Réclamation de M. Moiroud

Réclamation.

Paris, le 5 février 1831.

À Monsieur le Directeur de la Revue des Deux Mondes.


Monsieur,

Je viens de lire dans la Revue des Deux-Mondes (numéro double d’octobre et novembre), un article intitulé : Relation d’une traversée aux Indes orientales, par M. Shack. Je ne connais point M. Shack, et ne veux élever aucun doute sur la bonne foi de son récit ; mais je n’hésite point à vous déclarer que sa narration fourmille d’erreurs, souvent graves et dangereuses, et comme elle pourrait prendre crédit de l’estimable recueil dans lequel elle est insérée, je vous demande la permission de la redresser en quelques points.

Je ne m’arrêterai pas aux détails que M. Shack donne sur Pondichéry : M. le duc de Mélay, le savant évêque d’Halicarnasse, les vingt carosses et les cent palanquins qu’on peut entretenir avec 20,000 livres de rente, etc., etc. Je crois vraiment que M. Shack s’est imaginé qu’on appelait palanquins les Indiens qui les portent ; c’est pour cela sans doute qu’il les compte par centaines ; il n’y a pas jusqu’à son pauvre professeur malabare, dont il n’estropie impitoyablement le nom.

Mais voici qui devient plus sérieux, car il s’agit de personnes notables que M. Shack livre à l’animadversion publique, et flétrit sans façon d’un trait de plume.

Je passais à Bourbon, dit-il, pour un envoyé de Benjamin Constant ou de l’abbé Grégoire, parce que je m’appitoyais sur le sort de mes semblables qui travaillent sous le fouet pour enrichir des Desbassayns et des Villèle. Le sieur Desbassayns est propriétaire de quatre cents noirs ; il les fouette lui-même.

D’abord, en ce qui concerne M. de Villèle, le rapprochement porte entièrement à faux, et son nom semble n’avoir été choisi par M. Shack, que comme devant sonner d’une manière agréable à l’oreille de l’esprit de parti. M. de Villèle a toujours eu la réputation d’un maître doux et humain, et j’invoque à cet égard le témoignage de la colonie entière ; la fausse allégation de M. Shack est d’autant plus blâmable, qu’elle s’applique à un homme dont l’honorable caractère ne s’est jamais démenti, et s’il en fallait une preuve, je dirais que, pendant la longue administration de son frère, il est resté obscur à Bourbon, luttant avec courage contre des embarras de fortune, sans songer à venir réclamer sa part des faveurs qui pleuvaient alors des mains du ministre tout-puissant.

Quant au nom de Desbassayns, qui appartient à une famille nombreuse et considérable, puisque M. Shack voulait le mettre en scène, il aurait dû, pour être juste, dire que personne à Bourbon n’est plus chéri et honoré que madame veuve Desbassayns ; que cette dame, aussi respectable par son âge que par ses vertus, est aimée et vénérée de tous ses serviteurs, et que sa réputation de bonté est telle que non-seulement elle est répandue à Bourbon et à l’Île-de-France, mais encore dans toute l’Inde : il n’est pas un voyageur qui ne puisse l’attester.

Il aurait dû dire que M. Charles Desbassayns, l’un de ses fils a introduit depuis quelques années dans son habitation un régime disciplinaire auquel les amis de l’humanité ne sauraient trop applaudir ; que le premier il a aboli chez lui la peine du fouet, en la remplaçant par la prison et la privation des jours de repos ; encore ces peines ne sont-elles appliquées que par un jury de noirs esclaves, dont le maître se réserve seulement d’adoucir les décisions. Je ne crains pas d’être démenti ou désapprouvé en citant l’habitation de M. Desbassayns comme modèle, et en faisant des vœux sincères pour que son exemple trouve de nombreux imitateurs.

Il aurait dû dire enfin que le seul membre de la famille Desbassayns auquel le reproche de dureté pût être adressé, s’est considérablement amendé depuis long-temps ; et s’il avait vu M. Joseph Desbassayns accablé de douleurs rhumatismales, impotent, traîné dans un fauteuil que ses infirmités le réduisent à ne quitter jamais, il se serait convaincu qu’avec la meilleure volonté du monde il y aurait impossibilité physique à ce qu’il fouette lui-même ses noirs.

Que faut-il dire maintenant de cette effroyable exclamation de M. Shack : Il y a ici soixante-dix mille noirs, qu’ils se lèvent donc !

Moi que l’accusation de philanthropie a poursuivi dans l’Inde et à Bourbon, moi qui me suis brisé moi-même pour ne pas servir d’instrument au despotisme d’un gouverneur ; moi enfin, rédacteur de la dernière loi sur la répression de la traite des noirs, on ne me soupçonnera certes pas d’être un partisan du système de l’esclavage. Je n’ai pu voir néanmoins sans douleur et sans indignation un appel direct au massacre et à l’incendie : la réalisation de ce vœu sanguinaire serait aussi funeste aux esclaves qu’aux maîtres. C’est ainsi que les fanatiques déclamations de quelques étourdis trompent les colonies sur l’esprit métropolitain, c’est ainsi qu’on persuade aux colons que nous sommes les ennemis déclarés de leur existence, et qu’on les pénètre d’une défiance funeste contre toutes les mesures émanées de la métropole. Les hommes qui s’occupent de législation coloniale, ceux surtout qui seront chargés de l’appliquer ont besoin de repousser des idées injustes qui rendent leur mission si difficile à remplir ; ils savent tous qu’en pareille matière le bien n’est possible qu’avec une sage et lente progression, et ils regarderaient les paroles de M. Shack comme le souhait d’un méchant homme, s’ils n’aiment mieux n’y voir que le propos d’un insensé.

En résultat, M. Shack nous apprend qu’à son arrivée à Pondichéry, M. le duc de Mélay l’a fait entrer au collége : c’est assurément ce qu’il pouvait faire de mieux, car M. Shack a bien l’air d’un homme qui s’en était échappé avant le temps.

Recevez, monsieur le Directeur, l’expression de la considération distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

Moiroud,
Ancien procureur-général à Pondichéry et à Bourbon, et membre de la commission de législation coloniale.