Récits de voyages/Le lac Ontario

Typographie C. Darveau (p. 27-36).

CHAPITRE III

LE LAC ONTARIO


Le lac Ontario est le plus petit des cinq grands lacs, vastes mers d’eau douce, qui baignent sur tout leur parcours, d’un côté le rivage canadien, de l’autre le rivage américain ; nous en avons à peu près une moitié, les États-Unis l’autre. Mais pour être le plus petit des lacs, l’Ontario n’en est pas moins de beaucoup le plus important pour le commerce canadien. C’est sur ses bords, en effet, que sont situées les plus grandes villes du haut Canada et quelques unes des villes les plus commerçantes des États-Unis. Le plus petit des grands lacs ! oui ; il atteint à peine le cinquième du lac Supérieur, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une étendue de six mille sept cents milles, une longueur de cent quatre-vingt, une largeur de cinquante-deux, une ligne de côtes de quatre cent dix milles et une profondeur moyenne de quatre cents pieds. Il s’élève à deux cent quarante pieds au-dessus du niveau de la mer et reçoit les eaux du lac Érié, son voisin, qui est à trois cent vingt-six pieds au-dessus de lui.
Il y a donc là une chute énorme, et cette chute se fait par la rivière Niagara ; mais on a réussi à la graduer par les vingt-sept écluses du canal Welland, et voilà comment, grâce à l’industrie et au génie de l’homme, la navigation des grands lacs reste ininterrompue.


Ces admirables lacs, hélas ! sont le séjour de tempêtes fréquentes, subites et terribles ; et cependant autrefois les Indiens, « les coureurs de bois, » les explorateurs illustres et combien d’autres, hommes ignorés, ne craignaient pas de les parcourir sur de frêles canots d’écorce, que le moindre vent pouvait faire chavirer ! Aujourd’hui encore, ne voit-on pas de toutes petites embarcations s’aventurer jusqu’à perte de vue du rivage, pour aller faire la pêche du poisson blanc, qui fait les délices de toutes les tables du haut Canada ? Si le péril devait arrêter l’homme dans l’exécution de ses audacieux desseins, dans la poursuite de ses vues ambitieuses et dans sa détermination d’être le maître souverain, malgré la fureur des éléments, de la petite planète qui lui est échue en partage, il y a longtemps que l’homme ne serait plus ; il n’aurait pas mérité de vivre sur ce globe dont il n’aurait pas su faire la conquête ; les grands lacs auraient eu des orages inutiles, des révoltes en pure perte, et ils seraient restés, au sein d’une nature indomptée, vierges des steamers, des barges chargées de grains, de cette foule innombrable de bateaux, de toute nature et de toute dimension, qui, jour et nuit, les sillonnent et les assujétissent aux desseins de leurs maîtres.

Chose étrange ! Les cinq grands lacs canadiens, tout vastes qu’ils soient, ne baignent qu’une région comparativement petite ; ils sont comme enserrés dans le bassin profond, creusé entre les plateaux d’où les rivières du Nord-Ouest coulent vers le nord, et celles des États-Unis coulent vers le sud. Quant aux rivières qui se déchargent dans les lacs, il n’y en a pas une qui vaille la peine d’être nommée.


Après avoir dépassé l’île d’Amherst, nous nous trouvâmes en plein dans le lac Ontario, désormais libre de tous les obstacles qui pouvaient diminuer sa large expansion. Au-dessus de nos têtes s’amoncelaient de gros nuages noirs, et il semblait que nous allions nous précipiter tête baissée dans un formidable orage. Les éclairs se succédaient sans interruption, mais aussi sans accompagnement de tonnerre ; à mesure que nous avancions, ils continuaient d’éclairer notre route par jets soudains, mais en s’éloignant de plus en plus et en gagnant la rive américaine ; c’étaient ce qu’on appelle communément des éclairs de chaleur, ces nausées du ciel que ne suit aucun vomissement. La lune, « qui était due », nous jouait le même tour qu’elle joue souvent aux compagnies de gaz de nos villes ; elle refusait de paraître. Enfin, vers onze heures, nous aperçûmes à l’horizon son disque encore hésitant qui émergeait des vastes profondeurs ; elle était cachée aux trois quarts par le cercle des ténèbres qui l’entouraient. Longtemps nous la vîmes combattre sur la cime des nuages pour refouler leurs cohortes entassées et opaques. Enfin elle apparut victorieuse, dans le ciel délivré et conquis par elle, et son vaste globe, éclatant dans son plein, sembla comme un gros lustre retenu dans l’infini par une main invisible.

Sous la splendeur douce et comme maternelle de cet astre qui veille au sein des nuits sur la nature en sommeil, les cieux perdirent rapidement de leur aspect farouche, et l’Ontario, qui avait eu des velléités de colère, s’apaisa soudain et se laissa caresser jusqu’à l’aurore par le long rayon d’argent qui flottait sur son dos.

COBOURG

À peine le jour avait-il commencé à poindre que nous vîmes se dessiner à quelques milles devant nous la petite ville de Cobourg, où nous devions arrêter trois quarts d’heure plus tard. Les dernières traces de la nuit, les dernières ombres avaient complètement disparu, et nous débarquions sur les quais d’une des plus jolies et des plus charmantes petites villes qu’il soit possible d’imaginer. Combien de nos compatriotes connaissent ces villes de deuxième et de troisième ordre du haut Canada qui, comme Cobourg et Port Hope, sa voisine, sont de véritables bijoux enchâssés dans les rivages de l’Ontario ! Nous n’allons guère de ce côté ; nous nous dirigeons avec une persévérance touchante, mais risible, toujours vers les mêmes endroits, appelés par habitude et par routine des stations d’eau, mais où il est impossible de prendre des bains. Nous allons, par exemple, invariablement à la Malbaie, où l’on vit emprisonné, sans pouvoir faire de promenades dans les endroits voisins ; où, de l’aurore au couchant, on ne peut que contempler le même beau spectacle et répéter les phrases de la veille ; où l’on vit dans un désœuvrement lamentable, n’ayant autre chose à faire qu’à s’abreuver de cocktails et à prêter l’oreille aux cancans qui se débitent sur celui-ci ou sur celle-là ; d’où enfin on ne repart pour revenir à la ville, le plus souvent qu’avec une santé compromise et des habitudes funestes. De voyager pour étudier, pour apprendre, pour connaître notre pays, qu’il s’appelle Bas-Canada, Haut-Canada ou Manitoba, nous n’avons nul souci ; aussi, nous ne savons que répondre aux étrangers qui nous questionnent. Toutes les provinces du Dominion, à part la nôtre, nous sont comme autant de pays étrangers qui semblent placés dans un autre hémisphère, et pourtant, à ne parler qu’au point de vue de l’agrément seul, je ne connais pas de voyage préférable à celui du haut Saint-Laurent et des lacs, depuis Brockville jusqu’au sault Sainte-Marie, pour ceux qui craignent d’affronter les vagues traîtresses du lac Supérieur, et jusqu’à la baie du Tonnerre, pour ceux qui ne redoutent pas les colères souvent inoffensives du géant des grands lacs !

Cobourg est une ville de six mille âmes seulement ; mais à voir ses belles et larges rues, dont quelques unes sont très longues, ombragées d’arbres à profusion, bordées de constructions élégantes, élevées et spacieuses comme celles des grandes cités, et dont d’antiques résidences, noyées dans le feuillage des jardins et des parcs, interrompent pittoresquement la symétrie rectangulaire, on se croirait dans une ville d’au moins vingt mille âmes. C’est l’impression que j’en ai ressentie et que j’allais coucher imprudemment sur mon cahier de notes, lorsque plus tard, en ouvrant le volume du recensement de 1881, je constatai avec amertume que Cobourg ne contenait en réalité que six mille âmes. Il n’est pas possible que ce chiffre n’ait pas doublé depuis 1888, lors de mon voyage. Tout en protestant, en me récriant et en vouant à un châtiment éternel les commissaires du recensement, force m’a été de me soumettre au fait implacable et j’ai tout sacrifié à l’exactitude, pour rester irréprochable aux yeux du lecteur.


Cobourg ressemble en tous points à une ancienne petite ville du midi de l’Angleterre, mais avec une population alerte, éveillée, très commerçante et amoureuse du plaisir. On y voit un mélange aimable des traditions d’autrefois, et de cette activité moderne qui fait utiliser chaque minute, pendant les heures d’affaires. Avec cela une société très enjouée, et qui compte des femmes presque aussi jolies que les nôtres.

Presque !…

Le soir, la société élégante se réunit dans le grand salon de l’hôtel Arlington, un bijou d’hôtel construit sur le bord du lac, entouré d’une vaste galerie couverte, ayant d’un côté un petit parc où se dressent de superbes grands arbres, sur une grasse et molle pelouse, sans cesse tenue en fraîcheur par les gerbes cristallines des jets d’eau, et de l’autre côté, un jardin dont les fleurs toujours revivifiées par la pure atmosphère du lac, répandent des parfums intenses, dans lesquels se baigne l’odorat. À côté du grand salon, au rez-de-chaussée, se trouve une salle, uniquement consacrée à la danse, où les couples s’enlacent, une fois les conversations épuisées, et tournent en cadence au son du violon, de la harpe, de la flûte ou du fidèle piano, cet indispensable complice de tous les ébats chorégraphiques. Joignez à cela les brises suaves et les senteurs pénétrantes qui, durant les beaux temps, arrivent du lac par bouffées, et vous aurez une idée du charme qu’on éprouve à passer quelques jours à l’hôtel Arlington, à se promener dans les rues inondées d’ombrage de Cobourg.

Je restai peu de temps à Cobourg et à Port Hope, ville voisine, qui n’est qu’à six milles de distance, merveille de pittoresque que je n’oserai pas décrire, puis je repris le bateau pour Toronto, la ville-empire du haut Canada, la première des villes, selon les Ontariens, l’unique, l’étonnante Toronto, le foyer de toutes les lumières, le phare de la province, le centre des lettrés et des arts, enfin le pivot sur lequel devrait tourner tout le Dominion et peut-être l’univers, s’il y avait moyen de faire résigner en sa faveur Paris, Londres, Vienne, Berlin, New-York ou Boston.


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