Réflexions préliminaires des vrais principes politiques/Passion naturelle a l’homme pour la Domination

VII.

Passion naturelle a l’homme pour la Domination.


Les hommes ont une passion naturelle pour la domination ; ils désirent de figurer dans le monde, et ils prennent pour parvenir à ce but diverses voies, selon leurs capacités différentes, leurs opinions, leurs tempéramens et les opportunités. Peu d’hommes, de leur propre choix, voudraient avoir d’autres pour égaux, s’ils pouvaient se placer au-dessus d’eux.

Cet esprit de domination qui porte à s’élever au-dessus de son semblable, à prendre de soi et de son habilité une opinion favorable, est une source féconde de maux privés et publics, de guerres, de fraudes, de cruautés et d’oppression. La noble ambition de se distinguer par des moyens honnêtes, est non-seulement permise, elle est même louable ; elle produit de grands avantages publics ; mais la société doit pourvoir à ce qu’une telle émulation parmi les membres qui la composent, lui soit profitable et jamais dangereuse. Du moment que cette ambition peut devenir funeste à la sécurité publique, on doit l’arrêter dans sa course, lui opposer des entraves qui la fasse entrer dans de justes bornes.

Périclès, par son éloquence et sa popularité devenues dangereuses, détruisit le pouvoir de l’Aréopage, le sénat d’Athènes, une cour de magistrats qui balançait le pouvoir du peuple, qui, devenu libre de cette contrainte, se livra aveuglement à la licence et à la corruption. Les Athéniens devinrent les sujets de Périclès. Après leur avoir fait beaucoup de bien, il eut assez de crédit pour détruire leur gouvernement et leurs vertus. Du caractère de bienfaiteur il prit celui de maître. Valérius Maxime observe que, « la seule différence qui existe entre Pisistrate et Périclès fut, que celui-ci exerça par artifice la même tyrannie qu’imposa l’autre par les armes. »

L’esprit public doit donc être d’employer et d’encourager la capacité du génie des hommes distingués, de manière à n’en retirer que de bons fruits de leurs services.

C’était la pratique de l’ancienne Rome que la vertu fût la seule voie à la gloire. Coriolan et Manlius Capitolinus étaient tous deux de braves hommes, et qui méritèrent bien de leur pays ; tous deux furent généreusement récompensés, distingués, par de grands honneurs qu’ils reçurent ; mais après, manquant à leurs devoirs et à la vertu, ils furent tous deux condamnés par leur commune patrie, l’un pour une conspiration contre elle, l’autre pour avoir méprisé ses lois. Ainsi, leurs services et leurs crimes ont-ils été séparément et convenablement récompensés et punis.

L’émulation, ou la passion des hommes de s’égaler ou de se surpasser de mérite les uns les autres, doit être encouragée avec deux restrictions : premièrement, que nul citoyen, quel que soit son mérite, ne puisse jamais se récompenser lui-même ; secondement, qu’il ne puisse avoir que sa juste récompense.

Scipion, nommé après l’Africain, fut choisi, comme le plus grand et le plus digne dans Rome, pour envahir le territoire des Carthaginois ; ce qu’il fit avec gloire pour lui-même, et avantage pour sa patrie. Il défit Hannibal et conquit Carthage. La même louange doit être accordée à Metellus, Lucullus, T. Flaminius, Paule-Emile, et plusieurs autres généraux romains, qui tous conquérirent pour leur pays, et furent récompensés avec des lauriers et des dignités. Mais, Jules César ayant été aussi employé à conquérir pour sa patrie, la République Romaine fut prise par lui comme sa récompense. Il se paya lui-même de tout le monde romain, pour en avoir conquis une partie, Alexandre, dit le Grand, et beaucoup d’autres conquérans, eurent la même modestie de tout prendre pour se récompenser.

Aucun état libre ne peut subsister en accordant l’impunité aux actions criminelles en vue des services rendus, quels qu’ils soient. Toutes les actions doivent être considérées en elles-mêmes, et elles doivent être récompensées ou punies séparément selon leur mérite.