Récit véritable de l’exécution faite du capitaine Carrefour


Recit veritable de l’execution faite du capitaine Carrefour, general des voleurs de France, rompu vif à Dijon, par arrest du parlement de Bourgongne.

1623



Recit veritable de l’execution faite du capitaine Carrefour, general des voleurs de France, rompu vif à Dijon, par arrest du parlement de Bourgongne, le 12e jour de decembre 1622, avec un sommaire de son extraction, vols, assassinats, et des plus signalées actions qu’il a faits durant sa vie1. In-8.

Rien de plus furieux, de plus superbe ny de plus insolent qu’un homme eslevé de la poussière : il gourmande le ciel, il depite les destins et croit que les astres luy sont redevables de leurs influences. Ses paroles sont foudres, ses regards des esclairs et ses deliberations des arrests irrevocables ; mais ce bravache maintien ne peut longtemps durer : la violence est trop grande et les efforts trop furieux. Sçachez, ô volleur, qu’il y a encore des Hercules et des Thesées dans nostre France qui vous sçauront bien punir selon vos demerites. Nous avons des acravanteurs2 de monstres aussi bien que l’antiquité. Puisque le capitaine est bas, la compagnie sera bientost mise en deroute. Voicy où vous devez vous mirer et apprendre que tost ou tard la justice se rend partie contre vos desportemens.

Le capitaine Carrefour estoit un soldat de fortune natif d’un village nommé Montigny-sur-Armanson, près Saint-Roque en Bourgogne, le père duquel estoit boucher et le voulut employer au labourage dès sa jeunesse ; mais il le quitta et fit profession de porter les armes et de frequanter la noblesse du pays, et, entre autres choses, il se rendit fort expert à manier un cheval, ce qui luy donna libre accez en plusieurs maisons de seigneurs et gentilshommes, qui luy pratiquèrent un mariage avec une damoiselle fille d’un pauvre gentilhomme nommé le sieur de Lantyl, demeurant à Bagarre, près Auxerre, où ledit Carrefour a demeuré quelque temps en assez bonne reputation, et acquist une petite maison proche le pont de Mailly, qui avoit esté bastie par un gentilhomme nommé Vaudoisy. Enfin ledit Carrefour fut gendarme de la compagnie de monseigneur le duc de Lorraine, de laquelle le feu sieur de la Rochebaron estoit lieutenant, qui recogneut les deportemens dudit Carrefour, lequel menoit une vie de boëmien, comme il en avoit la vraye semblance, et trompoit ordinairement ses camarades, qui ne se pouvoient garder d’estre attrapez3 de luy ; dont ayant receu plusieurs plainctes, ledit sieur de Rochebaron le manda en une sienne maison nommée Rochetaillé, prez Langres, et, luy ayant remonstré ses mauvais deportemens et que ses camarades en estoient offensez, après l’avoir exorté de mieux vivre à l’advenir en une autre compagnie, le congedia ; ce qui fut cause que ledit Carrefour se rallia avec de mauvais garnimens comme luy, et courut en Lorraine et jusques proches de Francfort, où il fit plusieurs vols, et après se retira en sa maison audit Mailly, où l’on tient qu’il apporta force argent ; et dès lors commença de mener un trin de gentilhomme. Mais la noblesse de l’Auxerrois, qui recogneut bien que l’advancement dudit Carrefour ne pouvoit provenir que de volleries, ne le voullurent admettre en leur compagnie, qui fut cause qu’il s’acosta encores plus que devant de bandolliers4 et gens de sa sorte. Les derniers mouvemens estans arrivez5, il fut trouver feu madame la duchesse de Nyvernois, de laquelle il tira subtilement quatre cens pistoles6 pour louer une compagnie de carabins7 qu’il mit sur pied, fort bien montez et esquipez ; et, ayant eu son departement au Chastel-Sensoy pour y tenir garnison, il en fut chassé par le feu sieur de Collanges, qui tenoït rang de lieutenant en la province de Nyvernois, lequel commanda audict Carrefour de se rendre à Nevers, proche madicte dame, au lieu de quoy faire il se mit à piller et ravager tout le païs de l’Auxerrois ; et, comme madicte dame estoit assiegée par l’armée du roy, conduitte par feu monsieur le marechal de Montigny, elle despecha le sieur marquis de Gallerande pour aller en Champagne trouver monsieur son mary8, assisté de peu de gens ; et, craignant quelque rencontre à cause qu’il falloit passer dans ledit païs de l’Auxerrois, il se fit assister dudit Carrefour, avec dix ou douze de ses soldats, pour luy faire escorte huit ou dix lieues. Mais ledit Carrefour fut bientost las : car, quand il fut à une lieue de sa maison, il dit audit sieur marquis : « Mordieu ! je suis serviteur du roy, je vous fais mon prisonnier et vous veux mener à la reyne-mère. » Dont ledict seigneur fut bien estonné et luy fit plusieurs remonstrances que ledit Carrefour ne prit pour argent comptant, ains le mena en sa maison audit Mailly, où il ne fut pas vingt-quatre heures que ledit sieur de Collanges et la noblesse du païs, qui tenoient le party des princes, s’assemblèrent au nombre de trois cens chevaux, qui investirent ladite maison et se mirent en devoir de la forcer ; dont ledit Carrefour ne s’esmeut nullement, et leur dict que, s’ils ne se retiroient, il poignarderoit ledit sieur marquis et leur jetteroit du haut en bas de sa maison ; et, craignant qu’il n’executast ses paroles, ils furent contraints capituler avec luy et luy promettre une grosse rançon pour ledit sieur marquis, lequel il retint prisonnier jusqu’à ce qu’il l’eut receue ; mais, après que lesdits mouvemens furent lessez, ledit sieur marquis en eust bien sa raison : car il luy fit faire son procez par contumace et le fit condamner à estre pendu, et fit executer la sentence par effigie à Villeneufve-le-Roy. Je ne vous dirai point tout ce que ledit Carrefour a faict du depuis, parceque je n’en suis pas bien informé ; mais le bruit commun a esté partout que ledit Carrefour, qui se faisoit nommer le baron de Mailly, a fait plusieurs vols et actes meschans, tant sur les frontières que dedans le royaume mesme, en la ville de Paris, où il se faisoit ordinairement suivre de cinquante volleurs à qui il donnoit rendez-vous ; et l’an 1621, au retour du roy, on ne parloit que de volleurs en ceste ville, qui tous estoient sous la conduite de Carrefour9. Il a esté cogneu à diverses fois, mais il se desguisoit et n’estoit possible de l’attraper. Un jour les archers du prevost des mareschaux le rencontrèrent dans la forest de Fontainebleau desguisé en hermite10 et luy demandèrent s’il n’avoit eu aucun vent de Carrefour. Il leur dict qu’il sçavoit où il estoit, et les mena fort avant dans le bois, où enfin ils se virent investis de cinquante volleurs qui les poursuivirent jusqu’au dehors de la forest. On n’entendoit parler que de Carrefour, et dejà le tenoit-on pour un autre Guillery11. Ce bruit luy fit prendre la fuite, et, se voyant couru de tous les prevosts des mareschaux de France, il s’advisa de se retirer avec un nommé Chenevasson, dit La Roche, soldat dudit Mailly, en la ville de Chambery en Savoie, où il feignoit avoir des procez au Parlement ; et parcequ’il avoit offensé grand nombre de personnes d’authorité, il fut recommandé par tous les pays estrangers voisins de ce royaume, où l’on envoya son tableau, qui fut cause qu’un senateur dudit Chambery qui avoit la charge de la police, ayant veu ledit Carrefour, eut opinion que c’estoit le grand et insigne volleur dont l’on parloit tant en France ; et, lorsqu’il le vit promener sous la halle dudit Chambery avec un gentilhomme du païs de Charolois qui s’y estoit refugié à cause d’un mariage clandestin, ledit senateur, assisté des officiers de la police dudit Chambery, le prist et l’arresta prisonnier12 ; et, l’ayant retenu quelque temps, le parlement de Dijon en fut adverty, qui l’envoya querir et fit apporter toutes les informations qui estoient faites contre ledit Carrefour, tant à Auxerre, Vezelay que ailleurs, sur lesquelles et autres crimes desquels il estoit chargé il a esté condamné à estre rompu vif avec son vallet par arrest dudit Parlement, qui fut executé le douziesme decembre dernier 1622, en laquelle execution ledit Carrefour s’est montré resolu autant qu’il a esté pendant sa vie : car, quoy qu’il eust grand nombre de complices, quelques adjurations qu’on luy ait peu faire et remonstrances de son père confesseur, il n’a voulu accuser aucun de sesdits complices, et dit qu’il se contentoit de souffrir la mort et qu’il ne vouloit estre cause que d’autres mourussent. Voilà l’abbregé de la vie et de la mort dudit Carrefour.


1. Il est longuement parlé de ce voleur, l’un des plus fameux qu’il y eût au commencement du règne de Louis XIII, dans l’Inventaire général de l’histoire des larrons, liv. 2, ch. 7. « Ses compagnons, y est-il dit, ne l’appeloient que le Bohêmien, car il savoit toutes les règles du picaro, et il n’y avoit jour ou il n’inventât de nouvelles souplesses pour les attraper. » Gouriet a aussi parlé de lui dans son livre : Personnages célèbres dans les rues de Paris, t. 2, p. 43–44, et nous connoissons une autre pièce ayant pour titre : La prise du capitaine Carfour, un des insignes et signalés voleurs qui soient en France, arresté prisonnier ès environs de Fontainebleau, avec un abrégé de sa vie et quelques tours qu’il a faits ès environs et dedans la ville de Paris, Paris, Jean Martin, 1622, in-8. Nous aurons à la citer dans les notes de celle-ci.

2. Massacreurs. Sur le verbe accravanter, V. t. 3, p. 230.

3. C’est ce qui est dit dans le passage de l’Inventaire de l’histoire générale des larrons cité dans notre première note.

4. C’est le premier nom qu’on donna aux voleurs allant par bandes. Celui de bandit vint après. Des Périers parle, dans ses contes, d’un certain Cambaire, fameux bandoulier des environs de Toulouse, qui, comme Carrefour, avoit d’abord été bon soldat et s’étoit même acquis le « renom de vaillant et hardy capitaine », et qui, les guerres finies, s’étoit rendu « par depit et necessité bandoulier des montaignes et environs ». (Nouvelles de Des Périers, p. 279, Bibliothèque elzevirienne.)

5. Les troubles de la régence de Marie de Médicis durant les années 1616 et 1617.

6. Pendant que le duc de Nevers, l’un des rebelles, tenoit en échec l’armée du roi devant Rethel, sa femme se préparoit à une vive résistance dans le Nivernois. De Nevers, où elle s’étoit surtout fortifiée, elle organisoit la défense, amassant des troupes, de l’argent, des munitions de guerre, et mettant dans son parti tous les gentilshommes de la province. On voit que tous les alliés lui étoient bons, puisqu’elle recherche ici l’aide du brigand Carrefour.

7. C’étoit une milice très décriée, où ceux qui servoient étoient moins soldats que bandits. D’Aubigné fait du mot carabinage un synonyme de félonie (Baron de Fæneste, liv. 3, ch. 23), et l’on sait que Pechon de Ruby l’a glissé dans le titre de son petit livre sur les matoiseries soldatesques et autres. Le Duchat veut reconnoître dans ces carabins les soldats calabriens qui, en 1465, servoient dans l’armée des princes ligués contre Louis XI, et dont, selon la chronique scandaleuse, on faisoit déjà si peu de cas alors. Il en fut pris vingt-quatre, qui, menés sur le marché de Paris, y furent vendus sur le pied de 6 sous 6 deniers parisis la pièce. Tavannes, dans ses Mémoires (Coll. Michaud, p. 74), veut, au contraire, que le mot carabin soit un souvenir des croisades et vienne de carra (soldat) et bei (du Seigneur). Au XVIIe siècle, on appeloit par moquerie les chirurgiens carabins de Saint-Côme : V. Théophraste au cabaret, p. 19. Il ne reste plus que la première moitié de cette locution railleuse. C’est, avec le nom de la carabine, arme dont ils se servoient, tout ce qui survit des anciens carabins.

8. M. de Nevers étoit gouverneur de Champagne, et il en avoit mis les principales villes de son parti.

9. Ceci donneroit à penser qu’il étoit le chef de la bande des Manteaux rouges, dont nous avons déjà parlé souvent. V. t. 1, p. 198 ; t. 5, p. 194. «Il ne s’arrestoit jamais en un lieu, lit-on dans le petit livret sur sa prise ; on l’a recogneu desguisé assez souvent dans Paris, qui s’enquestoit si on ne parloit pas de luy. »

10. Ce fait se trouve aussi raconté dans la Prise du capitaine Carrefour, etc.

11. Il y a en effet entre eux de grands points de ressemblance. V., sur Guillery, notre t. 1, p. 289, et le Journal de L’Estoille, fin septembre 1608.

12. Dans la Prise du capitaine Carfour, etc., son arrestation est racontée tout autrement. C’est dans un cabaret des environs de Fontainebleau qu’on l’auroit saisi, après une rixe avec un gentilhomme languedocien qui se faisoit gloire d’appartenir au roi, et à qui le bandit auroit répliqué que lui, Carrefour, n’appartenoit qu’à lui-même. On en seroit venu aux mains, et Carrefour, saisi par les gens de la suite du Languedocien, puis reconnu par un des paysans accouru au bruit, auroit été livré à la justice. Le récit donné ici a plus de vraisemblance et doit être le seul vrai.