Questions sur les miracles/Édition Garnier/12

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 414-417).

DOUZIÈME LETTRE.

du proposant à m. covelle, citoyen de genève[1].

Mon cher monsieur Covelle, si Son Excellence monsieur le comte n’est pas persuadé de l’authenticité de nos miracles, en récompense madame la comtesse avait une foi qui était bien consolante. J’ai eu l’agrément de lire quelquefois saint Matthieu avec elle, quand monseigneur lisait Cicéron, Virgile, Épictète, Horace ou Marc Antonin, dans son cabinet. Nous en étions un jour à ces paroles du chapitre xvii :

« Je vous dis, en vérité, que quand vous aurez de la foi gros comme un grain de moutarde, vous direz à une montagne : Range-toi de là, et aussitôt la montagne se transportera de sa place. »

Ces paroles excitèrent la curiosité et le zèle de madame. « Voilà une belle occasion, me dit-elle, de convertir monsieur mon mari ; nous avons ici près une montagne qui nous cache la plus belle vue du monde ; vous avez de la foi plus qu’il n’y en a dans toute la moutarde de Dijon qui est dans mon office ; j’ai beaucoup de foi aussi : disons un mot à la montagne, et sûrement nous aurons le plaisir de la voir se promener par les airs. J’ai lu dans l’histoire de saint Dunstan, qui est un fameux saint du pays de Needham, qu’il fit venir un jour une montagne d’Irlande en Basse-Bretagne, lui donna sa bénédiction, et la renvoya chez elle[2]. Je ne doute pas que vous n’en fassiez autant que saint Dunstan, vous qui êtes réformé. »

Je m’excusai longtemps sur mon peu de crédit auprès du ciel et des montagnes, « Si M.  Claparède, professeur en théologie, était ici, lui dis-je, il ne manquerait pas sans doute de faire ce que vous proposez ; il y a même tel syndic qui en un besoin serait capable de vous donner ce divertissement ; mais songez, madame, que je ne suis qu’un pauvre proposant, un jeune chapelain qui n’a fait, encore aucun miracle, et qui doit se défier de ses forces.

— Il y a commencement à tout, me répliqua madame la comtesse, et je veux absolument que vous me transportiez ma montagne. » Je me défendis longtemps ; cela lui donna un peu de dépit. « Vous faites, me dit-elle, comme les gens qui ont une belle voix, et qui refusent de chanter quand on les en prie. » Je répondis que j’étais enrhumé, et que je ne pouvais chanter. Enfin elle me dit en colère que j’avais d’assez gros gages pour être complaisant, et pour faire des miracles quand une femme de qualité m’en demandait. Je lui représentai encore, avec soumission, mon peu d’adresse dans cet art.

« Comment, dit-elle, Jean-Jacques Rousseau, qui n’est qu’un misérable laïque, se vante dans ses lettres[3] imprimées d’avoir fait des miracles à Venise, et vous ne m’en ferez pas, vous qui avez la dignité de mon chapelain, et à qui je donne le double des appointements que Jean-Jacques touchait de M.  de Montaigu, son maître, ambassadeur de France ? »

Enfin je me rendis, nous priâmes la montagne, l’un et l’autre avec dévotion, de vouloir bien marcher. Elle n’en fit rien. Le rouge monta au visage de madame ; elle est très-altière, et veut fortement ce qu’elle veut. « Il se pourrait faire, me dit-elle, qu’on dût entendre, selon vos principes, le contraire de ce qu’on lit dans le texte ; il est dit qu’avec un peu de moutarde de foi on transportera une montagne : cela signifie peut-être qu’avec une montagne de foi on transportera un peu de moutarde. » Elle ordonna sur-le-champ à son maître d’hôtel d’en faire venir un pot. Pour moi, la moutarde me montait au nez ; je fis ce que je pus pour empêcher madame de faire cette expérience de physique ; elle n’en démordit point, et fut attrapée à sa moutarde comme elle l’avait été à sa montagne.

Tandis que nous faisions cette opération, arriva monsieur le comte, qui fut assez surpris de voir un pot de moutarde à terre entre madame la comtesse et moi. Elle lui apprit de quoi il était question. Monsieur le comte, avec un ton moitié sérieux, moitié railleur, lui dit que les miracles avaient cessé depuis la réforme ; qu’on n’en avait plus besoin[4], et qu’un miracle aujourd’hui est de la moutarde après dîner.

Ce mot seul dérangea toute la dévotion de madame la comtesse. Il ne faut quelquefois qu’une plaisanterie pour décider de la manière dont on pensera le reste de sa vie.

Madame la comtesse, depuis ce moment-là, crut aussi peu aux miracles modernes que son mari : de sorte que je me trouve aujourd’hui le seul homme du château qui ait le sens commun, c’est-à-dire qui croie aux miracles[5].

Leurs Excellences m’accablent tous les jours de railleries. Je joue à peu près le même rôle que l’aumônier du feu roi Auguste[6], qui était le seul catholique de la Saxe.

Je me renferme autant que je peux dans la morale ; mais cette morale ne laisse pas de m’embarrasser. Je vous confie, mon cher ami, que je suis amoureux de la fille du maître d’hôtel, qui est beaucoup plus jolie que Mlle  Ferbot, et que la veuve anabaptiste qui épousa Jean Chauvin ou Calvin. Mais comme je suis absolument sans bien, je doute fort que monsieur le maître veuille m’accorder sa fille.

Jugez où en est réduit un jeune proposant de vingt-quatre ans, frais et vigoureux. M.  le ministre Formey, qui est, sans contredit, le premier homme que nous ayons aujourd’hui dans l’Église et dans la littérature, écrivit, il y a plusieurs années, un excellent livre sur la continence des proposants, qu’il appelle un miracle continuel[7].

Il imagina dans ce livre d’établir un b… pour ces jeunes prédicateurs ; il en rédigea les lois, qui sont fort sages : surtout il ne veut pas qu’un profane soit jamais reçu dans cette maison ; mais c’est précisément cette loi qui a fait manquer l’établissement. Les laïques, qui sont toujours jaloux de nous, s’y sont vivement opposés.

Vous croyez peut-être, mon cher Covelle, que je ne parle pas sérieusement ; je vous jure que le livre existe, que je l’ai lu, et que M.  Formey est trop honnête homme, et trop craignant Dieu, pour le désavouer. Son idée est très-raisonnable : car enfin il faut, ou ressembler au bonhomme Onan, ou trouver une demoiselle Ferbot, ou se marier, ou faire un enfant à la fille d’un maître d’hôtel, ce qui m’exposerait à être chassé de la maison de monsieur le comte.

Je vous confie mon embarras ; j’espère qu’étant du métier vous m’aiderez de vos bons conseils.

Je fus hier obligé de prêcher sur la chasteté : le diable m’avait bercé toute la nuit ; la fille du maître d’hôtel se trouvait tout juste vis-à-vis de moi ; elle rougissait, et moi aussi ; je balbutiai beaucoup. Madame la comtesse s’aperçut de mon trouble : jugez de la situation où je suis. Cette fille passe actuellement sous ma fenêtre ; la plume me tombe des mains… ma vue se trouble… Ah ! bonsoir… mon cher… Covelle.


THÉRO[8],
Proposant et chapelain de S. E. monseigneur
le comte de Hiss-Priest-Craft.

  1. Dans la huitième partie des Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, la quatrième section de l’article Miracles se composait, comme je l’ai dit (tome XX, page 82), du commencement de cette douzième lettre, et était intitulée « Miracles modernes, section 4e, tirée d’une lettre déjà imprimée de M.  Théro, aumônier de M. le comte de Benting, contre les miracles des convulsionnaires. Nous n’aurions jamais osé réimprimer cette plaisanterie sur les miracles modernes, si un grand prince n’avait voulu absolument qu’on l’imprimât, comme une chose très-innocente qui ne fait aucun tort aux miracles anciens, et qui délasse l’esprit sans intéresser la foi. Cependant nous déclarons que nous n’approuvons point du tout cette plaisanterie. » (B.)

    — Il y avait à Berlin, lors du séjour de Voltaire auprès du roi de Prusse, une comtesse de Bentinck, qui était à la fois amie de Voltaire et protectrice de La Beaumelle. Est-ce le mari de cette dame que Voltaire nomme ici ? (G. A.)

  2. Voyez tome XXI, page 247.
  3. Dans la troisième de ses Lettres écrites de la montagne.
  4. Voyez page 370.
  5. C’était ici que finissait le morceau de cette lettre, qui, dans les Questions sur l’Encyclopédie, formait la section iv de l’article Miracles.
  6. Auguste III, mort le 5 octobre 1763.
  7. Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie. (B.)
  8. Dans la première édition, cette lettre était signée : D., chapelain de S. E. monseigneur le comte de K.