemporains, la silhouette ultra-pittoresque de l’étique, fantastique et presque diabolique personnage. Si, de son vivant, il semblait étrange, il garda jusque dans la mort un aspect singulier et même excentrique : le col enveloppé d’une immense cravate blanche et le front couronné d’un bonnet de coton sur lequel un ruban bleu nouait une large rosette. Son destin non plus, sans parler de ses triomphes inouïs, ne fut point ordinaire. Sa vie est une sorte de roman d’aventures, et des aventures les plus diverses. La part même de la légende étant faite, elle contient encore de l’histoire, ou des histoires assez plaisantes, comme celle d’un concerta la cour de Lucques, où Paganini vint jouer sous l’uniforme de capitaine de gendarmerie. Il avait d’ailleurs le droit de le porter, — ou du moins de le porter ailleurs, — tenant son grade et son brevet de la grande-duchesse elle-même. Un autre Irait de sa vie, étant donné la réputation d’avarice qu’on avait faite au maestro, ne semble guère moins surprenant. Je veux parler du fameux chèque de vingt mille francs que, dans un jour d’enthousiasme, Paganini remit à Berlioz méconnu et pauvre. On a cherché l’explication de cette magnificence. On en a même trouvé plusieurs, que M. Prod’homme énumère, et dont la plus vraisemblable ne paraît décidément pas être la pure générosité.

Autant que de le voir, et plus encore, c’était « merveille de l’ouïr. » Mais une merveille qui devait être de l’ordre matériel et physique, beaucoup plus que de l’ordre de l’esprit et de l’âme. Paganini semble avoir réalisé dans sa perfection, et peut-être au-delà, le détestable idéal de la virtuosité, de cette virtù qui n’est pas la vertu, même dans l’art ; qui plutôt, lorsqu’elle est seule, en serait précisément le contraire, étant le culte et l’idolâtrie du moi, au lieu d’en être l’oubli et le sacrifice. De quel chef-d’œuvre savons-nous qu’il ait été l’interprète ? Quel grand maître le compta parmi ses humbles et nobles serviteurs ? Berlioz, à vrai dire, écrivit à sa prière et pour lui Harold en Italie, que d’ailleurs l’illustre violoniste ne devait jamais exécuter. On assure que peu de mois avant de mourir, à Gênes, il jouait parfois, dans l’intimité, les quatuors de Beethoven. Mais les programmes de ses concerts publics sont à faire peur. Et les détails qu’on nous a conservés sur son jeu, sur les prouesses et les prodiges de son exécution, ne sont pas moins inquiétans. Tantôt il montait son violon avec des cordes de violoncelle, tantôt il ne jouait que sur deux cordes, sur une seule même, la quatrième. Il aimait ou du moins il réussissait à jouer juste sur un violon faussement accordé, ou bien il haussait ses quatre cordes d’un demi-ton. Il ne lui déplaisait pas de se servir, en guise d’archet, d’une canne, et certain jour où l’une de ses cordes vint à casser, il continua sur les trois autres, de plus belle. Son violon aurait pu se rompre par le milieu, cela lui aurait fait deux violons.

Quelques-uns de ses contemporains, et non des moindres, ne furent point de ses dévots, et Liszt, au lendemain de sa mort, écrivait avec une juste rigueur : « Que l’artiste de l’avenir renonce donc, et de tout cœur, à ce rôle égoïste et vain dont Paganini fut, nous le croyons, un dernier et illustre exemple ; . Qu’il place son but, non en lui, mais hors de lui ; que la virtuosité lui soit un moyen, non une fin ; qu’il se souvienne toujours qu’ainsi que noblesse, et plus que noblesse sans doute, génie oblige. »

Après avoir parlé de celui qui fut non pas le dieu, mais plutôt le diable du violon, et parlé du violon même, je ne puis, faute de place, que citer les violonistes nombreux dernièrement entendus. Au Conservatoire, M. Hayot joua le concerto de Beethoven. A la Société Philharmonique, M. Hayot encore, MM. Unesco et Jacques Thibaud exécutèrent, deux par deux, puis tous les trois ensemble, une sonate de Bach, une autre de Haendel, enfin un triple et rayonnant concerto de Vivaldi. La même Société nous a donné la joie de réentendre le quatuor Rose, de Vienne, le premier peut-être des quatuors étrangers, et des autres, depuis que la mort a dissous le quatuor du grand Joachim. Avec une sonorité limpide et vraiment de cristal, dans un style où toute la profondeur de l’esprit s’allie à toute la simplicité du cœur, les quatre musiciens d’Autriche ont joué comme un seul musicien, qui serait un musicien hors ligne, les chefs-d’œuvre de leur patrie, ceux de Haydn et de Schubert. Enfin je vous signale une petite inconnue de treize ans, avec des cheveux blonds, qui n’a fait que passer, mais qui reviendra parmi nous. Son nom, qu’il faut retenir, est Viviane Chartres. Un matin elle joua, pour quelques-uns de nous seulement, la Chaconne de Bach, et j’oubliai toute la virtù d’un Paganini pour cette innocence, pour ce qu’il y avait d’émouvant et de presque sacré dans la rencontre du vieux chef-d’œuvre et de sa jeune interprète, pour le miracle et le mystère de tant de puissance et de grandeur, se laissant deviner et traduire par la faiblesse d’une enfant.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Nous venons seulement d’apprendre (après l’impression de ces lignes) que l’apparition de Marguerite au rouet a été rétablie. Il n’était plus temps de retirer, — matériellement, — notre critique. Aussi bien elle tombe maintenant, d’elle-même.
  2. Dans la collection : les Musiciens célèbres ; Laurens, éditeur.
  3. 1 vol., par Henri Hill, Arthur F. Hill, F. S. a et Alfred E. Hill ; avec une introduction de M. Camille Barrère, ambassadeur de France en Italie, traduit de l’anglais par M. Maurice Reynold avec le concours de M. Louis Cézard. — Paris, chez MM. Silvestre et Maucotel, luthiers, 29, faubourg Poissonnière et librairie Fischbacher. — Londres, William E. Hill et fils, luthiers, 140, New Bond-Street, 1907.