Questions sur les miracles/Édition Garnier/11

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 410-414).

ONZIÈME LETTRE.
écrite par le proposant a m. covelle.

Monsieur,

Je bénis la Providence qui m’a conduit chez M. le comte de Hiss-Priest-Craft[1] dont j’ai l’honneur d’être le chapelain. Non-seulement il a eu la bonté de me faire payer d’avance cent écus patagons pour les premiers quatre mois de mon exercice, mais je suis chauffé, éclairé, blanchi, nourri, rasé, porté, habillé. Je doute fort que le lévite qui desservait la chapelle de la veuve Michas[2] l’idolâtre eût une condition aussi bonne que la mienne. Il est vrai que Mme Michas lui donnait une soutane et un manteau noir par année, et qu’il avait bouche à cour ; mais il n’avait que dix petits écus de gage, ce qui n’approche pas de mes appointements.

Son Excellence me traite d’ailleurs avec beaucoup de bonté ; il commence à prendre en moi un peu de confiance, et je ne désespère pas de le convertir sur le chapitre des miracles, pourvu que ce malheureux jésuite Needham ne s’en mêle pas, car Son Excellence a une répugnance invincible pour les jésuites, pour les absurdités, et pour les anguilles : c’est à cela près le meilleur homme du monde, et si jamais vous venez dans son petit État, vous verrez combien sa conduite est édifiante, et avec quelle sincérité il adore le Dieu de tous les êtres et de tous les temps.

Il est, de plus, fort savant. Il a ordonné à un juif[3] qui est son bibliothécaire de lui faire une belle collection des anciens fragments de Sanchoniathon, de Bérose, de Manéthon, de Chérémon, des anciens hymnes d’Orphée, d’Ocellus-Lucanus, de Timée de Locres, et de tous ces anciens monuments peu consultés par les modernes.

Il me faisait lire hier Flavius Josèphe, cet historien juif qui écrivait sous Vespasien ; Josèphe, parent de la reine Mariamne, femme d’Hérode ; Josèphe, dont le père avait vécu du temps de Jésus ; Josèphe, qui a le malheur de ne parler d’aucun des faits qui se passèrent alors en Galilée à la vue de tout l’univers. Nous remarquâmes tous deux quelles peines se donne ce Juif, et en combien de manières il se replie pour faire valoir sa nation. Il fouille dans tous les auteurs égyptiens pour trouver quelque preuve que Moïse a été connu en Égypte ; il déterre enfin deux historiens récents, qui ont écrit après la traduction qu’on appelle des Septante : c’est Manéthon et Chérémon. Ils disent un mot de Moïse, mais ils ne parlent d’aucun de ses prodiges.

Que Manéthon et Chérémon eussent dit peu de chose d’un Juif qu’ils regardaient avec mépris, cela était fort naturel, en cas que l’histoire de Moïse eût été fabuleuse ; mais qu’en parlant de Moïse ils n’aient rien dit des dix plaies d’Égypte et du passage miraculeux de la mer Rouge, c’est ce qui est incompréhensible. C’est comme si, en écrivant l’histoire de Genève, que vous avez commencée avec autant d’éloquence que de vérité, vous ne disiez rien de l’escalade[4] ni de la mort de M. F…, mon parent[5].

L’omission même des miracles de Moïse est quelque chose de bien plus extraordinaire, dans une histoire égyptienne, que l’omission de deux faits très-naturels dans l’histoire d’une ville. L’assaut de miracles que fit Moïse avec les sorciers du roi d’Égypte ne devait pas surtout être passé sous silence par les historiens d’une nation aussi célèbre pour les sortilèges que l’étaient les Égyptiens.

On me dira peut-être que ces Égyptiens étaient si honteux d’avoir été vaincus en fait de diablerie qu’ils aimèrent mieux n’en point parler du tout que d’avouer leur défaite. Mais encore une fois, monsieur, cela n’est pas dans la nature. Les Français avouent qu’ils ont été battus à Crécy, à Poitiers ; les Athéniens avouent que Lacédémone les vainquit. Les Romains ne dissimulent pas la perte des batailles de Cannes et de Trasimène.

De plus, les magiciens de Pharaon ne furent vaincus que sur un seul article. Moïse fit naître des poux, et c’est là le seul miracle que les sorciers de Sa Majesté ne purent faire. Or, il était très-aisé à un historien habile, ou de passer sous silence le miracle des poux, ou même de le tourner à l’avantage de sa nation. Il pouvait dire que les Juifs, qui ont toujours été fripiers, se connaissaient mieux en poux que les autres peuples. On pouvait ajouter que les Égyptiens, qui étaient des gens fort propres, avaient toujours négligé la théorie des poux dans la multitude de leurs connaissances.

Enfin, il n’était pas possible que Chérémon et Manéthon eussent oublié qu’un ange avait coupé le cou, un matin, à tous les fils aînés des maisons d’Égypte.

De très-illustres savants ont cru, comme vous savez, monsieur, qu’il y avait alors en Égypte douze cent mille familles : cela fait douze cent mille jeunes gens égorgés dans une nuit. Cette aventure valait bien la peine d’être rapportée.

Je suppose, par exemple, qu’un jésuite savoyard, envoyé de Dieu, eût assassiné tous les premiers-nés de Genève dans leur lit ; en bonne foi, y aurait-il un seul de nos annalistes qui oubliât cette boucherie exécrable ? et les écrivains savoyards seraient-ils les seuls qui transmettraient à la postérité un événement si divin ?

La probité, monsieur, ne me permet pas de nier la force de ces arguments. Je suis persuadé qu’il est d’un malhonnête homme de traiter avec un mépris apparent les raisons de ses adversaires, quand on en sent toute la puissance dans le fond de son cœur : c’est mentir aux autres et à soi-même. Ainsi, quand nous avons examiné ensemble les miracles de l’antiquité, nous n’avons ni déguisé ni méprisé les raisons de ceux qui les nient, et nous n’avons opposé, en bons chrétiens, que la foi aux arguments. La foi consiste à croire ce que l’entendement ne saurait croire ; et c’est en cela qu’est le mérite.

Mais, monsieur, en étant persuadés, par la foi, des choses qui paraissaient absurdes à notre intelligence, c’est-à-dire en croyant ce que nous ne croyons pas, gardons-nous de faire ce sacrifice de notre raison dans la conduite de la vie.

Il y a eu des gens qui ont dit autrefois : Vous croyez des choses incompréhensibles, contradictoires, impossibles, parce que nous vous l’avons ordonné ; faites donc des choses injustes parce que nous vous l’ordonnons. Ces gens-là raisonnaient à merveille. Certainement qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste. Si vous n’opposez point aux ordres de croire l’impossible l’intelligence que Dieu a mise dans votre esprit, vous ne devez point opposer aux ordres de malfaire la justice que Dieu a mise dans votre cœur. Une faculté de votre âme étant une fois tyrannisée, toutes les autres facultés doivent l’être également. Et c’est là ce qui a produit tous les crimes religieux dont la terre a été inondée.

Dans toutes les guerres civiles que les dogmes ont allumées, dans tous les tribunaux des inquisitions, et toutes les fois qu’on a cru expédient d’assassiner des particuliers ou des princes d’une secte différente de la nôtre, on s’est toujours servi de ces paroles de l’Évangile : « Je ne suis pas venu apporter la paix[6], mais le glaive ; je suis venu diviser le fils et le père, la fille et la mère, etc. »

Il fallait avoir recours alors à ce miracle dont je vous ai déjà parlé[7], qui consiste à entendre le contraire de ce qui est écrit. Certainement ces paroles veulent dire : « Je suis venu réunir le fils et le père, la fille et la mère ; » car si nous entendions ce passage à la lettre, nous serions obligés, en conscience, de faire de ce monde un théâtre de parricides.

De même, lorsqu’il est dit que Jésus sécha le figuier vert, cela veut dire qu’il fit reverdir un figuier sec : car ce dernier miracle est utile, et le premier est pernicieux.

Croyons aussi que quand le grand serviteur de Dieu Josuah arrêta le soleil, qui ne marche pas, et la lune, qui marche, ce ne fut point pour achever de massacrer en plein midi de pauvres citoyens qu’il venait voler, mais pour avoir le temps de secourir ces malheureux, ou de faire quelque bonne action.

C’est ainsi, monsieur, que la lettre tue et que l’esprit vivifie[8].

En un mot, que votre religion soit toujours de la morale saine dans la théorie ; et de la bienfaisance dans la pratique.

Recommandez ces maximes à nos chers concitoyens ; qu’ils sachent que l’erreur ne mène jamais à la vertu ; qu’ils fassent usage de leurs lumières[9], qu’ils s’éclairent les uns les autres, qu’ils ne craignent point de dire la vérité dans tous leurs cercles, dans toutes leurs assemblées. La société humaine a été trop longtemps semblable à un grand jeu de bassette, où des fripons volent des dupes, tandis que d’honnêtes gens discrets n’osent avertir les perdants qu’on les trompe.

Plus mes compatriotes chercheront la vérité, plus ils aimeront leur liberté. La même force d’esprit qui nous conduit au vrai nous rend bons citoyens. Qu’est-ce en effet que d’être libres ? C’est raisonner juste, c’est connaître les droits de l’homme ; et quand on les connaît bien, on les défend de même.

Remarquez que les nations les plus esclaves ont toujours été celles qui ont été le plus dépourvues de lumières[10]. Adieu, monsieur ; je vous recommande la vérité, la liberté et la vertu, trois seules choses pour lesquelles on doive aimer la vie.

  1. Voyez une note sur la 3e lettre, page 378.
  2. Juges, xvii.
  3. Voltaire veut peut-être parler de Moses Mendelssohn, né à Dessau en 1729, mort en 1786 ; mais ce savant juif ne fut pas bibliothécaire de Frédéric II, qui croyait que les juifs n’étaient pas de l’espèce humaine, à ce que rapporte Mirabeau.
  4. Elle eut lieu dans la nuit du 22 décembre 1602, et les Genevois, réveillés à propos, repoussèrent vigoureusement le gouverneur de Savoie, d’Albigny, lieutenant de Charles-Emmanuel Ier, qui avait essayé de réunir Genève à ses États. Voyez, plus bas, le commencement de la lettre dix-huitième.
  5. Ni de la médiation, édition de 1765. — Le M. F…, dont il s’agit ici, mourut sans doute pendant d’autres troubles que ceux de 1765, dans lesquels Voltaire se fit médiateur, comme il le dit dans sa lettre du 27 novembre 1765, à d’Argental.
  6. Matthieu, x, 34, 35.
  7. 10e lettre, page 407.
  8. II Corinth., iii, 6.
  9. Matthieu, v ; Marc, iv ; et Luc, viii, s’accordent sur ce qu’on ne doit pas cacher les lumières, et ils vont même jusqu’à dire qu’il n’y a rien de secret qui ne doive être connu des hommes. (Cl.)
  10. Outre les chapitres des trois évangélistes si favorables aux lumières, voici ce que dit saint Paul, chapitres iv et v de son Epître aux Galates, relativement à la liberté : « Nous ne sommes point les enfants de l’esclave… et c’est Jésus-Christ qui nous a acquis cette liberté. Demeurez dans cet état de liberté, et ne vous remettez point sous le joug de la servitude. »