Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 265-314).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU IVe ET Ve SIECLES

II.
JERÔME, DAMASE ET LE COUVENT DE L'AVENTIN.


Histoire du pontificat de Damase. — Concile de Rome. — Travaux de Jérôme ; sa révision du Nouveau Testament et des Psaumes. — Projet de réforme du clergé. — Jérôme dirige l’église domestique. — Sa lettre à Eustochium. — Mort de Blésille. — Amitié de Jérôme et de Paula. — Jérôme quitte Rome.


I

Le pape Damase, monté depuis seize ans au siège épiscopal de Rome, et qui en avait près de soixante-dix-sept à l’époque où nous avons conduit notre récit[1], offrait un des vivans et plus lamentables exemples de l’esprit de désordre et d’ambition fiévreuse dont cette église était travaillée : son avènement avait été signalé par des massacres, et lui-même ne menait, à la tête de son clergé, qu’une vie tourmentée, rendue misérable par les calomnies, les persécutions et le schisme.

Il était Espagnol d’origine, né à Rome d’un père ecclésiastique attaché à l’église de Saint-Laurent comme secrétaire d’abord, puis comme lecteur, diacre et enfin prêtre. Damase avait grandi sous son aile ; il avait reçu de lui ou près de lui la première connaissance des lettres, en même temps que les premiers degrés du sacerdoce : l’église de Saint-Laurent avait été sa patrie et son berceau. À l’époque où il n’était encore que diacre, Rome se trouva partagée entre deux évêques catholiques, le pape Libère, que l’empereur arien Constance avait relégué en Syrie, et Félix, qu’il fit instituer à sa place. Damase, après avoir accompagné l’évêque exilé pendant une partie de la route, revint à Rome, où il soutint d’abord fidèlement sa cause ; mais il finit par se rallier à Félix avec la majeure partie du clergé, quand on désespéra de revoir jamais Libère, qui était vieux et infirme. De telles variations au reste n’étaient pas rares en ces temps de troubles ecclésiastiques toutes les fois que la hiérarchie seule y était intéressée, et non le dogme.

Élevé à la prêtrise, Damase prit rang parmi les membres les plus importans de l’église romaine. On vantait son instruction dans les sciences sacrées et même profanes, ce qui s’appelait confisquer les vases de l’Égypte au profit du temple de Dieu ; il écrivait des lettres estimées dans ce style un peu subtil et prétentieux mis à la mode par Symmaque ; enfin il était poète. Son caractère affable et bienveillant le faisait rechercher du monde, non moins que la distinction de son esprit, et ses liaisons avec quelques matrones donnèrent lieu à des bruits médisans qu’il démentit avec indignation. Ces bruits semblaient étouffés depuis longtemps, lorsqu’en 366, et quand il était déjà dans sa soixante-deuxième année, le siège de saint Pierre devint vacant par la disparition de Félix et la mort de Libère : Damase se présenta pour l’occuper.

Il avait pour lui la saine partie du clergé, qui n’était pas précisément, alors comme toujours, la plus active et la plus habile. Une faction de diacres ambitieux, grossie de quelques prêtres jaloux, lui opposa un des leurs nommé Ursicinus ou plutôt Ursinus : c’était en quelque sorte le parti des diacres contre les prêtres ; c’était aussi le parti des purs) attendu que beaucoup d’entre eux, ayant refusé de se rallier à Félix pendant l’exil de Libère, faisaient sonner bien haut leur martyre, quoiqu’ils eussent vécu fort paisiblement à Rome. Ursin, candidat de ce parti à la papauté, était un homme entreprenant, alerte, passé maître en fait de brigues et de complots, assez mal famé pour ses mœurs. Chef d’une petite armée de diacres qui lui ressemblaient et battaient le pavé de Rome pour lui, soit dans les riches quartiers du patriciat, soit autour des échoppes de la plèbe, il se recruta force électeurs et agens parmi les cochers du cirque, les mimes, et jusque dans cette classe immonde des « mangeurs de saucisses et de trognons de choux » qui avaient, comme nous l’avons dit, leur domicile de jour et de nuit sur les gradins des amphithéâtres. Que cette tourbe fût catholique ou arienne, chrétienne ou polythéiste, c’était le moindre souci des amis d’Ursin : le zèle égalisait les religions, et l’argent provoquait le zèle. Préparée d’abord dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, l’élection fut renvoyée, par les magistrats sans doute, dans celle de Saint-Laurent, changement favorable à Damase, qui devait trouver, dans ce quartier de Rome où il avait passé sa vie, ses partisans les plus nombreux et les plus fidèles. Néanmoins, au moment des votes, les suffrages se trouvèrent divisés presque par égale part, tant la cabale d’Ursin avait été puissante. Damase, qui réunissait bien réellement la majorité des voix, fut proclamé, mais les ursiniens protestèrent : on en vint aux mains, on se battit dans l’église, on se battit hors de l’église, et le lieu saint, pris et repris, fut inondé de sang. Damase, maître du champ de bataille comme de l’élection, fut ordonné par l’évêque d’Ostie, à qui appartenait le privilège traditionnel de consacrer les évêques de Rome.

Cette déplorable scène se passa dans les premières semaines du mois d’octobre 366. Ursin était battu, mais non vaincu ; il en appela aux électeurs, dénonça la nomination de Damase comme nulle et doublement viciée par l’irrégularité des opérations électorales et par l’indignité du personnage, et de son autorité privée convoqua le peuple à une seconde élection. Ses amis et lui la préparèrent en toute diligence. Tandis que des agens éhontés parcouraient les quartiers infâmes de Rome, soulevant les passions et achetant les suffrages, d’autres, plus indignes encore, frappaient à la porte des palais pour y semer l’outrage et la calomnie contre le nouvel évêque. Alors fut reprise et amplifiée l’accusation, depuis longtemps démentie, d’un adultère commis par Damase dans sa jeunesse. Les diacres Amantius et, Lupus se faisaient les colporteurs de ces diffamations. Ursin leur donna pour acolytes deux personnages dont l’histoire est bien obligée de parler, puisqu’ils s’y sont fait une place par l’infamie, et que d’ailleurs leur immixtion dans un débat d’élection épiscopale est un trait assez curieux des mœurs du temps. L’un était un juif espagnol nommé Isaac, converti au christianisme, puis relaps, qui, suivant le langage d’un concile qui le condamna, avait profané par sa rechute les mystères sacrés. Ce misérable affichait des prétentions à la théologie, et on lui attribua un assez mauvais livre sur le Saint-Esprit, écrit à l’époque de sa conversion. Ennemi personnel de Damase, qui était originaire d’Espagne comme lui, et peut-être avait censuré son ouvrage, Isaac prétendait avoir en sa possession les preuves de cet adultère imputé au prêtre de Saint-Laurent ; mais, sommé plus tard de les produire devant les juges, il se reconnut lui-même pour un imposteur. L’autre était un eunuque appelé Paschasius, d’une vie impure, fourbe, avare, perfide comme ses pareils, et qui osa porter jusqu’à l’empereur Gratien, à titre de mémoire explicatif, un libelle plein d’obscénités qui lui valut d’être chassé de la présence du prince et exilé. Ces trames étaient bien ourdies, et il fallut du temps pour les rompre ; en attendant, Ursin profitait de l’imposture et créait des ennemis à son rival.

À l’opposite de l’église de Saint-Laurent, dans le quartier du mont Esquilin, le plus oriental de Rome, et non loin du marché de Livie, se trouvait une vieille basilique, construite jadis par Sicinius, et appelée de son nom Sicinine. Libère, avec l’autorisation des magistrats, s’en était emparé et l’avait consacrée aux usages du culte chrétien, ce qui fait qu’on l’appelait aussi la basilique de Libère : elle servait fréquemment de lieu de réunion pour les délibérations ecclésiastiques. C’est là qu’Ursin convoqua, le 25 octobre 366, au lever du soleil, l’assemblée de ses partisans pour faire déclarer nulle l’élection de Damase et procéder à la sienne. Cette basilique longeait la grande voie qui conduisait à Tibur. Comme on avait besoin d’un évêque pour la cérémonie projetée, on était allé chercher celui qui résidait dans cette ville, Paulus, homme d’une simplicité agreste et d’une ignorance sans égale, car il ne savait ni ce que prescrivaient les canons pour une ordination épiscopale, ni ce que voulait la tradition particulière de l’église de Rome. Amené vers Ursin pour être son consécrateur, il fut en quelque sorte gardé à vue jusqu’au moment où on ferait appel à son ministère.

Dès l’aube du jour, une masse de peuple dans laquelle on remarquait beaucoup de femmes et d’enfans s’était portée sur la basilique Sicinine, où la délibération commença au milieu du plus grand tumulte : On cassa comme illégale l’élection précédente, et probablement aussi on prononça l’indignité personnelle de l’élu : l’élection d’Ursin, qui vint ensuite, ne rencontra, comme on le pense bien, aucune difficulté. On en était là quand un bruit formidable retentit hors des portes : c’étaient les partisans de Damase, qui, informés de ce qui se passait, accouraient pour dissoudre l’assemblée. Ils étaient armés de haches, d’épées et de bâtons, et des soldats, envoyés par le préfet de la ville pour dissiper un rassemblement qui menaçait la paix publique, s’étaient joints à eux et leur prêtaient main-forte. À l’approche de cette troupe marchant en bon ordre, les ursiniens s’étaient repliés sur la basilique, où ils se barricadèrent en dedans, les autres entreprirent d’enfoncer les portes à coups de hache et de levier ; mais la défense fut si vigoureuse qu’aucun des partisans de Damase ne parvint à forcer l’entrée. Trompés dans leur attente, les assiégeans grimpèrent sur le toit, qu’ils se mirent à démolir, faisant pleuvoir à l’intérieur une grêle de poutres et de tuiles, à laquelle répondit du fond de la basilique un affreux concert de cris d’angoisse, de vociférations et de blasphèmes. Les soldats pendant ce temps-là, et pour ne pas rester oisifs, déchargeaient sur ces malheureux leurs flèches et leurs javelots par les brèches des murs ou les fissures des portes. Ce fut un siège en règle, et pour le terminer convenablement on mit le feu à l’édifice. Près d’être étouffés ou brûlés, les assiégés ouvrirent enfin leurs portes, culbutèrent la ligne ennemie dans une sortie impétueuse et gagnèrent les rues de la ville. Quand le vainqueur entra, la basilique était remplie de blessés et de morts : le sang y coulait par ruisseaux ; on en retira, les uns disent cent trente-sept, les autres cent soixante cadavres. Ursin, pendant la bataille, s’était esquivé par un passage secret, et, retiré dans un coin obscur qui ne dépendait pas de l’église, il reçut furtivement la consécration des mains de l’évêque Paulus, son prisonnier.

Cette guerre soudaine en pleine paix, ce feu mis à un quartier de Rome, éveillèrent la ville en sursaut ; tout le monde fut debout. La populace s’agitait déjà, excitée par l’appât du pillage. Le préfet de la ville Juventius appela les troupes urbaines de leurs cantonne-mens ; mais, soit qu’il fût obligé décéder à l’émeute, soit plutôt qu’il voulût éviter une trop grande effusion de sang, il fit retraite hors des murs et se tint en observation dans un faubourg. Le préfet de I’annone Maximinus, qui s’était attiré la haine du peuple dans l’exercice de ses distributions de vivres, jugea opportun d’en faire autant, et la ville se trouva livrée à elle-même au milieu d’une révolution. La partie honnête et pacifique de la population romaine, et Damase à sa tête probablement, intervinrent pour calmer les esprits ; peu à peu les choses reprirent leur physionomie habituelle, et les préfets rentrèrent dans la ville. Les schismatiques cependant avaient occupé la plupart des basiliques, et Ursin allait de l’une a l’autre, ordonnant en masse des diacres et des prêtres pour se composer un clergé nombreux et redoutable : Juventius les en fit débusquer successivement par ses soldats. Chassés de la ville, les ursiniens se retranchèrent dans les cimetières et les églises de la banlieue, où ils entraînèrent à leur suite une foule égarée : il fallut les en expulser de vive force, et la basilique de Sainte-Agnès-hors-des-Murs subit un sanglant assaut. Quand la banlieue eut été balayée de ces bandes fanatiques, elles se répandirent dans toute l’Italie, où plus d’un évêque se rangea du côté du schisme. Cependant le préfet de I’annone, chargé de faire une enquête juridique sur les derniers événemens, la dirigeait avec la dureté de caractère qui lui avait valu l’animadversion des hautes classes de la population non moins que la haine des dernières. Né en Pannonie de souche barbare, et fils d’un simple employé des contributions à l’office présidial, Maximinus s’était élevé du rang d’avocat médiocre et obscur aux fonctions administratives les plus importantes par un semblant d’impartiale sévérité qui n’était au fond que brutalité et inintelligence. Il ne mettait dans ses arrêts ni pondération ni mesure, et la justice n’était pour lui qu’une guerre de torture, de geôle ou de bannissement, faite à des coupables, vrais ou présumés, et non un moyen de réprimer ou de prévenir le crime. Des prêtres furent mis à la question, d’autres bannis en des lieux éloignés, le plus grand nombre exclu du séjour de Rome. Ursin et les siens crièrent au martyre plus haut que jamais, et l’odieux de ces mesures excessives retomba sur Damase, qui ne les avait point provoquées.

Le trouble fut bientôt dans tout l’Occident. Rome conserva un noyau de schismatiques opiniâtres qu’aucune persuasion, aucune menace ne réussit à détruire ; en Italie, les évêques de Parme et de Pouzzoles se retirèrent outrageusement de la communion de Damase, et Ursin, promenant avec lui Isaac et Paschasius, alla demander de diocèse en diocèse un concile pour le juger, et assourdit l’empereur Valentinien de ses plaintes. Cet empereur, incertain de ce qu’il devait croire, ou plutôt fatigué de toutes ces tracasseries, laissa Ursin rentret dans Rome, où il reprit avec plus d’audace sa guerre de diffamation et de calomnie. Se portant hautement l’accusateur de Damase, il chercha à paralyser entre les mains du chef de l’église romaine la juridiction très étendue que des lois récentes lui conféraient : c’était un moyen de lasser l’église elle-même. « J’ai accusé Damase devant l’empereur, disait-il, je l’ai accusé devant les évêques, je demande qu’il soit jugé par un concile : or un accusé ne peut être juge, ses arrêts sont à l’avance frappés de nullité. Damase ne peut donc connaître d’aucune cause ecclésiastique ; la justice du siège de saint Pierre est suspendue. » Ces déclarations n’étaient pas sans influence sur les esprits : les affaires languirent, et Valentinien, révoquant sa première décision, fut obligé de bannir de Rome Ursin et ses diacres une seconde fois ; il retint Ursin prisonnier à Cologne.

La situation de Damase au milieu de tout cela était intolérable : il réclamait lui-même des juges ; il en demandait aux évêques, il en demandait à l’empereur, qui, espérant voir le schisme s’éteindre de lui-même et sans plus de scandale, différait de jour en jour l’examen d’une question qui pouvait le raviver. Le malheureux pape n’avait plus de recours que près d’un concile. Il y en eut un à Rome, en 378, pour des matières de foi, et l’on y vit ce vieillard, humiliant ses cheveux blancs devant ses frères, les supplier avec larmes de scruter sa conduite depuis sa première jeunesse, de le confronter avec ses accusateurs, et de l’absoudre formellement ou de le condamner. Convaincus de son innocence et craignant même d’attenter à sa dignité en admettant l’accusation, les pères lui refusèrent la satisfaction qu’il désirait. En 380, Damase revint à la charge devant le concile d’Aquilée, et en 381 devant une troisième assemblée, qu’on appelait le concile d’Italie. Cédant enfin aux instances d’un prêtre accusé qui voulait, avant de mourir, être justifié à la face de l’église et du monde, les pères du concile d’Italie nommèrent une commission d’évêques pour entendre les accusateurs et les forcer de produire leurs preuves. Par suite du rapport de cette commission, l’assemblée dégrada solennellement les diacres Concors et Callistus, qui avaient soutenu l’accusation ; elle demanda à l’empereur qu’ils fussent punis des peines portées par la loi contre la calomnie, qu’Isaac et Paschasius reçussent le châtiment dû au faux témoignage, et qu’Ursinus enfin fût condamné à un exil perpétuel. Gratien (c’était lui qui gouvernait alors) obtempéra sur tous les points aux demandes du concile, qui déposa en outre ou suspendit les évêques italiens qui avaient trempé dans le schisme.

Telle était la lamentable histoire du pontificat de Damase. Jérôme avait assisté aux troubles de son avènement, lorsqu’il étudiait à Rome en 366 : il retrouvait maintenant ce même pape, qui l’avait baptisé, accablé de chagrins plus encore que d’années, et obtenant à peine une tardive justice après seize ans de persécution. Ce spectacle dut le toucher profondément. Trop de sympathie secrète existait entre la victime des vices du clergé romain ou du moins d’une partie de ce clergé et celui qui voulait en être le réformateur, pour qu’il ne résultât pas de leur rapprochement une affection sincère. Jérôme en effet aima Damase de l’amour respectueux d’un fils : il le vénérait, et nous affirme que jamais homme n’avait eu une vie plus pure et plus sainte. Déjà Damase avait tenté pour son compte, et en s’appuyant sur le pouvoir civil, cette même réforme de l’église qu’il allait entreprendre avec Jérôme, en s’appuyant sur le pouvoir de la persuasion. En 370, il avait provoqué de l’empereur Valentinien Ier la loi célèbre dont j’ai parlé au commencement de ces récits, qui excluait les ecclésiastiques et les moines du droit de rien recevoir des femmes et des vieillards à titre de donation ou legs, loi que l’empereur lui adresse à lui-même, contre l’usage, en l’invitant à la faire lire dans toutes les églises de, Rome. Ce sage rescrit, qu’un second vint compléter en 372, avait pour but de réprimer l’amour effréné de l’argent, vraie source des désordres de cette église ; mais on l’éludait impunément au moyen de fictions devant lesquelles la justice humaine était forcée de s’arrêter. Il fallait donc que la répression des actes eût lieu par la réforme des mœurs, et que celle-ci se fît par le clergé lui-même : l’œuvre était difficile ; mais le solitaire de Chalcide avait foi dans les idées monastiques, il avait foi surtout dans son désir du bien, dans son désintéressement et dans son génie. Approuvé par un évêque aussi éminent que Damase, il crut tout facile. Par lui se forma, au sein de l’église de Rome, ce qu’on pourrait appeler un parti de la réforme morale dans lequel entrèrent plusieurs prêtres et des moines en plus petit nombre ; toutefois Jérôme s’aperçut bientôt que pour agir efficacement il devait prendre son point d’appui parmi les fidèles, mais hors de l’église.


II

Cependant les évêques occidentaux, appelés à Rome pour l’ouverture du concile annoncé comme œcuménique, ne se réunissaient que lentement, et quand la session fut ouverte, ils semblèrent en prolonger les préliminaires avec une lenteur calculée. L’abstention des Orientaux déjouait tous les projets, et les regards se tournaient vers Constantinople, où un concile rival venait de terminer sa session, sans que ses résolutions fussent encore connues autrement que par de vagues rumeurs. Ce premier contre-temps fut suivi d’un second. L’archevêque de Milan, Ambroise, à qui appartenait l’idée du présent synode, et sur qui l’on comptait pour le diriger, tomba malade en arrivant à Rome, et l’assemblée se trouvait dans un véritable embarras, quand Damase lui présenta Jérôme pour remplir les fonctions de secrétaire. Ce fut un grand honneur pour ce moine à peine débarqué d’Orient, et dont beaucoup d’évêques occidentaux savaient à peine le nom ; ce n’était pas une moins lourde charge, comme il ne tarda pas à le sentir.

Pour bien faire comprendre ce qui va se passer à Rome, il faut que nous ramenions aussi nos lecteurs vers Constantinople, en renouant le fil de ces récits où nous l’avons précédemment brisé, c’est-à-dire au moment où la lettre synodique des évêques d’Italie, invitant les Orientaux à se rendre à Rome pour y régler, entre autres affaires, celles de l’église orientale, avait provoqué de si vives susceptibilités dans cette partie de l’empire. Prévoyant dès lors ce qui allait arriver, les évêques italiens recoururent à Théodose lui-même pour empêcher qu’un second concile se réunît dans sa ville impériale, et obtenir au contraire que par son autorité les évêques orientaux fussent contraints de se rendre à celui de Rome ; ils lui écrivirent dans ce sens une lettre dont Ambroise fut, à ce qu’on croit, le rédacteur. Ils y exposaient nettement au très religieux césar, comme on l’appelait, les raisons qui rendaient indispensable, pour la paix de la chrétienté, la tenue d’une assemblée œcuménique en Occident, et non pas en Orient, indiquant en outre les points de discipline ecclésiastique dont il était convenable que cette assemblée s’occupât.

Le premier regardait Maxime et le prétendu schisme de Constantinople. — Maxime, disaient les Occidentaux, était venu s’expliquer devant les évêques d’Italie, qui avaient examiné sa cause et reconnu son droit au siège de la métropole orientale. Les objections faites contre son élection et son ordination avaient été résolues à la satisfaction de tous. Ainsi Maxime avait eu pour lui l’acclamation unanime du peuple de Byzance, et si son ordination s’était accomplie dans un lieu privé, c’est que les ariens, maîtres de toutes les églises de Constantinople, l’avaient chassé violemment de celle où il avait tenté de pénétrer. D’ailleurs Pierre d’Alexandrie, de vénérable mémoire (il venait de mourir à Rome), avait garanti la légitimité de son élection ; Nectaire, récemment intronisé, n’était donc qu’un usurpateur. La lettre ajoutait que Grégoire de Nazianze n’avait pu siéger canoniquement à Constantinople, étant en ce moment même possesseur d’un autre siège, que Nectaire n’était pas baptisé au jour de son élection, et conséquemment n’avait pu être nommé qu’en violation des règles canoniques ; pour ces raisons, le seul évêque légitime de Constantinople avait été et était encore Maxime. La conclusion était qu’il fallait l’introniser au plus tôt ; c’est à quoi le concile de Rome devait pourvoir.

Les évêques italiens élevaient en second lieu la même réclamation au sujet de Paulin, seul évêque catholique d’Antioche par suite de la mort de Mélétius : Flavien n’était qu’un faux évêque, un intrus, un parjure, qui détenait ce siège contrairement aux engagemens de son protecteur et aux siens.

La troisième question concernait le siège épiscopal de Jérusalem, ballotté depuis vingt-cinq ans d’un possesseur à l’autre. Cyrille l’avait occupé d’abord, puis, envoyé en exil par Constance, il avait laissé malgré lui son troupeau à l’abandon. Un certain Hilarius s’en était emparé et l’administrait, non sans opposition de la part des fidèles, quand Cyrille revint et le chassa. Hilarius en appela au tribunal de l’église romaine, ce qui était aux yeux des Occidentaux une forte présomption de son droit. Les évêques italiens demandaient donc dans leur lettre à Théodose le rétablissement d’Hilarius et la déposition de Cyrille. On reprochait d’ailleurs à ce dernier un caractère despotique et dominateur, une insubordination scandaleuse vis-à-vis de son ancien métropolitain de Césarée, qui pourtant était arien, et de plus les intrigues au moyen desquelles, à la mort de ce métropolitain, il avait porté son neveu sur le même siège de Césarée, de telle sorte qu’il tenait entre ses mains les deux grands évêchés de la Palestine. On l’accusait encore de faire argent des biens de son église. Il avait vendu à son profit, disait-on, un voile broché d’or destiné à couvrir les catéchumènes pendant le baptême par immersion, voile qui provenait des libéralités du grand Constantin. D’acheteur en acheteur, le vêtement sacré était devenu la propriété d’un pantomime, qui s’en servait dans ses représentations grotesques : tels étaient les dires des ennemis de Cyrille, accueillis trop facilement en Occident.

Enfin le siège d’Alexandrie était le sujet de la quatrième réclamation, Pierre, l’ami des Occidentaux, étant mort à Rome, son frère Timothée s’était présenté au suffrage des Alexandrins pour le remplacer : il avait été élu ; mais son concurrent avait également réussi dans une contre-élection. Laquelle des deux serait ratifiée par les évêques orientaux ? A qui allait appartenir le premier siège de l’Égypte ? Les Occidentaux demandaient que ce fût à Timothée, leur ami et le frère d’un homme qui avait été en communion constante avec eux, et ils désiraient que pour cette raison les difficultés électorales fussent discutées et jugées à Rome.

Ainsi donc la prétention de l’église romaine n’allait pas à moins qu’à régler le sort des quatre grands sièges métropolitains de l’Orient, Constantinople, Antioche, Jérusalem, Alexandrie, et elle citait ces églises à son tribunal comme ses justiciables. Comprenant ce qu’une telle prétention pouvait avoir de blessant pour ceux qui en étaient l’objet, les évêques d’Italie cherchaient à l’adoucir dans la forme. « Ce qu’ils réclamaient, disaient-ils avec une feinte modestie, ce n’était pas la prérogative du jugement, mais une simple part à des décisions qui intéressaient la chrétienté tout entière. » Ces questions de discipline n’étaient pas les seules que les évêques indiquaient dans leur lettre comme une sorte de programme du concile ; ils en ajoutaient d’autres qui touchaient au dogme, par exemple celle de l’hérésie des apollinaristes ; pourtant il n’échappait à personne que ce n’était pas l’examen de ces dernières qui avait motivé la convocation d’un concile œcuménique à Rome.

Cette lettre n’eut point, il s’en fallait bien, l’approbation de Théodose ; mais il n’y répondit que plus tard, et pour le moment, loin d’empêcher la réunion d’un concile à Constantinople, il la hâta de tout son pouvoir, Dès le mois de juin 382, l’assemblée put commencer ses délibérations : presque tout l’Orient s’y trouvait représenté. Cependant Grégoire de Nazianze, retiré en Cappadoce, dans sa terre d’Arianze, dont il avait fait une solitude monastique, manquait à l’appel, et la gloire attachée à son nom, ainsi que la célébrité de ses dernières luttes, rendait plus visible une absence qu’on pouvait mal interpréter en Occident. En répondant à la lettre synodique qui le convoquait, Grégoire s’était excusé : sur une nouvelle invitation, il s’excusa derechef, prétextant les soins qu’exigeait l’affaiblissement de sa santé. Inquiet de ce refus mal déguisé, le concile réclama l’intervention.de l’empereur, et Grégoire eut à se défendre contre deux lettres très pressantes des préfets de Thrace et de Cappadoce, et contre un rescrit de Théodose lui-même : il fut inébranlable. « Pour dire toute la vérité, écrivait-il confidentiellement à un ami, je ne vais pas à Constantinople parce que je n’aime pas les assemblées d’évêques. Je n’en ai jamais vu aucune avoir bonne et heureuse fin, et le bien qu’elles se proposent de faire est dépassé de beaucoup par le mal qu’elles laissent après elles. On ne voit là que contentions opiniâtres, guerres de vanités, ardeurs de domination. Il est plus facile d’y pécher soi-même en jugeant les autres que de guérir les pervers ou de réprimer les orgueilleux. »

Le temps pressait, on oublia Grégoire de Nazianze, et le concile passa à l’examen des affaires. Sa tactique, approuvée par l’empereur, fut de couper court aux demandes des Occidentaux en décidant, à l’avance, d’une façon solennelle, irrévocable, toutes les questions de discipline dont ceux-ci évoquaient la connaissance. Les pères orientaux y mirent une précipitation manifeste, car au mois de septembre leurs délibérations étaient achevées, toutes les difficultés résolues, et au mois de décembre, lorsque la session du concile de Rome ne faisait que s’ouvrir, trois évêques arrivèrent de Constantinople avec une lettre émanée du concile lui-même, et contenant le résumé de ses décisions. Ils en apportaient une autre de Théodose en réponse au placet des évêques d’Italie. Le ton du rescrit impérial était dur et arrogant, tandis que l’épître synodique, cauteleusement rédigée, ne laissait entrevoir qu’à, travers la modération des formes un fonds d’ironie et de défi plus outrageant encore que l’injure. Le temps a épargné ce curieux document, un des plus précieux que nous possédions sur l’histoire ecclésiastique aux IVe et Ve siècles.

Les pères orientaux y débutent par de feintes excuses au sujet de leur abstention : l’épître envoyée d’Italie leur étant parvenue tard, le temps avait manqué aux évêques pour se concerter, à de si grandes distances, sur toute la surface de l’Orient ; puis c’était un bien long voyage pendant lequel il leur aurait fallu laisser leurs églises à l’abandon. Cette idée seule les en eût détournés. Quel sort en effet que celui des églises orientales ! Elles avaient depuis vingt ans subi la lapidation de saint Etienne : Dieu avait daigné faire d’elles, dans sa miséricorde, ce qu’il fait de ses élus, un objet d’épreuve et de pitié. Les édifices sacrés étaient en ruine, les catholiques disper- sés, la foi ébranlée ; les évêques, presque tous confesseurs ou martyrs-dans la persécution arienne, pouvaient montrer sur leurs membres la trace du fer et du fouet, et ceux que le bourreau avait épargnés rapportaient de l’exil des infirmités souvent incurables. Voilà ce que le monde entier savait, et il n’était guère à croire que le bruit de tant de souffrances ne fût pas arrivé aux Occidentaux au milieu de la paix si complète dont ils jouissaient depuis Constantin. Proposer aux évêques d’Orient d’entreprendre en de telles circonstances un pèlerinage si lointain, qu’était-ce donc, sinon leur commander un regret ? Ils ne pouvaient en effet que répéter au fond de leur cœur avec l’Esprit saint : « Qui nous donnera les ailes de la colombe pour aller reposer à côté de nos frères ? »

Après ce préambule, qui contenait la glorification de la chrétienté orientale comparée à celle d’Occident, restée exempte, ou à peu près, des persécutions ariennes, les pères de Byzance abordaient les questions posées comme programme au futur concile œcuménique de Rome. Et d’abord, pour prouver l’esprit de paix et de charité qui les animait, ils avaient résolu, disaient-ils, d’envoyer à ce concile trois d’entre eux, Cyriacus, Eusèbe et Priscien, chargés de présenter leurs excuses et de faire connaître leurs résolutions. La lettre synodique n’ajoutait pas que ces ambassadeurs avaient été choisi, parmi les plus minces prélats d’outre-mer : Cyriacus était évêque d’Idace en Cilicie, Priscien, de Sébaste en Palestine, et on ignore si Eusèbe venait de Chalcide ou de la ville d’Olbia, en Isaurie.

Quant au règlement des quatre sièges métropolitains qui avaient excité si vivement la sollicitude des évêques d’Italie, le concile de Constantinople se bornait à notifier ses décisions au concile de Rome, déclinant toute explication à ce sujet, et se contentant d’affirmer ironiquement que le choix des titulaires méritait le respect de l’église et la congratulation des évêques d’Occident ; or ces titulaires, à l’exception d’un, seul, étaient précisément ceux que la lettre à Théodose avait signalés comme illégitimes et indignes.

« Nous avons, disaient les pères orientaux, institué pour évêque de la très illustre église de Constantinople le très saint et très révéré Nectaire, d’un accord unanime, en présence du très religieux empereur Théodose, et conformément aux suffrages du clergé et de toute la ville.

« Il a été également pourvu par nous aux besoins de l’église d’Antioche, cette ville antique et vraiment apostolique, où le nom de chrétien a été adopté pour la première fois. Le très saint et très révéré Flavien ayant été élu et ordonné évêque par le concours unanime de la ville, de son clergé et des prélats du diocèse d’Orient, nous avons, d’une commune voix aussi, ratifié son ordination. »

En ce qui concernait l’église de Jérusalem, « cette mère de toutes les églises, » le concile maintenait à sa tête « le très vénérable Cyrille, son évêque légitime, confesseur courageux de la foi catholique, exercé dans les combats contre la perfidie arienne, banni et emprisonné en divers lieux. »

Timothée avait été confirmé par le concile dans la possession du siège d’Alexandrie ; mais l’épître synodique n’en disait rien, de peur que les Occidentaux n’y vissent une conséquence de leurs observations ou même un simple désir de leur plaire. Cette brève et dédaigneuse notification se terminait par un avertissement d’une aigreur blessante, quoique méritée peut-être. Le concile invitait les évêques d’Occident à se défaire de toute partialité pour les personnes dans leur jugement sur le règlement des affaires, et à ne songer qu’au bien de l’église, la crainte de Dieu aidant ainsi que la charité spirituelle. « Si tout le monde se conformait à cette règle salutaire, ajoutaient les pères orientaux, le corps de l’église deviendrait comme celui du Christ lui-même, qui est entier pour chacun de nous. »

Telle était en analyse la lettre du concile d’Orient ; celle de l’empereur s’expliquait plus rudement et plus nettement sur les prétentions occidentales. Théodose y disait sans détour aux évêques italiens que la demande qu’ils lui avaient faite d’obliger les Orientaux de se rendre à Rome pour y discuter leurs affaires manquait de raison, et que les Orientaux avaient tout droit de s’en offenser. Ce qu’on aurait décidé en l’absence des parties laisserait d’ailleurs ouverture à des recours qui rendraient les querelles interminables. Le droit de chaque église à se réglementer et à choisir ses chefs était écrit dans les canons ; le nier ou le contester était créer un danger public. À propos de l’église de Constantinople, l’empereur reprochait sans ménagement aux Occidentaux « de s’être laissé duper par Maxime, qui ne leur avait débité que des impostures ; il les exhortait à montrer à l’avenir moins de crédulité pour les mensonges colportés chez eux, et moins de rancune contre leurs frères d’Orient. »

La lecture de ces deux pièces dut produire dans le concile de Rome l’effet de la foudre. Il n’avait plus de raison d’être : la mission que s’étaient attribuée si orgueilleusement les Occidentaux se trouvait terminée avant d’avoir commencé ; les questions à juger étaient tranchées à l’avance, les droits contestés reconnus ; enfin les hommes dénoncés comme indignes passaient au contraire à l’état de saints et vénérables personnages, couverts par les suffrages de tout l’Orient. Les Occidentaux étaient joués, et de plus ils avaient. irrité l’empereur Théodose en censurant l’élection de Nectaire, sa créature : le très religieux auguste, personnellement blessé, avait jeté son épée impériale dans la balance du côté de l’Orient. Descendu de ses hautaines prétentions, et d’assemblée œcuménique devenu simple assemblée de prélats latins, sans compétence hors du domaine occidental, le concile se tut et passa outre. Pourtant il n’abandonna point Paulin, qui était venu en personne se soumettre à la juridiction romaine : un décret synodique le confirma dans la possession du siège d’Antioche et excommunia Flavien : c’était le moins qu’on pût faire.

Débusqué des questions de discipline, le concile se rejeta avec ardeur sur celles qui concernaient le dogme. Il s’en présentait une assez grave : les disciples d’Apollinaris, exclus en 375 de la communion romaine par le pape Damase, avaient appelé de sa sentence au concile, et venaient s’y défendre par la bouche de quelques-uns de leurs docteurs les plus en renom. C’étaient des hommes subtils, exercés aux ruses de la parole, familiers avec les textes de l’Écriture, et habiles à les plier aux besoins de la controverse. Ils espéraient avoir bon marché des Occidentaux, dont la science et le talent de discussion étaient de médiocre estime en Orient ; mais ils avaient compté sans Jérôme et surtout sans l’évêque Épiphane, qui avait fait le voyage de Salamine à Rome tout autant pour les combattre que pour défendre, Paulin, son ami. Ce personnage devant occuper dans la suite de nos récits une place importante, nous nous arrêterons un moment ici pour dire ce qu’il était, et comment il avait acquis une autorité prépondérante dans l’exégèse des dogmes chrétiens.

Sorti d’une famille de Juifs convertis, assez riche en patrimoine, Épiphane était né dans la province romaine de Palestine, au village de Besandouc, non loin d’Hébron, l’antique domicile des patriarches. L’aiguillon de la vie solitaire s’était fait sentir à lui dès l’enfance, et il s’y était précipité avec la ferveur innée d’un essénien. Hilarion dans les montagnes de Judée, Pambon dans les plaines salées de Nitrie, furent ses premiers maîtres : il courut avec une sainte curiosité tous les déserts de l’Orient ; puis, rentré dans son pays, il vendit son patrimoine pour construire un monastère qu’il dirigea lui-même pendant trente ans. Son dévouement généreux aux idées monastiques dépassait malheureusement l’étendue de sa fortune, et tout son bien se trouvait dissipé quand les habitans de Chypre vinrent l’enlever aux moines d’Hébron pour le faire évêque de Salamine, leur métropole, ville très opulente à cause de son commerce. Épiphane agit avec les revenus de son église comme il avait fait avec son patrimoine : il les dépensa en fondations pieuses dont l’île fut bientôt couverte. À cette passion de la vie cénobitique le nouvel évêque en joignait une autre, celle de la science : soit dans ses voyages, soit dans sa retraite, il avait appris à fond quatre langues, l’hébreu, le syriaque, l’égyptien et le grec, et il parlait passablement le latin, ce qui l’avait fait surnommer Pentaglôttos, c’est-à-dire le docteur aux cinq langues.

La simple étude des idiomes n’était pourtant pas son objet ; il en avait un plus élevé, celui de rechercher dans tous les pays de l’Orient les altérations qu’avait pu subir le christianisme ou même le judaïsme. Par les voyages et par les livres, il avait appris à connaître toutes les hérésies ; il savait en discerner l’origine et les dérivations ; il les classait, il les suivait dans leurs moindres rameaux, comme des stemmes généalogiques. Il y avait peu d’hérésiarques contemporains avec lesquels il n’eût disputé, peu de sectes clandestines dont il n’eût sondé le mystère et dévoilé les pratiques ; mais à ce métier il avait couru plus d’un danger, lui-même nous l’avoue. Tombé un jour, et lorsqu’il était fort jeune, au milieu d’une secte gnostique qui professait une égale horreur de la continence et du mariage, il eut peine à se sauver des mains des femmes qui avaient entrepris sa conversion. Les travaux d’Épiphane lui méritèrent dans les églises orientales les titres de nouvel apôtre et de nouveau Jean, héraut du Seigneur, et, pour se rendre digne de ces grands titres, lui-même se constitua la sentinelle vigilante, infatigable, de l’enseignement chrétien, depuis les bornes du Pont-Euxin jusqu’à celles de la Libye.

Avec tant de science, l’évêque de Salamine avait la simplicité d’un enfant : il se laissait aisément tromper, et plus aisément encore il était la dupe de ses propres rêves. Habitué à subtiliser, à distinguer, à chercher une intention sous chaque mot, il avait fini par voir des hérésies partout. Ses contemporains lui reprochèrent d’avoir créé plus d’une fois par ses illusions, comme un chasseur en défaut qui suit un gibier imaginaire, des erreurs qui prenaient corps par sa réfutation même, et qu’il fallait combattre ensuite sérieusement. En dehors de ces excès de zèle théologique, Épiphane était bon, charitable, honnête, mais d’une humeur facile à irriter. On le respectait dans tout l’Orient, et on lui pardonnait ses défauts en considération de sa parfaite bonne foi. Il avait publié, quand il vint en Occident, la plupart de ses livres, et le plus important de tous, assez bizarrement intitulé Panarium, c’est-à-dire le coffret aux médicamens, ouvrage immense, mais d’un savoir indigeste, dans lequel l’auteur n’avait pas décrit moins de cent hérésies, dont vingt antérieures à l’avènement du Christ et quatre-vingts postérieures à l’Évangile.

En face d’un pareil athlète, assisté de Jérôme au besoin, les apollinaristes n’eurent pas beau jeu. Poussés de retraite en retraite, ils capitulèrent enfin, et on discuta les conditions sous lesquelles ils pouvaient rentrer au sein de l’église romaine. L’usage voulait qu’en pareil cas les conditions fussent exprimées dans un symbole de foi ou formulaire que les vaincus signaient et prêtaient serment d’observer. La rédaction en fut confiée au secrétaire du concile, et la discussion de son formulaire donna lieu à un incident resté doublement fameux comme exemple des fraudes théologiques, et comme preuve de la haine acharnée dont quelques hommes poursuivirent Jérôme.

Le symbole proposé, conforme en ce point à ceux qui nous sont venus de l’église primitive, contenait les principaux articles de la foi catholique développés dans le sens des idées que le concile voulait faire prévaloir. À l’article de l’incarnation, et parmi les qualifications appliquées au sauveur du monde, le rédacteur employait celle d’homme du Seigneur, Dominicus homo. Les apollinaristes se récrièrent à cette expression, qui ne se trouvait, disaient-ils, dans aucun docteur faisant autorité. Jérôme répondit qu’Athanase, l’oracle du concile de Nicée, s’en était servi dans un de ses livres, et qu’il avait ce livre ; les apollinaristes en réclamèrent la production, et quand ils l’eurent entre les mains, ils demandèrent du temps pour le lire et se concerter ensuite. Quelques jours après, ils le rendirent, et, la question ayant été remise en délibération, le livre fut une seconde fois produit. On l’examina, et on reconnut que les mots homme du Seigneur, Anthrôpos kyriacos, s’y trouvaient bien, mais en surcharge sur des mots grattés. Il y eut à cette vue un cri général dans le concile. Était-ce une falsification ou une simple correction ? Qui avait fait disparaître les premiers mots et tracé les seconds ? Étaient-ce les apollinaristes, ou Jérôme, ou le scribe de qui émanait l’exemplaire ? Les hérétiques semblaient accuser Jérôme, tandis que la majorité du concile entrevoyait dans cet acte une de leurs fraudes pour traîner en longueur leur soumission, déprécier un formulaire qu’ils n’acceptaient qu’à regret, et affaiblir l’autorité d’un homme qui avait contribué à les vaincre. Il n’y avait d’ailleurs aucune surprise de doctrine dans cette expression, employée quelquefois en Occident et en Orient, et par Apollinaris lui-même, ainsi qu’il était notoire. Quelle apparence que Jérôme, secrétaire d’un concile, eût osé commettre une falsification que la représentation d’un autre exemplaire du même livre suffisait à dévoiler ? Il y aurait eu de sa part plus qu’une imposture, il y aurait eu véritable folie, surtout si l’on songe que les mots incriminés n’avaient rien d’étrange, rien de nouveau, et que, s’ils n’étaient pas précisément canoniques, ils n’étaient pas non plus contraires à la foi de Nicée. L’incident tomba donc sous la conviction générale qu’il n’y avait pas autre chose au fond de tout cela qu’un mensonge d’hérésiarques aux abois.

Dix ans après, et quand cette scène était complètement oubliée, les ennemis de Jérôme en réveillèrent le souvenir pour l’accuser. Ce fut Rufin qui se chargea de faire connaître au monde dans un libelle que le compagnon de sa jeunesse, celui qui lui avait voué pendant trente ans une affection de frère, n’était qu’un faussaire infâme. Sans toutefois nommer Jérôme, il raconta l’anecdote avec des enjolivement qui en dénaturaient odieusement le caractère. Jérôme, alors retiré à Bethléem, bondit de fureur à cette lecture, puis il se calma et se contenta de verser sur le calomniateur quelques lignes d’un mépris bien mérité. « Ami très cher, lui disait-il dans sa réponse au libelle, quand tu auras à composer des traités ecclésiastiques où la sainteté de nos dogmes et le salut de nos âmes seront intéressés, abstiens-toi, je t’en supplie, d’y mêler des rêveries fantastiques, ou de ces fables absurdes qui ne semblent des vérités qu’après dîner. Tu cours plus d’un risque à ce métier ; d’abord on peut te dire que ce que tu donnes pour vrai est, un mensonge fabriqué à plaisir, puis on peut ajouter que l’on imagination, rivale de celle des Philistion, des Marcellus, des Lentulus et autres mimographes célèbres, sait inventer des coups de théâtre qui conviennent mieux à un bateleur qu’à un prêtre. »

Au printemps, Épiphane et Paulin se mirent en route pour regagner leurs foyers en prenant par la Macédoine, où ils séjournèrent quelque temps près de l’évêque de Thessalonique ! Jérôme ne quitta point Rome, et Damase se l’attacha définitivement comme secrétaire de la chancellerie pontificale, chargé de dresser les confessions de foi, de dicter les épîtres ecclésiastiques et de répondre aux consultations des conciles d’Orient et d’Occident. Quelques lettres qui nous restent de l’évêque romain témoignent de sa vive affection et de sa grande estime pour Jérôme ; il le traitait avec une familiarité paternelle, le consultant sur ses propres lectures, étudiant ses ouvrages, et lui proposant soit de vive voix soit par lettre des questions sur les difficultés des Écritures. Son admiration pour quelques-uns de ses livres allait à ce point qu’il voulut les copier de sa main. Damase l’aiguillonnait sans cesse à écrire, « ne voulant pas, disait-il, le laisser s’endormir sur l’œuvre des autres. » Dans leurs mutuels épanchemens, Jérôme étalait aux yeux du vieillard émerveillé ces trésors de l’interprétation symbolique qu’il rapportait d’Orient, et auxquels sa féconde imagination savait ajouter de nouvelles richesses.

Le plus important des ouvrages qu’il entreprit alors sur l’ordre de son protecteur fut la traduction des livres du Nouveau Testament et la révision des Évangiles. Les originaux de ces livres, écrits en grec, avaient donné lieu à plusieurs traductions latines dont on se servait en Occident, traductions souvent fautives et qui présentaient entre elles de telles différences que, suivant le mot de Jérôme, on y pouvait compter presque autant de versions que d’exemplaires. Les Évangiles y avaient été fréquemment intervertis et confondus, dans l’intention probable de les développer ou de les compléter les uns par les autres, de façon que chaque église, chaque fidèle même avait pour ainsi dire son évangile à lui. Un tel désordre, si grave en matière de foi, avait inspiré à Damase l’idée d’une nouvelle traduction soigneusement élaborée sur les meilleurs textes grecs et présentée à l’adoption de toutes les églises de langue latine ; mais qui charger en Occident d’un pareil travail ? L’arrivée de Jérôme lui offrait cette occasion inespérée. Familier avec les textes usités en Orient, l’ancien disciple de Grégoire de Nazianze révisa les traductions vulgaires sur l’original des quatre évangélistes, remit chaque partie à sa place, corrigea les non-sens ou les fautes, laissant le reste comme il était, et adressa le tout au pape Damase, avec l’addition de six canons ou tables de concordance qu’il tira d’Ammonius d’Alexandrie et d’Eusèbe de Césarée. Ce ne fut pas, à proprement parler, une œuvre d’érudition spéculative, mais un travail pratique fait pour l’utilité de l’église, où la pureté du texte sacré était rétablie, sans que des habitudes séculaires fussent choquées ou trop brusquement rompues dans les choses indifférentes. De cette recension achevée en 388 est sortie la version actuelle qui porte dans l’église latine le nom de Vulgate.

Les contemporains ne l’acceptèrent pas sans critique d’un côté, sans une vive défense de l’autre. La critique reprochait à l’auteur (et l’inspirateur partageait avec lui ce blâme) de mépriser l’autorité des anciens, de rejeter, ce que tout le monde avait admis, d’oser enfin corriger jusqu’aux paroles de Jésus-Christ telles qu’elles avaient passé traditionnellement dans la vénération des fidèles depuis l’origine du christianisme. Ces objections, que peut soulever toute innovation, n’arrêtèrent pas les gens sensés. Ils applaudirent à l’idée de Damase et acceptèrent le travail de Jérôme. Augustin, dans un bon mouvement d’impartiale justice, en rendait grâce à Dieu. « L’ouvrage est bon, écrivait-il, on reconnaît que le grec y est suivi pas à pas. S’il s’est glissé quelques fautes çà et là, il est vraiment déraisonnable de ne les pas pardonner, vu l’utilité de l’entreprise et le mérite incomparable de l’exécution. »

Après le Nouveau Testament, Damase voulut avoir de la même main le psautier de David, d’un usage si fréquent dans l’église. La traduction dont on se servait en Occident avait été faite sur le texte grec des Septante ; mais beaucoup d’éditions des Septante étaient incorrectes, et un grand nombre de fautes s’étaient glissées en outre dans l’interprétation latine. Jérôme, pour son œuvre de révision, adopta l’édition la plus pure, qu’on trouvait dans les hexaples d’Origène, et que les églises de Palestine avaient conservée. Il prit soin dans ce travail, comme dans le premier, de ne pas changer les choses qui n’altéraient point le sens, quoiqu’elles ne fussent pas tout à fait conformes au grec, afin de ménager des habitudes invétérées. Il ne fit pas difficulté non plus de s’écarter de la reproduction littérale du grec toutes les fois qu’en respectant l’idée il pouvait laisser au latin ses tours propres, et ne pas donner pour une traduction un jargon inintelligible et barbare. Quelquefois aussi il quittait le grec pour, suivre le sens de l’hébreu. C’est lui-même qui nous expose ainsi le système et le but de son travail. Néanmoins la recension ne fit point disparaître la version vulgaire, qui prévalut dans l’usage de l’église, et qui, malgré sa rudesse et ses fréquens barbarismes, est empreinte d’une grandeur imposante qu’eût amoindrie peut-être une diction plus polie et plus correctement latine.

Ces travaux et les controverses qu’ils suscitèrent mirent le nom de Jérôme dans toutes les bouches. Il continuait d’ailleurs de jouir près de Damase d’une faveur qui lui valut quelques amis et beaucoup d’ennemis. Comme la voix publique le désignait pour le successeur de ce pape et le seul prêtre qui fût digne du siège de Rome, il eut une cour, des complaisans, des flatteurs tout prêts à le trahir ; mais le clergé romain se trouva instinctivement ligué contre lui. Jérôme ne soutint peut-être pas sa fortune avec assez de modération ; il aimait le pouvoir, il avait plaisir à la lutte, et le succès l’enivrait. Celui qu’il obtint bientôt dans la société laïque mit le comble à sa renommée, mais aussi à l’animosité de ses envieux.


III

Les contemporains ne nous ont point laissé le portrait de Jérôme ; mais il n’est pas impossible de le reconstruire à l’aide de ses ouvrages et surtout de ses lettres, en rapprochant ce qu’il y dit de lui-même de ce qu’il parait estimer et nous vante dans l’extérieur des autres, comme l’enseigne du vrai chrétien. Ainsi nous pouvons nous le figurer maigre de visage et naturellement pâle, quoique cette pâleur eût dû être grandement altérée par le soleil d’Asie ; sa chevelure devait être courte et plate, son corps frêle, sa santé, dont il se plaint sans cesse, affaiblie par les excessives austérités qu’il s’était imposées à Chalcide. Un sayon de drap brun, recouvert d’une tunique grecque pareillement de couleur foncée, composait son costume invariable, dont la simplicité décente contrastait d’un côté avec les vêtemens de soie et l’élégante recherche des prêtres romains, de l’autre avec la saleté habituelle des gens qui traînaient l’habit monastique dans les rues de Rome. En face d’un clergé livré avec passion aux délicatesses de la table, il gardait, non sans quelque affectation pourtant, les observances rigides des monastères de Syrie, ne parlant qu’avec dédain de ces moines occidentaux qui ne savaient pas jeûner ; mais sa rigidité n’était inflexible que pour lui-même. Elle se changeait en indulgence pour les autres, quand il le fallait, particulièrement pour les femmes, chez lesquelles il condamnait les pratiques d’abstinence trop dures ou trop prolongées.

Sa parole était animée et abondante, et ses écrits polémiques, dictés pour la plupart au courant de la plume des tachygraphes qui avaient peine à le suivre, nous représentent assez fidèlement sa conversation pleine de saillies spirituelles ou mordantes, d’allusions littéraires, de citations de textes sacrés et profanes. La lutte semblait être son élément. Doué d’un merveilleux génie pour saisir le ridicule et en manier l’arme, il était le plus terrible des adversaires : on le comparait au vieux satirique Lucilius, dont il avait l’ironie et l’élan, parfois aussi le cours bourbeux[2], et cette comparaison ne lui déplaisait pas. Son style, suivant le goût de l’époque, était mêlé de tours et de locutions archaïques auxquels il joignait comme chrétien les grécismes de l’Évangile ou les hébraïsmes de l’Ancien Testament, et de ce mélange sortait je ne sais quelle éloquence étrange et rude, mais imposante par sa grandeur, j’allais dire par son immensité, qui étonne l’esprit et fait taire la critique. C’est sous ce point de vue qu’Érasme, cet érudit si délicat, osait mettre Jérôme au-dessus de Cicéron. Nul écrivain d’ailleurs n’a mieux saisi les vices de son temps : il les analyse et les poursuit tour à tour avec l’observation fine de Théophraste, l’ardente indignation de Juvénal et le comique de Plaute. Son caractère sans doute, et je l’ai déjà remarqué, était ombrageux, irritable, impérieux jusque dans l’affection ; mais un mot de tendresse l’apaisait au milieu de ses plus vives colères. La légende de sa vie, écrite au moyen âge, raconte qu’un jour, au désert de Chalcide, il vit entrer dans sa cellule, l’œil en feu, la gueule béante, un grand lion blessé traînant une de ses pattes que suivait une trace de sang. Jérôme s’en approche, le caresse, étanche sa plaie, et le terrible animal se dévoue à lui comme un esclave : on croirait que dans ce lion légendaire l’écrivain a voulu nous peindre Jérôme lui-même.

Logé chez Marcella, au mont Aventin, le Dalmate se trouva rapproché de cette société de matrones chrétiennes, qu’il avait vue se former au temps de sa jeunesse, et qui pouvait lui fournir maintenant un point d’appui pour ses projets de réforme. Il en connaissait personnellement quelques-unes, toutes le connaissaient par ses lettres, et il fut bientôt l’âme du petit couvent patricien. Ce monde gracieux et éclairé lui plaisait ; on le lui reprocha souvent. « Jérôme, disait-on, s’occupe plus volontiers de l’instruction des femmes que de celle des hommes. — Si les hommes m’interrogeaient sur l’Écriture, je n’aurais pas à parler aux femmes, » répondait-il à ses détracteurs. Marcella fut une de celles qui profitèrent le plus de ces savantes et pieuses relations. « Tout le temps que je restai à Rome, nous dit-il, elle ne me vit jamais sans me faire quelque question sur un point d’histoire ou de dogme, ne se contentant pas, comme les pythagoriciens, de la première réponse venue, et ne se laissant pas tellement imposer par l’autorité qu’elle se rendît sans examen. Souvent même mon rôle changeait en face d’elle, et de maître je redevenais disciple. » Le savoir de Marcella était tellement sérieux que les prêtres ne rougissaient pas de la consulter quelquefois sur des questions d’exégèse obscures ou douteuses. Albine, sa mère, la suivait de loin dans ce goût pour les études sacrées ; les autres membres du conventicule s’en rapprochaient davantage. C’était en somme une savante congrégation de femmes du monde qui pouvaient inspirer de la jalousie et presque de la crainte à plus d’un docteur de Rome.

L’église domestique, comme Jérôme aimait à l’appeler, avait subi la destinée des choses de ce monde ; elle avait gagné et perdu, mais ses accroissemens dépassaient de beaucoup ses pertes. Elle s’était d’ailleurs développée au dehors par la fondation d’établissemens subordonnés, recrutés dans les rangs inférieurs de la population romaine, couvens de vierges ou de veuves, maisons de nouveaux convertis, hommes et femmes, hospices de malades que l’association de l’Aventin protégeait ou dirigeait, sans s’y mêler plus qu’il ne convenait à la condition de ses membres. Tout n’était cependant pas or dans la mine, ni bon grain dans la moisson, et de temps à autre Satan prenait son crible et réclamait pour lui l’ivraie. Plus d’une jeune fille, infidèle à sa vocation, quittait le voile des vierges pour rentrer dans le monde, et même au sein de l’église domestique la fantaisie de se remarier prenait parfois aux veuves, quand elles étaient jeunes et jolies. Il n’y eut pas jusqu’à Furia, la fière descendante de Camille, qui ne méditât une de ces désertions que les amies n’apprenaient qu’avec douleur ; mais pour le moment Furia en était encore aux scrupules. En revanche, la congrégation avait conquis la jeune Eustokhie, fille de Paula, dont je parlerai bientôt avec détail, et Principia, enfant adoptive de Marcella, que le sort réservait à fermer les yeux de sa bienfaitrice au milieu du sac de Rome. Elle eut à pleurer l’année suivante la mort d’une de ses veuves les plus respectées, Léa, qui avait fondé de ses deniers, dans l’intérieur de la ville, une maison de refuge pour les catéchumènes. Enfin l’église domestique voyait toujours avec orgueil la digne matrone Asella partager avec la fondatrice les soins de sa direction. Moins instruite et moins brillante que Marcella, mais plus grave de maintien et plus âgée, elle était considérée par toute la communauté comme une véritable mère. Jérôme ne lui parlait qu’avec les formules du respect filial, tandis qu’il appelait Marcella sa sœur. Une anecdote fera juger de l’estime dont on entourait cette âme simple et candide. On racontait qu’un peu avant la naissance d’Asella, et lorsque sa mère ressentait les premiers symptômes de l’accouchement, son père l’avait vue en rêve mettre au monde, au lieu d’un enfant, une fiole du plus pur cristal remplie de lumière : dans ce songe bizarre, les amis d’Asella se plaisaient à trouver une prophétie.

Des hommes, en petit nombre, mais distingués tous par la naissance ou le savoir, se groupaient autour du cénacle patricien.— C’était d’abord Pammachius, cousin de Marcella, condisciple de Jérôme dans les écoles de Rome, son ancien émule, aujourd’hui son admirateur et son ami. Comme l’amour se mêle toujours un peu à la dévotion, Pammachius s’était épris de la seconde fille de Paula, Pauline, qu’il épousa quelque temps après, et menait alors de front les affaires de la piété et celles de son mariage.— Venaient ensuite Oceanus, Marcellin et Domnion, tous trois non moins que lui attachés de cœur à Jérôme. Oceanus et Marcellin joignirent plus tard une seconde amitié à celle-ci, l’amitié d’Augustin, devenu célèbre, et ils furent assez honnêtes et assez habiles pour les conserver toutes deux, sans offusquer ni l’un ni l’autre de ces amis, qui furent bientôt des rivaux. Oceanus, homme savant fort recherché dans le monde, accompagna plus tard Fabiola à Bethléem, quand Jérôme s’y fut retiré, et honora d’un souvenir fidèle cette femme, à qui de grandes qualités faisaient pardonner ses travers. — Flavius Marcellinus, tribun et notaire impérial, était chrétien rigide autant que magistrat conciliant : un trait de sa vie le peint pertinemment sous ces deux aspects. Délégué en 410 par l’empereur Honorius pour présider à Carthage la grande conférence entre les catholiques et les donatistes, il se vit saluer ainsi par ces turbulens adversaires de l’église : « Quel malheur ! voici l’union qui nous arrive ! » Et en effet l’union se fit. — Domnion était prêtre et d’un âge avancé. Aimable, généreux, instruit, il avait toujours sa maison ouverte aux étrangers, comme sa bourse ouverte aux pauvres : on l’appelait à cause de ses vertus hospitalières le Loth de son temps. Ces quatre hommes, pour ne parler que d’eux, se montrèrent les constans amis, les conseillers et souvent les consolateurs de Jérôme au milieu des tribulations que ne lui ménagea point « Babylone avec son roi Satan : » c’est ainsi que souvent il désignait Rome. « Il y a bien des vieillards et des juges d’Israël, disait-il, que le roi de Babylone tourne et retourne dans sa fournaise ; mais je sais aussi qu’il s’y trouve plus d’une Suzanne qui, par l’éclat de sa pudicité, tresse une couronne à son époux. Quant à moi, je tressaille de joie d’y avoir rencontré, avec Daniel, Ananias, Azarias et Misaël. » C’étaient les quatre amis que je viens de nommer.

Le nom de Mélanie intervenait à chaque instant dans les entretiens de l’église domestique, et parce que presque tous les fidèles de l’Aventin l’avaient connue, et parce que la plupart de ces familles étaient alliées à la sienne. Le récit de ses lointains pèlerinages, où elle déployait un rare courage avec une libéralité plus rare encore, avait fait oublier sa faute ; d’ailleurs son fils Publicola, grandi sous la tutelle du préteur de la ville, était devenu homme, et, sans rancune contre la religion qui l’avait privé de sa mère, il allait épouser une femme chrétienne. On s’extasiait donc sans arrière-pensée sur les aventures de Mélanie, dont plus d’une pieuse matrone enviait le sort. Inspiré par une vieille affection pour la noble Romaine, Jérôme la proclamait une sainte, une autre Thècle, comparant ses mérites à ceux de la fille spirituelle de saint Paul : c’est en ces termes enthousiastes qu’il avait parlé de cette femme étrange dans sa chronique publiée à Constantinople.

La vie de Mélanie effectivement n’avait été, depuis son départ furtif de Rome, qu’une longue suite de fatigues, d’héroïques dévouemens, de traits d’audace à peine croyables. Débarquée en Égypte à la veille d’une persécution ordonnée par Valons contre les catholiques, elle y avait pris part en vaillante chrétienne. Rufin, qui était allé la rejoindre après avoir quitté Aquilée, et s’était fait son compagnon de pèlerinage, l’avait conduite dans les monastères de Nitrie et de la Thébaïde, que Mélanie avait parcourus, conversant avec les plus fameux solitaires, et laissant dans chaque cellule les marques d’une générosité presque royale. Ses immenses revenus, que son intendant lui faisait passer outre-mer, ne suffirent pas longtemps à ses charités, et de temps à autre elle faisait mettre en vente quelque lambeau de son patrimoine : c’est ainsi qu’on avait de ses nouvelles en Occident. Vers l’année 365, l’empereur Valens, mécontent des solitaires d’Égypte, qui ne voulaient pas adopter ses formulaires ariens, envoya des soldats dans le désert pour en expulser ceux qui s’opiniâtreraient à rester catholiques. La plupart le firent, et, chassés de leurs pauvres demeures à grands coups d’épée, ils se dispersèrent dans les parties les moins accessibles de ces grandes solitudes au risque d’y mourir de faim ; mais l’ingénieuse charité des fidèles parvenait à les y retrouver : on leur faisait porter des vivres en cachette, et Mélanie dépensa pour cette sainte entreprise des sommes énormes. Les auteurs de sa vie nous disent qu’elle nourrit jusqu’à cinq mille personnes pendant trois jours. L’indignation des catholiques était au comble, de même que le fanatisme du parti arien, et des troubles populaires agitèrent la ville d’Alexandrie. Arrêtée dans une émeute, Mélanie fut conduite devant le préfet, qui la relâcha.

Cependant les plus qualifiés parmi les solitaires de Nitrie et les plus fermes aussi dans leur foi avaient été mis aux fers, et comme leur présence en Égypte encourageait la résistance, l’empereur ordonna qu’ils fussent transférés à Dio-Césarée, en Palestine, où se trouvaient déjà plusieurs évêques exilés. Au nombre des solitaires ou des prêtres qui allaient être ainsi transportés figuraient deux hommes bien connus en Occident, cet Ammonius et cet Isidore qu’on avait vus à Rome, vers le temps où commencent nos récits, accompagnant l’évêque Athanase dans sa fuite, et visitant en hôtes et en amis la maison d’Albine. Mélanie, durant ses courses à travers l’Égypte, avait été l’objet de leur sollicitude ainsi que des prévenances d’Athanase, mort depuis quelques années. Ils étaient vieux maintenant, du moins Ammonius, et décidés l’un et l’autre à mourir pour la foi consubstantialiste. Isidore, grand-hospitalier d’Alexandrie sous Athanase, venait d’être dépouillé de sa charge ; Ammonius, redevenu moine et abbé de Nitrie, montrait en signe de gloire monastique la place d’une oreille qu’il s’était coupée autrefois pour échapper au danger d’être évêque. Menacé de se voir ordonner de force par ses supérieurs ecclésiastiques, tant on faisait cas de ses vertus, il s’était infligé volontairement cette mutilation, qui, d’après les canons, le rendait impropre au suprême sacerdoce.

Quand la troupe des captifs partit, Mélanie ne voulut abandonner ni les deux saints personnages ni leurs compagnons de martyre, et courut elle-même les attendre à Dio-Césarée. Installée obscurément dans un coin de l’ancienne ville d’Hérode Antipas, aujourd’hui métropole de la Galilée romaine, elle pourvoyait à la nourriture de ses chers prisonniers, s’introduisant chaque jour dans leur prison sous le déguisement d’une esclave. Ses fréquentes visites et les sommes considérables qu’elle distribuait éveillèrent l’attention des officiers de la geôle, qui la dénoncèrent au gouverneur comme un agent des ennemis du prince, en état de révolte contre ses ordres. Elle fut jetée à son tour dans un cachot, et on fit main basse sur son argent. La courageuse femme ne faiblit pas. Du fond de sa prison, elle adressa au magistrat une lettre qui était conçue à peu près en ces termes : « Prends bien garde, clarissime gouverneur, de te laisser abuser, et c’est ce qu’on court risque de faire quand on juge de la réalité par l’apparence. Tu me prends pour une pauvre femme, parce que mes habits sont ceux d’une esclave ; mais je puis, s’il me plaît, revêtir ceux d’une matrone. Servante du Christ devant l’église, je reprends mon rang devant les hommes. Sache donc que je suis noble et patricienne. » Elle détaillait alors complaisamment sa généalogie et celle de son mari, remplies toutes deux de consuls, de préfets du prétoire, de préfets de Rome, et elle ajoutait : « J’ai voulu, homme très illustre, te faire passer cet avis charitable afin que tu apprécies par toi-même si les menaces peuvent- m’effrayer, et si tu n’aurais pas plus tard à te repentir d’avoir touché à ma personne ou à mon bien. »

Le gouverneur profita de l’avis : la famille de Mélanie était puissante et connue dans tout le monde romain. Déjà alarmé de ce qu’il avait fait, non-seulement il ordonna qu’elle fût rendue à la liberté, mais il la combla d’honneurs et voulut qu’on fermât l’œil sur ses visites aux prisonniers. La fière Romaine triomphait. « Vous voyez qu’un grand nom sert à quelque chose, disait-elle en riant à ses amis ; on le lance comme un épervier ou un chien sur l’animal qui veut vous nuire, et c’est à celui-là de se défendre. » Pour le moment, en 383, Mélanie était sous la main de Rufin, qui avait fixé près d’elle son domicile à Jérusalem. Avec la volonté froide et patiente qui distinguait le prêtre d’Aquilée, il avait su enchaîner les élans passionnés et trop souvent irréfléchis qui gâtaient ses grandes qualités. Ils fondèrent ensemble dans la cité sainte deux couvens, l’un d’hommes et l’autre de femmes, où Jérôme plus tard les retrouva. Celui de Rufin était situé sur le mont des Oliviers, du côté de la ville, et fut bientôt peuplé de moines. La communauté de l’Aventin applaudissait à ces succès, et Jérôme tout le premier : il ne se doutait pas que ce couvent des Oliviers serait un jour une citadelle redoutable dressée contre ses plus chers amis et contre lui-même.

Hors de l’église domestique comme au dedans, l’attention se portait alors particulièrement sur la famille de Paula, à qui la destinée réservait le premier rôle dans les aventures religieuses de Rome. J’ai dit dans ces récits mêmes quels étaient l’immense fortune et le rang de cette maison, qui remontait d’un côté aux Scipions et aux Gracques, de l’autre aux rois demi-fabuleux de Sparte et de Mycènes. Veuve à trente-cinq ans du Grec Toxotius, mort récemment, Paula en portait le deuil dans son cœur plus encore que sur ses vêtemens ; sa douleur fut si violente un instant qu’on put craindre pour sa vie. De ce mariage étaient nés six enfans, dont cinq restaient : trois filles mariées ou en âge de l’être, Blésille, Pauline et Eustokhie, une adolescente, Rufina, et un jeune garçon nommé Toxotius, comme son père. À une grande exaltation de sentimens et d’idées se joignaient chez Paula une délicatesse de corps et une mollesse d’habitudes qu’on pouvait dire excessives. Grecque autant que Romaine et élevée au sein d’une opulence qui n’avait point d’égale en Occident, elle avait mené depuis son enfance une vie tout asiatique, presque toujours étendue, et ne marchant qu’appuyée ou plutôt portée sur les bras de ses eunuques. L’exaltation de ses sentimens l’avait garantie des dangers et aussi des propos du monde, quoiqu’elle y fût fort répandue et qu’elle tînt aux relations de société comme à toutes les convenances de son rang : aucune Romaine de ce temps et de cette condition n’avait une réputation plus intacte. Son esprit, plus juste et gracieux que vif, laissait échapper parfois des saillies assez malicieuses ; mais c’était surtout dans la tendresse et la dignité de l’âme qu’elle puisait sa distinction morale. Toutefois cette femme qu’on eût jugée faible, et qui pliait volontiers sous le joug, de l’amitié, retrouvait une force invincible pour résister à la tyrannie ou aux calculs intéressés de ses proches. Son instruction était étendue et solide ; elle parlait le grec comme un des idiomes de sa famille et savait l’hébreu assez bien pour lire dans l’original et chanter les psaumes de David, ce qui était l’occupation favorite des chrétiens de ce temps.

Trois de ses filles, comme je l’ai dit, faisaient partie de l’église domestique, Blésille, Pauline et Eustokhie. Tout entière aux soins de son prochain mariage avec Pammachius, on peut le croire du moins, Pauline ne jouait qu’un rôle très secondaire dans les affaires religieuses de sa famille, et pour le moment nous ne nous occuperons que de ses sœurs, en commençant par la seconde.

Eustokhie, à laquelle, pour plus de correction, nous restituerons son nom grec d’Eustokhion (Eustochium dans l’orthographe latine), semblait avoir puisé dans ce nom, qui signifiait raison et règle, la trempe de son caractère et la conduite de sa vie. À peine âgée de seize ans, elle était un modèle de volonté calme et réfléchie, de constance et au besoin d’opiniâtreté dans ses résolutions. Ce que Paula faisait par impétuosité de sentiment ou par instinct était chez Eustochium la conséquence d’un raisonnement ou l’accomplissement d’un devoir ; l’éducation avait d’ailleurs développé comme à plaisir les germes de stoïcisme chrétien innés dans le cœur de cette jeune fille. Confiée tout enfant à Marcella, qui l’avait élevée près d’elle, et dans sa chambre même, elle y avait respiré une atmosphère sereine et paisible qui ne régnait pas toujours dans l’appartement de Paula. Une aventure qui fit alors grand bruit dans cette société patricienne mi-chrétienne et mi-polythéiste nous la peindra tout entière.

Elle avait annoncé de bonne heure l’intention de ne se point marier et de prendre, sous la direction de Marcella, l’habit des vierges ; c’était le premier exemple de ce genre qu’eût donné une fille de son rang : aussi refusa-t-on d’y croire jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’adolescence. La vocation persistant, le monde poussa de grands cris, la parenté s’émut, on blâma la mère, on réprimanda la fille, on essaya près d’elle les caresses et les menaces ; mais l’arrêt était irrévocable, Eustochium le voulait. Elle avait une tante, sœur de son père, nommée Prétextata, païenne zélée et femme d’un homme qui l’était encore plus, Hymétius, vicaire de Rome sous Julien, puis relégué dans une île de la côte de Dalmatie pour avoir fait une consultation magique sur la tête de l’empereur chrétien Valentinien Ier, et enfin rentré de l’exil après la mort de ce prince. Ces deux fanatiques voyaient dans le projet de leur nièce une honte pour leur nom, et presque un sacrilège dont ils seraient comptables à leurs dieux, s’ils ne parvenaient à l’empêcher. Ayant échoué dans les avertissemens et les prières, ils recoururent à une arme qu’ils supposaient plus efficace sur l’esprit d’une jeune fille qui n’avait point vu le monde, à la coquetterie féminine. Un petit complot est monté, et, d’accord avec d’autres païens, ils invitent Eustochium à venir chez eux. Elle arrive en effet, mais à son entrée dans l’appartement de Prétextata des femmes apostées la saisissent, lui enlèvent ses habits de laine, déploient ses longs cheveux qu’elles tressent et frisent à la mode la plus nouvelle, lui peignent les yeux, la bouche et le cou, la couvrent de bijoux et lui font revêtir des vêtemens de soie magnifiques. On ne manqua pas sans doute de la conduire de miroir en miroir pour lui faire admirer sa beauté, et probablement encore il n’y eut qu’un cri d’admiration de la part de Prétextata et de ses amis. Eustochium obéit à tout, écouta tout avec son calme habituel, et quand l’heure fut venue de rentrer chez Marcella, elle reprit sa robe de bure et. partit. On comprend quelle inquiétude éprouvait en cet instant l’église domestique ; mais elle eut bientôt lieu de se rassurer, rien ne changea dans les pratiques d’Eustochium ; son ardeur pour la vie monastique ne parut aucunement altérée : le fard n’avait pas été jusqu’à son cœur.

Moins de dissemblance existait entre Paula et sa fille aînée Blésille, comme elle faible de corps et présentant, comme elle, un mélange de défaillances d’âme et d’exaltation ; mais, tandis que chez la première l’activité de la vie se concentrait au dedans par la dévotion et l’amour, chez l’autre elle s’éparpillait au dehors en vaines agitations et en plaisirs. Veuve après sept mois d’un mariage qui n’avait pas été sans soucis et ayant à peine vingt ans, Blésille rejetait avec obstination toute idée de se remarier, au moins pour le moment. Ce n’était pas, comme chez sa sœur, désir de retraite et goût des pratiques ascétiques, bien au contraire : elle voulait vivre pour elle-même et oublier son mariage plutôt que pleurer son mari. Le temps qui s’écoulait entre une première et une seconde union était pour les jeunes veuves romaines une époque pleine de dangers qu’elles ne traversaient que sous les traits de la médisance et de l’envie, mais qu’elles ne cherchaient point à abréger. Elles jouissaient du veuvage, c’est le mot d’un contemporain. Aussi l’état de veuve mondaine était-il un objet d’observations et de critiques de la part des moralistes, surtout des moralistes chrétiens. Ils y distinguaient quatre périodes qui avaient chacune son cachet particulier. La première était celle du deuil. Dès que le défunt était clos et scellé au fond du monument, la veuve, selon eux, courait à son miroir pour étudier quels fards et quelle nature de pierreries convenaient le mieux à la douleur. Peu à peu les teintes foncées disparaissaient ; la soie venait, les tresses d’or, les perles : c’était la seconde période ; mais le désespoir reparaissait par intervalle sous des formes tellement affectées, qu’on pouvait lire la joie à travers les larmes. La troisième période était celle des plaisirs bruyans, que rien ne déguisait plus ; la quatrième, celle des secondes noces. Décidée à prendre un nouveau mari, la veuve ne le prenait pas pour obéir comme la première fois, mais pour commander : l’indépendance lui était devenue chère ; ce qu’elle voulait, ce n’était plus un maître, mais un sujet. Aussi la voyait-on souvent choisir un homme sans fortune pour le dominer plus complètement, lui imposer tous ses caprices, lui mettre un bandeau sur les yeux quand il lui plaisait, sauf à le chasser de chez elle, comme un esclave, s’il osait non se révolter contre ses déréglemens, mais ouvrir seulement la bouche pour se plaindre. — Jérôme, à qui nous devons cette peinture, a soin de nous rassurer sur le compte de Blésille : elle était légère, ardente au plaisir, amoureuse de la toilette, elle vivait devant son miroir ; mais sa conduite n’avait jamais donné lieu à aucun scandale, c’est le rigide censeur qui l’affirme.

Au plus fort de ces dissipations, on vit sa santé s’altérer, une fièvre qu’aucun remède ne put dompter la consumait sans relâche comme un feu intérieur. Au bout d’un mois, ses forces étaient épuisées, et les médecins pronostiquaient sa fin prochaine. Il se passa alors une chose que son biographe laisse enveloppée d’une incertitude mystérieuse ; il paraît néanmoins qu’une nuit, pendant qu’elle veillait, pensant aux erreurs de sa vie, elle crut voir Jésus s’approcher de son lit, lui toucher la main, et lui dire, comme autrefois, à Lazare : « Lève-toi et sors ! » Et il lui sembla aussi que, se levant en sursaut et marchant, elle était allée se placer à table auprès du Sauveur. Ce qui est certain, c’est qu’une crise salutaire s’opéra en elle durant cette nuit, que ses forces revinrent, et que bientôt elle put se lever. Blésille se crut guérie miraculeusement, et ses amis le crurent comme elle. Désireuse de consacrer désormais sa vie au Dieu qui l’avait retirée de la mort, et voulant sortir aussi « du sépulcre du siècle, où elle gisait depuis si longtemps sous le linceul des richesses et des plaisirs » (c’était le langage chrétien du temps), elle renonça au monde pour prendre la vie religieuse : elle changea d’habits, de façon de vivre, d’entourage. Jérôme nous la représente ramassant avec une amère volupté ce qu’elle possédait de robes, de bijoux, de tissus de soie brochés d’or, et en faisant un paquet qu’elle vendit au profit des pauvres. Sa conversion, comme on l’appelait, fut un grand événement, qui mit sa famille en courroux, étonna fort les gens du monde et remplit de joie les fidèles de l’église domestique. Jérôme entonna le cantique d’allégresse, qu’il mêla peut-être un peu trop d’attaques et de défis à la parenté païenne ou mondaine de la convertie. Il le fit dans une lettre à Marcella qui courut bientôt toutes les maisons de Rome, et servit d’édification aux uns, de cause ou de prétexte de récrimination aux autres.


« Il vient de se passer, disait-il, une chose qui offusque étrangement le monde : Blésille a pris un vêtement de couleur sombre ! Quel scandale ! Comme si Jean-Baptiste le précurseur, proclamé par Jésus lui-même le plus grand d’entre les enfans des femmes, avait scandalisé l’univers en portant un habit de poil de chameau et une ceinture de peau de mouton ! Blésille rejette de sa table les mets succulens et recherchés : c’est un autre scandale ! Comme si le précurseur ne s’était pas nourri de sauterelles !… Ah ! les femmes qui scandalisent les chrétiens, moi je les signalerai : ce sont celles qui se barbouillent de rouge et de noir les joues et les yeux, celles dont les faces de plâtre, trop blanches pour des faces humaines, nous font penser aux idoles, celles qui ne peuvent pas verser une larme sans qu’elle creuse un sillon sur leurs joues, celles à qui le nombre des années ne peut enseigner qu’elles vieillissent, qui se construisent une tête avec les cheveux des autres et se fourbissent une tardive jeunesse par-dessus leurs rides, celles enfin qui se comportent en petites filles timides devant le troupeau de leurs petits-fils : voilà les femmes qui nous scandalisent, nous chrétiens, et voici celles que nous vénérons.

« Notre chère veuve autrefois ne quittait pas son miroir, cherchant tout le jour ce qui lui manquait pour plaire ; maintenant elle répète avec confiance ces mots de l’apôtre : « Relevant la face vers le Seigneur pour contempler sa lumière, nous sommes transformés en son image, de gloire en gloire, par l’esprit de Dieu. » Autrefois une armée de servantes n’était occupée qu’à disposer ses cheveux ; sa tête innocente était torturée sous l’étreinte des bandeaux et la boucle des mitres : elle sait maintenant qu’un voile suffit. Autrefois elle accusait de dureté jusqu’à la mollesse des plumes, et à peine pouvait-elle dormir sur des lits hauts comme des maisons : elle couche à présent près de terre, et, la première levée pour prier, donnant aux autres de sa voix argentine le ton de l’Alléluia, elle est la première à louer son Dieu. Ses genoux délicats pressent la terre nue, et des larmes abondantes lavent sur ses joues ce qui restait des anciens fards. Les vêtemens de soie éclatans ont fait place sur elle à une simple tunique de couleur rousse ; des brodequins communs succèdent aux chaussures dorées, dont le prix sert à nourrir les pauvres, et, au lieu d’une ceinture plaquée d’or et de pierres précieuses, un simple cordon de laine pure serre sa robe sans la couper. Que si quelque scorpion, quelque serpent à la voix mielleuse, veut lui persuader de retourner au fruit défendu, elle l’écrase d’un anathème comme de son talon, et lui crie, pendant qu’il se débat mourant dans la poussière : « Arrière, Satan ! »


Les parens de Blésille et de Paula ne se méprirent pas sur cette dernière allusion, et n’attendirent que le moment de se venger. Les gens du monde, tièdes chrétiens ou païens, ne virent aussi dans la lettre de Jérôme qu’une critique publique de leur vie. Quant à lui, devenu le père de la convertie, en esprit et en charité, comme il s’exprime lui-même, il s’attacha à former son intelligence aussi bien que son âme. Blésille et Eustochium étaient « ses apprenties. » Il lut le livre de l’Ecclésiaste avec la première pour la confirmer dans le mépris des vanités terrestres. Blésille possédait, comme toutes les femmes de sa famille, beaucoup d’instruction et une rare facilité pour les langues. Quand elle parlait grec, on doutait qu’elle fût Romaine, et quand elle prononçait le latin, on eût vainement cherché dans sa parole la trace d’un accent qui ne fût pas le plus pur accent du Latium. À ces deux langues, elle voulut joindre l’hébreu, et en peu de semaines elle parvint à lire et à comprendre passablement les psaumes. Ce fut une grande joie pour tous quand on la vit unir son chant à celui de sa mère et de sa sœur dans les mélodies du roi-prophète, sous les lambris de l’église domestique. Ainsi la communauté faisait des conquêtes illustres, et l’esprit de réforme, introduit au sein de familles puissantes, commençait à se flatter d’une victoire prochaine : un orage subit vint ébranler toutes ces espérances et troubler la sérénité de Jérôme.


IV

Les idées monastiques, partout où elles s’implantaient, amenaient avec elles le débat de deux questions qui étaient dans leur essence même, savoir : la question de prééminence entre la vie solitaire et la vie pratique du siècle et celle du célibat religieux, ou, suivant la formule chrétienne, de la virginité opposée au mariage. Délicate en tout pays du monde, cette dernière question l’était particulièrement à Rome, où les mœurs traditionnelles glorifiaient le mariage, où la fécondité des femmes avait passé jadis à l’état de vertu publique, où les lois enfin punissaient comme un délit social le célibat des hommes. Ces lois, il est vrai, avaient perdu leur force sous les empereurs chrétiens, mais l’esprit qui les avait dictées n’était pas éteint dans la ville aux sept collines : il vivait au foyer des maisons patriciennes, avec ce qui restait des institutions de la famille et du respect des ancêtres. Le monachisme, qui s’appuyait sur le célibat, devait donc trouver pour son premier, et plus ardent adversaire à Rome la classe patricienne ; il rencontrait ensuite le clergé, qui, en partie marié, en partie livré au désordre des femmes sous-introduites, était disposé à prêter main-forte aux vieux Quirites, pour repousser des principes qui le gênaient.

On devait donc s’attendre qu’un jour ou l’autre un débat sérieux éclaterait devant ; le public, car les esprits s’animaient des deux parts, et d’un camp à l’autre on se jetait, suivant l’usage, des accusations et des injures. Au reste, la question du célibat intéressant tout le monde, tout le monde s’en mêla, les femmes comme les hommes, les païens comme les chrétiens, les laïques comme les prêtres et les moines. Ce fut bientôt un sujet habituel de discussion jusque dans les carrefours, où des controversistes en plein vent traitaient ces difficiles matières avec une franchise de termes et une hardiesse d’analyse devant lesquelles reculeraient notre langue et nos mœurs. Deux hommes se signalèrent entre tous dans cette guerre aux idées monastiques par la virulence et le caractère de leurs attaques contre le célibat : l’un était laïque et se nommait Helvidius ; l’autre, appelé Jovinien, était un moine renégat d’un des couvens de Rome. Helvidius venait de publier un livre que préconisaient avec fracas les ennemis des moines et les adversaires de Jérôme ; Jovinien en préparait un autre qui ne parut que plus tard, et en attendant il remplissait la ville de ses prédications et de ses disputes théologiques.

Fort ignorant dans la science sacrée, et ramassant à droite et à gauche chez les hérétiques de fausses traditions ou des interprétations de textes repoussées par l’église, non moins ignorant dans les lettres profanes, et écrivain barbare malgré ses prétentions à singer Symmaque, Helvidius, avec assez d’audace, portait la hache à la racine de l’arbre. Pour combattre les mérites de la virginité, il niait celle de Marie, au moins depuis la naissance du Sauveur. Armé de certains passages des Évangiles et de l’apôtre Paul, il prétendait que la mère de Jésus, après l’avoir mis au monde, avait eu de Joseph, son mari, quatre fils et un plus grand nombre de filles. Le sens qu’il attachait à ces textes avait été condamné par l’église dès les premiers temps du christianisme : Helvidius le reprenait sans nouvelle démonstration, et, partant de là comme d’un fait reconnu vrai, il raisonnait de la manière suivante : si la virginité était un mérite devant Dieu, Marie l’aurait gardée jusqu’à sa mort, et de ce qu’elle ne l’a pas gardée, il résulte que non-seulement le célibat et la viduité perpétuelle ne sont pas un mérite aux yeux de Dieu, mais tout au contraire un démérite, puisque l’observation du célibat, qui viole d’ailleurs la loi de nature, n’est pas moins contraire à l’esprit du Nouveau Testament qu’aux préceptes formels de l’Ancien. La conclusion était sans doute qu’il fallait dissoudre les congrégations de moines et de moinesses et forcer les filles à se marier. Il y avait dans tout ce livre un ton si audacieux, la science en était si misérable, le style si incorrect, que Jérôme d’abord ne le jugea pas dangereux ; cependant, comme il faisait rire les païens et réjouissait secrètement les ariens, qui voyaient dans le rabaissement de la mère du Christ un amoindrissement à sa divinité, il céda aux prières de ses amis et prit la plume pour répondre.

L’ancien moine Jovinien semblait s’être donné systématiquement la tâche de contraster avec lui-même. Longtemps on l’avait vu courir les rues de Rome, pieds nus dans la plus froide saison, la chevelure hérissée et sale, à peine couvert d’un sayon en guenilles, les joues livides et caves, et tellement exténué par les jeûnes qu’il tombait d’inanition au coin des rues. Il était alors le modèle des austérités excessives. Tout à coup son teint refleurit ; il devint gras et dispos, ne porta plus que des habits élégans, abattit son énorme crinière, se fit peigner, friser, parfumer, et se nourrit abondamment des meilleurs mets, car il possédait un riche patrimoine. On le vit aussi hanter assidûment les maisons des dames. Ce changement de vie répondait à un changement de doctrine. Jovinien avait découvert que le mérite des actions humaines est dans l’intention vis-à-vis de Dieu, et que le reste est indifférent, qu’ainsi on pouvait manger de la viande de telle espèce et en telle quantité qu’on voulait, pourvu qu’on rendît grâce à Dieu, qui avait créé les animaux pour la nourriture de l’homme. Le même raisonnement s’appliquait à des questions plus délicates, et par exemple il mettait le mariage de pair avec la virginité : les mérites, disait-il, étaient égaux en tout, si les intentions étaient bonnes. Il accusait en revanche les partisans de l’abstinence et du célibat d’être des impies, de vrais manichéens, qui condamnaient Dieu dans les biens de ce monde, comme si la création eût été l’œuvre d’un mauvais esprit. Cette doctrine convenait fort à une grande partie du clergé romain, dont elle approuvait et sanctifiait en quelque sorte les déréglemens ; par malheur pour Jovinien, il y mêla des propositions qu’aucun catholique ne pouvait accepter. Ainsi le moine apostat soutenait l’égalité des fautes comme terme corrélatif à l’égalité des mérites, principe stoïcien introduit jadis dans le christianisme par Montanus et anathématisé par l’église. Il professait en outre l’impeccabilité de l’homme régénéré par le baptême, prétendant que le chrétien, né à une vie nouvelle et innocente, ne pouvait plus pécher par sa propre volonté, mais seulement par les suggestions du démon, doctrine perverse qui détruisait la responsabilité morale dans les actes humains.

L’énormité de ces dernières propositions effraya le clergé et le retint sur la pente où Jovinien l’entraînait ; toutefois le reste de sa doctrine eut un effet immédiat sur les ecclésiastiques des derniers rangs et parmi les femmes affiliées à l’église. Plus d’une diaconesse en prit texte pour se raffermir dans des habitudes contre lesquelles s’élevaient justement tant d’évêques et de conciles. Des vierges, désertant leurs couvens, se jetèrent à corps perdu dans le monde pour s’y marier ou faire pis ; la plupart, il est vrai, étaient vieilles et laides, si nous en croyons Jérôme, et elles ne rencontrèrent pas ce qu’elles cherchaient. Il nous signale parmi les ecclésiastiques zélateurs ardens de Jovinien un moine encore jeune, bien frisé, bien parfumé, chaussé à l’étroit, drapé comme un mime, qui venait l’apostropher sur les places et ouvrir avec lui des discussions dans lesquelles il était censé le battre, puis courait raconter dans les maisons patriciennes les triomphes de son éloquence. « A qui en veut ce joli petit moine avec sa troupe de clercs aux cheveux bouclés ? écrivait-il à un de ses amis. Pourquoi revient-il toujours à la charge pour se retirer couvert de mes crachats ? Qu’a-t-il donc pour aller me déchirer entre les fuseaux et les corbeilles des jeunes filles, et dénigrer la chasteté jusque dans la chambre à coucher des femmes ? »

La réponse au livre d’Helvidius parut en l’année 383, probablement vers le milieu, et causa un grand émoi par des raisons que j’exposerai tout à l’heure. Quant à l’interprétation des passages empruntés aux évangélistes et à saint Paul, Jérôme, avec sa double connaissance des mœurs juives et des textes hébraïques, démontre victorieusement comment, au sein d’une même famille, les titres de frère et sœur étaient appliqués, dans le langage habituel des Juifs, aux collatéraux les plus proches, et à ce propos il fournit de curieux détails sur les diverses Maries qui figurent dans l’Évangile comme les fidèles compagnes du Christ durant sa passion, et qu’Helvidius se plaisait à confondre. Il tire aussi un merveilleux parti de cette scène sublime du Calvaire, où Jésus, voyant du haut de la croix sa mère « abandonnée et veuve de lui, » la confie au disciple bien-aimé par ces touchantes paroles : « Femme, voilà votre fils ! » — « Puis, ajoute l’évangéliste, il dit au disciple : « Voilà votre mère ! » et depuis cette heure-là le disciple la prit chez lui. » — Tout cela se comprendrait-il si Jésus avait eu les frères et les sœurs que lui prête Helvidius ? Mais bientôt Jérôme s’anime ; il s’étonne, il rougit d’avoir à donner de telles explications à des chrétiens. « Écoute, dit-il à son adversaire de ce ton d’ironie qu’affectionnait sa polémique, écoute, toi qui ne sais rien et qui parles de tout, je veux pourtant t’apprendre quelque chose. Il y eut autrefois à Éphèse un homme amoureux de la gloire ; cet homme un jour saisit une torche allumée et incendia le temple de Diane. Comme personne ne l’avait aperçu, il courut sur la place publique, armé de son flambeau encore fumant, et se mit à crier : « C’est moi qui l’ai fait ! » Les magistrats surpris l’interrogent ; ils lui demandent la raison de ce sacrilège, et cet homme leur répond : « Ne pouvant me distinguer par le bien, j’ai voulu me faire connaître par le mal. » — Toi, Helvidius, tu es mille fois plus coupable qu’Érostrate, car tu as approché la flamme du temple où s’est formé le corps de ton Dieu ; tu as profané le sanctuaire du Saint-Esprit ! » C’est ainsi que Jérôme illuminait par des éclairs d’éloquence les plus obscures discussions de l’exégèse et du dogme.

Cette partie de la réponse ne pouvait soulever aucune critique, mais on attendait à la question du mariage le réformateur rigide, l’importateur passionné des idées cénobitiques. Jérôme l’aborda de front, comme il faisait toujours de tout. Suivant lui, le mariage était de l’ancienne loi, la virginité de la nouvelle. L’ancienne loi, qui avait dit : « Croissez et multipliez ; » qui promettait à Abraham une descendance plus nombreuse que les étoiles du ciel et les sables de la mer, qui enfin lançait cet anathème par la bouche d’un prophète : « Malheur à la femme stérile, parce qu’elle ne laissera pas de postérité dans Israël ! » l’ancienne loi tendait au progrès matériel du peuple de Dieu, la nouvelle tend à son progrès spirituel. C’est la nouvelle qui a dit par la bouche de l’apôtre, vase d’élection : « Celui qui n’est pas marié pense aux choses de Dieu ; celui qui est marié pense à sa femme et aux choses qui sont du monde. La femme non mariée et la vierge pensent aux choses qui sont de Dieu, afin d’être saintes de corps et saintes d’esprit. » La distinction établie par ces paroles entre la femme et la vierge est nette et bien tranchée : chez la vierge, le sexe s’efface, elle en perd jusqu’au nom. Son Dom est celui-ci : « sainte de corps et sainte d’esprit, » sainte d’esprit assurément, car qu’importerait que le corps fût pur, si le cœur était souillé ?

Il développait ainsi cette doctrine :


« Oui, celle qui est mariée pense aux choses du monde, elle veut plaire à son mari ; celle qui ne l’est pas veut plaire à Dieu. Croit-on en vérité que ce soit la même chose pour une chrétienne de dompter son corps par le jeûne, de s’humilier jour et nuit dans la prière aux pieds de Dieu, ou de se fabriquer un visage en attendant un homme, de s’étudier à une démarche molle, à des attitudes voluptueuses, d’affecter des airs caressans ? La première fait tout pour paraître moins belle et voiler des grâces qu’elle méprise, voilà son fard ; la seconde se fait peindre devant un miroir, et au mépris de son créateur elle veut être plus belle que Dieu ne l’a voulu. Telles sont les conséquences du mariage. Puis ce sont des enfans qui crient, une famille qui tapage, des marmots qui vous barbouillent de baisers et se pendent à votre cou, au risque de vous étrangler.

« Ce sont aussi des dépenses sans fin. On passe son temps à faire des comptes, et il faut avoir la bourse toujours ouverte. Je vois ici la troupe des cuisiniers qui, le vêtement retroussé comme des soldats en campagne, hachent et pétrissent les viandes ; là-bas, c’est le camp des fileuses où l’on babille, à vous assourdir les oreilles. Tout à coup on annonce l’arrivée de l’époux suivi de ses amis. La femme alors parcourt, comme une hirondelle, tous les recoins de la maison ; elle examine si le lit est bien fait, si le pavé est proprement balayé, si les coupes du festin sont ornées de fleurs, si le dîner s’apprête… Répondez-moi, je vous prie, qu’y a-t-il dans tout cela qui soit une pensée à Dieu ? Et ces maisons-là seraient heureuses ! Non, non ! la crainte de Dieu est absente là où le tambour bat, où la flûte siffle, où la lyre fredonne, où la cymbale éclate. Le parasite met sa gloire à braver l’honnêteté pour divertir celui qui le convie. Les victimes publiques de la débauche ont aussi leur place dans les festins : elles y apparaissent presque nues, sous des vêtemens. qui n’en sont pas, et s’étalent honteusement à des regards impudiques. Quel parti prendra la malheureuse épouse au milieu de ces orgies ? Elle n’en a que deux à choisir : se complaire dans une pareille vie et y périr, ou bien s’en offenser et mettre la discorde dans son ménage. Après la guerre intestine viendra le divorce. Et s’il existe une maison exempte de ces désordres (oiseau bien rare en vérité), restent toujours les soucis d’une administration domestique, l’éducation des enfans, les relations du mari, la correction des esclaves… Oh ! quel bon moyen de penser aux choses de Dieu ! »


Jérôme ajoutait ces paroles : « Les nécessités de l’ancienne loi ont passé, et d’autres temps sont venus, dont l’Écriture a pu dire : « Malheur à celles qui enfanteront et allaiteront dans ce jour-là ! » Ainsi le veut la succession des choses. La forêt croît pour être coupée, le champ est semé pour qu’on le moissonne ; le monde est plein, et la terre ne nous contient plus. Chaque jour, la guerre nous décime, les maladies nous enlèvent par milliers, les naufrages nous engloutissent, et nous nous querellerions encore pour des frontières ! Les élus, dans ces sombres jours, sont ceux qui suivent l’Agneau et qui paraîtront devant lui sans avoir souillé la blancheur de leur vêtement : ce sont ceux qui seront restés vierges. » Il y avait dans ces paroles une sinistre prophétie qui se lisait d’ailleurs au front de cette société maladive : la fin prochaine des anciennes conditions où le monde avait vécu jusqu’alors ; mais quels remèdes proposait-on pour retarder le dénoûment !

Cette satire de la vie conjugale excita contre Jérôme beaucoup de clameurs : il eut beau expliquer qu’il n’attaquait point l’institution en elle-même, mais qu’il était libre de préférer le célibat comme plus conforme à la perfection évangélique ; on le tint pour un adversaire déclaré du mariage. Sa réponse à Jovinien, qui n’était sans doute qu’un reflet de ses discussions orales, ne contribua pas à faire tomber l’accusation. « On m’impute à crime d’avoir dénigré le mariage, y disait-il, je ne le dénigre pas, je l’approuve, parce que saint Paul l’a approuvé. Je l’approuve surtout parce que c’est de lui que viennent les vierges, et que sans mariage il n’y aurait pas de célibat. » Cette défense ironique causa plus d’émotion qu’une attaque directe ; ses amis s’alarmèrent de l’orage qui s’amoncelait de plus en plus ; ils supplièrent Jérôme de se rétracter, et Pammachius insistait, à son insu peut-être, par la pensée de Pauline : Jérôme crut les satisfaire en protestant de ses bonnes intentions conformes aux Écritures, mais il ne renia point sa doctrine.

S’il pensait ainsi des premières noces, comment traitait-il les secondes ? C’est ce qu’on verra dans l’extrait suivant d’une lettre qu’il adressait un peu plus tard à Furia au sujet du second mariage que projetait cette infidèle amie des pieuses, veuves de l’Aventin, et sur lequel elle le consultait en lui déduisant ses raisons :


« Les jeunes veuves que tourmente l’idée d’un second mariage et qui, après avoir essayé du Christ, méditent un timide retour vers Satan, vous tiennent cauteleusement ce langage : « Mon pauvre petit patrimoine périt tous les jours, l’héritage de mes ancêtres se dissipe, mon esclave m’a parlé insolemment, ma servante se rit de mes ordres. Qui comparaîtra pour moi devant les magistrats ? Qui s’occupera de payer la contribution de mes terres ? J’ai de petits enfans : qui les instruira ? Qui élèvera les esclaves nés dans ma maison ? »

« Voilà ce qu’elles disent, et elles nous donnent précisément pour motifs d’un second mariage ce qui devrait les en détourner. Une mère qui se remarie apporte à ses enfans non pas un nourricier, mais un ennemi, non pas un père, mais un tyran. Entraînées par le caprice du plaisir, elles oublient le fruit de leur sein : J’épouse d’hier essuie ses larmes, l’épouse d’aujourd’hui se pare et s’attife au milieu de ses petits enfans, ignorans de leur misère. Que me parles-tu de l’insolence de tes valets pour justifier ton mariage ? Allons donc, sois franche : on se marie pour prendre un mari, et quand ce n’est pas l’amour qui vous y pousse, on se prostitue pour avoir du bien. Le but du mariage est de donner naissance à des enfans : ou tu en as, ou tu n’en as pas de l’on premier mari ; si tu en as, le but est rempli ; si tu n’en as pas, il y a grande raison de croire que tu n’en peux pas avoir : pourquoi donc dans ce cas ne pas préférer la chasteté à un espoir incertain ?…

« Fais-toi donc un contrat de mariage pour que bientôt le nouveau mari t’oblige à faire ton testament ! Tu n’as pas d’enfans, et il veut ton bien. Le voilà qui simule une maladie grave et te lègue tout ce qu’il possède, à la condition que tu en fasses autant ; mais il revit, et tu meurs. Si, ayant des enfans du premier mariage, tu en as aussi du second, voilà la guerre dans ton logis, où se livre un combat domestique sans paix ni trêve. Ceux que tu as mis au monde, tu ne pourras les aimer librement, également. Le second mari enviera les caresses que tu fais aux fils du premier ; il détestera le mort, et si tu ne hais pas les enfans, il te reprochera d’aimer toujours le père. Au contraire, si c’est lui qui a des enfans d’une première femme, oh ! tu peux être la plus douce des mères, te voilà condamnée à n’être jamais qu’une marâtre. Les comédies, les pantomimes, tous les lieux communs de la rhétorique et de la satire vont fondre sur toi. Ton beau-fils est languissant ? il a mal à la tête ? Te voilà perdue, tu l’as empoisonné. Refuse-lui de la nourriture pendant qu’il est malade, on criera que tu veux le faire mourir de faim ; si tu lui en donnes, c’est bien pis. Explique-moi, Furia, quelle compensation un second mariage peut apporter à tant de maux. »


L’effet produit par la réponse à Helvidius et la lettre à Marcella sur la conversion de Blésille était encore dans toute sa force, quand Jérôme fit paraître le plus célèbre et le plus agressif de ses ouvrages polémiques, la fameuse lettre à Eustochium sur la garde de la virginité. C’était un traité destiné à confirmer cette pieuse fille dans le choix qu’elle avait fait du célibat religieux, en lui présentant sous des couleurs saisissantes les dangers et les vices du siècle, soit dans le monde ecclésiastique, soit dans le monde laïque ; c’était surtout un cadre où il voulait peindre d’après nature les adversaires de sa personne, de ses idées ou de l’église domestique que la haine essayait déjà de confondre avec lui. Tous ont leur place dans cette galerie : faux prêtres, faux moines, fausses vierges, fausses dévotes, hypocrites du monde, hypocrites du clergé, et leurs portraits sont tracés avec une vérité, une verve et souvent un comique qui n’avaient pas été dépassés avant lui. On pourrait à l’aide de ces tableaux reconstituer toute la haute société romaine au IVe siècle, principalement dans les rangs chrétiens. Ce fut un grand acte de courage, mais peut-être aussi d’imprudence, quelque justification qu’il puisse trouver dans la violence même des attaques. Jérôme disait dans son langage plein d’allusions bibliques « que la chaudière mystérieuse vue par Jérémie du côté de l’aquilon (chaudière des persécutions du monde contre les saints) commençait à chauffer contre lui : » c’était vrai ; mais la lettre à Eustochium la fit bouillir à gros bouillons et plus qu’il n’aurait voulu peut-être.


« Chère Eustochium, lui dit-il, ma fille, ma dame, ma compagne, ma sœur, ma fille par ton âge, ma dame par l’on mérite, ma compagne par nôtre commune profession de servir Dieu, ma sœur par les liens de la charité,…

« Fuis ces vierges qui sous l’enseigne de leur sainte profession attirent à leur suite, par des regards dérobés, un essaim de jeunes gens : elles méritent d’entendre à leurs oreilles ces paroles du prophète : « Vous avez le front d’une femme débauchée, et vous ne savez pas ce que c’est que rougir. » N’avoir sur ses habits que quelque petit filet de pourpre, se coiffer négligemment afin de laisser pendre ses cheveux, porter des chaussures communes, des manches courtes et serrées, une écharpe douleur d’hyacinthe qui voltige sur les épaules au gré du vent, affecter la nonchalance et la mollesse dans sa démarche, voilà en quoi consiste toute leur virginité. Qu’elles aient leurs admirateurs et s’attirent tant qu’il leur plaira les louanges de certaines gens, afin que sous le nom de vierges elles mettent à plus haut prix leur innocence ! Nous ne cherchons pas l’estime de tout ce monde, et nous nous consolons de ne pas l’avoir.

« Il y a aussi des vierges qui en ont pris le costume et l’état par répugnance prétendue pour la servitude du mariage : elles ont tort ; mieux vaut se marier que brûler, l’apôtre l’a dit. Ces vierges et les veuves qui leur ressemblent circulent, oisives et curieuses, dans les maisons des matrones. Sans pudeur au front, sans retenue aux lèvres, elles laissent loin derrière elles les parasites de comédie ; chasse-les de ta présence comme des pestiférées, car le poète comique a raison : « les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs. » Celles-là n’ont souci, que de leur corps ; elles répètent perpétuellement aux femmes : « Ma petite chatte[3], usez donc de ce qui est à vous, et vivez tant que vous avez encore à vivre. Est-ce pour vos enfans que vous gardez tout cela ? » Ces vierges-là sont adonnées au vin, et l’ivrognerie, est encore le moindre de leurs vices ; elles ne savent que faire, conseiller, insinuer le mal…

« Je ne saurait dire sans rougir, tant la chose est criminelle et honteuse, si vraie qu’elle soit pourtant, comment s’est introduite dans l’église la peste des[4], d’où est venu cet étrange nom d’épouse sans mariage, ce nouveau genre de concubines, ou, pour parler plus nettement encore, cette classe de prostituées d’un seul homme. Elles cohabitent avec des clercs, et n’ont à deux qu’une seule maison, une seule chambre à coucher, souvent même un seul lit, : et si nous y trouvons à redire, on nous accuse d’être soupçonneux. Le frère ecclésiastique se sépare de sa sœur, qui fait, vœu de virginité ; la sœur vierge dédaigne son frère, qui vit dans le célibat, et cherche ailleurs un autre frère. Ils jouent ce jeu sciemment, et, feignant de suivre la même vocation, ils vont demander à des étrangers ce qu’ils appellent : « les consolations spirituelles. » C’est de ces gens-là que Salomon a dit avec mépris : « Un homme attachera-t-il sur son sein un tison enflammé sans consumer ses vêtement Marchera-t-il sur des charbons ardens sans que la plante de ses pieds en soit brûlée ?… »

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« Je ne veux pas non plus pour toi, chère Eustochium, trop de fréquentations avec les matrones ; je ne veux pas que tu visites trop assidûment les maisons des nobles ; je ne veux pas enfin que tu voies trop souvent ce que tu as méprisé, quand tu as choisi d’être vierge. Laisse-là ces femmes de hauts fonctionnaires, qui ne cherchent que des courtisans de leur dignité. L’épouse de l’empereur voit s’humilier à ses pieds toutes les ambitions de ce monde : toi, sache garder aussi la dignité de ton époux, qui n’est pas un homme, mais un Dieu. Cet orgueil honorable, conserve-le, toi qui as renoncé à l’autre. — Laisse donc de côté ces matrones qu’enfle l’autorité de leurs maris, qu’entourent des troupes d’eunuques, et qui ne se montrent que sous des vêtemens tissus d’or ; mais fuis avec plus de soin encore celles qui restent veuves plutôt par goût du monde que par inclination pieuse. L’habit chez elles est changé, non la vanité et le luxe. À les voir étendues dans une riche litière, escortées d’eunuques et de valets, le teint rosé, la joue lisse et rebondie, on ne soupçonnerait pas qu’elles ont perdu, on dirait qu’elles cherchent un mari. Leurs maisons regorgent de flatteurs, leur table est un gala perpétuel. Les clercs eux-mêmes, qui devraient les instruire et leur imposer par la dignité du caractère, sont les premiers à leur faire la cour ; ils les baisent au visage, et quand ils étendent la main vers elles, ce n’est pas pour leur donner la bénédiction, mais pour recevoir le salaire de leurs honteuses complaisances. Fières de voir des prêtres s’abaisser ainsi devant elles, ces femmes se gonflent d’orgueil, et parce que la liberté du veuvage leur convient mieux que l’obéissance sous un mari, on les appelle chastes et nonnes[5] ; puis après des dîners, qui ne leur laissent pas toujours leur raison, elles s’imaginent voir apparaître en songe les apôtres…

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« Évite, chère Eustochium, l’orgueil de l’humilité. Ayant renoncé à plaire en vêtemens dorés, ne cherche pas à le faire en haillons ; n’imite pas certaines femmes qui, dans l’assemblée des frères et des sœurs, choisissent avec affectation l’escabeau le plus bas comme le plus convenable à leur indignité. Ne parle pas d’un ton de voix faible et languissant pour donner à entendre que les jeûnes t’ont exténuée, et ne t’appuie pas sur les épaules de tes voisines, comme si tu allais défaillir. Oui, j’en connais bon nombre qui se composent un visage pour faire croire aux hommes qu’elles jeûnent. Aperçoivent-elles quelqu’un, elles gémissent, elles baissent la vue, elles se cachent la face, découvrant à peine un œil pour se conduire. Une robe d’un brun sale, une ceinture de cuir, des mains et des pieds malpropres, voilà leur affiche ; mais l’estomac, qu’on ne voit pas, est gorgé de viandes. À ces femmes hypocrites nous chanterons avec le prophète : « Dieu dispersera les ossemens de ceux qui mettent leur profit dans le mensonge. » Il y en a au contraire qui renient leur sexe, et, rougissant de ce qu’elles sont nées femmes, s’habillent comme des hommes, se coupent les cheveux comme des hommes, et, marchant effrontément, étalent à tout venant leurs faces d’eunuques. D’autres enfin se revêtent, en petites filles, d’étoffes de poil de chèvre et de grossiers cuculles : innocentes personnes qui, désirant peut-être revenir vers l’enfance, ne font que rivaliser de grâce avec les hibous et les chouettes. »


À ces esquisses prises sur des femmes attachées aux églises comme diaconesses, veuves ou vierges, il en ajoute qu’il prend parmi les femmes du monde. Il nous peint la femme savante qui récite ou chante des vers à tout propos, la prétentieuse qui mange la moitié des syllabes pour se donner un air enfantin, la charitable orgueilleuse et violente, qui distribue elle-même ses aumônes à la porte des églises, en tête d’une armée d’eunuques, et frappe au visage une pauvresse qui lui a tendu deux fois la main. Ces calques sont évidemment saisis sur le vif, et on devait sans peine y pouvoir attacher des noms.

Jérôme passe ensuite à la critique des hommes, « de peur qu’on ne l’accuse de ne s’occuper que des femmes. » Et d’abord il s’adresse aux moines hypocrites et débauchés.

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« O Eustochium, s’écrie-t-il, fuis comme un fléau ceux que tu verras porter une chaîne de fer, une longue crinière de femme, malgré la défense de l’apôtre, un mauvais manteau noir, et marcher pieds nus par toute saison. Cet attirail-là est celui du diable ! C’est sous cette livrée que naguère Antimus et Sophronius ont fait gémir Rome par leurs scandales. Les hommes de cette espèce se glissent dans les maisons des nobles, abusent les femmes chargées de péchés, et n’ont nul souci du bien et de la vérité, qui ne sont pour eux que de vains mots. Ces faux moines sont tristes et moroses, en apparence du moins ; mais si leurs jeûnes sont rigoureux pendant le jour, ils s’en dédommagent pendant la nuit, et mangent à s’étouffer du soir jusqu’au matin, afin de mieux jeûner ensuite.

« Je dois le dire, quelque rougeur qui me monte au front, il y a des gens qui n’aspirent au diaconat et à la prêtrise que pour être admis librement près des femmes. Chez ces prêtres et ces diacres-là, la grande sollicitude est d’avoir des vêtemens bien parfumés, un pied bien contenu qui ne danse pas dans le soulier, une chevelure bouclée avec le fer, des doigts étincelans de pierreries. Ils marchent sur la pointe du pied, de peur que l’humidité ne les salisse, et on aperçoit à peine la trace de leurs pas. Sont-ce de nouveaux mariés qui passent ? sont-ce des prêtres ? Voilà ce qu’on se demande quand on les rencontre. Ces hommes savent le nom, le domicile, les habitudes, l’humeur de toutes les matrones : c’est pour eux l’étude la plus importante, et je veux, chère Eustochium, t’esquisser ici à grands traits la journée de l’un d’entre eux, prince dans l’art dont je te parle, afin que par le maître tu reconnaisses plus aisément les disciples.

« Notre homme se lève avec le soleil ; il règle l’ordre de ses visites, étudie les chemins les plus courts, et ce vieillard importun arrive souvent au lit des personnes qu’il visité quand elles dorment encore. Aperçoit-il quelque coussin élégant, quelque nappe délicatement ouvrée, quelque joli meuble d’usage domestique, il le loue, il le contemple, il le tourne et retourne dans ses doigts, et se plaint de n’en point posséder un pareil, qui lui ferait grand bien. Il l’arrache alors plutôt qu’il ne l’obtient, car quelle femme ne craindrait pas d’offenser le porteur de nouvelles, la trompette de tous les bruits de la ville ? Cet ecclésiastique n’a pas de plus grande ennemie que la continence, d’adversaire plus déclaré que le jeûne. Il dépiste un repas au fumet des viandes, et comme il a une passion pour le salmis de petites grues, on lui en a donné le surnom. Sa barbe est longue et épaisse, son regard effronté, sa bouche toujours ouverte à l’injure. Quelque part qu’on aille, on est sûr de l’y rencontrer ; il est toujours le premier en face de vous. S’agit-il de nouvelles, il les sait toutes, les débite avec une assurance imperturbable, et renchérit sur ce que vous apportez, vous et les autres. Les chevaux qui le voiturent aux quatre coins de Rome pour l’exercice de cet honnête métier sont beaux et d’une vigueur à toute épreuve ; il lui en faut de tels, et encore les change-t-il souvent : on jurerait qu’il est le frère germain de ce roi de Thrace si connu dans la fable par la férocité de ses coursiers. »


Nous terminerons nos citations parie passage suivant d’une lettre que Jérôme écrivait vers le même temps à un moine de Marseille nommé Rusticus, passage qui complète ceux que nous venons de transcrire sur les mœurs d’une partie du clergé romain :


« Les prêtres des idoles, les mimes, les cochers du cirque, les prostituées peuvent recevoir librement des héritages et des donations, et il a fallu qu’une loi exclût de ce droit les ecclésiastiques et les moines. Qui a fait cette loi ? Les empereurs persécuteurs du Christ ? Non, les empereurs chrétiens. Ah ! je ne m’en plains pas ; je ne me plains pas de la loi, je gémis de ce que nous l’avons méritée. Un fer chaud est bon dans une plaie, le mal est d’en avoir besoin. Certes la sévérité prévoyante de la loi devait être une garantie, et pourtant notre avarice n’en est point refrénée. Nous nous rions d’elle en recourant aux fidéi-commis, et si, dans un certain degré, nous montrons du respect pour les rescrits du prince, puisque nous nous bornons à les éluder, nous n’en montrons aucun pour la loi de Jésus-Christ, puisque nous foulons aux pieds l’Évangile. L’évêque doit pourvoir aux nécessités des pauvres, c’est là sa gloire ; mais quand le prêtre s’approprie la richesse des autres pour l’appliquer à son profit, il commet une infamie. En voici un qui est né, dans la dernière indigence, qui a été élevé sous le chaume d’un paysan, qui pouvait à peine avec du millet et du pain noir apaiser les rugissemens de son ventre, et ce même homme aujourd’hui fait le dégoûté ; il dédaigne la fleur de farine et le miel. Devenu expert en gourmandise, il connaît les espèces, les noms de tous les poissons ; il vous dira sur quel rivage ces huîtres ont été péchées ; il distingue à la saveur de la chair de quelle contrée provient un oiseau ; il ne fait cas que des mets rares et souvent pernicieux. L’esclavage de cet autre n’est pas dans la gueule, sans être pour cela moins honteux ; sa manie est de pourchasser les vieillards et les femmes sans enfans. Il assiège leur lit quand ils sont malades ; il touche sans dégoût leurs plaies purulentes, il leur donne à boire, et l’infirmière n’est pas plus humble et plus servile que lui dans l’assistance qu’il leur rend. Quand le médecin entre, il tremble ; il demande d’une voix mal assurée comment va le malade, si on espère le sauver, s’il se rétablira bientôt, Quelque espoir reste-t-il, la fin de la maladie est-elle annoncée, le prêtre s’esquive avec un amer regret : il maudit entre ses dents cet éternel vieillard qui dépassera les jours de Mathusalem. »


C’étaient là des tableaux vivans dans lesquels chacun pouvait se voir ou reconnaître son voisin ; aussi les colères ne cherchèrent plus à dissimuler, et leur explosion fut terrible. La lettre à Eustochium fut mise en pièces ; le sens, les moindres mots, perfidement torturés, donnèrent lieu à des imputations de toute sorte. Tandis que les polythéistes traitaient Jérôme de fourbe et de séducteur qui jetait la discorde dans les familles, des prêtres l’accusèrent d’intelligence avec les païens pour rendre le christianisme odieux par le dénigrement de ses ministres. Il lui était échappé de dire, en exaltant la virginité, qu’une vierge, épouse de Jésus, était la belle-fille de Dieu : on cria au blasphème. Il s’était servi dans ces matières délicates de certaines expressions énergiques qu’admettait d’ailleurs la langue latine : on cria à l’indécence et presque à l’obscénité, et Rufin se fit plus tard l’écho de ces calomnies misérables. Jérôme, transporté d’indignation, voulait répondre et prendre ses ennemis corps à corps, et qu’eût-il donc fait alors ? Ses amis l’arrêtèrent. « Marcella, dit-il, eût voulu mettre sa main sur ma bouche pour m’empêcher de parler. — Quoi ! lui reprochait-il doucement, il ne me sera pas permis de dire ce que les autres ne rougissent pas de faire ! » Ce qui l’irritait par-dessus tout, c’était de voir des gens obscurs, auxquels il n’avait jamais pensé, tempêter plus fort que tout le monde, et se prétendre diffamés dans ses portraits, et cela pour se mettre eux-mêmes en scène comme des martyrs. De ce nombre était un certain Onasus de Ségeste, avocat riche, mais ignare et d’une laideur repoussante. « Que me veut donc cet homme ? écrivait Jérôme à Marcella. Je ne puis parler d’aucun vice, d’aucune sottise, d’aucune difformité, qu’il ne les prenne pour lui. Il est éloquent, comme on sait : je parle d’un sot, et il se plaint ! Je parle d’un prêtre débauché ; il est laïque, et il se plaint ! Je parle d’un moine qui mendie et dérobe : il est riche, et il se plaint ! Je parle enfin d’un homme ridicule par la forme hideuse de son nez ; il se croit beau, et il se plaint ! Je ne pourrai plus rire de rien au monde, ni des larves, ni des hiboux, ni des monstres du Nil : j’offenserais Onasus de Ségeste ! »

L’approbation de Damase, dans cette lutte lui donnait du courage, et il aimait à couvrir ses doctrines d’une si haute garantie près des vrais, chrétiens ; mais il éprouvait parfois une appréhension involontaire en songeant à son cher troupeau de l’Aventin, qui pouvait ressentir quelque jour, le contre-coup de ses propres misères. On retrouve dans une de ses lettres la trace de cette douce et fraternelle préoccupation. « Adieu, dit-il à une de ses pieuses correspondantes, je salue avec toi Blésille, Eustochium, la vierge Félicienne, tout le chœur des autres vierges, et votre église domestique, pour qui je tremble, alors même que je n’aperçois pour elle aucun danger. »


V

Les cris de triomphe sur la guérison de Blésille étaient prématurés : Blésille n’était point guérie, et l’effort suprême qui avait suspendu pour quelque temps le cours de la maladie acheva d’épuiser ses forces. Quatre mois après, on la vit retomber dans sa première langueur, et la fièvre la saisit de nouveau. Sa marche redevint chancelante ; sa tête tremblante, déjà couverte de la pâleur de la mort, avait peine à se soulever, et ses mains cherchaient encore l’Evangile ou quelque livre des prophètes, quand déjà ses yeux ne pouvaient plus lire. Elle rentra dans son lit pour n’en plus sortir ; l’arrêt cette fois était irrévocable. Blésille vit apparaître la mort sans regret ni frayeur ; son éclair de foi extatique avait illuminé pour elle les sombres abords du tombeau. Près de rendre l’âme, elle dit à ses proches rangés en cercle autour de son lit : « Priez le Seigneur Jésus qu’il me pardonne, parce que je n’ai pu accomplir ce que j’avais résolu. »

Quand on lui eut fermé les yeux, ses parens s’emparèrent de son corps qu’ils firent ensevelir, comme il convenait à une personne de sa qualité, et un voile broché d’or fut étendu sur son cercueil : contraste frappant entre ces funèbres splendeurs et l’humilité à laquelle elle avait voulu consacrer sa vie. On lui célébra des obsèques magnifiques, où toute la ville de Rome se porta, par intérêt pour un sort si malheureux non moins que par curiosité. Ce qu’il y avait de plus illustre dans le patriciat précédait le cercueil, une foule immense l’escortait ou l’attendait au passage. Un incident douloureux vint interrompre tout à coup l’ordre de la cérémonie. Paula, qui, d’après l’usage romain, accompagnait les restes de sa fille vers le monument de ses ancêtres, donnait les signes d’un véritable égarement. Tantôt elle poussait des cris plaintifs, tantôt elle s’arrêtait étouffée par les sanglots et hors d’état de se soutenir ; elle s’évanouit enfin, et on fut obligé de la remporter chez elle comme morte. Cette vue émut profondément le peuple qui commença de s’agiter. « Voyez-vous cette mère ? disaient les uns : elle se lamente de ce que sa fille, qu’on a tuée à force de jeûnes, ne lui a pas donné de petits-fils par un second mariage. Ne chassera-t-on pas de la ville la race exécrable des moines ? Ne les lapidera-t-on pas ? Ne les jettera-t-on pas dans le Tibre ? » — « Ils ont séduit cette matrone misérable, disaient les autres ; ils l’ont forcée à se faire moinesse[6], et une preuve qu’elle ne le voulait pas, c’est qu’elle pleure ses enfans, comme jamais païenne n’a pleuré les siens. » Jérôme était là, et l’on peut croire que ses amis le firent prudemment esquiver : sa vie était en péril, si la populace l’eût reconnu.

Les jours qui suivirent ne furent pas meilleurs pour Paula ; elle poussait sans discontinuer des cris qu’on eût pris pour des hurlemens. En vain promenait-elle alternativement le signe de la croix sur sa bouche et sur sa poitrine comme pour éteindre un foyer caché qui la dévorait, le désespoir restait le maître, et son calme, quand elle en éprouvait, n’était qu’une faiblesse voisine de la mort. Elle refusa absolument toute nourriture pendant plusieurs jours. Ses proches insistaient pour la voir, elle les écartait ; Jérôme seul avait accès près d’elle, parce qu’il avait apprécié et aimé sa fille. Cependant à peine l’écoutait-elle ; sa vue renouvelait ses douleurs de mère plutôt qu’elle ne les adoucissait. Dans cette situation désespérante, il imagina de lui écrire une lettre où serait résumé tout ce qu’un chrétien peut offrir de consolations à une mère chrétienne, tâche douloureuse pour lui-même ; en effet n’avait-il pas été le père spirituel de cette infortunée dont il tentait de combattre le souvenir ?

Ce n’était pas la première fois qu’en semblables malheurs des hommes d’un grand génie avaient essayé d’opposer aux instincts emportés de la nature les armes de la philosophie et de l’expérience. Cicéron l’avait fait pour lui-même après la mort de sa fille Tullia ; mais dans son livre, qui ne nous est point resté, l’orateur illustre, éprouvé par les calamités de la vie publique, convaincu par son propre exemple de la mutabilité des choses de la terre, pouvait trouver des argumens à son usage, qui n’auraient point touché le cœur d’une mère. Sénèque fit davantage en composant pour Marcia, fille de Cremutius Cordus, cette héroïque victime des tyrans, et mère d’un fils enlevé par une mort naturelle, une épître consolatoire que l’on compte parmi ses chefs-d’œuvre. Stoïcien comme Marcia et comme son père, il a presque une religion à la disposition de son âme, pour y puiser des paroles de soulagement et des forces. Sans se borner à d’impuissantes considérations sur l’ordre fatal de la nature et à des similitudes qui ne convainquent jamais, il représente à la fille de Cremutius Cordus, en un magnifique tableau, ce grand Romain accueillant son petit-fils dans la patrie des âmes justes et lui faisant contempler à ses côtés le spectacle merveilleux de l’univers, jusqu’à ce que l’ensemble des êtres rentré au sein de Dieu en ressorte de nouveau, pour vivre et mourir encore, à travers des transformations infinies. Mais comme cette religion, imposante devant la pensée, est peu accessible aux tendresses du cœur ! Comme ce Dieu des stoïciens, impersonnel, impassible, insaisissable à l’imagination, est un consolateur timide et froid ! On est tenté de plaindre les mères païennes, à qui la plus sublime des philosophies ne fournissait pas de remèdes plus énergiques contre les tentations du désespoir. Bien autres étaient ceux que le christianisme offrait à Jérôme, et dont il se servit avec une habileté de cœur égale à son éloquence.

Il commence par rappeler à Paula tout ce qu’il y avait de distinctions dans sa fille, cette jeune femme de vingt ans « qui avait levé avec une foi si fervente l’étendard du crucifié ; » il énumère avec complaisance et la finesse gracieuse de son esprit, et l’étendue de son intelligence, et la sûreté de sa mémoire, sa piété enfin et les touchans détails de sa mort ; puis, s’arrêtant tout à coup :


« …… Que fais-je ici ? s’écrie-t-il ; je veux arrêter les larmes d’une mère, et voilà que je pleure ! Oui, je confesse ma douleur, ce livre sera écrit avec mes larmes. Eh quoi donc ! Jésus n’a-t-il pas pleuré Lazare parce qu’il l’aimait ? Celui-là n’est pas un bon consolateur qui étouffe ses propres gémissemens, qui ne sait pas pleurer et parler à la fois, et dont les entrailles ne ressentent pas les douleurs qu’il veut soulager. Oui, Paula, j’en atteste Jésus, dont ta Blésille suit la trace, mêlée au chœur des saintes veuves ; j’en prends à témoin les anges dont elle est maintenant la compagne ; oui, père de cette fille par l’esprit et son nourricier par la charité, je souffre tous les tourmens que tu souffres, et je me prends parfois à dire : « Périsse le jour où je suis né ! » Crois-tu que je ne sente pas moi-même bouillonner parfois dans mon âme les flots de la révolte, que je ne me demande pas pourquoi des vieillards impies jouissent des biens du siècle, tandis que la jeunesse innocente, l’enfance sans péché, sont moissonnées dans leur fleur, pourquoi des enfans. à la mamelle sont voués aux démons, pourquoi la lèpre, pourquoi les convulsions fatales de l’épilepsie, tandis que des impies, des adultères des homicides, des sacrilèges, vivent sous nos yeux, brillans de santé, et blasphèment Dieu ?… Ces pensées m’assaillent, mais je les repousse avec terreur, car les jugemens du Seigneur sont un abîme sans fond, et je m’écrie en frémissant : « Trésor de la sagesse et de la science de Dieu, que celui-là est insensé qui veut connaître tes voies et scruter tes jugemens !… » Je m’incline donc devant des volontés que j’adore, et si je verse des larmes, ce n’est pas que je pleure celle qui nous a quittés, je pleure sur nous, qui l’avons perdue…

« Prends garde, Paula, que le Sauveur ne te dise : « De quoi t’irrites-tu ? De ce que ta fille est devenue mienne ? Tu t’indignes de mon jugement ; tes larmes rebelles protestent ; contre moi et font injure à ton Dieu d’avoir voulu la posséder ! Tu sais ce que je pense de toi et de ceux qui te restent. Tu te refuses de la nourriture non par amour du jeûne, mais de la douleur. Cette abstinence-là, je la désavoue ; ces jeûnes-là, je les renie, ils sont mes ennemis. Je ne reçois pas dans mon sein une âme qui, malgré moi, s’est séparée de son corps. Laisse ces martyres insensés à une orgueilleuse philosophie, laisse-les aux Zenon, aux Cléombrote, aux Caton : mon esprit ne descend que sur l’humble et le pacifique, et non sur celui qui se révolte. Tu m’as promis obéissance ; lorsque, revêtant l’habit religieux, tu t’es séparée des autres matrones, tu as laissé là avec les vêtemens du monde ses sentimens et ses idées. Pleurer comme tu fais, te désoler ainsi n’appartient qu’aux robes de soie. Mon apôtre l’a dit en mon nom : « Ne vous attristez pas comme des gentils sur ceux d’entre vous qui dorment du dernier sommeil ; » si tu croyais ta fille vivante, tu ne regretterais pas qu’elle eût rejoint une meilleure patrie… »


Il montre ensuite assez doucement qu’elle doit supporter cette mort avec résignation ; mais peu à peu sa parole devient plus sévère, et l’autorité du prêtre éclate dans tout ce qu’elle a d’impérieux et d’inflexible. Il faut que Paula cesse de pleurer : son affliction excessive met son salut en péril, scandalise les infidèles, déshonore l’église et la profession monastique, qu’elle a voulu embrasser. Cette affliction sans mesure est un artifice du démon, qui, ne pouvant plus rien contre la fille victorieuse et triomphante, tourne sa rage contre la mère : il tâche d’arracher son âme à Jésus-Christ par une faute qui semble se justifier par sa cause même ; il cherche à rendre orpheline et délaissée cette douce vierge Eustochium, dont l’âge et la naissante piété ont besoin de l’appui maternel. — « T’imagines-tu, Paula, que ces cris de haine des païens n’aient pas causé autant de tristesse au Christ que de joie à Satan ? Oui, c’est Satan qui, dans son ardent désir d’avoir ton âme, te présente l’appât d’une pieuse douleur. Il fait perpétuellement passer sous tes yeux l’image de ta fille, pour tuer la mère de celle qui l’a vaincu, et envahir la solitude de la sœur orpheline. Je ne dis pas cela pour t’effrayer, et Dieu m’est témoin que je parle comme si j’étais debout devant son tribunal : écoute-moi donc. Ces larmes qui n’ont point de mesure, qui te conduisent au seuil de la mort, eh bien ! elles sont détestables, elles sont pleines de sacrilège, plus pleines encore d’incrédulité. Tu pousses des cris perçans, comme si des flambeaux te brûlaient vivante. Tu es homicide de toi-même autant qu’il est en toi ; mais à ces cris le clément Jésus accourt et te dit : « Pourquoi pleures-tu ? La jeune fille n’est pas morte, elle dort. » Tu te roules désespérée sur le sépulcre de ta fille, mais l’ange est là qui te gourmande et dit : « Ne cherche pas un vivant parmi les morts ! »

Revenue à la vie par les soins de Jérôme, Paula s’attacha à lui d’une affection de sœur. Ainsi commença près d’un cercueil cette sainte et inaltérable amitié qui brava la méchanceté des hommes et le temps, que l’église a pour ainsi dire consacrée dans la plus haute glorification qu’elle accorde à ses enfans, et qui témoigne encore de sa durée, après quinze siècles, par l’union de deux sépulcres.

Un second malheur suivit de près celui-ci. Blésille était morte au mois de novembre de l’année 384 ; le 11 décembre, ce fut le tour de Damase. Jérôme perdait en lui un protecteur et un père, la réforme un partisan réservé, mais sûr. Siricius, qui le remplaça après un intervalle de près d’un mois, sortait du clergé de Rome, qu’il voulut se concilier, quoiqu’il n’en partageât pas les défauts ; il lui sacrifia Jérôme, à qui il retira la charge de secrétaire de la chancellerie pontificale. À ce prix sans doute il obtint du corps ecclésiastique un concours zélé pour repousser Ursin, qui tentait une nouvelle compétition par les moyens à son usage. Quand on vit Jérôme frappé, les lâches même relevèrent la tête : ce fut à qui l’insulterait, et ceux qui au temps de sa faveur avaient plié le plus bas sous son caractère parfois hautain se vengèrent du passé par l’exagération de leurs outrages. On était parvenu à mettre contre lui la populace ; il ne pouvait plus paraître dans les rues sans entendre crier : « Au Grec ! à l’imposteur ! au moine ! » Paula, indignée de ces persécutions et prenant Rome en dégoût, parla d’aller à Jérusalem ; mais aussitôt sa parenté redoubla de colère et de plaintes : on la déclara folle, et quelques-uns, attribuant cette résolution aux conseils de son ami, répandirent dans le public des bruits odieux sur leur liaison.

Une fois le signal donné par les parens mêmes de Paula, il n’y eut pas de crime qu’on ne leur imputât à tous deux. Le sénat des pharisiens, pour employer le langage de Jérôme, tendit la main au sénat des idolâtres, afin de les mieux écraser. Révoltée de tant d’injustice et sûre de sa conscience, Paula brava ces indignes clameurs, et son projet de départ, jusqu’alors incertain, fut irrévocablement arrêté. Un de leurs ennemis poussa même l’audace jusqu’à affirmer publiquement de vive voix ou dans un libelle (on ne sait pas bien lequel des deux) les diffamations qui se chuchotaient à voix basse. Jérôme le traîna devant les juges, pour qu’il produisît ses preuves ou subît la peine portée par la loi contre les calomniateurs. Mis à la question, le misérable renia ce qu’il avait dit ou écrit, et rendit pleine justice à ses victimes. Toutefois le désaveu public de l’imposteur ne fit pas tomber l’imposture, qui continua de circuler, et que beaucoup de gens, indifférens ou jaloux, persistèrent à considérer comme un fait attesté. Jérôme sentit qu’il n’y avait plus là, une simple question de vérité ou de mensonge, mais un parti-pris, une conjuration formée pour le perdre, lui et ses amis, ou le forcer de quitter Rome. Seul, il aurait lutté sans hésitation, car son caractère n’était pas de ceux qui reculent devant l’attaque ; mais il avait à ménager des femmes et l’église domestique, qui pouvait crouler sous sa chute : il résolut de partir.

Sept mois environ s’étaient écoulés depuis la mort de Damase, quand, résolu de secouer la poussière de ses pieds contre la « Babylone romaine, la courtisane empourprée de l’Apocalypse, » il dit adieu au troupeau fidèle du mont Aventin. On était alors au mois d’août, saison des vents étésiens, dont la direction favorise les navigateurs qui vont d’Occident en Orient. Arrivé à Rome dans l’automne de 382, il y avait passé un peu moins de trois ans. Un prêtre romain nommé Vincentius, plusieurs moines ses partisans et son frère Paulinien, qu’il avait appelé près de lui du vivant du pape Damase, voulurent le suivre en Syrie, où il retournait, et lorsqu’il sortit de la ville, une troupe d’amis et de réformateurs sincères, qui pleuraient la tentative abandonnée, l’accompagna jusqu’au port du Tibre, où il devait s’embarquer. Au moment de monter sur le navire, et pendant les derniers préparatifs, il se retira à l’écart pour se recueillir, et se mit à fondre en larmes. Prenant enfin une plume, il traça pour sa chère église domestique une lettre d’adieux qu’il adressa à la grave matrone Asella, qui par son âge et son caractère imposait le respect à la haine elle-même.


« Chère dame Asella[7], lui écrit-il, si j’avais à te remercier ici, mon embarras serait grand, car Dieu seul peut récompenser dignement ta sainte âme de tout le bien qu’elle m’a fait. Quant à moi, j’en suis indigne, et je n’ai jamais eu le droit d’espérer ou même de souhaiter que tu m’accordasses en Jésus-Christ une si large part d’affection. Quoique certaines gens me croient un scélérat noyé dans tous les vices, et que ce soit encore peu pour mes péchés, tu as voulu juger d’après ton cœur quels étaient les bons et les méchans : je t’en remercie. Il est toujours dangereux, comme dit l’Écriture, a de condamner le serviteur d’autrui, » et celui qui par malice transforme le bien en mal ne mérite guère d’être pardonné. Nous le verrons un jour devant le juge suprême, quand la flamme vengeresse en châtiera plus d’un, et nous serons là, tous deux pour les plaindre.

« Quoi ! je suis un homme infâme, un fourbe qui prend toutes les formes, un imposteur qui séduit les âmes avec l’art de Satan ! Ce qu’on croirait à peine d’un coupable convaincu, est-il meilleur, est-il plus sûr de le croire d’un innocent, ou plutôt de feindre de le croire ? Ces gens-là me baisaient la main en public, et me mordaient en secret avec une dent de vipère ; ils s’apitoyaient sur moi du bout des lèvres, et ils avaient la joie au cœur ; mais le Seigneur les voyait et se riait d’eux, les réservant à comparaître avec moi, son misérable serviteur, au dernier jugement. L’un calomniait ma démarche et mon rire, l’autre cherchait dans les traits de mon visage un motif d’accusation, à tel autre la simplicité de mes manières était suspectent j’ai vécu trois ans au milieu de pareils hommes !

« Oui, tu le sais, je me suis trouvé bien des fois au milieu des vierges, environné de leur troupe nombreuse ; j’ai expliqué à plusieurs les livres divins du mieux que j’ai pu. L’étude crée l’assiduité, l’assiduité la familiarité, la familiarité une mutuelle confiance. Qu’elles disent si elles ont jamais eu de moi d’autre idée que celle qu’on doit avoir d’un chrétien. N’ai-je pas repoussé tous les cadeaux, grands ou petits ? Jamais l’or de qui que ce soit a-t-il sonné dans ma main ? Est-il sorti de ma bouche un mot douteux, de mon œil un regard qui pût paraître hardi ? Jamais, et nul n’ose l’avancer. Ce qu’on m’objecte, c’est mon sexe, et l’objection apparaît subitement lorsque Paula veut partir pour Jérusalem. Soit ; on a cru un mensonge : que ne croit-on aussi le désaveu du mensonge ? Le même homme a affirmé et nié. Il m’imputait de faux crimes, et c’était bien ; maintenant il me proclame innocent, et ce qu’un homme confesse au milieu des tourmens est bien plus la vérité que ce qui lui échappe au milieu des rires du monde ; mais on aime croire à l’imposture, et l’on trouve tant de plaisir à l’entendre qu’on la fabriquerait soi-même au besoin.

« Avant que je connusse la maison de Paula, cette sainte veuve, il n’y avait qu’un cri pour moi dans toute la ville. Tout le monde, presque sans exception, me proclamait digne du sacerdoce suprême. Damase, d’heureuse mémoire, était pour ainsi dire ma propre parole ; j’étais saint, j’étais humble, j’étais éloquent ! Je ne suis plus rien de tout cela. Eh quoi donc ! m’a-t-on jamais vu pénétrer sous le toit d’une femme dont la conduite fût reprochable ? Est-ce le goût des robes de soie, des parures éclatantes, des figures fardées, est-ce l’ambition de l’or, qui me guidaient dans mes visites aux maisons des femmes ? Ah ! les seules matrones romaines capables d’émouvoir mon âme étaient celles que je voyais s’humilier et pleurer, dont les chansons étaient des psaumes, les conversations l’Évangile, les délices la continence, la vie un long jeûne. Oui, celle-là seule a su me plaire que je n’ai jamais vue manger, et du moment que, pour le mérite de sa pureté, je me suis mis à la vénérer, à la rechercher, à l’adopter comme mienne, de ce moment toutes mes vertus se sont évanouies !

« O envie, qui te mords toi-même la première ! Habileté de Satan, qui s’attaque toujours aux choses saintes ! Aucunes Romaines n’ont fourni plus de fables à la ville que Paula et Mélanie, qui, foulant aux pieds leur fortune et abandonnant leur famille, ont levé la croix du Seigneur comme un étendard pour les âmes pieuses. Si elles couraient à Baïa avec la foule des gens élégans, si elles se couvraient de parfums, si elfes confondaient dans le même culte la Divinité et la richesse, la liberté et le plaisir, oh ! ce seraient de grandes et saintes dames ; mais, dit-on, elles veulent plaire sous le sac et la cendre, elles veulent descendre en enfer comblées de mortifications et de jeûnes, comme si elles ne pouvaient pas se damner avec les autres, en s’attirant par une vie mondaine l’estime et les applaudissemens des hommes. Si c’étaient des païens ou des Juifs qui condamnassent la vie qu’elles mènent, elles auraient, du moins la consolation de ne pas plaire à ceux à qui le Christ déplaît ; mais, ô honte ! ce sont des chrétiens, ou des gens qu’on nomme ainsi, qui, négligeant le soin de leur Liaison et oubliant la poutre qu’ils ont dans l’œil, cherchent une paille dans l’œil d’autrui. Ils déchirent cruellement chez les autres les saints propos de la conscience, comme si c’était un remède à la leur, comme s’il fallut pour leur justification que rien ne fût bon sur cette terre, et qu’il n’y eût au monde que des gens diffamés, des pécheurs dignes de damnation.

« J’écris ces lignes à la hâte, Asella, chère dame, tandis que le vaisseau déploie ses voiles. Je les écris entre les sanglots et les larmes, rendant grâce à mon Dieu d’avoir été trouvé digne de l’aversion du monde. Prie pour que je retourne de Babylone à Jérusalem, que j’échappe à la domination de Nabuchodonosor pour tomber sous celle de Jésus, fils de Josedec, qu’Esdras vienne enfin et me ramène dans ma patrie. Insensé qui voulais chanter le cantique du Seigneur sur la terre étrangère, qui désertais la montagne de Sinaï pour implorer les secours de l’Égypte, qui avais oublié à ce point les avertissemens de l’Évangile, que je ne savais plus que le voyageur sorti de Jérusalem tombe sous la main des voleurs, qui le dépouillent et le tuent ! On peut m’appeler malfaiteur : esclave de la foi, j’accepte cette injure comme un titre. On peut m’appeler magicien, c’est ainsi que les Juifs appelèrent mon Dieu ; séducteur, c’est le nom que reçut l’apôtre. Puissé-je n’être jamais exposé qu’aux tentations qui viennent des hommes ! Et qu’ai-je donc souffert, après tout, pour un soldat de la croix ? L’infamie d’un faux crime m’a été imputée ; mais je sais que ce ne sont point les jugemens d’ici-bas qui ouvrent ou ferment la porte des cieux.

« Salue Paula et Eustochium, miennes en Christ, que le monde le veuille ou non. Salue Albine ma mère, Marcella ma sœur, Marcelline, Félicité, et dis-leur que nous nous trouverons un jour réunis devant le tribunal de Dieu, et que là chacun dévoilera à tous les yeux les replis les plus secrets de son cœur. Souviens-toi de moi, exemple illustre de pureté, et que tes prières apaisent à mon approche les flots tumultueux de la mer ! »


Le navire cingla vers Rhegium et prit terre aux rochers de Scylla. Doublant ensuite le cap Malée et côtoyant les Cyclades, il déposa Jérôme dans l’île de Chypre, au port de Salamine, où l’évêque Épiphane le reçut. Quelques semaines après, il était à Antioche.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la première partie de cette étude dans la Revue du 1er septembre 1864.
  2.  :: Cum fluoret lutulentus… (Horace.)
  3. Mi catella (ma petite chienne). Hier., ep. 18.
  4. J’ai déjà parlé de ces vierges ou sœurs agapètes, qu’on appelait en Occident sous-introduites, dans un de mes récits du Ve siècle à propos des réformes de saint Jean Chrysostome. Jérôme les qualifie ici de pestes, et en effet elles n’étaient pas un moindre fléau en Occident qu’en Orient, où elles bravaient également les lois civiles et celles de l’église. — Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er août 1861.
  5. « Castæ vocantur et iioanæ » Hieronym., epist. 18. Le mot nonna, qui signifie mère, était dès lors employé comme terme de respect pour les femmes ; il était le corrélatif de papa, titre donné aux prêtres d’un rang supérieur et qui est devenu en Occident le titre exclusif du pontife romain.
  6. « Matronam miserabilem seduxerunt, quæ quam monacha esse noluerit, hinc probatur, quod… » Hier, epist. 22.
  7. Mi domina Asella. Hier. Épist. 28.