Questions sur les miracles/Édition Garnier/9

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 403-406).

NEUVIÈME LETTRE.

attribué au jésuite des anguilles, ou galimatias
dans le style du prêtre needham[1].

C’est le sieur Needham qui parle :

Tous les petits garçons de la ville frétillent autour de moi, et me demandent des miracles ; je leur dis : « Race d’anguilles[2], vous n’en aurez point d’autres que ceux de mon père saint Ignace, et de mon patron saint Patrice. » J’apprends que les impies se moquent de mon patron et de moi, dans la vénérable compagnie, au consistoire, et chez les repasseuses : cela ne m’ébranle point, et contra sic argumentor.

Monsieur le proposant croit tourner mon saint Patrice en ridicule, parce qu’il chauffait un four avec de la neige ; il n’y a certainement qu’un damné d’hérétique comme lui qui puisse insulter ainsi aux prodiges que le Seigneur a toujours opérés par ses élus ; qu’il lise ma dissertation sur ce miracle, imprimée dans le Journal chrétien, il verra qu’il est très-possible que la neige chauffe un four, quoique la chose soit miraculeuse.

Saint Patrice, par exemple, ne pouvait-il pas faire bouillir la neige avant de l’employer ? On me répondra qu’alors il n’y a plus de neige, que c’est seulement de l’eau chaude, et que si on attendait pour avoir du pain que le four chauffât de cette façon, on courrait risque de mourir de faim. D’accord ; mais c’est en cela précisément que le miracle consiste.

On prétend que je me suis transfiguré en laïque et en Genevois, et que, par cette métamorphose, j’ai prétendu avilir le miracle de la transfiguration sur le Thabor. À Dieu ne plaise ! j’ai une trop haute opinion de ce miracle et de moi-même, et je veux enseigner à monsieur le proposant ce que c’est que ce miracle dont il parle avec une légèreté qu’on ne me reprochera jamais.

La transfiguration est sans doute ce que nous avons de plus respectable après la transsubstantiation. J’ose même dire que c’est de la transfiguration que dépend notre salut : car si un pécheur, un faiseur de parodies, ne se transfigure pas en homme de bien, il est perdu ; et voici comme je le prouve :

Jésus se transfigura sur une haute montagne ; les uns disent que c’est sur le mont Hermon, les autres sur le Thabor. Ses habits parurent tout blancs, et son visage très-resplendissant : donc il faut qu’un homme qui fait des prodiges ait un large visage, haut en couleur, et un bel habit tout blanc ; ce qu’il fallait démontrer.

Le proposant ne convient pas de cette vérité, et il dit qu’on peut être honnête homme avec un habit brun un peu sale. Il a ses raisons pour penser ainsi ; mais quand il s’agit du salut, il faut y regarder de près.

Je poursuis donc, et je dis qu’il est vrai que l’habit ne fait pas le moine ; mais, comme je l’ai prouvé ci-dessus, l’habit est la figure de l’âme. Le vin de Cana était rouge, et les habits de la transfiguration blancs ; or, le blanc signifiant la candeur, et le rouge étant la couleur du zèle, il est clair que si vous unissez ensemble ces deux couleurs vous avez un rouge tirant sur le jaune : donc les miracles sont très-possibles ; donc ils sont non-seulement possibles, mais ils sont très-réels ; donc M.  Covelle a tort. Saint Denis emportant sa tête entre ses bras était habillé de blanc, puisqu’il avait son surplis : or le sang de sa tête et de son cou étant rouge, vous sentez bien qu’il n’y a rien à me répliquer.

Je sais que les prétendus esprits forts, les soi-disant philosophes ont d’autres opinions. Ils demandent à quoi servit la transfiguration sur le Thabor ou sur le mont Hermon, quel bien il en revint à l’empire romain, et ce que firent Moïse et Élie sur cette montagne. D’abord je répondrai qu’Élie n’était pas mort, et qu’il pouvait aller où il voulait ; ensuite je dirai qu’il est clair que Moïse ressuscita pour venir faire conversation, comme je l’ai prouvé ci-dessus, et qu’il remourut ensuite, comme je le prouve ci-dessous.

Ce n’est pas tout, il faut approfondir la chose : je dis premièrement que le blé ergoté étant visiblement doué d’une âme sensitive…

Comme j’en étais à cette phrase, M.  R…, professeur en théologie, entra chez moi avec un air consterné. Je lui demandai le sujet de son embarras : il m’avoua qu’il cherchait depuis quatre ans si le vin des noces de Cana était blanc ou rouge, qu’il avait bu très-souvent de l’un et de l’autre pour décider de cette grande question, et qu’il n’avait pu en venir à bout. Je lui conseillai de lire saint Jérôme, de Vino rubro et albo ; saint Chrysostome, de Vineis, et Johannem de Bracmardo[3], super Pintas. Il me dit qu’il les avait tous lus, et qu’il était plus embarrassé que jamais : ce qui arrive à presque tous les savants. Je lui répliquai que la chose était décidée par le concile d’Éphèse, session 14. Il me promit de le lire, et fut tout épouvanté de mon savoir. « Mais comment faites-vous, dit-il, quand vous chantez la grand’messe en Irlande, et que le vin vous manque ? » Je lui répondis : « Je fais alors du punch, auquel je mêle un peu de cochenille : ainsi je me fais du vin rouge, et l’on n’a rien à me reprocher. »

Je puis dire que M. le professeur R… fut extrêmement content de mon invention, et qu’il me donna des éloges que mon extrême modestie m’empêche de transcrire ici.

L’estime qu’il me témoigna, et celle que je sentis par conséquent pour lui, établirent bientôt entre nous la confiance. Il me demanda amicalement combien de miracles avait faits saint François Xavier. Je lui avouai ingénument que les écrivains de sa vie en avaient un peu augmenté le nombre pour suivre la méthode des premiers siècles, et qu’après un long examen je n’en avais avéré que deux cent dix-sept. « C’est bien peu, me dit-il, quand on est au Japon. » Je le fis convenir qu’il est bon de se borner, et que, dans l’âge pervers où nous vivons, il ne faut pas donner à rire à la foule des incrédules. Après quoi je lui demandai à mon tour s’il ne faisait pas des miracles quelquefois dans son tripot : il eut la bonne foi de me dire que non ; et en cela il avouait, sans le savoir, la supériorité de ma secte sur la sienne.

« Nous en ferions tout comme les autres, me dit-il, si nous avions à faire à des sots ; mais notre peuple est instruit et malin ; il laisse passer les anciens miracles qu’il a trouvés tout établis. Si nous nous mêlions d’en faire pour notre compte, si nous nous avisions, par exemple, d’exorciser des possédés, on croirait que nous le sommes ; si nous chassions les diables, on nous chasserait avec eux. »

Je sentis par cette réponse qu’il déguisait son impuissance sous l’air de la circonspection ; en effet, il n’y a que les catholiques qui fassent des miracles. Tout le monde convient que les plus authentiques se font en Irlande. Je laisse à d’autres le soin de parler des miens. On a déjà rendu justice à mes anguilles, à la profondeur de mes raisonnements, et à mon style. Cela me suffit, et je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en dire davantage.

  1. Cet intitulé est celui des réimpressions de 1765 et 1767. Dans l’édition originale, dans les éditions de Kehl et dans beaucoup d’autres, il y a seulement : Neuvième Lettre sur les miracles, écrite par le jésuite des anguilles. (B.)
  2. Progenies viperarum…, Matthieu, iii, 7 ; xii, 34-39 ; et xvi, 4. Voltaire traduit ici librement vipera par anguille, se souvenant sans doute de l’anguilla longœ cognata colubrœ, dont parle Juvénal, satire v, livre Ier. (Cl.)
  3. Rabelais, livre Ier, chapitres xviii et xix, nomme Janotus de Bragmardo. C’est à l’imitation du chapitre vii du livre II, où est la liste des livres de la bibliothèque de Saint-Victor, que Voltaire a composé les titres des trois livres qu’il cite ici. (B.)