Questions sur les miracles/Édition Garnier/4

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 389-393).

AVERTISSEMENT[1].

Le sieur Needham n’ayant pas osé se nommer en répondant

aux trois premières lettres de M. le proposant Théro, celui-ci, croyant bonnement que cette réponse était d’un docteur en théologie, lui adressa la lettre suivante :

QUATRIÈME LETTRE.
du proposant à m. le professeur ; et remerciements à ses extrèmes bontés.

Que je vous suis obligé, monsieur, d’avoir daigné me fournir quelques-unes de vos armes pour combattre la nombreuse armée des incrédules ! C’est Achille qui prête son armure à Patrocle ; mais on m’a dit que, Patrocle ayant été vaincu, je devais craindre de l’être aussi.

J’ai malheureusement répété votre leçon devant un jeune écolier de physique et d’astronomie ; je lui ai fait valoir d’abord la bonté, l’éloquence, la politesse, le savoir-vivre que vous avez employé pour m’instruire ; je lui ai exposé votre démonstration de la manière dont le soleil et la lune s’arrêtèrent en plein midi pour donner le temps à Josué de massacrer ces Amorrhéens écrasés par une pluie de pierres. Voici ce que je lui ai dit : « Monsieur le professeur prétend qu’il suffit, pour cette opération naturelle, que la terre se soit arrêtée huit à neuf heures dans sa rotation sur son axe, et que c’est là tout le mystère. »

L’écolier, monsieur, qui n’a pas encore acquis toute votre politesse, en a eu cependant assez pour me dire qu’il n’était pas possible qu’un homme tel que vous eût dit une telle bêtise, et que vous possédez trop bien votre Écriture sainte et l’astronomie pour parler avec cette excessive ignorance. Les sacrés cahiers affirment positivement que le soleil s’arrêta sur Gabaon, et la lune sur Aïalon à l’heure de midi. Or la lune ne pouvait suspendre son cours, qui s’achève en un mois autour de la terre, sans que la terre suspendit sa course annuelle, car le soleil est mis pour la terre dans les sacrés cahiers, et l’auteur inspiré ne savait pas que c’est la terre qui tourne.

Or, si la terre et la lune se sont arrêtées, celle-ci dans sa période d’un mois sur Aïalon, celle-là dans sa période d’un an vis-à-vis Gabaon, il est absolument nécessaire que les points correspondants de toutes les planètes aient changé pendant tout ce temps-là. Mais, comme au bout de huit à neuf heures ils se retrouvèrent les mêmes, il fallait que toutes les planètes eussent suspendu leur course : cela est démontré en rigueur[2].

Mais c’est un grand gain[3] pour monsieur le professeur : car le miracle est bien plus beau qu’il ne croyait, et il y a quatre miracles au lieu d’un. Non-seulement la terre et la lune s’arrêtèrent dans leur période menstruelle et annuelle, mais aussi dans leur rotation journalière : ce qui fait deux miracles ; et non-seulement elles perdirent pendant huit ou neuf heures leur double mouvement, mais toutes les planètes perdirent le leur, troisième miracle ; et le mouvement de projectile et de gravitation fut suspendu dans toute la nature, quatrième miracle.

Je lui parlai ensuite, monsieur, de la comète que vous supposez avoir conduit les trois mages à Bethléem. Il me dit qu’il vous dénoncerait au consistoire pour avoir appelé comète ce que les sacrés cahiers appellent étoile, et qu’il n’est pas loyal de falsifier ainsi l’Écriture sainte.

Je lui appris votre belle explication du miracle des cinq mille pains et des trois mille poissons qui nourrirent cinq Juifs. Pardon, je voulais dire des cinq pains et des trois poissons qui nourrirent cinq mille Juifs. Vous dites que Dieu changea les pierres du voisinage en pains et en poissons. Mais y pensez-vous ? oubliez-vous que c’est là précisément ce que proposait le diable quand il dit à Jésus[4] : Dites que ces pierres deviennent pains ?

Il me demanda ensuite si vous ne parliez pas du grand miracle par lequel le vieil Hérode, qui était malade de la maladie dont il mourut, fit égorger tous les petits enfants du pays : car sans doute c’était une chose très-miraculeuse qu’un vieillard moribond, créé roi par les Romains, s’imaginât qu’il était né un autre roi des Juifs, et fît massacrer tous les petits garçons pour envelopper le roi nouveau-né dans cette boucherie. Il me demanda comment vous expliquiez le silence de Flavius Josèphe sur cette Saint-Barthélemy.

Je lui dis que vous ne vous mêliez pas de ces bagatelles, mais que vous m’aviez dit des choses merveilleuses sur Jonas.

« Quoi donc ! dit-il, prétend-il que ce fut Jonas qui avala la baleine ?

— Non, répondis-je ; il s’est contenté de confondre sérieusement une mauvaise plaisanterie, en avouant pourtant que le bonhomme Jonas avait pris son plus long pour aller à Ninive.

— Il est lui-même fort plaisant, répliqua l’écolier ; il devait examiner, avec les plus judicieux commentateurs, si Jonas fut avalé par une baleine, ou par un chien marin ; pour moi, je suis pour le chien marin, et je pense de plus, avec le grand saint Hilaire, que Jonas fut mangé jusqu’aux os, et qu’il ressuscita au bout de trois jours comme de raison. Les miracles sont toujours plus grands que ne le croit monsieur le professeur : mais je vous prie de le consulter sur une autre petite difficulté.

« Jonas prophétisa du temps du roitelet juif Joas, vers l’an 850 avant notre ère vulgaire. Phul, selon Diodore de Sicile, fonda Ninive en ce temps-là. Le divin historien qui a écrit l’histoire véridique de Jonas[5] assure qu’il y avait dans cette ville six-vingt mille enfants qui ne savaient pas distinguer leur main droite de leur main gauche[6] : cela fait, suivant les calculs de Breslau, d’Amsterdam, de Londres, et de Paris, quatre millions quatre-vingt mille âmes, sans compter les eunuques ; voilà une ville nouvelle honnêtement peuplée.

« Demandez aussi à monsieur le professeur si c’était une citrouille ou un lierre dans lequel Dieu[7] envoya un ver pour le faire sécher, afin d’ôter l’ombrage à Jonas qui dormait. En effet, rien ne ressemble plus à un lierre qu’une citrouille, et l’un et l’autre donnent l’ombrage le plus épais. »

Ne trouve-t-il pas bien plaisant que Dieu envoie un ver pour empêcher un pauvre diable de prophète de dormir à l’ombre ! On m’assure que ce théologien a dit qu’il faut mettre ce ver avec la baleine : cet homme est goguenard.

C’était au Molard que se passait ce petit entretien : on s’attroupa, la conversation s’anima au point qu’on se mit à rire d’un bout de la ville à l’autre, et il n’y eut que monsieur le professeur qui ne rit point.

Quand on eut bien ri, le vieux capitaine Durôst[8], que vous connaissez, fendit la presse ; vous savez qu’il n’a jamais connu de prêtres que l’aumônier de son régiment. Il me dit : « Mordieu ! monsieur le proposant, allez dire à monsieur le professeur… (dispensez-moi de répéter les termes indécents dont il se servit). Ces bonnes gens voulurent, il y a quelque temps, faire mettre mon ami Covelle à genoux : s’ils avaient osé faire cet outrage à notre liberté et à nos lois… je… dites-leur, s’il vous plaît, que nous ne sommes plus au temps de Jean Chauvin, Picard qui avait l’impertinence de précéder dans les cérémonies le magnifique conseil… Les temps sont un peu changés ; vous savez qu’un prédicant de village[9], qui a voulu excommunier M. Rousseau, a été réprimandé par un roi héros et philosophe[10]. Sachez que tous les esprits font à présent l’exercice à la prussienne, et qu’il ne reste aux théologiens d’autre ressource que d’être civils et modestes. »

Je m’acquitte, monsieur, auprès de vous de la commission de monsieur le capitaine.

J’ai l’honneur d’être médiocrement, monsieur.

Votre affectionné.

  1. Cet Avertissement, de Voltaire, est de 1765.
  2. La plupart des commentateurs prétendent que le soleil et la lune s’arrêtèrent un jour entier. (Note de Voltaire.)
  3. Ce texte est celui de l’édition originale, de celle de 1775, et de celle de Kehl. Dans les réimpressions de 1765 et 1767, on lit :

    « Le prétendu théologien fait donc en vain ce qu’il peut pour affaiblir le miracle : il est bien plus grand qu’il ne croyait, etc. » (B.)

  4. Matthieu, iv, 3 ; Luc, iv, 3.
  5. Jonas, iv, 11.
  6. On multiplié par trente-quatre les enfants nés dans l’année, car il n’y a qu’eux qui ne savent pas distinguer la main droite de la gauche. Ajoutez que le tiers de ces enfants meurt avant la fin de l’année, ce qui donne un tiers en sus d’habitants. (Note de Voltaire.)
  7. Jonas, iv, 7.
  8. Ce personnage, qui a sans doute existé, figure aussi dans une note de la lettre 6, et dans la Lettre curieuse de Robert Covelle.
  9. Montmolin, ministre des cultes à Motiers-Travers, souvent cité dans la 14e lettre.
  10. Frédéric II, roi de Prusse et souverain de Neufchâtel.