Questions sur les miracles/Édition Garnier/18

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 439-441).

DIX-HUITIÈME LETTRE.
de m. beaudinet à m. covelle.
À Neufchâtel, ce 1er décembre, l’an de salut 1765.

Mon cher monsieur Covelle, je vous félicite de n’avoir point été lapidé comme notre ami Jean-Jacques. Vous êtes sorti de toutes vos épreuves ; votre nom passera à la dernière postérité avec celui de vos ancêtres qui se signalèrent pour leur patrie le jour[1] de l’escalade ; mais vous l’emportez sur eux autant que la philosophie du siècle présent l’emporte sur la superstition du siècle passé. Le Covelle de l’escalade ne tua qu’un Savoyard, et vous avez résisté à cinquante prêtres. Mlle  Ferbot en est toute glorieuse ; c’est le plus beau triomphe qu’on ait jamais remporté. Le grand empereur Henri IV attendit trois jours, pieds nus et en chemise, que le prêtre Grégoire VII daignât lui permettre de se mettre à genoux devant lui. Henri IV, roi de France, plus grand encore, se fit donner le fouet par le pénitencier du prêtre Clément VIII, sur les fesses de deux cardinaux ses ambassadeurs ; et vous, mon cher Covelle, plus courageux et plus heureux que ces deux héros, vous n’avez point indignement fléchi le genou devant des hommes pécheurs.

Mais tremblez que vos prêtres ne reviennent à la charge : ils ne démordent jamais de leurs prétentions. Un prêtre qui ne gouverne point se croit déshonoré. Ils se joignent dans mon pays, tantôt aux magistrats, tantôt aux citoyens ; ils les divisent pour en être les maîtres : les vôtres sont puissants en œuvres et en paroles. Si Jean-Jacques Rousseau a fait des miracles, ils en font aussi. Ils s’associent avec le savant jésuite irlandais Needham ; ils viendront à vous doucement, couverts d’une peau d’anguille ; mais ce seront, au fond, de vrais serpents plus dangereux que celui d’Eve, car celui-ci fit manger de l’arbre de vie, et les vôtres vous feront mourir de faim en vous persécutant. Voici ce que je vous conseille ; faites-vous prêtre pour les combattre avec des armes égales.

Dès que vous serez prêtre, vous recevrez l’esprit comme eux ; vous pourrez alors devenir prophète, comme de Serres[2] et Jurieu l’ont été.

S’il vous tombe sous la main quelque Servet et quelque Antoine[3], vous les ferez brûler saintement, en criant contre l’Inquisition des papistes. Si quelqu’un du consistoire n’est pas de votre avis, vous serez en droit de lui donner un bon soufflet, comme le prophète Sédékia en donna un au prophète Miellée en lui disant : « Devine comment l’esprit de Dieu a passé par ma main pour aller sur ta joue[4]. »

Si le jésuite Needham vous reproche d’être hérétique, vous lui répondrez que la moitié des prophètes du Seigneur était native de Samarie, qui était le centre de l’hérésie, la mère du schisme, la Genève de l’ancienne loi.

Quand quelque infidèle vous parlera de vos amours avec Mlle  Ferbot, vous citerez Osée, qui, non-seulement eut trois enfants d’une fille de joie nommée Gomer, par ordre exprès du Seigneur[5], mais qui ensuite reçut un nouvel ordre exprès du Seigneur de coucher avec une femme adultère moyennant quinze francs courant et un quarteron et demi d’orge. Il restera à discuter quelle était la plus jolie de Mlle  Gomer ou de Mlle  Ferbot. Priez M. Huber de la peindre, et sûrement Mlle  Ferbot aura l’avantage.

Si vous aspirez à de nouvelles bonnes fortunes, allez tout nu dans les rues de Genève, comme Jérémie dans les rues de Jérusalem, ce vous sera gloire devant les filles : elles prendront ce temps pour danser aussi toutes nues autour de vous, afin de se conformer aux idées de Jean-Jacques dans son beau roman d’Héloïse ; elles vous donneront des baisers acres. Rien ne sera plus édifiant.

Quand vous aurez atteint une honorable vieillesse dans votre poste important, vous deviendrez chauve. Si alors quelques enfants d’un conseiller ou d’un procureur général vous appellent tête blanche, soit sur le chemin de Chesne, soit sur la voie de Carouge, vous ne manquerez pas de faire descendre de la montagne de Salève deux gros ours[6] ; et vous aurez la satisfaction de voir dévorer les enfants de vos magistrats : ce qui doit être une sainte consolation pour tout véritable prêtre.

Enfin je me flatte que vous serez transporté au ciel dans un char de feu tiré par quatre chevaux de feu, selon l’usage. Si la chose n’arrive pas, on dira du moins qu’elle est arrivée, et cela revient absolument au même pour la postérité.

Faites-vous donc prêtre, si vis esse aliquid. En attendant contribuez par vos lumières, par votre éloquence, et par l’ascendant que vous avez sur les esprits, à calmer les petites dissensions qui s’élèvent dans votre patrie, et à conserver sa précieuse liberté, le plus noble et le plus précieux des biens, comme dit Cicéron.

J’oubliais de vous dire qu’on nous demandait hier pourquoi en certains pays, comme par exemple en Irlande, on se moquait souvent des prêtres, et qu’on respectait toujours les magistrats : « C’est, répondit M.  du Peyrou, qu’on aime les lois et qu’on rit des contes. »

J’ai l’honneur d’être cordialement,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
BEAUDINET.

  1. Le jour est là pour la nuit du 21 au 22 décembre 1602.
  2. Jean de Serres, frère puîné du célèbre agronome Olivier de Serres. Voltaire parle de ce vieil huguenot dans le chapitre xxxvi du Siècle de Louis XIV ; mort en 1598.
  3. Voyez le § vii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  4. Rois, liv. III, chap. xxii, 24. (Note de Voltaire.)
  5. Premier et troisième chapitres d’Osée. (Id.)
  6. IV, Rois, 2, 24.