Règle de saint Benoît (1689)/Avertissement

Traduction par un moine bénédictin (1689).
Rusand (p. 5-42).


AVERTISSEMENT

DE DOM CLAUDE DE VERT,

trésorier de l’abbaye de Cluny,

Pour l’édition de 1689.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur les motifs qu’on a eus de donner au public une nouvelle version de la règle de Saint Benoît. Il suffit de dire que l’on commençait à ne la plus trouver en notre langue, et que la traduction qu’en avait faite feu M… étant venue à manquer, plusieurs personnes ont désiré ou qu’on la réimprimât, ou qu’on travaillât à en faire une autre. Il était assez naturel de prendre ce premier parti, la version de M… étant en effet la meilleure de toutes celles qui ont paru jusqu’ici. Mais comme d’habiles gens, même des amis de l’auteur, convenaient qu’il y avait des endroits qu’on aurait dû traduire d’une autre manière, on crut qu’il serait peut-être de quelque utilité d’entreprendre d’en donner une nouvelle, encore plus exacte, s’il était possible.

Dans ce même temps, il m’en tomba heureusement une entre les mains, qui n’était différente de celle de M..... qu’en quelques endroits, qu’un très-habile homme de ses amis avait corrigée, et qui, en y faisant encore quelques changements, me parut telle à peu près qu’on la pouvait souhaiter. Je m’appliquai donc à la retoucher, et j’eus soin même de la corriger sur quelques manuscrits et sur les meilleures éditions latines. Mais comme j’étais persuadé qu’il ne suffisait pas que cette version fût fidèle et exacte, et qu’il était encore important qu’elle eût autant de clarté, de netteté, et même d’agrément, qu’elle en pouvait avoir, pour être reçue favorablement non-seulement des religieux et des religieuses, mais par beaucoup de gens du monde qui lisent la règle de Saint Benoît avec édification et avec utilité, je crus ne pouvoir prendre de meilleures mesures que d’engager M. l’abbé de..... à revoir cette version. Je la lui envoyai en effet ; mais je fus surpris que cet abbé, si distingué, et à qui il semble que Dieu avait réservé cet ouvrage, en me la renvoyant, y en avait joint une autre qu’il appelait encore la mienne ; dans laquelle sa modestie lui faisait dire qu’il avait fait seulement quelques changemens peu considérables, mais que je trouvai en effet toute différente, soit dans le tour, soit dans l’expression. J’ai appris depuis qu’il l’avait achevée en moins de huit jours, quoiqu’on sache qu’après le temps qu’il est obligé de donner aux exercices réguliers il ne lui reste précisément que celui du travail, pendant lequel il s’occupe ou à écrire ou à dicter pour ses frères des instructions que la faiblesse de sa poitrine ne lui permet presque plus de leur faire de vive voix : ayant été obligé aussi de substituer cette occupation au travail des mains, que ses indispositions, qui ne lui donnent presque point de relâche, l’ont contraint de discontinuer, après s’y être employé avec les autres religieux plus de vingt années.

Cette nouvelle version m’ayant paru, et à quelques personnes éclairées, un ouvrage excellent, je n’hésitai point de la préférer à toute autre, et dans le moment je formai le dessein de la rendre publique. Mais comme toute la beauté de la traduction n’empêchait pas qu’il n’y eût des endroits sur lesquels je ne pouvais entrer dans la pensée du traducteur, et où je croyais qu’il avait été surpris par les commentaires ordinaires et par les Us de Citeaux, je lui demandai la liberté de lui proposer mes doutes. Il s’en défendit long-temps, incapable, disait-il, de donner aucun éclaircissement qui pût contenter : son humilité lui faisant tenir sur cela un langage dont le public ne serait peut-être pas moins édifié que de la version même. Mais enfin, pressé par mes lettres, il se rendit, et voulut bien en effet répondre à mes difficultés, me laissant néanmoins sur la plupart la liberté de changer et de prendre le parti que je voudrais.

Avec tous ces sentimens de modestie et d’honnêteté, rien ne se décidait ; de sorte que je me déterminai à l’aller trouver. Enfin, après quelques conférences avec cet abbé, et après avoir comparé ensemble tous les divers sentiments, on s’est arrêté à ce qui a paru de mieux, et la version a été mise dans l’état où on la donne présentement. Sur quoi je suis obligé de reconnaître que tout le mérite de cette version doit être attribué et appartient uniquement à ce grand homme, et que s’il s’y trouve des défauts, c’est à moi seul qu’on doit les imputer. En effet je lui dois ce témoignage, qu’en quelques endroits il a bien voulu abandonner sa propre disposition et ses propres lumières, pour entrer dans mes faibles idées.

On trouvera, par exemple, dans le chapitre 63, le mot Dominus ou Domnus (car c’est la même chose) en parlant de l’abbé, traduit par Seigneur : mais qu’on se garde bien de croire que cette version soit de lui. Au contraire, elle lui était insupportable ; et son humilité ne put en nulle manière s’accommoder de cette expression, qui lui paraissait toute mondaine, et qui n’avait aucun rapport, disait-il, à un moine, dont toute la condition et l’état n’est que la profession et la pratique d’une vie humiliée. Ordo noster abjectio est, humilitas est, etc., s’écriait-il là-dessus après saint Bernard. Cependant nonobstant toute cette délicatesse, il faut traduire ainsi ; et il n’y a dans notre langue que le mot de Seigneur, qui puisse précisément répondre à Dominus. Ce n’est pas que les abbés ne dussent peut-être se contenter du terme de Monsieur, plus convenable en effet à l’humilité de leur profession, que celui de Seigneur, qu’on ne peut certainement regarder aujourd’hui que comme un titre fastueux pour des moines ; et donnant l’idée d’une grandeur tout-à-fait disproportionnée à la simplicité de leur état. Mais enfin le mot de Seigneur exprime mieux celui de Dominus que tout autre.

À l’égard de la difficulté de la traduction, on peut dire en général de la règle de saint Benoît, après saint Grégoire et l’Empereur Louis le Débonnaire, qu’elle est assez claire et assez intelligible par elle-même ; c’est-à-dire, pourvu qu’on la lise sans prévention, et qu’on veuille bien ne la point expliquer par les usages modernes. Car c’est un sophisme qui engage dans d’étranges illusions, que de dire : nous sommes dans telles et telles pratiques ; donc elles sont dans la Règle, et saint Benoît l’a entendu ainsi.

Pour ce qui est des moines qui vivent dans des observances mitigées et visiblement relâchées, où l’on peut dire que la dispense tient communément lieu de loi, et où l’exception, presque sur tout, a pris la place de la Règle, on ne doit point craindre que de tels moines, dis-je, puissent tomber dans de pareils sophismes ; car enfin ils ne doivent être que trop convaincus que leurs voies ne sont nullement les voies de la Règle (et pour moi je le reconnais en rougissant), et qu’au régime près, et peut-être à un point ou deux de l’observance, toutes leurs pratiques en sont fort écartées ; bien loin de prétendre les y trouver, et vouloir se couvrir de son autorité ; et à Dieu ne plaise qu’on fasse cette injure à une aussi sainte Règle ! Mais pour ceux que leur vocation a engagés dans un genre de vie plus régulier, plus exact et plus étroit, il leur est peut-être plus difficile de se garantir de ce préjugé, et ils pourraient fort aisément se persuader qu’ils vivent dans la Règle et dans la loi, lorsqu’en effet ils ne seraient que dans l’exception et dans la dispense. Aussi ne saurait-on dire combien il est aisé de tomber sur cela dans des surprises, et combien de semblables préventions sont capables de faire prendre le change dans l’explication de la Règle. En voici un exemple bien sensible. Jusqu’à nos jours, la stabilité qu’on exprime dans la prononciation des vœux, caractère du religieux de saint Benoît, avait toujours été constamment et uniformément entendue d’une stabilité de lieu, c’est-à-dire d’une stabilité qui, hors de quelque cas extraordinaire, fixe, attache et lie pour toujours un moine à un monastère particulier et déterminé, comme un clerc à son titre. Mais depuis, parce que le régime a varié dans quelques congrégations, et qu’on a trouvé bon, en prenant sur cela l’esprit des ordres mendians, de ne plus faire que des professions vagues, c’est-à-dire de ne plus s’attacher à aucune maison fixe et précise, ce mot de stabilité a aussi changé tout-à coup de signification ; on lui a donné une nouvelle idée ; et enfin ce n’est plus à présent qu’une stabilité d’état, c’est-à-dire une simple promesse et une simple obligation de demeurer et de persévérer dans la vie monastique, et, comme l’on dit, dans la congrégation et dans le corps où l’on s’engage. Mais est-il permis de plier ainsi la Règle à tout ce que l’on veut, et de la courber, pour la rendre conforme aux mœurs et à la discipline présente ? Que ne redresse-t-on plutôt les mœurs et la discipline sur la Règle ! Au moins qu’on avoue donc qu’en cela on s’en écarte ! Que risque-t-on de faire de pareils aveux de bonne foi ? Seulement on doit dans tous ces changements, être suffisamment approuvé et légitimement autorisé. Pourquoi voudrait-on se piquer d’être dans une observation littérale et précise de la Règle, quoiqu’on n’y soit pas : si on n’a point été ni formé, ni élevé dans un état aussi exact et aussi parfait, cela empêche-t-il qu’on ne vive d’ailleurs dans de très-saintes et très-salutaires pratiques, et que les nouvelles réformes, par exemple, n’édifient aujourd’hui extrêmement l’Église, et ne soient, par la pureté de leurs mœurs, par l’exactitude de leur discipline, et par la régularité de leur conduite, la bonne odeur de l’ordre de saint Benoît en ces temps-ci ? Ne sait-on pas même qu’en quelques points elles portent leurs austérités et leurs usages au-delà de la Règle, ajoutant des offices votifs, de longues oraisons mentales (même in conventu), la discipline, les jeûnes des vendredis du temps de Pâques, et quelques autres pratiques prises des ordres modernes, et dont la Règle ne parle point : ce qui la dédommage au moins de quelque chose. En attendant que ces célèbres congrégations, qui dans les commencemens d’une réforme étaient accablées de mille affaires, aient le temps de se reconnaître et de prendre enfin des délibérations et des mesures pour remonter à l’origine et rentrer dans tout ce qui se pourra de l’Institut et des dispositions primitives. Tout l’ordre de saint Benoît exige et attend cela d’elles[1]. En effet, puisqu’elles ont bien voulu se charger en ces temps-ci de le réformer, elles doivent donc aussi prendre sur elles de lui redonner son ancienne forme et de lui rendre ses premiers traits, au moins en partie, et dans quelques-uns de leurs monastères, comme on sait que l’ont déjà demandé avec instance quelques moines zélés et attachés à la Règle. Puisse donc à la gloire de Dieu, à l’honneur du saint Législateur, pour la sanctification d’une infinité de chrétiens, et pour l’édification de toute l’Eglise, s’achever et se perfectionner de plus en plus, jusqu’à l’observation entière, littérale et précise, de la Règle (s’il est possible), ce grand ouvrage de la réformation de tout l’ordre de saint Benoît, si heureusement commencé de nos jours !

Mais sortons de cette digression, et revenons à dire que tout ce qui peut faire de la difficulté dans l’intelligence de la Règle de saint Benoît, après s’être défait de toute préoccupation, ne consiste proprement qu’en de certaines choses de pratique, qui ne sont plus dans l’usage d’aujourd’hui : comme les heures antiques ; par exemple, celles de l’office divin, celles des repas, les jeûnes jusqu’à la neuvième heure, jusqu’au soir, etc. ; ou en de certains termes propres aux siècles passés (missa, communio, etc.), qui ont changé de signification dans la suite et dont il n’est presque plus possible de découvrir le véritable sens, qu’en remontant un peu avant dans l’antiquité. En sorte que pour réussir dans cette interprétation de la Règle, il faut nécessairement connaître les mœurs et la discipline, aussi bien que le langage et les expressions du sixième siècle, et les expliquer selon la notion de ce temps-là. Et c’est à quoi on a extrêmement pris garde dans cette version.

On sait bien, par exemple, que si on eût voulu expliquer le mot de missa, par l’idée d’à présent, on aurait dû l’entendre du Sacrifice de la messe ; au lieu que dans ces premiers temps ce terme signifiait bien plus communément le renvoi ou la fin de l’office divin, ou l’office divin même ; quoiqu’il soit constant d’ailleurs, et qu’il y en ait des preuves, que long-temps avant saint Benoît, ce mot était déjà employé quelquefois au sens qu’il se prend ordinairement aujourd’hui. Ce n’est pas à dire non plus, que quoique saint Benoît ne se serve jamais de ce terme dans toute sa Règle, en ce dernier sens, il n’établisse assez par la Règle même, qu’il se célébrait des messes dans ses monastères ; puisqu’il y est fait mention d’autel, de nappe ou de voile d’autel, d’offrande, de paix, de diacres, de prêtres, et enfin des fonctions de leur ministère à l’autel, ce qui certainement ne peut être entendu que par rapport au Sacrifice de la messe.

On a tâché encore à ne se laisser point emporter par l’autorité des Constitutions et des Déclarations modernes, et enfin par le préjugé des Commentaires ordinaires. Autrement, il eût fallu entendre dans le chapitre 40, heminam, non d’un demi-setier, mais d’une pinte, ou au moins d’une chopine ; il eût fallu traduire dans le chapitre 42, mox ut surrexerint à cœna… non aussitôt qu’ils auront soupé (car le Mont-Cassin qui veut trouver dans ce mox, le temps de la récréation, déclare qu’il se doit entendre largo modo), mais, une heure après avoir soupé : enfin il eût fallu dans le chapitre 41, prendre exclusivement et non inclusivement, les ides c’est-à-dire le 13 septembre, et expliquer, dans le chapitre 48, les kalendes d’octobre, non du 1er octobre, mais du 14 septembre, et ainsi de quelques autres endroits.

On a enfin évité de se laisser surprendre par certains sentiments, quoique très-communs et tout-à-fait répandus. Sans cela, on n’eût point dû déterminer dans le chapitre 39 le mot de quadrupedum aux seuls animaux à quatre pieds ; puisque, selon le faux préjugé de plusieurs, les volailles y sont aussi comprises.

Il faut pourtant avouer que quelque nette et quelque précise que paraisse cette Règle dans ses termes et dans ses expressions, en ne les prenant que dans leurs notions primitives, il ne laisse pas d’y avoir encore quelques endroits obscurs et embarrassés, soit que par la faute des copistes il manque ou qu’on ait ajouté des mots ou même des périodes entières, soit que les endroits aient été mal ponctués, ou qu’il y ait des transpositions, ou enfin que ce soit un style et des expressions propres à saint Benoît.

On ne peut douter, par exemple, que le chapitre 5, qui est de l’obéissance, ne soit fort embarrassé ; que le mot simpectas, du chapitre 27 (car on a lu ainsi, et non senipetas visiblement corrompu de simpectas) ; que ce mot, dis-je, qui certainement a une origine grecque, ne fasse beaucoup de peine. Peut-être vient-il de συμπηδνύω, συμπήδνυμι, qui signifie rejoindre, renouer, réunir, rassembler, réconcilier. Simpectœ, des réconciliateurs.

On ne saurait disconvenir encore que cet endroit du chapitre 42, qu’on est même obligé de ponctuer au hasard : et ideò omni tempore, sivè jejunii, sivè prandii ; si tempus fuerit prandii, mox ut surrexerint à cœna, sedeant omnes in unum, et legat unus collationes… si autem jejunii dies fuerit, dicta vespera, parvo intervallo, mox accedant ad lectionem collationum… ; que cet endroit, dis-je, pris précisément et à la lettre, ne soit très-obscur et presque inintelligible ; n’étant pas possible de conserver dans la traduction une exactitude littérale, sans en exclure visiblement le temps du carême, qui ne peut être compris ni dans le premier membre de la division que fait ici saint Benoît, si tempus fuerit prandii… puisqu’on ne dîne point en carême ; ni dans le second, si autem jejunii dies fuerit, dicta vespera, parvo intervallo, mox accedant ad lectionem collationum… ; puisque cela ne se peut entendre que des jeûnes ordinaires où l’on soupe après nones, et où la lecture des vies des collations ou des Pères se fait peu de temps après vêpres.

Ce qu’on a donc observé dans ces endroits obscurs et douteux, a été de tâcher d’entrer, autant qu’on l’a pu, dans le sens de saint Benoît, sans s’arrêter scrupuleusement à la lettre ; en attendant que quelque savant moine de l’ordre (tels que ceux qui travaillaient si utilement sur les manuscrits dans saint Germain des Prés) rétablisse toutes ces leçons douteuses et embarrassées ; et l’on peut avertir par avance qu’il se trouve à saint Benoît sur Loire une Règle manuscrite de huit cents ans, qui ne porte point ces mots (si tempus fuerit prandii) dans l’endroit qu’on vient de citer, et qui en font presque tout l’embarras ; ce qui favorise tout-à-fait notre conjecture et notre version.

Il y a encore d’autres endroits où la traduction, à la vérité, ne fait nulle peine, mais dont l’intelligence n’en est pas pour cela plus aisée. Par exemple, dans celui-ci du chapitre 58 : Frater autem lector hebdomadarius accipiat mixtum, prius quàm incipiat legere, propter communionem sanctam, il est assurément très-aisé de traduire ces derniers mots, propter communionem sanctam ; mais, entendus et pris dans le sens ordinaire, c’est à dire, pour la réception de l’Eucharistie, on doit convenir qu’on ne sait pas trop bien ce que la Règle veut dire ici. Car quel rapport entre cette communion et le déjeuner du lecteur ? et quelle conséquence de l’un à l’autre ? C’est, répondent quelques-uns, afin qu’il ne soit pas exposé à rejeter ou cracher, pendant la lecture, quelque chose des espèces sacramentelles qu’il a reçues, Mais peut-être que, si l’on voulait bien faire attention qu’il y avait au moins près d’une heure qu’il les avait reçues, puisque les fêtes et dimanches, qui sont les jours de communion, la messe était achevée vers les onze heures, et que le lecteur ne prenait son verre de vin que dans le moment qu’on se mettait à table, c’est-à-dire immédiatement avant que de commencer la lecture, antequam incipiat legere, et par conséquent à midi, qui est l’heure du dîner ces jours-là, ad sextam reficiant fratres : peut-être, dis-je, que toute cette réponse, qui pourrait surprendre d’abord, ne serait plus d’aucune considération, après cet intervalle d’une heure ou d’une heure et demie, pendant lequel les espèces sacramentelles ont certainement eu tout le loisir d’être altérées et suffisamment digérées. Mais il faudrait donc encore que toute la communauté, qui apparemment avait communié aussi-bien que le lecteur, se fût abstenue de tousser et de cracher pendant tout ce temps-là, et même pendant Sexte, dont le chant néanmoins est bien plus capable d’exciter le crachement que l’on craint, que ne peut faire la lecture de table. Enfin, de quel usage sera donc l’ablution que l’Eglise ordonne immédiatement après la communion ? Certainement voilà bien de l’embarras : et le moyen d’en sortir, si on n’a recours à quelque autre explication ?

Ces termes post missas et communionem, que l’on lit au commencement du même chapitre, ne manquent point non plus de difficulté. Car si l’on en croit le Mont-Cassin, (et pourquoi ne l’en croirait-on pas dans les usages dont il a conservé une tradition constante et uniforme ?) cet endroit se doit expliquer de l’office de Sexte, après lequel, et non après la messe, comme dans Cluny et dans Cîteaux, on a toujours béni le lecteur dans ce célèbre monastère : et qui dit ce monastère, dit en même temps, à cet égard, la congrégation de sainte Justine, celle de saint Vennes, celle de saint Maur, et Cluny-moderne, qui toutes ont adopté ce sentiment et sont entrées dans la pratique de ne faire la prière sur le lecteur qu’après Sexte : laissant à penser par conséquent qu’elles n’expliquent point ces termes, de la messe et de la communion eucharistique ; car on leur doit cette justice, de croire qu’elles agissent selon qu’elles sont persuadées, et on vient de voir au contraire que Cluny et Cîteaux, qui ont entendu cet endroit, de la messe et de la participation des saints mystères, ont toujours béni en effet le lecteur précisément à la fin de la messe et après la communion, post missas et communionem, selon l’explication qu’ils y donnent.

On trouve encore dans le chapitre 63, le même mot communio, qui pourrait causer aussi de l’embarras, si la concordance des Règles, qui ne le lit point, ne nous apprenait que peut-être il y est ajouté.

Il y a des endroits qu’on a traduits d’une manière qui paraîtra peut-être nouvelle ; mais il sera aisé d’en justifier la version. Par exemple, ces mots du chapitre 8, juxta considerationem rationis, ont été rendus ainsi, par proportion de l’accroissement ou de la diminution des nuits ; étant évident que ratio ne signifie ici autre chose que le rapport et la proportion qu’ont entr’elles les nuits, et par conséquent les heures qui changent par le changement des nuits ; comme si saint Benoît disait pro ratione temporis, à proportion du temps, à raison des nuits, et selon qu’elles augmentent ou diminuent. C’est-à-dire, que pour régler la huitième heure de la nuit, qui est en hiver celle du lever, il faut avoir égard à ce changement, et la prendre par proportion de cette inégalité : plus tard, par exemple, vers le solstice, c’est-à-dire le 21 décembre ; et plus tôt, vers l’équinoxe, c’est-à-dire le 21 mars.

On a pris dans le chapitre 48 ces termes, mediante hora octava, non pour la huitième heure et demie, comme il paraît qu’on a presque toujours fait jusqu’ici ; mais pour la septième et demie. En effet, huit heures et demie, c’est huit heures entières et encore une moitié prise sur la neuvième : en sorte qu’il aurait donc fallu dire mediante nona ; au lieu que saint Benoît dit mediante octava, dans le milieu de la huitième heure ; c’est à dire, lorsque la huitième heure est à moitié passée ; et par conséquent à la septième et demie ; puisque la fin de la septième étant le commencement de la huitième, cette demie ajoutée à la septième, et prise sur la huitième, fait nécessairement le milieu de cette huitième, mediante octava hora.

Comme on a déjà assez insinué son sentiment sur l’explication du mot de missa, personne ne sera apparemment surpris de voir cet endroit du chapitre 35, in diebus autem solennibus usque ad missas sustineant, traduit ainsi, dans les jours solennels ils différeront jusqu’après le service divin, c’est-à-dire, jusqu’après Sexte. En effet, si cet endroit s’entendait de la messe, il faudrait donc que les semainiers de cuisine, qui ne doivent manger, les jours ouvriers, qu’un peu avant l’heure du repas, ante unam (pour ipsam) horam refectionis, et par conséquent au plus tôt un peu avant midi, il faudrait, dis-je, qu’ils mangeassent de meilleure heure les fêtes et dimanches, et même dès les neuf heures, à peu près, où la messe se commence ; car enfin si on prend missas pour la messe, il paraît qu’il faut traduire usque ad missas, non jusqu’après la messe, mais jusqu’à la messe. En sorte que voici l’absurdité qu’on ferait dire à saint Benoît : Les semainiers, les jours ouvriers, mangeront au plus tôt vers midi, ante horam refectionis ; mais les fêtes et dimanches ils attendront jusqu’à neuf heures du matin, usque ad missas sustineant. Quel contresens ! Ce qu’il paraît donc que saint Benoît a voulu dire ici, c’est que les semainiers, les jours ouvriers, peuvent manger et boire quelque chose, avant ou durant l’office qui précède immédiatement le repas, ante horam refectionis ; mais les dimanches et les fêtes, ils doivent avoir ce respect, que d’attendre que tout soit achevé, usque ad missas, jusqu’à la fin.

Enfin le missas tenere (et non cantare) du chapitre 60, qu’on a rendu par présider au chœur, ne peut point faire de peine non plus, puisqu’on sait que cette expression signifie très-souvent, dans le style ecclésiastique, présider à l’office, tenir le chœur, officier, etc.

Il y a des endroits où pour développer davantage la pensée de saint Benoît, on a expliqué les mots, et on a donné plus d’étendue à la version. Par exemple, on a cru que le mot digesti, dans le chapitre 8, et jam digesti surgant, enfermait non-seulement la digestion des viandes, mais encore la réparation des forces, et le repos de la tête par le sommeil, la liberté enfin et la disposition dans laquelle on doit se trouver pour vaquer à la prière et chanter l’office : et toutes ces idées ont été exprimées dans la traduction.

J’avais eu dessein d’abord de joindre à cette version quelques notes littérales, qui pussent, sans le secours d’un commentaire, éclaircir le texte et donner précisément l’intelligence des termes et des expressions qui peuvent embarrasser. Je pourrai m’y appliquer, s’il paraît que le public, et particulièrement les religieux, aient quelque goût pour ce projet. En attendant, je n’ai pas laissé d’y en mettre quelques-unes fort courtes et fort précises, aux endroits où il m’a paru qu’elles étaient plus nécessaires. Par exemple, sur le mot de tonsure, dans le chapitre Ier, j’ai cru devoir marquer en deux mots ce que c’était que la tonsure dont parle Saint Benoît, de crainte qu’on ne la prît pour la couronne d’aujourd’hui, et ainsi de quelques autres endroits.


  1. Le désir de ce savant religieux bénédictin a été enfin heureusement accompli de nos jours, avec la grâce de Dieu, par les religieux de la Trappe, qui, en reconnaissance du bonheur qu’ils avaient de conserver leur état dans le moment où tous les autres religieux le perdaient, au commencement de la révolution, ont embrassé la règle de Saint-Benoît plus parfaitement encore que du temps de M. l’abbé de Rancé.