Récits de l’histoire romaine au Ve siècle/01

Récits de l’histoire romaine au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 721-762).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIEME SIECLE

DEUX IMPERATRICES D’ORIENT — PULCHERIE ET ATHENAÏS — 408-428.

Arcadius était mort le 1er mai 408 ; sa femme, l’impératrice Eudoxie, l’avait précédé de quatre ans dans la tombe, et lorsqu’il alla prendre place à ses côtés dans les caveaux de l’église des Apôtres, lieu de sépulture des empereurs chrétiens, il laissait après lui un fils de sept ans pour seul héritier du grand nom de Théodose et de la pourpre des césars d’Orient.

Le sort de cet enfant, deux fois orphelin, qui n’avait pour appui dans sa famille que trois jeunes sœurs, l’une plus âgée que lui de deux ans, les autres ses puînées, préoccupa le père mourant pendant son agonie, et on rapporte que, dans le délire de la fièvre apparemment, il conçut l’idée de donner pour second père à ce fils et pour tuteur à l’empire le roi de Perse Iezdjerd, avec lequel il vivait en bonne intelligence depuis longues années. On ajoute même qu’il régla la chose par testament ; mais ce testament ne fut jamais connu. Vrai ou faux, cet étrange projet perça dans le public, et fit l’étonnement de Constantinople jusqu’à ce qu’un autre bruit plus sérieux vînt remplacer celui-là. On sut que l’empereur Honorius réclamait ce double droit de tutelle en sa qualité d’oncle du jeune prince et de fils du grand Théodose ; il avait même désigné, disait-on, celui de ses officiers qui prendrait l’administration du domaine oriental pendant la minorité : cet officier devait être Stilicon. Or l’empire d’Orient n’avait pas d’ennemi plus odieux que Stilicon ; c’était à lui, à ses entreprises armées pour enlever l’Illyrie orientale à Constantinople, qu’était due la funeste guerre qui, de 395 à 399, avait ruiné la Thessalie, le Péloponèse et l’Epire, et jeté la nation des Goths à travers les provinces grecques sur l’Italie, La seule idée d’avoir Stilicon pour régent frappa d’une telle épouvante le sénat et le peuple de Constantinople que, prenant les devans, ils constituèrent à l’instant même un conseil chargé de l’éducation du prince et de la gestion du gouvernement. La présidence en fut déférée au patrice Anthémius, personnage considérable et le plus estimé des hauts fonctionnaires de l’Orient. Cette sage mesure coupa court aux intrigues du gouvernement occidental en même temps qu’elle était une réponse aux bruits répandus sur la tutelle du roi de Perse.

Fable ou non, ce dernier projet, parvenu par la rumeur publique aux oreilles d’Iezdjerd, ne l’avait point trouvé incrédule. C’était un usage consacré dans les familles royales de la Perse que le prince régnant confiât à d’autres rois, ses amis ou ses alliés, l’éducation de ses fils lorsqu’ils étaient plusieurs, afin de prévenir par leur éloignement les factions et les brigues, si fréquentes à la cour du grand roi. Iezdjerd lui-même, se conformant à la coutume, avait envoyé son second fils Bahram à la cour du roi arabe d’Hirah, son ami, tandis que son fils aîné s’emparait du trône d’Arménie. Il n’avait donc vu dans sa désignation comme tuteur de l’héritier d’Arcadius qu’une marque de bonne amitié et de confiance de la part de l’empereur défunt. Toutefois, comme le gouvernement de Constantinople ne lui notifiait rien, il prit son parti en homme sensé, et ne revendiqua de ses droits prétendus de tutelle que celui d’être utile au fils d’Arcadius en lui donnant un précepteur. Il y avait alors à la cour de Perse un rhéteur grec du nom d’Antiochus, ancien esclave d’un noble persan parent du roi, et que celui-ci considérait comme un trésor d’éloquence et d’érudition, car Iezdjerd s’était épris de passion pour la civilisation romaine, qu’il singeait de son mieux, et nous verrons qu’il poussa cette inclination presque jusqu’à se faire chrétien. Il réclama donc près du conseil de régence l’unique privilège de donner ce précepteur au jeune Romain, dans lequel il voyait toujours un pupille. Antiochus au fond était un homme d’un rare mérite et bien connu dans les provinces syriennes. Le conseil de régence l’accepta, comme il le devait, par déférence pour Iezdjerd ; il vint et entra en fonctions près du prince. Sa réputation du reste était bien acquise, et les Romains eux-mêmes le déclarèrent admirable ; mais on ne tarda point à s’apercevoir que ce pédagogue était un adroit politique, et que, tout en formant l’esprit de son élève, il cherchait à s’en rendre maître, observant tout et se mêlant de beaucoup de choses étrangères à ses fonctions. Pulchérie, un peu plus tard, crut prudent de l’éloigner ; mais Antiochus avait déjà mis la main sur son faible élève, et, s’il partait pédagogue, il revint ministre : on voit que Iezdjerd, tout en songeant aux intérêts de son pupille, n’avait pas négligé les siens.

La régence d’Anthémius fut marquée au coin d’une grande prévoyance et d’une grande activité administratives ; tout dépérissait sous Arcadius, il essaya de tout relever. Il ne fît point la guerre ; mais il mit l’empire en état de la soutenir sur toutes ses frontières. Deux flottilles de guerre et de transports furent organisées sur le Danube : l’une de cent navires en Mésie, l’autre de cent vingt dans la province de Scythie, et toutes les villes de cette région réparèrent ou reconstruisirent leurs murailles. Constantinople elle-même, devenue par le malheur des temps presque une ville frontière, vit son enceinte reculée et rebâtie : l’ancienne muraille qui datait de Constantin tombait en ruines ; la nouvelle fut construite plus élevée et flanquée de tours plus spacieuses. Malgré les bonnes relations de l’empire avec la Perse, les places riveraines de l’Euphrate et du Tigre furent également remises en état de défense. Les subsistances appelèrent surtout sa sollicitude, car les récoltes avaient manqué pendant plusieurs années dans la plupart des provinces d’Orient, et il ne s’agissait plus, pour avoir du pain, de stimuler la bonne volonté des boulangers en les fustigeant en place publique, comme cela se pratiquait à Antioche et à Constantinople ; il fallait assurer pour cette dernière ville l’arrivage régulier des blés d’Égypte. Or une compagnie d’armateurs syriens, adjudicataire des transports de l’annone, avait négligé de tenir sa flottille au complet, de sorte que le service se faisait mal ou ne se faisait pas. Anthémius usa de rigueur envers elle, et passa un marché à forfait avec des négocians d’Alexandrie et des îles voisines de l’Égypte, marché qui fut strictement rempli. Ces mesures conjurèrent, du moins dans la ville impériale, les maux de la famine, toujours unis à ceux de la sédition. Anthémius travaillait en même temps à épurer l’administration, dont il connaissait par expérience les vices invétérés ; ainsi il renouvela les lois qui ne permettaient pas aux gouverneurs ou préfets d’exercer leurs fonctions dans leur patrie d’origine, de posséder des biens, d’emprunter de l’argent, de se marier dans le ressort de leur gouvernement : sages prescriptions, toujours réclamées par la conscience publique, rarement observées. En un mot, le régent fit, dans la courte durée de son administration, tout le bien qu’on pouvait attendre d’un homme habile et honnête. Il avait pris les rênes de l’état lorsque Pulchérie, l’aînée de la maison d’Arcadius, n’avait que neuf ans ; il les lui rendit lorsqu’elle eut accompli sa quinzième année.

Pulchérie ou plus exactement Ælia Pulcheria, née le 19 janvier 399, était le premier fruit du mariage de l’empereur Arcadius avec l’impératrice Eudoxie. Dans cette maison de Théodose, où les femmes étaient des hommes et les hommes de vieux enfans abâtardis par des eunuques, Pulchérie méritait de prendre place à côté de Grata Placidia, sa tante paternelle, dont elle eut toute l’énergie. Laissée presque à l’abandon dans une cour frivole et sans mœurs, elle s’était formée elle-même et ne devait son éducation qu’à la rectitude de son cœur, son instruction qu’à l’ardente curiosité de son esprit. La vue des déréglemens de sa mère, cause de tant de maux pour sa famille et pour l’empire, la prémunit de bonne heure contre les atteintes du vice ; la faiblesse puérile de son père, toujours vacillant entre le bien et le mal, toujours le jouet de conseillers intéressés, lui apprit à chercher ses principes de conduite en dehors des opinions des hommes. À ce travail solitaire, elle gagna un caractère fortement trempé, mais aussi quelque chose d’altier et de rude qui contrastait avec son extrême jeunesse et les grâces d’une beauté dont l’histoire a gardé le souvenir. Une instruction virile dirigée par elle-même développa son esprit sans l’amollir. Elle parlait avec une égale facilité le latin et le grec, et la littérature de ces deux idiomes du monde romain lui était devenue familière. Elle voulut parcourir en outre le cercle d’études sérieuses qu’un jeune patricien du Ve siècle était tenu de suivre pour ne point déroger à sa condition, et même au besoin une jeune patricienne, car l’éducation des filles de haut rang était l’objet de beaucoup de soins, principalement dans la société orientale. En se livrant à ces occupations souvent arides, Pulchérie poursuivait un double but : apprendre et enseigner ; elle voulait savoir pour elle-même, savoir aussi pour diriger ce jeune frère dont elle s’était constituée dès l’enfance la véritable mère et la gardienne : spectacle touchant que cette adoption d’un enfant par un enfant qui travaillait à cesser de l’être afin de rendre à l’autre les appuis naturels que la mort lui avait enlevés. L’histoire ne nous parle de ces premières années de Pulchérie qu’avec admiration et respect.

A mesure qu’elle grandissait, elle élargissait sa part dans l’éducation de son frère. Quand elle fut maîtresse absolue, elle se hâta de renvoyer Antiochus, le Persan, comme l’appelaient les uns, l’eunuque de l’empereur, comme disaient les autres ; mais il était déjà bien tard. En même temps qu’elle remplissait près de son frère l’office de la gouvernante la plus zélée, elle se formait aux affaires publiques en assistant aux délibérations du conseil de régence, où elle fit apprécier son intelligence précoce, sa rare sagacité et un jugement à la fois équitable et ferme. Il ne fut bientôt plus question dans l’empire que des mérites de cette fille du grand Théodose et des jours heureux qu’elle présageait au monde romain. Aussi, lorsqu’elle eut accompli sa quinzième année, le sénat et le peuple, d’une commune voix, lui décernèrent solennellement la tutelle de l’empereur et du gouvernement avec le titre d’augusta, qui lui conférait les honneurs et les pouvoirs de la souveraineté. Cette solennité eut lieu le 4 juillet 414. Théodose comptait alors un peu moins de treize ans, et en avait déjà régné douze depuis son accession à l’empire du vivant de son père.

L’éducation de Théodose fut reprise alors par la régente sur la base la plus libérale. Au pédagogue persan succédèrent des professeurs de toute sorte de sciences, choisis parmi les plus renommés. A voir dans les historiens contemporains le programme d’études auquel fut astreint le jeune empereur, on croirait lire une sorte de roman sur l’éducation et comme une cyropédie chrétienne. Philosophie, mathématiques, astronomie, histoire naturelle, rien n’y manque, pas même la connaissance des plantes usitées en médecine m celle des minéraux, principalement des pierres précieuses, avec leur provenance, leur rareté, leur prix, — connaissance utile à des césars qui se couvraient de rubis et de perles comme des rois de Perse, et dans laquelle Théodose devint, dit-on, très expert. L’étude du droit suivit la philosophie, et alors probablement le jeune souverain conçut ou du moins on lui suggéra l’idée, réalisée plus tard, de réunir dans un code particulier les lois des empereurs chrétiens depuis Constantin, et de faire adopter ce code par l’empire d’Occident, afin de fonder l’unité de législation dans le monde romain. On aimerait à penser que sa sage et savante sœur ne fut pas étrangère à cette heureuse inspiration, en qui se résume à peu près toute la gloire de Théodose II.

Où le jeune prince excella, ce fut dans les exercices du corps, l’équitation et l’escrime, et il passa bientôt pour le meilleur cavalier et l’archer le plus adroit de tout l’Orient. Pour l’occuper pendant les heures de loisir et l’arracher ainsi à l’influence pernicieuse des eunuques, sa sœur voulut qu’il apprît le dessin, la peinture et l’écriture telle qu’on la recherchait alors, c’est-à-dire l’art de tracer des lettres onciales qui formaient en même temps des caractères alphabétiques et des tableaux. Le jeune empereur y acquit une supériorité d’exécution qui lui valut le surnom de calligraphe, que lui donne parfois l’histoire, en quoi elle le distingue du grand Théodose, son aïeul, qui écrivait peut-être mal, mais qui se battait bien.

Pulchérie assistait habituellement à ces exercices, donnant son avis et distribuant selon les cas l’éloge ou la réprimande. Elle avait réservé pour elle-même les leçons de savoir-vivre et de bonne tenue, indispensables à un souverain. « Elle enseignait à son frère, disent les contemporains, à conserver en public un maintien digne et grave, à régler les plis de son vêtement, à marcher, à s’asseoir d’après les règles de la convenance, à composer son visage et sa voix, à se montrer enfin suivant les circonstances sévère ou bienveillant. » Ces leçons réussirent mieux que la plupart des autres, et Théodose fut pour le public un prince accompli. Son extérieur au reste prévenait en sa faveur. « Il était de taille moyenne, mais bien prise, nous dit un historien ; ses cheveux et sa barbe étaient blonds, couleur fort prisée des Romains, surtout en Orient, et de ses yeux, un peu à fleur de tête, sortait un regard vif et perçant. »

Par cette sollicitude maternelle, par ce dévoûment de chaque heure et de chaque instant, Pulchérie eût cru n’avoir rien fait, si elle ne se fût sacrifiée elle-même plus directement. Elle résolut de ne se point marier, de peur que son mariage n’amenât au sein de la famille impériale des rivalités et des ambitions qui la divisassent, ce qui ne s’était vu que trop souvent dans l’histoire des césars. En se vouant au célibat, la vaillante fille croyait se vouer à la gloire de son nom et à l’affermissement du trône impérial dans la maison de Théodose, dont l’enfant qui régnait sous sa tutelle était le dernier rejeton. Non-seulement elle fit le vœu de virginité perpétuelle, mais elle obligea ses sœurs Arcadia et Marina à faire comme elle. Et pour que son engagement fût plus irrévocable en quelque sorte, elle le fit graver sur une table de marbre ornée d’or et de pierreries, dont elle fit don à la grande basilique de Constantinople pour y servir d’autel. On eût dit que la fille d’Eudoxie, redoutant un de ces élans passionnés qui avaient rempli la vie de sa mère, prenait ses précautions contre un regret possible de sa vocation en appelant à son aide l’opinion du monde en même temps que la crainte de Dieu. Une fois son vœu prononcé, elle s’arrangea avec ses sœurs pour vivre en recluses : une moitié du palais laissée à leur disposition fut disposée monastiquement ; leurs chambres, leurs habits, leurs repas, l’emploi de leurs journées, tout fut ordonné ou à peu près suivant la règle des couvens. Leur quartier fut le quartier des vierges-reines, c’est ainsi qu’on les appela ; de l’autre côté du palais fut celui de l’empereur, de la cour et des ministres : ici le tourbillon du monde et des affaires publiques, là le calme, la prière et les austérités du cloître. Au lever du soleil, Théodose se rendait près de ses sœurs pour faire la prière en commun ; on chantait des hymnes et des psaumes par chœurs alternatifs, et on lisait soit l’Écriture, soit les ouvrages des pères. Théodose prit à ces exercices le goût de la théologie ; il se mit à disputer à tout propos avec les évêques et les clercs, et, ce qui valait mieux, il réunit une nombreuse bibliothèque de livres ecclésiastiques, alors fort chers et fort rares, ce qui le fit proclamer par ses flatteurs un Ptolémée chrétien. Pulchérie de son côté se livrait avec amour aux études de l’exégèse, de sorte que le palais tout entier, les eunuques et la cour compris, ne raisonnèrent plus que théologie ; mais, tandis qu’Augusta cherchait dans ses lectures une règle sûre pour diriger sa foi à travers le labyrinthe des opinions controversées, Théodose n’y puisait qu’une confiance exagérée en lui-même et ce désir de tout juger, de tout régler, qui devait le rendre un jour le fléau de l’église.

Cette vie monacale était dans le goût du siècle, et les historiens qui nous la racontent le font dans les termes les plus admiratifs. Ils attribuent même à la piété de Pulchérie et aux révélations qu’elle recevait de Dieu sur la direction de son gouvernement la prospérité de l’empire d’Orient, si tranquille sous un enfant, tandis que celui d’Occident, conduit par un souverain d’un âge mûr, était en proie aux misères réunies de la guerre intérieure et de la guerre barbare. Quand le temps des affaires était venu, la régente s’arrachait à sa pieuse séquestration pour aller au palais, où se réglaient en sa présence les plus graves intérêts. « Elle était, dit un historien du temps, juste et sagace dans le conseil, prompte dans l’exécution. » Thédose étudiait près d’elle le maniement des choses politiques, et il faut le dire, tant qu’il resta sous la main de cette sage gouvernante, il donna les plus grandes espérances pour l’avenir de son règne. Beaucoup de mots qu’on citait de lui semblaient annoncer un Titus ou un Marc-Aurèle chrétiens. Un jour qu’il avait été assailli à l’improviste par un furieux qui voulait le tuer, il empêcha qu’on ne te tuât lui-même. « Rien n’est plus aisé, dit-il, que d’enlever la vie à un homme ; mais la lui rendre, Dieu seul le peut. » Il montrait une extrême répugnance à signer un arrêt de mort, et pendant longtemps aucune exécution capitale n’eut lieu à Constantinople ; le condamné trouvait à la porte où se faisaient les exécutions une commutation de peine ou sa grâce. Les combats de gladiateurs étaient pour lui un objet d’aversion, et il ne les autorisa jamais par sa présence. Un jour qu’il assistait à un combat de bêtes dans l’amphithéâtre, le peuple ayant demandé qu’on fît venir un gladiateur pour mettre à la raison un animal formidable, le prince se leva de son siège, et dit sévèrement à la foule : « Vous oubliez que le sang humain ne coule pas devant moi ! » Le peuple respecta ce jeune homme, et se tut. Il était affable pour tout le monde, bon et patient pour ceux qui le servaient, généreux pour les gens de lettres et les professeurs des arts libéraux, dont il accrut le bien-être, fidèle à ses amitiés d’enfance, et n’oubliant aucun de ceux qui avaient été les compagnons de ses études ou de ses jeux. On lui avait donné pour condisciples deux jeunes patriciens de son âge, Paulinus et Placita : il leur ouvrit, quand ils furent hommes, l’accès des plus hautes dignités. Paulinus passait pour le plus distingué des trois ; mais ses succès le perdirent, et ses aventures nous occuperont plus d’une fois dans la suite. Un historien résume en ce peu de mots les illusions qui environnèrent le nouveau règne et le nouveau prince à leur début : « Toutes les qualités que les empereurs, prédécesseurs de Théodose, semblaient s’être partagées entre eux, il les réunissait en lui seul, ou plutôt il les surpassait tous ensemble par sa piété, sa tempérance, sa libéralité, sa justice, et par une certaine grandeur d’âme qui convient à la majesté souveraine. »

Voici un exemple des moyens que prenait la tutrice pour inculquer ses leçons dans le cerveau d’un pupille léger et trop souvent distrait. Quand l’heure des divertissemens arrivait, que le jeune Théodose devait monter à cheval, tirer de l’arc ou chasser avec ses eunuques, ce qu’il aimait passionnément, il ne mettait plus d’attention aux affaires et signait tout ce qu’on lui présentait. Sa sœur lui avait expliqué bien des fois les inconvéniens de cette inattention, mais c’était peine perdue. Un jour enfin elle s’entendit avec un des secrétaires d’état pour qu’il glissât parmi les papiers offerts à la signature du prince un acte par lequel celui-ci lui vendait sa femme comme esclave ; il était marié tout récemment. Théodose, suivant son habitude, signa la pièce sans la lire. Quelques heures après, il fait demander sa femme, et, comme elle tardait à venir, il s’impatientait. « Elle ne viendra que si je le lui permets, reprit alors sa sœur avec sévérité, car elle m’appartient, et voici l’acte en due forme par lequel vous me l’avez livrée en servitude. »

L’administration de Pulchérie continuant celle d’Anthémius avec les mêmes erremens et probablement par les mains des mêmes ministres, il y eut là pour l’empire d’Orient onze ou douze années d’un véritable bien-être. C’est ce que nous disent les histoires du temps parvenues intégralement jusqu’à nous ; il est vrai que les auteurs en sont chrétiens. Nous trouvons néanmoins dans un fragment d’Eunape, qui était païen, cette grave accusation, que sous la régence de Pulchérie on vendait les gouvernemens publiquement et aux enchères : à qui la Macédoine, à qui le Pont, la Bithynie, l’Illyrie ? et que très souvent, lorsqu’une seule province n’était pas une assez riche proie pour la mise à prix, on en livrait plusieurs au même adjudicataire. « Le nouveau gouverneur, qui avait mis toute sa fortune dans son enjeu, continue le même écrivain, cherchait naturellement à la recouvrer avec usure par des concussions de tout genre, pillant les villes, vendant la justice, confisquant les biens des plaideurs, en un mot profitant du temps de sa charge pour dévaster son gouvernement. » Alors, suivant le même Eunape, commençait l’action de l’état. Des plaintes lui arrivaient sur la gestion de son fonctionnaire, au besoin même il les provoquait ; une enquête avait lieu, et le magistrat prévaricateur se voyait condamné à rendre gorge. Il s’en allait ruiné, mais la province ne l’était pas moins, et quant aux gens dépouillés, ils n’avaient de recours contre personne. Assurément c’eût été là une manière commode de lever des emprunts forcés. Voilà ce que nous dit Eunape, et il ajoute : « Si du temps du Scythe Anacharsis on pouvait dire que les lois étaient une toile d’araignée que les grosses mouches emportent en la traversant, on doit dire maintenant qu’elles ne sont que de la poussière qui se dissipe au moindre vent. » Nous ferons remarquer que c’est là le dire d’un ennemi acharné des princes chrétiens, dont pas un seul n’a trouvé grâce à ses yeux. Il est possible que, malgré l’esprit de sévère équité qui fit le cachet du gouvernement de Pulchérie, Quelques faits pareils se soient passés dans quelque province et de la part de quelque eunuque, tant la corruption était invétérée au sein de l’administration romaine ; mais ce qu’on a le droit de repousser comme une calomnie, c’est une généralisation de ces crimes qui rejaillirait sur le gouvernement tout entier. L’histoire des faits serait là pour la démentir formellement. Elle peut cependant reprocher avec justice à la fille d’Arcadius son extrême faiblesse vis-à-vis des chefs de l’épiscopat, — l’impunité où elle laissa parfois des actes odieux quand on invoquait pour les couvrir l’intérêt de l’église ou la religion. Des événemens passés en 415 dans la ville d’Alexandrie en fournissent une preuve trop éclatante.


II

Alexandrie avait alors pour évêque et l’Égypte pour patriarche Cyrille, neveu de ce Théophile qui avait joué un si déplorable rôle dans la persécution de Jean Chrysostome. Les vices de l’oncle continuaient à fleurir sous la tiare patriarcale du neveu : c’étaient la soif ardente de l’or et de la domination, le mépris de toute équité, la haine de quiconque entreprenait de borner son pouvoir, car il prétendait que son autorité lui venait de Dieu. Ses prêtres eux-mêmes l’appelaient le pharaon et non l’évêque de l’Égypte chrétienne. À côté de lui, dans la même ville, siégeait un préfet nommé Oreste, magistrat exact, jaloux de ses droits, qui regardait comme un devoir de les faire respecter par tout le monde. Évêque et préfet vivaient donc en état d’observation perpétuelle vis-à-vis l’un de l’autre, et chaque fois qu’il survenait un conflit entre les deux juridictions, ce qui arrivait sans cesse, des récriminations violentes éclataient, souvent même les partisans de l’évêque en venaient aux mains avec les soldats du préfet.

On sait qu’aucune des grandes cités de l’empire, ni Rome, ni Constantinople, ni Antioche, ne renfermait une populace plus irritable, plus séditieuse, plus cruelle que celle d’Alexandrie : tout dans cette malheureuse ville devenait révolte, et toute révolte amenait un massacre. Les représentations théâtrales, celles des mimes surtout, donnaient à ces passions féroces des occasions périodiques d’éclater. Des factions se formaient pour ou contre un lutteur ou un mime, le sang coulait, et le préfet à chaque instant était obligé d’intervenir pour protégea l’ordre ou rétablir la paix ; seulement la difficulté était grande quand les chrétiens, que le patriarche appelait son peuple, se trouvaient compromis dans une affaire avec des païens ou des Juifs.

La cité d’Alexandre le Grand renfermait dans ses murs une colonie juive qui remontait aux premiers temps de son existence. C’était une petite nation, adonnée uniquement au commerce, où elle s’était enrichie, et où, tout en s’enrichissant, elle avait créé pour la ville cette prospérité fabuleuse dont parle l’histoire, fait du port d’Alexandrie le rendez-vous du commerce du monde. Cantonnée dans un quartier particulier, la colonie juive conservait les mœurs et la religion de ses ancêtres ; ses synagogues étaient remplies de richesses que le bruit populaire exagérait encore. Une telle opulence n’était pas sans offusquer les chrétiens, surtout cette population indigène fainéante dont la seule industrie était de mendier quelques légumes pour vivre, ou d’aller s’enterrer dans les solitudes de Thèbes et de Scété pour y bien mourir. Les chrétiens n’auraient pas dû oublier pourtant, dans leur jalousie contre les Juifs d’Alexandrie, qu’ils leur devaient cette traduction grecque de l’Ancien-Testament qu’on appelait la Version des Septante, et qui jouissait dans les églises orientales d’un crédit égal à l’original hébraïque lui-même ; mais une haine ardente régnait entre ces populations différentes de cultes, de mœurs, de condition, de fortune, et il advenait presque toujours dans des factions d’Alexandrie que tes Juifs se mettaient d’un côté, et les chrétiens de l’autre. Or un samedi du mois de mars de cette année 415, jour férié pour les Israélites, comme on sait, ils se trouvèrent nombreux au théâtre, où jouait un pantomime. Les chrétiens applaudissaient-ils, sifflaient-ils ? on ne sait ; mais les Juifs prirent aussitôt la contre-partie, et le tumulte commença. C’était au théâtre que le préfet avait coutume de publier ses édits, et il avait renouvelé celui qui interdisait toute manifestation bruyante pendant les jeux : il menaça donc du châtiment les agitateurs qui venaient enfreindre ses ordres jusqu’en sa présence, et les Juifs, à tort ou à raison, signalèrent comme le provocateur du trouble un certain Hiérax, sorte de maître d’école, familier de l’évêché, et le chef des applaudisseurs quand Cyrille parlait en public. « Il était venu, disaient-ils, pour espionner ce que ferait le préfet, et montrer le mépris qu’on avait de ses ordonnances. » Le préfet, irrité contre l’archevêque, qui le contrariait en tout et le desservait à la cour, fit saisir Hiérax, qui fut mis à la torture sur le théâtre même pour qu’il eût à dénoncer ses complices. L’archevêque, au lieu de se plaindre directement au préfet d’un tel procédé, manda, près de lui les primats de la colonie, leur signifiant qu’ils auraient affaire à lui, s’ils continuaient à persécuter les chrétiens. Cette menace arrogante ne fit qu’exciter l’irritation, les partis se trouvaient en présence sans intermédiaire, et les Juifs ouvrirent la lutte.

Peu de temps après, en pleine nuit, ils répandent dans la ville des hommes qui crient que le feu est à l’église nommée église d’Alexandre, et, lorsque les chrétiens accourent pour l’éteindre, des Juifs, apostés se précipitent sur eux, les battent et en tuent quelques-uns ; ils se reconnaissaient à un anneau d’écorce de palmier qu’ils portaient au bras. Ce fut un odieux guet-apens, qui mit en rumeur la ville entière, et Cyrille en profita pour donner suite au dessein qu’il avait prémédité depuis longtemps d’anéantir le quartier juif. A son appel, la multitude s’arma, et les plus déterminés se formèrent en corps d’expédition dont les redoutables parabolans prirent la tête. On appelait de ce nom, qui signifie en grec affronteurs du péril, la corporation des infirmiers et ensevelisseurs des morts de la ville d’Alexandrie, corporation attachée à l’église, et qui, selon toute vraisemblance, succédait au corps hiératique des embaumeurs, si puissant au temps de l’ancienne Égypte. Les membres en étaient choisis par l’archevêque, sous la toute-puissance duquel leurs statuts les plaçaient, et ils lui composaient une garde du corps résolue et bien armée, qui veillait sur lui dans la ville et le suivait au dehors. L’histoire nous montre le nom des parabolans mêlé à beaucoup d’excès commis soit à Constantinople, sort en Asie, partout enfin où se transportaient leurs archevêques, dont ils étaient la milice privilégiée. Il fallut qu’à plusieurs reprises la loi elle-même intervînt pour mettre un frein à cette dangereuse corporation.

Au lever du jour, l’armée se mit en marche sous la conduite de Cyrille, et investit le quartier des Juifs. Les synagogues furent d’abord pillées et incendiées, puis on passa aux maisons particulières. Les Juifs, encore endormis, se défendirent à peine, et ceux qui se défendirent furent tués ; le reste, hommes, femmes, enfans, s’enfuit en désordre devant la flamme et le fer des assaillans. Ils essayèrent de gagner la campagne, abandonnant tout derrière eux, et de la campagne ils gagnèrent les autres nomes d’Égypte et les provinces voisines, poursuivis par une indicible terreur. Ce fut le sac d’une ville prise d’assaut, et le pillage s’opéra sous les yeux d’un archevêque chrétien. Lorsque le préfet, informé trop tard, envoya des troupes pour faire cesser le désordre, le quartier juif n’existait plus. Cette belle colonie, qui depuis Alexandre avait fondé la prospérité commerciale de la ville et celle de l’Égypte, avait cessé d’être : désastre non moins grand pour le reste de l’empire que pour ce port fameux, le premier de l’univers romain. La désolation fut extrême au palais de Constantinople. Oreste accusa les chrétiens et Cyrille en particulier ; mais Cyrille adressa à la cour une version qui incriminait uniquement les Juifs et leur implacable haine contre la religion du Christ. L’or, distribué à profusion aux eunuques et aux courtisans, vint à point fortifier ses argumens, et Pulchérie se contenta de demander que l’archevêque et le préfet se réconciliassent. Cyrille voulait effacer par là les suites de son action ; mais le préfet s’y refusa obstinément. L’archevêque alla jusqu’à lui présenter comme un gage de paix le livre des évangiles ; le préfet crut de son devoir de ne pas céder, regardant comme le plus grand des malheurs de laisser l’Égypte à la merci d’un pareil tyran.

On en était là lorsqu’une troupe de cinq cents moines, descendus de la montagne de Nitrie pour porter assistance à leur évêque qu’ils croyaient en péril, complotèrent de tuer le préfet lui-même : cela aurait mis fin à la querelle. Postés près d’une rue où devait passer ce fonctionnaire, ils arrêtèrent les chevaux de son char, et firent pleuvoir sur lui une grêle de pierres. Un d’entre eux, nommé Ammonius, l’atteignit à la tête, et le préfet, tout en sang, fut ramené à grand’peine dans son palais. Des troupes accourues dispersèrent ces moines assassins, et le peuple indigné prit cette fois fait et cause pour son magistrat. Ammonius, conduit à la préfecture, mis à la question pour qu’il eût à désigner ses complices, y mourut dans les tourmens. Le patriarche fit enlever son corps, l’exposa dans une église, prononça publiquement son panégyrique en lui donnant le titre de martyr ; mais ces démonstrations n’ayant pas rencontré d’écho dans le peuple, il laissa emporter son martyr, qui fut enterré comme un autre homme.

La guerre continuait cependant entre le préfet et l’archevêque en attendant la décision de l’empereur, et elle donna lieu à un épisode lamentable. Au premier rang des professeurs d’Alexandrie se faisait remarquer une jeune fille nommée Hypatie, dont les écrits et les leçons étaient déjà célèbres dans tout l’Orient. Fille du mathématicien Théos, qui l’avait élevée comme il eût élevé un fils, elle avait dépassé son père dans sa propre science, à laquelle elle avait ajouté tout ce qui s’enseignait dans les gymnases, « laissant bien loin derrière elle, dit un historien, tous les philosophes de son temps. » Plotin, qui avait été un de ses maîtres, lui légua en mourant l’école platonicienne qu’il dirigeait, et de toutes les parties de l’empire on accourut aux leçons de cette fille extraordinaire. Hypatie était aussi belle que savante, aussi honnête que belle, et la jeunesse la respectait en l’admirant. Vêtue du manteau de philosophe, insigne de sa profession, elle ne l’eût peut-être pas changé, comme fit plus tard une fille d’Athènes, pour celui des impératrices. Sa haute raison la faisait consulter sur toutes choses par les notables et les magistrats de la ville, et le préfet Oreste avait plaisir à s’entretenir avec elle. Hypatie pratiquait le paganisme. Son influence sur le préfet déplut à Cyrille, qui la prit en aversion, et on répandit le bruit que c’était elle qui empêchait le préfet de se réconcilier avec l’archevêque. Des clercs jurèrent alors sa perte. Un jour qu’elle rentrait chez elle, portée dans sa litière, une troupe de misérables conduits par un lecteur du nom de Pierre l’arrête, l’enlève et la traîne dans une église voisine : là, on la dépouille de ses vêtemens, ou la massacre, on la dépèce avec des têts d’amphore, et, ramassant ses membres encore palpitans, les assassins vont les brûler dans un lieu appelé Cinaron, affecté probablement au supplice des criminels. A la nouvelle de cet acte abominable, un cri de réprobation s’éleva de toutes les bouches contre Cyrille et contre l’église d’Alexandrie. « Et en effet, dit l’historien contemporain qui se fait ici l’interprète de l’indignation publique, des meurtres et des crimes pareils sont absolument contraires à la loi de Dieu et à l’institution chrétienne. » Néanmoins, si l’on s’émut au palais de Constantinople, on n’osa point sévir, et cette affaire fut étouffée comme les autres. Cependant les Juifs d’Alexandrie fugitifs devant le massacre et l’incendie portèrent partout où ils se réfugièrent leur soif de vengeance et la haine du nom chrétien. Les rapports commençaient à s’améliorer entre les synagogues de la Syrie ou de l’Asie-Mineure et les populations chrétiennes, grâce au régime tolérant établi par les lois romaines ; les animosités se calmaient, et l’on n’entendait plus parler de ces actes sourdement reprochés aux Juifs, tels qu’achat d’esclaves chrétiens pour les circoncire ou les faire abjurer à force de tourmens, profanations d’églises ou d’objets au culte chrétien, immolations d’enfans chrétiens dans des sacrifices abominables : ces accusations à peu près éteintes se réveillèrent avec la recrudescence des haines, et un événement affreux vint prouver qu’elles n’étaient pas toujours sans fondement.

Les Juifs célébraient chaque année, les quatorzième et quinzième jours de leur mois d’adar, lequel correspond à nos mois de février et de mars, une fête prescrite par leurs livres sacrés et qu’on nommait les Sorts. C’était un anniversaire de la délivrance de cette nation au temps d’Assuérus par l’effet des charmes d’Esther et du courage patriotique de Mardochée, et la fête attirait d’ordinaire un grand concours de peuple. Une scène dramatique, sorte de mystère, y reproduisait aux yeux de la foule les principaux incidens de cette histoire, dont le dénoûment était le supplice du ministre prévaricateur Aman au gibet qu’il avait lui-même dressé. À ce moment éclatait l’enthousiasme des spectateurs : Aman, représenté par un mannequin, était assailli d’injures et de pierres ; on lui montrait le poing, on le couvrait de crachats, on le frappait à coups de bâton ; une démence furieuse en un mot semblait s’emparer de la multitude. Le tout se terminait par un feu de joie où le mannequin était brûlé avec le gibet. Quelquefois au lieu d’un mannequin c’était un homme qui se laissait attacher à la potence pour de l’argent, sauf à être décroché avant la fin. Or il arriva que dans un bourg de la Syrie nommé Inmestar, entre Antioche et Chalcis, bourg où existait une synagogue, les Juifs eurent l’idée de remplacer le gibet par une croix et d’y suspendre un enfant chrétien. La vue du chrétien et du signe abhorré de la croix enivrant en quelque sorte cette tourbe sanguinaire, elle se rua sur l’enfant avec frénésie : c’était à qui le frapperait, à qui le lapiderait, et quand on le détacha de la croix, il était mort. Une enquête eût lieu par les soins des magistrats, et les meurtriers furent punis ; mais en même temps le peuple juif perdit ses privilèges légaux, et ce fut sur lui que s’appesantit le châtiment.

Depuis la seconde dispersion des Juifs sous Adrien, les groupes de cette nation disséminés dans l’empire, soit en Orient, soit en Occident, jouissaient d’une autonomie très large ; la loi leur laissait la liberté de leur culte, leurs synagogues, leurs sanhédrins, leurs tribunaux particuliers, et au-dessus de tout cela elle reconnaissait un patriarche héréditaire investi d’une autorité presque royale sur toute la nation. C’était lui qui réglait les synagogues, les supprimait ou en créait de nouvelles à sa volonté, confirmait ou cassait les décrets des sanhédrins, et présidait un tribunal de recours contre les décisions des premiers juges. Ce haut personnage était abondamment rétribué par les cotisations de toutes les synagogues, car son gouvernement s’étendait sur l’ensemble des groupes soit occidentaux, soit orientaux. Les Juifs étaient tenus de le prendre, à ce qu’il paraît, dans la descendance de ce pharisien Gamaliel, célèbre dans les Actes des apôtres, et qui avait été le maître de saint Paul. Longtemps les patriarches résidèrent en Palestine, à Tibériade particulièrement ; ils se transportèrent ensuite à Constantinople, où ils occupèrent à la cour un rang distingué. Celui à qui appartenait alors cette sorte de royauté juive, et qui s’appelait Gamaliel comme son ancêtre, avait vécu dans la familiarité d’Arcadius, et ses honneurs ne lui avaient pas valu une réputation bien intacte. Les Juifs se plaignaient de sa partialité et de ses injustices, tandis que les chrétiens le soupçonnaient de prêter la main aux désordres et d’agiter lui-même sa nation. Il fut cassé à la suite du crime d’Inmestar. Le patriarcat même fut supprimé et remplacé par des primats provinciaux à la nomination des congrégations juives existant dans chaque province. Le droit de décider sur les suppressions ou créations de synagogues fut remis au gouvernement romain, qui fit main basse en même temps sur le produit des cotisations affecté aux patriarches. D’autres règlemens introduisirent la surveillance de l’état dans le mécanisme de l’administration israélite, et l’autonomie de ce peuple reçut par là de rudes atteintes. Il fut interdit aux individus d’acheter des esclaves chrétiens, et ceux qui se trouvaient en leur possession furent attribués aux églises : l’efficacité de ces prescriptions fut assurée par des pénalités énormes. Telle fut la dernière conséquence des événemens d’Alexandrie.


III

Cependant Théodose atteignait sa vingtième année, et Pulchérie songeait à le marier. Plusieurs fois on avait entendu le jeune césar dire à ses familiers qu’il ne chercherait dans une femme ni l’origine ni la richesse, qu’il voulait seulement qu’elle lui plût. Ce propos fit craindre à la prudente sœur quelque surprise d’eunuque pareille à celle qui avait conduit leur mère Eudoxie dans le lit d’Arcadius pour le malheur de tous deux, et avec autant de sollicitude que s’il se fût agi d’elle-même elle se mit en quête d’une épouse pour ce frère bien-aimé. Elle se fit faire des rapports sur toutes les filles à marier existant à Constantinople, soit romaines, soit barbares au service de l’empire, par ressouvenir sans doute du sang des Francs qui coulait dans ses veines. Elle était absorbée dans cette occupation lorsqu’une jeune Athénienne se présenta devant elle pour demander justice contre des frères qui l’avaient dépouillée de son patrimoine. Cette étrangère était fille d’un certain Léontius, sophiste d’Athènes, et se nommait Athénaïs ; elle était d’une rare beauté, éloquente et gracieuse dans son langage, et charma tellement Pulchérie par le récit de ses malheurs que celle-ci crut avoir trouvé en elle le trésor échappé à ses recherches, et que la Providence lui amenait à point. Avant d’aller plus loin, j’exposerai au lecteur ce que c’était alors qu’un sophiste d’Athènes, comment il pouvait avoir laissé après lui une succession assez considérable pour donner lieu à des procès qui allaient jusqu’à l’empereur, enfin quel était ce Léontius, père de la jeune Athénaïs ; nous puiserons la plupart de ces détails dans les ouvrages d’un historien contemporain qui ne fut pas étranger à la destinée de cette famille.

Ne montait pas qui voulait, même avec du talent, à la chaire, ou, comme on disait emphatiquement, au trône de sophiste dans la savante ville d’Athènes ; c’était là une position très enviée, très lucrative, à laquelle on n’arrivait guère qu’après des batailles en règle. Le manteau de sophiste n’était accordé que sur de longues épreuves par le suffrage des autres sophistes, et le droit de le porter ne se conférait qu’avec un cérémonial assez étrange. Une fois qu’on était autorisé à le revêtir, et qu’on avait d’ailleurs une éloquence facile et populaire, on voyait affluer chez soi la richesse et toutes les commodités qu’elle donne. Les profits des sophistes en renom étaient énormes. Outre les subventions qu’ils recevaient de leur ville ou de l’état, ils se faisaient payer chèrement les discours qu’ils allaient débiter devant les sénats des autres villes ou devant l’empereur, dans les solennités publiques. Quand ils avaient plu, ils rentraient chez eux riches pour toujours. On connaît cet Hérode Atticus qui construisit dans sa ville natale des théâtres, des portiques, et un stade de marbre blanc dont on admire encore aujourd’hui les débris. Sans être aussi riches que celui-là, beaucoup d’autres s’étaient rendus célèbres par leur opulence non moins que par leur talent. La fortune s’attachait donc, comme la gloire, au titre de sophiste dans la cité de Minerve ; mais la route pour y parvenir était encombrée de difficultés. Il fallait pour s’y aventurer de l’argent et des protections ; par l’argent, on se faisait un parti de disciples et d’admirateurs ; par les protections, on écartait ses rivaux, et on gagnait la faveur des juges. De ces brigues résultaient des factions qui divisaient perpétuellement l’école, et des luttes qui ne se bornaient pas toujours à la parole. Chaque candidat avait ses amis et ses ennemis qui parfois en venaient aux mains, et le succès de la candidature dépendait du sort du combat. La dernière épreuve était la plus scabreuse, elle demandait à l’aspirant de la fermeté d’âme, à ses amis de la fidélité et au courage. Un bizarre cérémonial, d’un caractère symbolique, qui montre quelle affinité existait au fond entre la profession de sophiste et celle d’hiérophante des mystères, voulait qu’avant de revêtir le manteau qu’il avait mérité de porter le néophyte fût plongé dans un bain comme pour y laisser le vieil homme. L’empêcher de s’approcher de la piscine était la tâche de ses adversaires ; lui frayer un chemin, celle de ses partisans. On le huait d’un côté, on l’encourageait de l’autre. « Arrête, arrête, tu n’arriveras pas ! » lui criaient ceux qui défendaient l’accès du bassin. « Avance, avance ! » répondaient ses amis, qui le poussaient à travers la haie des opposans ; on se bousculait, on se battait. L’aspirant était enfin jeté à l’eau : on l’en retirait pour le conduire dans une cellule chauffée et le laver, puis il revêtait le manteau tant désiré. C’était alors une promenade triomphale par la ville, des réjouissances et un grand festin qu’il payait aux chefs de la confrérie.

Léontius était un de ces aspirans de mérite qui n’avaient ni protections ni argent, et il désespérait de lui-même quand la tempête amena sur les côtes de l’Attique un étranger alors célèbre, l’historien Olympiodore, homme de lettres, homme de cour, voyageur infatigable, qui vivait dans l’intimité de la maison impériale, et avait été chargé de plusieurs ambassades chez les barbares. Ce haut personnage, observateur curieux, se plut dans Athènes et y séjourna quelque temps, choyé par les savans comme par les magistrats. Il prit intérêt aux chagrins de Léontius, le patronna et fit triompher sa candidature. En peu de temps, Léontius acquit un nom, et l’argent lui arriva avec la gloire ; il acheta des terres, se bâtit des maisons splendides, qu’il orna de tableaux, de statues, de tapis précieux, et il passa pour un des citoyens opulens d’Athènes. Il avait trois enfans : deux fils, qui prirent d’autres carrières que lui, et cette belle Athénaïs dont nous avons parlé, et qui devait probablement son nom à quelque vœu fait à Minerve. Sa fille était l’objet de ses plus chères affections ; il l’éleva lui-même et comme lui-même : rhétorique, philosophie, mathématiques, astrologie, elle apprit tout ce qui s’enseignait dans les écoles et se distingua en tout. Elle improvisait des discours avec facilité, et faisait des vers aussi bien que les meilleurs poètes du temps. Elle eût pu au besoin occuper la chaire de son père et s’y rendre célèbre dans l’enseignement des lettres, comme Hypatie, cette triste victime du fanatisme religieux, dans l’enseignement de la philosophie à l’école d’Alexandrie. Avec ses talens et sa beauté croissante, le père ne douta point qu’elle ne fît un grand mariage ; il avait même consulté son horoscope et trouvé qu’elle devait épouser un roi.

Il était au milieu de ces rêves quand il mourut, et son testament en porta l’empreinte. Il laissait à ses fils tout son patrimoine : terres, maisons, statues, objets d’art de toute sorte, ne réservant à sa fille qu’une somme de cent écris d’or pour sa part d’héritage. Athénaïs, qui avait moins de confiance que son père dans les astres et dans sa beauté, supplia ses frères de lui délivrer sa légitime ; ils s’y refusèrent, le testament en main ; Athénaïs l’attaqua et perdit son procès. Désespérée de se trouver à son âge sans autre ressource que son misérable legs, tandis que ses frères allaient vivre dans l’opulence, dédaignée par eux et chassée de la maison paternelle, elle conçut le projet d’en appeler à l’empereur, à Pulchérie surtout, dont tout le monde vantait l’esprit de justice et de bonté. Une tante lui était restée fidèle dans son malheur ; ces deux femmes partirent pour Constantinople, où elles obtinrent une audience de la régente.

Tel fut le récit d’Athénaïs pendant l’audience de Pulchérie, et tandis qu’elle parlait, celle-ci ne cessait d’admirer sa distinction et sa grâce. Elle reçut la requête avec empressement, promit de faire étudier l’affaire au plus tôt, et, comme elle était elle-même un excellent juge des qualités de l’esprit, elle lui parla des études d’Athènes. Sur ce sujet, leurs cœurs se rapprochèrent involontairement. Augusta lui ayant demandé si elle était liée par le mariage : « Je ne le suis point, » répondit Athénaïs. Et à cette autre demande : « Êtes-vous chrétienne ? — Je suis, dit-elle, de la religion de mon père ; j’adore les dieux des Hellènes. » Plus Augusta l’interrogeait, plus elle crut avoir trouvé la femme dont elle devait faire sa belle-sœur ; mais cette femme était païenne, et après lui avoir confié une partie de ses desseins sur elle, elle lui conseilla de se faire baptiser. Athénaïs consentit sans trop de répugnance, et Atticus, qui occupait alors le trône archiépiscopal de Constantinople, fut chargé par Pulchérie de la diriger et de l’instruire. Douée d’une imagination poétique et d’une âme sensible à la beauté morale, Athénaïs se convertit sincèrement, et devint même une chrétienne exaltée. Ce fut Pulchérie qui la reçut au sortir de la cuve baptismale, et elle changea son nom païen en celui d’Eudocie, qui signifiait, d’après l’interprétation donnée par Athénaïs elle-même, « sage et faisant le bien. » Eudocie, dès ce jour, appela Pulchérie sa mère ; mais elle tint à conserver, en même temps que son nom chrétien, celui sous lequel s’étaient écoulées les douces années de son enfance.

Quels que fussent le charme de l’Athénienne et l’autorité qui s’attachait à un choix de Pulchérie, le jeune empereur ne se sentit point attiré de prime abord ; il hésita même longtemps, dit l’histoire, et peut-être se trouvait-il déjà sous cette fatale influence des eunuques que sa sœur avait voulu prévenir. Il fallut, pour le décider, qu’elle eût recours à celui de ses amis qui exerçait le plus d’influence sur lui, ce jeune Paulinus dont nous avons déjà parlé, son ancien compagnon d’études et le confident habituel de ses projets. Pulchérie s’adressa donc à lui pour qu’il l’aidât près de son frère. Elle le mit en rapport avec Athénaïs, et celui-ci, enthousiaste de la poésie et des lettres non moins que de la beauté, plaida chaudement pour ce mariage près de l’empereur, et finit par l’emporter. Ce petit complot établit entre les deux jeunes femmes et Paulinus des relations d’amitié qui se développèrent dans la suite. Athénaïs, le regardant comme l’auteur véritable de son mariage, l’appelait son paranymphe, et Pulchérie de son côté ne fut pas sans apprécier dans ce jeune homme une sagesse précoce, jointe à toutes les grâces du corps et de l’esprit. Voilà ce qu’on peut inférer des auteurs contemporains ou voisins du temps sur une affaire restée naturellement très secrète. Nous n’y mêlerons pas les enjolivemens qu’y ajoutèrent les Grecs du moyen âge, vrais inventeurs du roman historique, par exemple cette circonstance que Pulchérie aurait fait cacher son frère et Paulinus derrière un rideau pour leur montrer Athénaïs, et que les jeunes gens, éblouis de sa beauté, en seraient devenus épris tous les deux. De telles inventions ne sont dignes ni du caractère sérieux de Pulchérie ni de la gravité de l’histoire.

Le mariage enfin conclu fut célébré le 7 juin de l’année 421, au milieu des plus belles fêtes qu’on eût encore vues à Constantinople. Parmi les spectacles. dont jouit à cette occasion la ville impériale, il y en eut un qui étonna plus que tous les autres une population frivole et ignorante. La nouvelle du mariage d’Athénaïs avec l’empereur d’Orient avait mis en émoi, comme on pense bien, tout le peuple des sophistes athéniens, et sept d’entre eux, anciens compagnons de Léontius, partirent pour assister aux fêtes, curieux de voir briller sur le front de cette fille de sophiste, presque sophiste elle-même, le diadème des impératrices. Venus à Constantinople et accueillis à la cour avec bienveillance, ils furent, là comme à la ville, l’objet d’un empressement tant soit peu moqueur. Ils portaient le manteau, signe distinctif de leur profession, et s’en montraient aussi fiers que le général de son baudrier et l’évêque chrétien de son pallium. Promenés dans tous les recoins de la grande cité par des officiers impériaux, ils avaient peine à se faire jour au travers d’une foule ébahie, qui croyait voir en eux les sept sages de l’ancienne Grèce, ces personnages à demi fabuleux dont on cite de si fameux apophthegmes. On épiait leurs paroles, on recueillait religieusement tout ce qui semblait leur échapper, et, à l’instar de leurs prédécesseurs des temps héroïques, les sept sages nouveaux s’appliquaient à ne s’exprimer que par des sentences probablement très méditées. Celles qui coururent Constantinople et que les collecteurs d’anecdotes nous ont conservées n’indiquent pas un grand enthousiasme pour la ville que ces étrangers parcouraient et pour le souverain qui leur en faisait connaître les beautés ; presque toutes portent un cachet satirique qui décèle le secret mépris des enfans d’Athènes pour la Rome de Constantin et pour son gouvernement chrétien. Voici quelques-uns de leurs bons mots, qui donneront une idée des autres. On les avait conduits à l’hippodrome, dont ils examinèrent attentivement toutes les statues. Un d’entre eux, nommé Kranos, s’étant arrêté devant le groupe appelé Périchitès, où l’on voyait un âne doré suivi d’un soldat sous les armes, s’écria : « O l’heureux temps et l’heureux état où ce sont les ânes qui mènent les hommes ! » Le mot eut, à ce qu’il paraît, beaucoup de succès. Un autre de ces sophistes, nommé Silvanus, ayant aperçu une statue d’or courbée sur un genou, ne craignit pas de dire, comme animé d’un sentiment prophétique : « Voilà ce qui nous indique que les temps d’abaissement sont proches ! » Le reste était à l’avenant.

Cependant les frères d’Athénaïs, sitôt que la brillante fortune de leur sœur avait paru se dessiner, s’étaient sauvés précipitamment d’Athènes, tremblans d’effroi, et avaient couru se cacher dans un lieu qu’on ignorait. Athénaïs les fit rechercher et amener devant elle dans son palais. C’était une scène dramatique qu’elle leur préparait, car au fond la nouvelle impératrice était bonne, et son élévation inespérée devait la disposer à l’indulgence. Quand ils parurent devant elle, pâles de frayeur et bourrelés de remords, elle leur laissa balbutier des excuses, leur pardonna et sollicita même de son mari pour ces mauvais frères des places qu’ils n’avaient guère méritées. Entrés tous deux dans les fonctions publiques, ils y firent un chemin rapide : l’un arrivait à la préfecture d’Illyrie, l’autre devint successivement intendant du trésor et maître des offices. « Pourquoi vous en voudrais-je ? leur avait dit Athénaïs, ne suis-je pas après tout votre obligée ? En me refusant un petit héritage, vous m’avez donné une couronne. D’ailleurs vous étiez prédestinés à l’accomplissement de mon horoscope. »


IV

La nouvelle d’une victoire remportée par les armées romaines sur les Perses vint interrompre les réjouissances du mariage ou plutôt ajouter d’autres fêtes aux premières. La guerre en effet s’était rallumée l’année précédente entre la Perse et l’empire : ces vieux ennemis, qu’on avait pu croire réconciliés, venaient de se brouiller de nouveau, et voici à quelle occasion.

Ce n’était pas de gaîté de cœur et pour le plaisir de batailler qu’Iezdjerd avait rompu cette paix de cent ans qu’il avait conclue jadis avec Arcadius : la force des choses l’avait entraîné malgré lui. Je l’ai déjà dit, Iezdjerd aimait les Romains : leurs mœurs, leurs sciences, leur civilisation, l’attiraient ; le christianisme aussi avait touché son cœur, car christianisme et civilisation romaine se confondaient alors dans l’idée des barbares ; et ce roi de Perse avait laissé à la propagande chrétienne dans son royaume la plus entière liberté. Beaucoup de conversions avaient eu lieu surtout dans son entourage, et les missionnaires allaient jusqu’à pronostiquer la sienne. « Le roi de Perse se christianise, » écrivait vers cette époque un historien romain. Ce double penchant vers les deux formes de la romanité pouvait mériter à Iezdjerd le titre de bon à l’occident de l’Euphrate, mais il lui valut celui de mauvais chez ses propres sujets, et les écrivains persans le lui ont conservé dans l’histoire. Sa tolérance pour les chrétiens, son mépris superbe pour la religion de Zoroastre, avaient excité contre lui la haine des mages, qu’un roi de Perse ne bravait guère impunément.

Dans cette situation des esprits, un excès de zèle chrétien vint tout compromettre, même le pouvoir du roi. Le chef des missionnaires, qui résidait à Suse et se qualifiait d’évêque de la Perse, réunissant un jour une troupe de ses disciples, se jeta sur une des enceintes consacrées par la loi de Zoroastre, où on entretenait le feu éternel, symbole de l’âme du monde, et que les Grecs appelaient Pyrée. Abdas, c’était son nom, aidé de ses prosélytes armés de marteaux et de pioches, démolit le Pyrée et étouffa le feu sacré sous ses ruines. Une grande émeute eut lieu dans Suse à ce sujet, et, pour éviter qu’elle ne gagnât au dehors, Iezdjerd voulut que l’évêque rétablît sans délai le temple qu’il avait renversé ; l’évêque s’y refusa, et l’émeute se changea en révolution. Les mages s’emparèrent du gouvernement, appelant aux armes les adorateurs du feu contre les adorateurs du bois (c’étaient les formules usitées), et une chasse furieuse commença contre les chrétiens. Bon gré, mal gré, Iezdjerd dut diriger une persécution qui sévit d’abord contre ses amis, ses officiers et des personnages de haute naissance chez les Perses. Le nom des martyrs qui périrent à cette occasion indique assez que ce n’était pas dans les derniers rangs de la société que le christianisme trouvait surtout ses adeptes. On cite parmi eux un certain Suénès, maître de mille esclaves, disent les textes hagiographiques, et Hormisdas, de la race des Achéménides, fils d’un satrape, et lui-même très honoré dans le royaume. On n’épargnait à ces malheureux aucune des tortures que la barbarie des mages avait imaginées, et que les Romains qualifiaient de « supplices et tourmens persans. » Il suffira de citer l’exemple d’un certain Jacques que les actes appellent « saint Jacques le Découpé, » parce que ses membres avaient été détachés du tronc l’un après l’autre pendant qu’il respirait encore. Les convertis persans cherchèrent naturellement à s’enfuir ; mais les mages avaient disposé des soldats tout le long de la frontière pour leur fermer le passage, et ordonné aux tribus arabes de les refouler dans l’intérieur du royaume. Il y en eut pourtant qui réussirent à s’échapper, et, comme être chrétien c’était presque être romain, les fugitifs se dirigèrent à travers la Cappadoce et la Bithynie vers l’archevêque de Constantinople, qui était pour eux le roi des chrétiens. L’archevêque fit appel à la charité publique, et ces infortunés furent accueillis en frères par les habitans de la ville impériale.

Sur ces entrefaites, Iezdjerd mourut, renversé par un cheval fougueux, il languit misérablement, et rendit l’âme au milieu des malédictions de ses prêtres. Sa fin tragique fut le signal d’un grand désordre. Le peuple, à qui les mages avaient rendu sa mémoire odieuse, voulut prendre un roi dans une autre famille, et fit choix d’un certain Chosroès, fils d’Ardeschir, frère de Sapor le Grand. Cette révolution se fit sans difficulté, attendu qu’aucun des fils de Tezdjerd n’était alors présent en Perse : l’aîné, qui occupait le trône d’Arménie, ayant voulu rentrer en Perse, fut tué par les mages, et le second se trouvait encore à la cour du roi d’Hirah, à qui son père l’avait confié tout enfant. Ce roi ou phylarque d’Hirah commandait à toutes les tribus de sa race qui erraient à l’est du grand désert et sur les bords du Tigre et de l’Euphrate : vassal de la Perse et ami personnel du dernier roi, il avait reçu en dépôt l’héritier du trône, qu’il avait élevé comme son propre fils. Ce jeune homme s’appelait Bahram, mot que les historiens romains rendent par Varanne ou Vararanne. A la nouvelle de la révolution qui dépossédait sa famille, il entra en Perse avec une armée arabe que lui fournit son père nourricier ; Chosroès s’avança contre lui avec une armée persane. La bataille allait s’engager quand Bahram fit une proposition qui changeait la guerre civile en un simple débat de dynastie. Élevé dans toute la rudesse d’une éducation arabe, il avait passé sa jeunesse au milieu des chasses contre les tigres et les lions du désert, et y avait acquis la réputation d’un chasseur intrépide, et le surnom de Gour, qui voulait dire un âne sauvage, surnom qui lui est appliqué quelquefois dans l’histoire, l’âne sauvage étant un animal d’une vigueur et d’une audace extraordinaires. Or Bahram fit cette proposition aux armées réunies. « Qu’on place, dit-il, la couronne de Perse entre deux lions affamés, celui de nous deux qui aura le courage de l’aller chercher en restera possesseur. » Une pareille idée, faite pour séduire des peuples orientaux, excita l’enthousiasme des deux armées, et Chosroès n’osa pas réclamer. L’épreuve fut préparée avec solennité : deux lions terribles furent amenés au milieu d’un enclos et dans les conditions voulues, puis la couronne ou tiare des souverains de la Perse fut déposée entre eux, comme sous leur garde. Chosroès ne se présentant point pour marcher le premier, ce fut Bahram qui s’avança. On le vit lutter contre les lions avec une bravoure calme qui enleva l’admiration des spectateurs, les terrasser l’un après l’autre et rapporter sur sa tête la tiare que personne n’essaya de lui reprendre. Chosroès se prosterna devant lui comme son sujet, et dès lors lui resta fidèle.

Tel était l’homme dans les mains de qui tombait le gouvernement de la Perse au moment d’une rupture avec l’empire. Il était non-seulement fort arrogant vis-à-vis des Romains, mais encore livré aux mages et ennemi fanatique des chrétiens. Son premier acte après son couronnement fut de réclamer comme des transfuges et des traîtres les Persans accueillis sur les terres romaines et jusque dans la ville impériale. « L’empire, répondit Théodose avec dignité, a donné asile à des supplians ; des chrétiens ont secouru des chrétiens ; je ne les livrerai jamais ; plutôt la guerre ! » Bahram prit sa revanche en faisant saisir toutes les marchandises romaines qui circulaient en Perse et en laissant piller les caravanes ; en même temps il retint prisonniers des ouvriers mineurs qu’Iezdjerd avait obtenus de l’empire pour l’exploitation de ses mines d’or, et qui voulaient se rapatrier. C’était une déclaration de guerre. Théodose interdit l’exportation des armes, du fer et des vivres sur le territoire persan, et l’on réunit de part et d’autre des soldats.

Les Romains prirent les devans. Sous la conduite du maître des milices Ardabure, Alain de naissance et le premier général de l’empire d’Orient, une forte armée traversa l’Arménie et fondit sur l’Arzanène, une des cinq provinces en-deçà de l’Euphrate cédées à la Perse après le désastre de Julien et toujours regrettées par les Romains. Narsès, le meilleur des généraux persans, s’y tenait en observation avec des forces considérables, et tenta d’arrêter l’armée romaine au débouché des montagnes d’Arménie ; mais il fut vaincu dans une grande bataille, et ses troupes se dispersèrent. Narsès était un homme habile et hardi ; il laissa l’ennemi faire le dégât tout à son aise dans l’Arzanène, rallia ses fuyards, se renforça de nouvelles recrues, et se dirigea vers la Mésopotamie dans le dessein d’envahir la province de Syrie, qu’il savait n’être pas défendue. Cette manœuvre ne trompa point Ardabure, qui en comprit le péril. Ramassant aussitôt ses gens débandés, il se mit à la poursuite de Narsès et marcha avec une telle vitesse qu’il l’atteignit devant Nisibe, à la frontière des deux états. Adossé contre cette place, Narsès eût souhaité une grande bataille qui terminât la guerre d’un seul coup, et il fit demander à Ardabure le jour et le lieu où il lui plairait de se mesurer avec lui. « Quand les généraux romains veulent se battre, répondit le maître des milices, ils ne prennent pas conseil de leur ennemi. » Il savait qu’un renfort considérable lui était envoyé par l’empereur et ne tarderait pas à paraître ; Narsès, trop faible pour tenir la campagne, se renferma dans Nisibe. Nisibe, longtemps la clé de l’empire romain quand elle était romaine, devenue celle de l’empire persan depuis le fatal traité qui avait suivi la mort de Julien, était réputée imprenable. Au lieu de cette vaillante population qui aima mieux quitter ses foyers que de servir sous les Perses, et dont le patriotisme romain fournit de si touchantes pages à l’histoire du IVe siècle, il s’y trouvait maintenant une population persane, ardente ennemie du nom romain et du nom chrétien. Ardabure en commença le siège.

Bahram cependant, à la nouvelle de ces événemens, rassembla tout ce qu’il restait de forces disponibles dans son royaume, dépêcha des ordres à ses vassaux, et sollicita du secours de ses alliés. Son plan était de fondre sur l’armée romaine arrêtée par Narsès devant Nisibe, tandis que les Sarrasins, se jetant sur ses derrières, lui couperaient la retraite. Le roi d’Hirah, sur lequel il comptait comme sur un père et dont il connaissait la puissance, devait être son principal agent près des Arabes. La nation des Sarrasins se partageait en douze tribus, dont chacune avait son chef ou phylarque, qui, suivant son inclination ou son intérêt, combattait pour les Romains ou pour les Perses. Les traités passés avec l’un ou l’autre empire créaient entre le phylarque et lui un état de vassalité que le maître récompensait toujours libéralement. — Mondar ou Alamoundar, comme l’appellent les écrivains grecs en ajoutant à son nom l’article arabe, qu’on lui donnait sans doute par honneur, Mondar était le plus important des phylarques sarrasins vassaux de la Perse, et sa résidence, Hirah, fut longtemps la capitale d’un petit royaume qui dominait l’Arabie occidentale. Le lien d’hospitalité qui l’unissait au fils d’Iezdjerd ne laissait point de doute sur sa fidélité. Mondar était réputé un guerrier intrépide et hasardeux ; mais son courage n’était pas exempt de forfanterie, et ses tribus, composées de cavaliers nomades, valaient mieux pour des courses de pillage que pour une guerre régulière comme celle qu’il fallait faire aux Romains. Il répondit à son ami qu’il lui amènerait bien certainement les secours que celui-ci lui demandait, et qu’au besoin il se chargerait de la guerre à lui seul, se faisant fort de lui livrer la Syrie avec sa capitale, la grande Antioche. C’était assurément très généreux de la part de Mondar ; mais les choses se passèrent en réalité tout autrement que dans l’imagination du phylarque arabe.

Les légers escadrons d’Hirah furent exacts au rendez-vous. Une cavalerie innombrable, serrée et dévorante comme une nuée de sauterelles, s’abattit sur la Mésopotamie ; mais bientôt on ne sait quelle terreur panique s’empare de ces barbares : ils se croient entourés par les lignes romaines, et dans leur hallucination ils regagnent l’Euphrate, où ils se précipitent avec leurs chevaux. L’Euphrate en cet endroit était encaissé et rapide ; il entraîne ces masses désordonnées qui se brisent les unes contre les autres, et les engloutit dans ses eaux. Ce fut un désastre à peine croyable : les historiens romains portent à 100,000 le nombre des morts, les historiens arabes à 70,000. Cependant les Sarrasins n’étaient pas détruits, et, revenus de leur terreur, ils reprirent bientôt la campagne. Le temps était aux épouvantes, et l’armée d’Ardabure éprouva la sienne. Bahram approchait de Nisibe avec des forces imposantes, où les éléphans figuraient en très grand nombre. Les Romains d’Orient, qui auraient dû être familiarisés avec l’emploi de ces énormes animaux, éprouvèrent à leur approche la même crainte que jadis les légions de l’Italie en face des éléphans de Pyrrhus, ou du moins ils s’effrayèrent de leur multitude et perdirent courage. Le général, ne jugeant pas à propos d’attendre l’ennemi avec cette disposition de ses soldats, mit le feu à ses machines, et regagna les terres de l’empire.

Bahram, victorieux sans coup férir, ne voulut pas quitter la Mésopotamie avant de s’être signalé par quelque fait mémorable. Il alla assiéger Rhéséna, nommée Théodosiopolis depuis que le grand Théodose l’avait rétablie. Rhéséna était plutôt un gros bourg fortifié qu’une ville proprement dite, quoique Théodose l’eût fait orner de beaux édifices, d’aqueducs et de hautes murailles. Située au pied des montagnes qui séparaient l’Arménie romaine du territoire persan, non loin des sources nombreuses qui donnent naissance à l’Euphrate septentrional, Théodosiopolis avait une grande importance pour le maintien de la domination romaine dans l’Arménie cédée à l’empire. Elle n’avait pourtant pas reçu de garnison, la guerre ne paraissant pas devoir se porter de ce côté ; mais les habitans étaient décidés à se défendre jusqu’à la mort, et ils avaient à leur tête un évêque d’une énergie à toute épreuve, Eunomius, qui se fit leur général, car la guerre contre les adorateurs du feu était pour tout chrétien une guerre sainte. Eunomius, à la fois chef et soldat, entreprit de sauver sa ville ou de périr avec elle, s’il n’était pas secouru à temps. Il ordonna de fermer les portes, de garnir la muraille, de monter les machines : présent partout, il inspirait les combattans, et il en fit des héros. Bahram, sachant qu’il n’y existait pas de garnison, avait cru s’emparer de Théodosiopolis par un coup de main ; cette résistance l’irrita. Il fit construire des tours d’attaque à la hauteur des murs, et approcher de puissans béliers pour les battre. Chacun de ses efforts échoua contre les manœuvres habiles des assiégés, et les Perses n’arrivèrent pas jusqu’à l’escalade. On trouvait toujours Eunomius aux endroits les plus attaquables, observant l’ennemi, dirigeant la défense, enjoignant l’exemple au commandement. Le siège durait depuis un mois entier, et l’armée persane, humiliée d’être arrêtée par une poignée d’hommes et par un prêtre, commençait à se décourager. Un des rois vassaux de Bahram s’étant avancé à portée de la voix, comme s’il eût voulu parlementer, se mit à proférer les menaces les plus horribles contre les habitans, entremêlées de blasphèmes contre leur Dieu. « C’était lui, leur criait-il, qui irait de sa main brûler leurs églises et profaner leurs autels ; il les ferait périr ensuite jusqu’au dernier. » Tandis qu’il vociférait, l’évêque fit pointer une forte baliste qui portait le nom de « Saint-Thomas, » et la pierre, partant avec une admirable justesse, atteignit le forcené à la bouche, lui écrasa la tête, et dispersa au loin sa cervelle. Les assiégés crièrent au miracle, les assiégeans au sortilège, et Bahram, frappé de superstition comme les autres, leva le siège, toujours blasphémant, mais vaincu.

La guerre continua l’année suivante avec un autre caractère ; les deux armées en présence se suivaient, s’observaient, escarmouchaient sans en venir à une affaire sérieuse. Cette inaction donna lieu à des épisodes brillans, à des coups de main hardis, à des combats singuliers où les guerriers de l’une et l’autre nation firent montre de leur valeur. Un satrape persan se présenta un jour près des lignes romaines, provoquant le plus brave à se mesurer avec lui. Aréobinde, le second des chefs romains en dignité, ne voulut céder à personne le droit de répondre au défi : il pique des deux, l’atteint, le saisit à bras-le-corps, le renverse de cheval et le perce de sa lance aux applaudissemens de ses soldats. Aréobinde commandait dans les troupes impériales le corps des fédérés, qui étaient presque tous des Goths, et Aréobinde probablement était Goth lui-même. On fit grand bruit aussi d’une embuscade dressée par Ardarbure, et dans laquelle il surprit et tua sept des chefs de l’armée persane. Un troisième général, nommé Avitianus, livra de son côté une bataille importante aux Sarrasins, qui avaient osé se remontrer ; et les mit en déroute. Enfin les habitans de Nisibe, à qui la levée du siège de leur ville avait donné de l’audace, étant allés grossir un corps persan qui manœuvrait en Mésopotamie, furent enveloppés et exterminés. Ainsi se passait cette guerre, commencée victorieusement par Ardabure, réduite maintenant, malgré quelques hauts faits, à une occupation des terres romaines ruineuse pour le pays.

Bien que dans la balance des combats l’avantage fût évidemment pour l’empire, Théodose songeait à faire la paix ; mais il voulait la faire à son honneur et en dicter les conditions. L’affaire était délicate, et il envoya au camp romain, pour se concerter avec le maître des milices, son maître des offices Hélion, qui avait toute sa confiance. Après avoir examiné ensemble les divers moyens d’aborder Bahram, les deux Romains adoptèrent celui-ci. Près d’Ardabure, et en qualité d’assesseur, se trouvait un certain Maximin, ancien rhéteur probablement et « homme d’une puissante faconde, » suivant le mot des historiens ; probablement aussi Maximin avait eu quelques relations avec la cour de Perse du vivant d’Iezdjerd. On convint de l’envoyer secrètement au roi, tant pour sonder ses intentions que pour l’amener, s’il était possible, à une paix convenable. Maximin se fit donc introduire près de Bahram. « Il venait, disait-il, de la part des généraux, que fatiguait une guerre sans fin, et non de la part de l’empereur, qui ne savait rien de ce qui se passait à son armée et approuverait sans aucun doute tout ce que ceux-ci auraient décidé. » Donnant carrière alors à sa rhétorique, il ajouta « qu’Ardabure et ses collègues regrettaient de combattre un roi dont ils respectaient le caractère, comme ils avaient éprouvé sa valeur, et que leur ardent désir à tous, était de vivre en paix et bonne amitié avec un tel souverain. » Bahram le laissait parler et semblait entraîné par l’éloquence de l’assesseur : au fond, il songeait à ses propres affaires et à la famine qui menaçait son armée, car les subsistances lui manquaient. C’était pour lui une fortune inespérée de recevoir des propositions qu’il allait lui-même être obligé de faire : il accueillit donc fort poliment Maximin, lui dit qu’il réfléchirait, et l’engagea à rester provisoirement dans son camp.

Ces pourparlers avaient amené une espèce de trêve entre les combattans, lorsqu’une intervention, à laquelle on ne songeait pas, vint changer la face des choses. Cet intermédiaire qui se plaçait entre son souverain et l’ennemi dans les préliminaires d’un traité de paix n’était autre que le fameux corps des Immortels, avec lesquels un roi de Perse avait souvent à compter. On appelait ainsi un corps noble composé de 10,000 cavaliers qui subsistait en Perse depuis les premiers successeurs de Cyrus, et qui devait son nom à ce que sa force numérique restait la même, le soldat mort ou captif, étant aussitôt remplacé par un autre. Les Immortels, élite et orgueil des armées du grand roi, étaient parfois aussi ses tyrans. Cette paix qui se négociait ne leur plaisant pas, ils vinrent demander à Bahram de les laisser profiter de la trêve pour fondre sur le camp ennemi, alors fort mal gardé, et s’en rendre maîtres. Placé entre une révolte de ses troupes et une violation du droit des gens, Bahram choisit la dernière, et permit aux Immortels d’agir comme ils voudraient. Leur plan était d’aller, au nombre de 5,000, attaquer de front les avant-postes ennemis, afin d’attirer l’armée hors de ses retranchemens, tandis que les 5,000 autres, cachés dans des ravins, l’assailliraient en flanc et lui couperaient la retraite. L’idée était bonne ; mais le mouvement fut aperçu par un des commandans romains posté en observation sur une éminence. Il donne sans retard l’éveil au camp, appelle à lui des renforts, et, par une manœuvre semblable à celle que l’ennemi avait préméditée, l’enveloppe et le taille en pièces. Les Immortels périrent, dit-on, jusqu’au dernier, et pour cette fois du moins démentirent leur nom. Maximin, pendant que ces choses se passaient, était gardé à vue dans sa tente. Lorsque tout fut fini, Bahram le fit revenir, et conclut la paix. La condition essentielle aux yeux de Théodose était la liberté du christianisme en Perse ; Bahram la promit et ne la tint guère. Quant à la restitution de l’Arzanène ou de quelque autre des provinces enlevées jadis par Sapor, il n’en fut point question : les idées d’agrandissement et de gloire touchaient moins les Romains de ce temps qu’une franchise, si précaire qu’elle fût, conquise au christianisme.

La guerre de Perse, fournit un exemple de l’extrême célérité à laquelle on était alors parvenu dans la transmission des dépêches par les chevaux de la course publique. L’empereur avait pour courrier particulier un certain Palladius, grand agitateur de chevaux, comme on disait, incomparable dans l’art de les lancer, de les arrêter, de mettre toute leur force à profit, art qu’il avait probablement appris au service des hippodromes. Cet homme franchissait en trois jours la distance qui séparait Constantinople de la frontière de Perse (environ 400 lieues), et revenait dans le même nombre de jours. Ainsi on put connaître dans la ville impériale la victoire d’Ardabure sur Narsès soixante-douze heures après qu’elle eut été gagnée. Palladius s’acquittait de toutes ses missions avec la même promptitude. Un tel métier, fait remarquer un historien, exigeait autant de vigueur d’esprit que de force de corps, et Palladius, par un hasard heureux, possédait l’une et l’autre. Cet homme devint la légende du temps. Un bel-esprit disait de lui qu’il était coupable de lèse-majesté romaine, pour réduire, comme il faisait, l’empire d’Orient à la mesure d’une course de char. Le roi de Perse ne parlait du courrier de l’empereur qu’avec admiration, jaloux sans doute de ne pouvoir opposer aux Romains une aussi rare merveille.

La paix fut bien reçue à Constantinople et acclamée par tout le monde. Poètes et prosateurs se mirent à l’œuvre pour la chanter, et les plus heureux eurent l’honneur de réciter leurs panégyriques devant l’empereur et le sénat. La guerre n’avait présenté, il est vrai, qu’une ou deux batailles dignes de ce nom ; mais en revanche elle avait été entrecoupée d’épisodes qui en dramatisaient le tableau. Ainsi la catastrophe des Sarrasins et leur submersion dans l’Euphrate, la baliste Saint-Thomas, le duel d’Aréobinde, Palladius lui-même, pouvaient fournir au prosateur ou au poète des digressions précieuses dans un genre de littérature qui ne s’alimentait que d’antithèses et de jeux d’esprit, et les contemporains nous apprennent que le concours fut très brillant. Ce qu’il eut de plus remarquable, c’est que l’impératrice ne dédaigna pas de descendre elle-même dans l’arène. Désireuse de payer sa bienvenue à l’empereur qui lui avait donné un trône, à l’empire qui l’avait adoptée, la fille de Léontius voulut à son tour chanter leur gloire et ajouter une branche de laurier au diadème qui la couronnait. On pense bien que son poème eut tous les suffrages. Elle était alors l’idole de l’empire, et sa fécondité avait mis le comble à la joie publique lorsqu’en 423 elle était accouchée d’une fille, qui fut appelée Eudoxie comme son aïeule. Le peuple et le sénat fêtèrent la bienvenue de l’enfant impérial en décernant à la mère le titre d’augusta.


V

Encouragée par le succès de son poème, Athénaïs se remit aux études chéries de sa jeunesse. Si le premier tribut de ses vers avait été pour l’empereur et l’empire, le second fut pour la religion qui lui avait facilité l’accès du trône, ou plutôt elle ne composa plus dès lors que des ouvrages marqués au coin du christianisme. C’est ici le lieu de parler avec quelque détail de son talent poétique et du jugement qu’on en a porté dans l’antiquité.

Les contemporains d’Athénaïs la considérèrent comme un poète éminent, et quatre siècles plus tard, lorsque les fascinations de la puissance et de la beauté s’étaient depuis longtemps dissipées, et qu’on ne jugeait plus l’impératrice-poète que par ses vers, des critiques sérieux les lisaient encore avec charme. Photius, qui nous en parle longuement dans sa Bibliothèque, nous dit à propos d’un de ses poèmes « qu’il l’admire, non pas tant parce qu’il est d’une femme, et d’une femme vivant au milieu des délices d’une cour, que parce qu’il mérite vraiment l’admiration. » Ce qu’appréciait surtout ce juge éclairé, c’était la perfection des vers et une connaissance approfondie de la métrique, « dans laquelle, ajoute-t-il, je ne crois pas qu’on l’ait surpassée. » Elle savait aussi mêler à l’élégance de la versification une certaine originalité qui faisait son cachet. « On la reconnaît pour l’auteur de ceci, dit encore Photius en parlant d’une de ses principales compositions, comme on reconnaît une mère aux traits de ses enfans. » Telle était l’estime que la critique professait pour le talent d’Eudocie à une époque où les lettres n’étaient pas encore éteintes en Grèce. Les fragmens qui nous restent d’un seul de ses ouvrages ne nous permettent assurément pas de pouvoir confirmer ou infirmer d’une manière absolue l’opinion de Photius ; toutefois on peut dire, après les avoir lus, que le style en est élégant, la versification facile, la langue d’une grande pureté, comme on devait l’attendre d’une Athénienne même au Ve siècle.

Les premiers ouvrages chrétiens sortis de sa plume furent des paraphrases de l’Écriture sainte. Elle composa sous le titre d’Octateuque ou les Huit livres un poème qui renfermait les huit premiers livres de la Bible, à commencer par la Genèse et à finir par la pastorale de Ruth. Les prophéties de Zacharie et de Daniel parurent ensuite sous la même forme du vers héroïque. — Photius faisait grand cas de ce travail, lui aussi versé dans la littérature profane que dans l’étude de l’Ancien-Testament. Il admirait dans l’interprétation poétique d’Eudocie non-seulement la beauté des vers, à laquelle il tenait beaucoup, mais ce mérite particulier, auquel il ne tenait pas moins : c’est que le poète, respectueux pour la simplicité austère des livres saints, ne l’avait altérée ni par des développemens étrangers ni par les fantaisies de l’imagination. Pour qu’on ne se trompât point sur son auteur, l’Octateuque se terminait par le distique suivant : « ces vers, tirés de la loi sainte, ont été composés par moi, Eudocie, impératrice, issue de l’illustre race de Léontius. »

De tous les ouvrages d’Eudocie, celui auquel Photius attachait le plus de prix, car il nous en donne une analyse très étendue, était un poème en trois livres sur les amours de saint Cyprien et de sainte Justine, et leur commun martyre à Nicomédie pendant la persécution de Dioclétien. Le Cyprien dont il s’agit ici n’est pas l’austère docteur, évêque de Carthage, qui d’ailleurs fut martyrisé sous Valérien, quoique Grégoire de Nazianze et le poète Prudence les aient confondus à une époque où les faits chrétiens étaient généralement peu connus d’une moitié à l’autre du vaste empire romain. Celui-ci était un sénateur d’Antioche, magicien fameux et faisant servir les secrets de son art à commettre toutes les débauches et tous les crimes, puis amené au christianisme par sa passion pour une vierge chrétienne et devenu évêque, de sa ville. Cette ville, malgré une indication du poème, ne pouvait pas être la grande Antioche de Syrie, dont nous connaissons par l’historien ecclésiastique la succession des évêques, parmi lesquels ne se trouvent ni un Cyprien ni un Anthémius, que le poète nous fait prédécesseur du premier ; à moins de nier la réalité des personnages, il faut placer la patrie de ce Cyprien et le siège de son épiscopat dans une autre Antioche, celle de Phénicie par exemple, voisine de Damas, et dont la situation, pour cette raison, concorderait assez bien avec la légende sur laquelle le poème est fondé.

Cette légende était très populaire en Orient, d’où elle passa en Occident avec le culte du saint et de la sainte, qu’on ne sépare jamais. Dès le milieu du IVe siècle, ils avaient une chapelle en Cappadoce, où Grégoire de Nazianze prononçait leur panégyrique, et leurs actes nous disent qu’ils en eurent une autre à Rome même. La popularité de la légende tenait surtout à ceci, qu’elle représentait le saint comme un puissant magicien à qui les démons obéissaient, et dont la biographie, tissu d’aventures merveilleuses, de transformations, de prestiges, reproduisait tout cet appareil démonologique si recherché des Romains d’alors, et qui remplissait leur littérature. La légende de saint Cyprien et de sainte Justine fut pour les lecteurs chrétiens ce que les fables milésiennes étaient pour les païens. On conçoit qu’un tel sujet ait séduit l’imagination d’une jeune femme poète qui trouvait à peindre dans le même cadre l’amour, le merveilleux et la piété, sans compter un lointain ressouvenir des superstitions dont elle avait été bercée dans son enfance.

Longtemps le poème d’Eudocie n’avait été connu que par l’analyse de Photius ; mais deux découvertes successives nous permettent aujourd’hui de le reconstruire presque en entier quant à la contexture, et pour moitié au moins quant au texte. Un premier hasard avait fait retrouver en Angleterre au XVIIe siècle une partie des actes originaux de saint Cyprien d’Antioche insérée par l’erreur du copiste dans un manuscrit des œuvres de l’évêque de Carthage, et la partie de ces actes qui est intitulée Confession de Cyprien a bien évidemment fourni à Eudocie la matière de son deuxième livre. Un second hasard a été encore plus heureux. Deux longs fragmens du poème lui-même ont été découverts, il y a un siècle à peu près, dans un manuscrit de la bibliothèque Médicis à Florence, parmi des poésies de saint Grégoire de Nazianze ; de sorte qu’aujourd’hui nous en pouvons parler avec quelque certitude. Quoique l’idée principale et les grandes péripéties de l’œuvre appartiennent incontestablement à la légende, le poète a su y joindre des développemens qui ne sont qu’à lui. Tout en restant fidèle à la tradition hagiographique, qu’il ne lui était pas permis de changer, il s’est donné un autre but que la légende. Son personnage héroïque est Justine. Il a voulu peindre une jeune fille chrétienne aux prises avec tous les fantômes de l’enfer qui travaillent à la séduire, éperdument aimée par un magicien qu’elle aime elle-même, et triomphant de son amour et des démons par la vertu du signe de la croix. Sa victoire entraîne la conversion de son amant, qui devient son compagnon de martyre. Voilà l’idée qui domine l’œuvre d’Eudocie, tandis que dans la légende le vrai héros est Cyprien, et Justine un personnage accessoire. Cette idée morale, qui nous frappe dans la composition du poète, en est l’âme en quelque sorte. Cette œuvre est un poème chrétien dans toute la force du mot, et le premier en date des poèmes chrétiens. On y rencontre ce qui fait l’intérêt de cette nature de poésie : le combat de l’amour et de la chasteté, l’antagonisme du bien et du mal soit dans la nature matérielle, soit dans la nature humaine, et toute la mythologie des divinités du Tartare. On croirait lire parfois des pages de Milton ou du Tasse, et il y a là tels passages assurément que n’eût pas renié l’auteur du Paradis perdu.

Sous le point de vue de l’art au Ve siècle de l’ère chrétienne et j’ajouterai sous celui de l’histoire qui lui devra plus d’un renseignement curieux, le poème des amours de saint Cyprien et de sainte Justine mérite que nous nous y arrêtions, et nous le ferons d’autant plus volontiers que ce sera pour la plupart de nos lecteurs une connaissance toute nouvelle. Notre fil conducteur dans le travail de reconstitution que nous essayons de faire sera naturellement l’analyse donnée par Photius, qui nous permet de rendre à leur véritable place des fragmens souvent mutilés et un peu confus. Le grand morceau de la légende originale intitulé Confession de Cyprien nous viendra également en aide soit pour combler des lacunes, soit pour éclaircir des obscurités ; nous nous servirons aussi à cet effet de la vie des deux saints telle que les hagiographes grecs nous l’ont laissée. Notre but dans tout cela est de mettre en lumière l’œuvre d’une fille d’Athènes, impératrice romaine au Ve siècle, et de montrer que ses contemporains ne l’avaient pas trop flattée en la déclarant un poète.

Le poème est divisé en trois livres ayant chacun son objet distinct dans l’ensemble. Le premier renferme les amours et la conversion de Cyprien, le second un récit rétrospectif de ses aventures fait aux fidèles dans une confession publique, le troisième son épiscopat et son martyre à côté de celle qu’il a aimée.

Au premier livre, on est introduit sous le toit de la vierge Justine ou plutôt Justa, car tel est le nom qu’elle porte parmi les siens ; ce sont les chrétiens qui l’ont appelée Justine à son baptême. Ses vieux parens demeurent près d’elle, plongés tous deux dans les ténèbres du paganisme ; le père, nommé Eulysius, est prêtre de Jupiter. Les deux vieillards s’inquiètent des changemens qu’ils remarquent dans le caractère et les habitudes de leur fille, car Justine est devenue chrétienne à leur insu ; touchée par la prédication de la bonne nouvelle, elle s’est fait baptiser. Sa vie est celle d’une recluse ; elle fuit le monde et repousse tous les prétendans qui briguent sa main. « Je ne veux, répète-t-elle sans cesse, avoir d’époux que dans le ciel. » Pendant que les vieillards se désolent, une vision les rassure, et eux-mêmes sont attirés par un ange à la foi du Christ. Eulysius coupe sa longue barbe de prêtre de Jupiter, fait raccourcir ses cheveux à la manière des chrétiens : sa femme et lui reçoivent le baptême.

La vierge Justine est d’une merveilleuse beauté : les jeunes gens qui la voient l’aiment et la demandent en mariage ; mais elle les éconduit les uns après les autres. Un étudiant, nommé Aglaïde, las de se voir rebuté, s’entend avec ses compagnons pour l’enlever à l’heure où elle se rend d’habitude à l’église ; mais, quand il met la main sur elle, Justine le repousse avec force et le renverse en arrière sur les degrés du temple, à la grande joie des fidèles attirés par les cris de la jeune fille. Irrité au dernier point, Aglaïde jure de se venger. Il y avait alors dans Antioche un magicien redouté de tous à qui les démons obéissaient en esclaves ; il va le trouver, lui raconte sa peine, et lui offre, dit le poème, « deux talens d’or et deux d’argent brillant, » s’il lui amène par ses enchantemens cette jeune fille, sans laquelle il ne saurait vivre. Cyprien est riche et n’a pas besoin de cet argent ; mais Aglaïde lui fait pitié, et il promet de le servir. Un premier démon qu’il envoie à la découverte, va reconnaître le terrain autour de la chrétienne ; à son entrée dans la chaste chambre, il voit Justine en prière, traçant sur ses membres le signe sacré de la croix : il s’enfuit à cet aspect, tout effaré. « Retire-toi, lui dit le magicien en colère, tu n’es qu’un lâche ! » Et il le remplace par un autre démon, qui échoue comme le premier. Livrée à la prière, au jeûne, aux mortifications, la vierge est toujours armée contre l’attaque des mauvais esprits. Le magicien, étonné, veut observer par lui-même cette fille si belle, qui repousse tous les hommes et déjoue le pouvoir des démons ; il la voit, et en tombe éperdument amoureux. C’est alors que Cyprien occupe la scène pour ne la plus quitter.

Il n’est pas mieux accueilli que les autres ; mais son amour, exaspéré par les rebuts mêmes, envahit bientôt toute sa pensée. Cette fille qu’il voulait donner à un autre, c’est pour lui maintenant qu’il la veut, et il évoque du fond de l’Erèbe, par une incantation terrible, un démon puissant, expert dans le mal, et qui n’ait ni la lâcheté ni la sottise des deux autres ; il lui en arrive un à la mesure de son désir, fier, audacieux, impudent, dont le regard seul fait trembler. « Que me veux-tu ? dit ce démon à Cyprien, parle. — J’aime, répond celui-ci, j’aime avec passion une fille des Galiléens ; il me la faut. — Elle sera à toi, dit le démon. — C’est bien, répliqua le magicien ; mais explique-moi d’abord qui tu es et quelles sont tes œuvres, si tu veux que j’aie foi à tes paroles. — Écoute donc, reprend le diable, et juge-moi. J’appartenais au premier rang des cohortes angéliques, quand, mon père m’ordonnant de le suivre (le poète semble admettre ici la génération des démons), j’abandonnai le roi qui domine les sept orbes du ciel ; je fis la guerre à ses fidèles, et voici un de mes exploits. Je minai les fondemens du ciel, et, par une fissure que je pratiquai, je fis choir sur la terre toute une troupe des habitans de là-haut. C’est par moi qu’Eve, la mère du genre humain, fut trompée, qu’Adam fut chassé des rians vergers de l’Éden. Lorsque Caïn tua son frère Abel, je guidais la main du fratricide, et c’est grâce à moi que la terre, ayant bu le sang humain, fut frappée de stérilité, et ne produisit plus d’elle-même que des ronces et des fruits sans saveur. Dans mon désir d’offenser Dieu, j’accumulai sous ses yeux tous les spectacles qu’il abhorre ; je fis entrer l’adultère au lit de l’épouse ; de ces hommes nouvellement créés, je fis des adorateurs d’idoles, et ils coururent répandre des libations devant un taureau au regard farouche ; je les conseillais, je leur suggérais le crime, ils le commettaient. Que te dirai-je encore ? Lorsque le Verbe de Dieu, le Fils éternel du Père, descendit dans le monde pour sauver ceux que j’avais perdus, c’est moi qui poussai les Juifs à l’attacher à un gibet ! » Cyprien, à ce récit, reconnut qu’il avait affaire à un des princes de l’enfer. « C’est bien, lui dit-il, prends cette herbe, asperge de cette eau le tour du lit de Justine, et je te suivrai de près. » La troisième heure de la nuit était arrivée lorsque le démon entra sous le toit de la vierge ; elle se réveilla en sursaut, et reconnut l’esprit du mal à ses sourcils brûlés par la foudre. Effrayée, le cœur palpitant, elle invoque le Christ, son protecteur, et se met à l’abri sous le signe de la croix.

Après cette scène, qui ne manque assurément ni d’originalité ni de poésie, le démon retourne vers le magicien, qui l’accable de railleries et le chasse ignominieusement. Il emploie alors ce que les enchantemens de la Thessalie ont de plus énergique pour en évoquer un autre qui le serve mieux. « Je sais ce que tu désires, dit celui-ci en apparaissant, et c’est notre dieu qui m’envoie. — Pars donc, s’écrie le magicien, prends ces herbes, frottes-en la chambre de Justine, et il faudra bien qu’elle m’appartienne. » Ce nouveau démon n’est pas plus heureux que les premiers. « Ah ! lui dit le magicien en le voyant revenir seul, toi aussi, tu as eu peur ; le visage de cette fille t’a fait trembler. Il y a donc dans tout cela une puissance cachée qui m’échappe ? Allons, confesse-le-moi. — Ne me le demande pas, répond le démon, et ne cherche pas à le connaître ; les signes que j’ai vus là-bas, je ne puis les révéler. Qu’il te suffise de savoir que, frappé d’épouvante, j’ai reculé et pris la fuite. » Et, comme Cyprien insistait, le diable lui dit : « Prête-moi donc un grand serment, et tu sauras tout. — Quel serment veux-tu ? reprend celui-ci. — Jure par toute la puissance, par tout l’empire qui m’est donné que tu ne me quitteras jamais. — Jamais, prononça le magicien. — Eh bien ! je t’avouerai la vérité, puisque tu l’exiges. J’ai vu sur le front de cette fille le crucifié lui-même ; je l’ai vu de mes yeux, et je n’ai pu supporter son aspect. — Quoi donc ? le Christ est plus fort que vous ? — Hélas ! reprit le diable, cela n’est que trop vrai. Tu vois comment nos ruses abusent ici-bas les mortels ; mais au milieu des triomphes du mal nous trouvons un croc d’airain brûlant qui s’enfonce dans nos poitrines, et nous traîne, qui que nous soyons, hommes ou anges pécheurs, jusqu’au tribunal du crucifié… » Les anges déchus, voués à faire le mal sur la terre, avaient donc aussi, suivant le poète, une conscience qui était un de leurs tourmens.

Ces diables étaient vraiment trop candides, et le père même des damnés, Satan, voulut les remplacer pour l’honneur de l’enfer. Alors la tentation atteignit son suprême degré de violence. Sans s’arrêter à des demi-mesures, Satan appelle à lui une irrésistible légion d’esprits pervers : l’esprit de séduction et de désir, l’esprit de volupté et de luxure, qui s’appelle Aétos dans la mythologie du poème, en un mot toutes les fascinations de la pensée et du cœur. Cyprien, âgé d’un peu plus de trente ans, était d’une beauté remarquable ; on nous le représente la tête ornée de longs cheveux bouclés et drapé élégamment dans une riche tunique. Justine aussi l’a regardé, et il s’élève dans le cœur de la jeune fille un combat terrible entre un amour naissant et le devoir. Soixante et dix jours durant, les tentations l’assaillent ; elle leur oppose vaillamment la prière, les mortifications, toutes les armes que lui suggère la foi. Dans cette lutte incessante, ses forces se sont épuisées ; elle ne se sent plus, elle se meurt. Rangés autour d’elle, ses parens et ses amis, baignés de larmes, parlent d’appeler le médecin ; mais le médecin n’a d’autre réponse à donner que celle-ci : « elle va mourir ! — Non, je ne mourrai point, répond la vaillante fille aux consultations de la science, car mon mal n’est pas un mal ordinaire. Je sens comme un souffle embrasé qui circule dans l’air et consume mes membres. » Elle se remit cependant, grâce à ses efforts sur elle-même. En apercevant sa santé qui revient et probablement l’éclat de la jeunesse avec elle, ses parens ne lui parlent plus que de changer de vie et de se marier. Satan s’arme lui-même de cette idée par laquelle il espère pouvoir enfin la dompter. Un jour Justine voit entrer chez elle une femme, vêtue comme les vierges consacrées, qui s’assied sur son lit et lui dit : « J’arrive des contrées de l’extrême Orient, et c’est le Christ qui m’envoie vers toi, afin que je t’entende et que j’apprenne par ton exemple à devenir parfaite ; mais, chère dame, je me demande en te contemplant quel prix tu retires de ta chasteté et quelle récompense tu attends de cette guerre que tu livres à tous les instincts de la nature. Tes membres sont glacés comme ceux des morts ; ta vie est pauvre et misérable ; ta table n’en éloigne pas même la faim. — Cela me coûte peu, répond la candide jeune fille, et la récompense que j’en attends est immense. — Tu le crois, réplique l’étrangère avec un sourire moqueur ; mais moi, je ne le crois pas. Dis-moi, je te prie, si Eve resta longtemps vierge lorsqu’elle habitait avec son époux sous les délicieux ombrages d’Éden. Elle ne le resta certes pas au dernier jour, quand elle devint la mère du genre humain : il fallait bien qu’elle eût partagé la couche d’Adam. Elle connut alors ce que c’était que le bien. » Ces paroles ébranlèrent l’esprit affaibli de Justine, elle voulut se lever poursuivre cette femme hors de la maison ; mais, la pensée du Sauveur s’étant présentée à elle, elle pria, et au premier signe de croix les fantômes de l’enfer s’évanouirent.

Tout avait échoué contre cette fille invincible, et Cyprien, qui l’aimait d’un amour sincère, ne voit plus de ressource pour lui que dans l’anéantissement de sa passion. À bout de souffrances, il s’adresse au redoutable démon qui avait tant fait pour le servir. « Je meurs, lui dit-il, éteins en moi ce feu qui me dévore. — Je ne le puis, répond l’esprit de ténèbres ; puissans pour le mal, nous sommes impuissans pour le bien. » Alors se passe entre Cyprien et Satan une scène effrayante, dans laquelle le magicien détrompé accable l’esprit infernal de malédictions et d’insultes ; il lui reproche sa faiblesse ou sa lâcheté. « Tu ne peux rien, lui crie-t-il, et tu veux lutter contre Dieu ! Eh bien ! moi, j’invoquerai le Dieu de Justine, j’irai trouver cette vierge, je baiserai le pavé qu’elle a foulé de ses pas, je lui dirai qu’elle m’apprenne à faire le signe de la croix. » cette menace met le démon hors de lui ; il se précipite sur le magicien, le prend à la gorge et veut l’étouffer. Jacob avait lutté contre un ange ; Cyprien lutte contre un esprit de l’enfer. « Viens à mon secours, s’écrie-t-il dans sa détresse, sauve-moi, Dieu de Justine ! » Et le diable lui réplique en ricanant : « Il ne fera rien pour toi, misérable, chargé de tous les crimes. Il faut au Christ des gens innocens, il y est sans pitié pour les autres, et ne pardonne jamais. Quand tu mourras et que le Christ te repoussera, c’est moi qui te prendrai et te ferai payer cher ton ingratitude ! » Tel est le dernier trait que lance Satan à sa victime : le désespoir éternel et la défiance de Dieu.

Cyprien lui-même, en repassant dans sa pensée la longue trame de ses crimes, se jugeait indigne de pardon, et les paroles du démon pesaient sur son âme comme une damnation anticipée. Sa tête s’égarait ; il voulut se laisser mourir de faim. Déjà sa vie ne tenait plus qu’à un fil quand un chrétien, son ancien ami, entre chez lui et le rassure. Il lui montre que Dieu est le père des miséricordes, que la doctrine du Christ est celle du pardon, et que douter de lui est un acte impie ; il le force à prendre quelque nourriture et l’emmène avec lui chez l’évêque. L’évêque craint que la présence de cet homme pervers ne soit une souillure pour le lieu saint : il l’écarte du seuil de l’église et le repousse avec mépris ; mais Cyprien revient courageusement à la charge : il reparaît avec tous ses livres de magie, qu’il brûle en face du temple comme un holocauste d’oubli pour sa vie passée. L’évêque l’admet enfin parmi les catéchumènes, et c’est alors que le magicien converti fait devant les fidèles assemblés la confession de ses erreurs.

Tel est le sujet du premier livre.

Le livre II est incontestablement le plus curieux des trois. Sous la forme heureusement imaginée d’une confession publique, Cyprien fait au peuple chrétien accouru pour l’entendre le récit de ses aventures, comme fit Ulysse à la cour d’Alcinoüs et Énée devant la reine de Carthage. C’est le tableau rétrospectif de toute sa vie depuis sa naissance jusqu’à sa conversion, et en quelque sorte un voyage de découvertes dans le pays de la magie. Toutes les contrées connues pour posséder des centres d’initiation aux sciences occultes y sont passées en revue successivement avec leurs mystères, leurs rites et leur importance particulière. On croirait lire un cours de démonologie tel qu’on pouvait le tracer aux IVe et Ve siècles. C’est de là, comme je l’ai dit, que provenait surtout l’immense popularité de la légende et que provint aussi le succès du poème. En comparant ce second livre au précieux document intitulé Confession de Cyprien, on voit qu’Eudocie, tout en suivant la donnée légendaire, la développe, la complète, l’éclaircit, et ce qu’elle y ajoute a d’autant plus de prix pour nous que c’est l’œuvre d’une Athénienne élevée dans le culte païen, et fille d’un de ces sophistes si proches parens des mystagogues de l’hellénisme.

Né au sein du polythéisme d’une famille infatuée de toutes les superstitions, Cyprien dès sa naissance a été consacré au soleil dans les mystères du serpent Python ; à sa septième année, il l’est de nouveau sous l’invocation de Mithra, dans le baptême sanglant d’un taurobole. Son père lui fait alors commencer le long voyage qui doit le former aux rites sacrés de tous les pays, car, comme il le dit lui-même à l’assemblée des fidèles, « ses parens désiraient qu’il apprît ce que recèlent la terre et l’air et la mer profonde. » On le conduit d’abord à Athènes, où son père le fait inscrire comme citoyen, afin de lui ouvrir l’accès des mystères d’Eleusis. A dix ans, il y est reçu, porte le flambeau mystique dans les processions de Cérès, et, comme il le dit encore, « mêle ses lamentations à celles de la mère éplorée qui cherche sa fille. » Il obtient ensuite son admission aux mystères de Minerve, célébrés dans la citadelle de la ville. Cyprien était arrivé au grade de portier dans le temple de la patronne d’Athènes lorsque, pour continuer le cours de ses initiations, son père l’envoie en Thessalie.

La Thessalie, comme on sait, était la terre privilégiée des herbes magiques et des magiciens. Sur le mont Olympe, qui la domine, siégeait un collège de sept prêtres, les plus vénérés de toute la Grèce. Cyprien leur est confié ; il apprend d’eux comment l’Olympe, séjour des dieux et des déesses, est le point de départ des Heures qui règlent le temps dans le monde matériel de même que dans la vie humaine. « Il les vit se mouvoir, nous dit-il, dans le cercle de leur course toujours renaissante ; il les distingua par leurs attributs et leurs formes ; il sut quel démon préside à chaque mouvement de cette immense évolution de l’univers. Les dieux et les déesses lui apparurent aussi dans leurs assemblées, les uns faisant entendre des chansons voluptueuses, les autres essayant leurs forces dans des combats, les uns méditant des ruses, d’autres fiers et insultans, d’autres enfin semant la peur autour d’eux. » On lui enseigna aussi à connaître les bruits de la terre et du ciel, les vertus secrètes des plantes et des arbres, celles-là surtout qui énervent les forces de l’homme et égarent sa raison pour le mettre en révolte contre Dieu. Sa retraite sur l’Olympe dura quarante jours, pendant lesquels il fut astreint à un jeûne austère, ne mangeant que des herbes et quelques fruits après le coucher du soleil.

D’autres croyances, d’autres initiations plus anciennes que celles des Hellènes et remontant aux races primitives de la Grèce, l’attirèrent dans le Péloponèse. Argos était le siège du culte de Junon, Lacédémone de celui d’Artémis ou Diane, et à chacun de ces cultes s’attachaient une doctrine secrète, des rites particuliers, des épreuves différentes pour les initiés. Cyprien arriva dans Argos au moment où se célébraient les fêtes de l’Aurore ; il se fit connaître et fut reçu parmi les prêtres. Les mystères de Junon lui expliquèrent le mariage de l’air avec l’éther ou le ciel, et l’accord des trois élémens, l’eau, la terre et l’air, pour former l’unité du monde. Artémis la Laconienne lui enseigna comment la matière, d’abord confuse, s’était ensuite divisée pour fournir les principes de tout ce qui existe ; « il y reçut encore, ajoute-t-il dans sa confession, d’autres révélations sublimes qu’il est à peine permis de redire. »

En Phrygie, où le cercle de ses courses l’amenait, il étudia l’aruspicine ; il apprit à lire l’avenir dans des entrailles palpitantes, il sut par quels procédés les peuples de Scythie pronostiquent sur le cri des oiseaux et leur vol dans l’air, sur le hennissement et l’allure des chevaux, sur les craquemens du bois et de la pierre, sur le grincement des portes. Il entendit la voix des morts au fond des sépulcres, découvrit les causes des maladies naturelles ou jetées par des sorts, connut les différentes classes de démons qui président à nos maux, et les conjurations qui lient entre eux ces fils de l’enfer. Il avait vingt ans quand le grand sanctuaire de l’Égypte, Memphis, lui ouvrit ses asiles redoutables ; il put y contempler des monstres hideux et sans nom dont l’aspect l’épouvanta. Il vit s’opérer la transmigration des êtres à l’aide des démons, l’accouplement des esprits de ténèbres avec les dragons, d’où naissent les passions et les crimes de la terre ; il vit enfin comment s’engendrent les fantômes qui terrifient les hommes et n’ont rien de réel, « car, dit-il, les démons ne créent point, ils ne peuvent que singer les formes véritables et permanentes qui émanent du verbe divin, seul créateur ; les images qu’ils nous présentent, ainsi que les richesses qu’ils nous octroient, ne sont que mensonge et fumée… » De l’Égypte, Cyprien se rendit dans l’Inde, où il fut témoin de prodiges « incroyables et horribles à voir ; » mais ni le poème ni la légende ne s’expliquent sur les mystères de l’Inde, ce qui prouve qu’on savait en Grèce peu de chose sur la religion de cette partie de l’Orient.

Au contraire il parle longuement des sciences sacrées que cultivait la Chaldée. Les devins de Babylone et de Suse lui enseignent la loi des nombres qui guide le chœur des astres dans ses évolutions et préside aux destinées des hommes. On lui montre les trois cent soixante-cinq démons directeurs de chacun de nos jours ; il assiste à leurs conseils, il connaît les conjurations et les pactes indissolubles qui les attachent les uns aux autres. Organisés comme des armées sous un chef, ils exercent sur la terre une action combinée dont l’inspiration est au fond de l’Érèbe. Il sait les distinguer tous par leurs noms, par leurs attributs, par le degré et le mode de leur puissance ; mais il lui reste à connaître leur chef, leur roi, le grand démon, qui ne se révèle qu’aux plus pervers. À force d’incantations, à force de sacrifices horribles, il oblige ce chef, ce roi des damnés, à se montrer devant lui ; il lui offre en immolation un individu de toutes les espèces qui vivent sur la terre, dans l’air ou dans les eaux, et c’est alors qu’il apparaît. « Oui, s’écrit Cyprien avec une sorte d’enthousiasme pour l’énormité de son crime, oui, mes amis, croyez-moi, j’ai vu le grand démon ; je l’ai vu, je lui ai parlé, je l’ai embrassé. Il m’a loué de mes œuvres, m’appelant un noble jeune homme, un de ses pontifes les plus chers. Que dis-je ? il m’a fait asseoir sur son trône, et m’a remis le royaume de la terre avec le commandement sur son peuple de démons. La noire tourbe des esprits mauvais s’est prosternée devant moi, jurant fidélité à mon empire. » La peinture du grand démon, Bélial ou Satan, prend dans le poème d’Eudocie quelque chose de grandiose qui nous rappelle le Paradis perdu de Milton. « Son visage, nous dit-elle, resplendissait comme une grande fleur d’or, ses yeux lançaient des rayons de lumière ; sur sa tête, une couronne entremêlée à ses cheveux et ornée des pierres les plus précieuses remplissait l’espace de son éclat. Son vêtement ressemblait à un riche manteau, et chacun de ses mouvemens faisait trembler la terre. Une nombreuse troupe de guerriers armés de piques entourait son trône, tenant les yeux baissés par respect. Lui illuminait tout le palais, comme ces dieux de l’Olympe à qui les astres font cortège, et qui versent sur la terre la fécondité. Le démon singe la gloire et la magnificence du Très-Haut, contre lequel il ose se mesurer ; mais c’est en vain qu’il croit abuser les hommes par cet appareil de grandeur, sa débile puissance ne produit jamais que des illusions. »

Rentré enfin dans Antioche, Cyprien se montre digne du haut rang que l’enfer lui a conféré : il est le plus dangereux des imposteurs, se faisant passer pour Dieu ou au moins pour quelque chose de plus grand que le Christ. Rien ne l’arrête dans ses perversités ; la loi que lui avait imposée le grand démon était de lui faire des libations de sang tirées de toute créature ; il sacrifie surtout des créatures humaines. Au moyen de ses sortilèges, il se livre à toutes les débauches, séduisant les filles, corrompant les femmes, prenant toutes les transformations pour parvenir jusqu’à elles. Il raconte alors son amour insensé pour Justine, ses tentatives pour l’enlever, et la défaite des esprits infernaux suivie de sa pénitence : l’auditoire savait le reste. Telle est sa confession et le sujet du second livre du poème.

Le troisième livre nous ramène près de Justine. La douce vierge a dompté, mais non étouffé son amour. Lorsqu’elle apprend le changement opéré dans la vie de Cyprien, elle rend grâce à Dieu et se décide elle-même à mettre une barrière éternelle entre elle et le monde. Elle coupe sa belle chevelure, et, devant deux flambeaux allumés, elle se consacre à Jésus-Christ, désormais son époux. Tout ce qu’elle possède, elle le distribue aux pauvres. Elle transforme en chapelle la maison où elle a été nourrie, et se voue pour toujours au service de l’église. Justine est un modèle de piété et de vertu, comme Cyprien un modèle d’humilité et de sainteté. Il ramène au Christ plus de cœurs qu’il n’en avait jadis détourné, et Dieu lui départit le don des miracles. Antioche enfin le choisit pour son évêque.

Cependant le vent de la persécution s’est élevé sur l’empire : Dioclétien règne à Nicomédie, Maximien Hercule à Milan, et les prétoires des juges se remplissent de chrétiens amenés pour renier leur foi. Cyprien et Justine comparaissent devant le préfet de Tyr, qui leur ordonne de sacrifier aux faux dieux, et sur leur refus les fait plonger côte à côte dans une chaudière de poix bouillante ; mais le liquide enflammé s’écarte avec respect, et n’effleure même pas leurs membres : les deux martyrs, à l’instar des Israélites dans la fournaise, se mettent à entonner les louanges de Dieu. Le peuple étonné s’émeut, et quelque sédition était à craindre, lorsqu’un certain Athanasius, assesseur du préfet, s’adresse à son chef, et lui dit : « Ce chrétien que le feu épargne, je le connais ; c’est un magicien dont j’ai suivi autrefois les leçons, et je sais en vertu de quels enchantemens lui et sa complice se jouent de ton autorité. Près d’eux se trouve une autre chaudière : permets que j’y entre en invoquant nos dieux, et tu verras si je n’opère pas un prodige égal au leur. » Sur le consentement du préfet, Athanasius se plonge la tête la première dans la poix enflammée, et disparaît en un clin d’œil.

Le préfet tout interdit, effrayé d’ailleurs par l’attitude de la foule, fait retirer les deux chrétiens de la fournaise et les envoie à Nicomédie devant le tribunal de l’empereur. Leur interrogatoire ne fut pas long, et le supplice le suivit de près ; Cyprien et Justine eurent la tête tranchée, puis leurs cadavres furent laissés en pâture aux corbeaux et aux chiens. Il y avait dans le port de Nicomédie un navire venu de Rome et monté par des mariniers chrétiens. Ces étrangers guettèrent le moment où ils pourraient sans être vus enlever les corps des deux martyrs ; ils les prirent et les cachèrent à fond de cale dans leur vaisseau. A leur retour dans la ville éternelle, et lorsqu’ils abordaient les quais du Tibre, au milieu de la nuit, ils trouvèrent sur la grève une matrone romaine qui les attendait : un songe l’avait avertie que cette nuit même il lui arriverait par le fleuve un précieux trésor. Réclamant les saintes reliques, elle les fait alors transporter dans un terrain qui lui appartenait près du forum de Claudius, et on y construit sous l’invocation de Cyprien et de Justine une chapelle qui existait encore lorsque Eudocie composa son poème.


Telles étaient les nobles occupations que la fille de Léontius, dans les premières années de sa vie royale, sut mêler aux soins du rang suprême. Elle s’était fait, en dehors du monde bruyant du palais, une petite cour de littérateurs et de gens de goût, admirateurs fervens du poète et de ses vers. On comptait parmi eux l’Égyptien Cyrus, lui-même poète en renom, homme aussi distingué par le caractère que par le talent, et qui dut à la protection d’Eudocie d’arriver aux premières charges de l’empire, quoiqu’on le soupçonnât d’hellénisme ; mais le roi de ces douces et intimes réunions était l’ancien compagnon d’études du prince, aujourd’hui son ami, ce jeune Paulinus dont les conseils avaient décidé le mariage d’Athénaïs. A l’esprit le plus cultivé, Paulinus joignait, si l’on en croit l’histoire, une grande élégance de manières et une remarquable beauté. — L’impératrice, reconnaissante envers son paranymphe, comme elle l’appelait, le prit en grande faveur ; il devint en toutes choses son confident et son conseiller. Pulchérie, dont l’esprit n’était pas moins cultivé, quoique son penchant la portât vers des méditations plus sérieuses, prenait plaisir à ces réunions, et il paraît qu’elle ne sut pas se soustraire au charme qui environnait Paulinus. L’amour se glissa avec ses déboires et ses déceptions dans cette intimité créée par le goût des lettres, et l’austère épouse du Christ regretta plus d’une fois peut-être le sacrifice qu’elle s’était imposé dans un élan d’amour fraternel, bien mal récompensé, comme on le verra.

Les six années qui suivirent la guerre de Perse, de 422 à 428, furent favorables à l’empire d’Orient. Théodose II eut même la bonne fortune de replacer sa famille sur le trône d’Occident, dont un usurpateur s’était emparé à la mort d’Honorius. Sa tante Grata Placidia, fille du grand Théodose, se trouvait alors à Constantinople, exilée avec sa fille Honoria et son fils, qui fut Valentinien III. Théodose la fit reconduire en Italie par une armée après avoir fiancé sa fille Eudoxie au jeune Valentinien. Cet enfant avait alors cinq ans, Eudoxie n’en avait que deux, et le mariage fut célébré lorsqu’ils eurent atteint l’âge nubile. Tout semblait prospérer autour de Théodose. La tranquillité régnait dans l’empire, la paix aux frontières, la concorde au palais ; le tourbillon des querelles religieuses se leva et emporta tout cela du même coup : Nestorius débutait, et Eutychès n’était pas loin.


AMÉDÉE THIERRY.