Questions sur les miracles/Édition Garnier/10

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 406-409).

AVERTISSEMENT[1].

M. Covelle avait peu étudié, comme il nous l’apprend lui-même dans une de ses lettres. Son génie se développa par l’amour ; il fit un enfant à Mlle  Ferbot[2], l’une de nos plus agréables citoyennes ; la chose était secrète. Le consistoire la rendit charitablement publique ; il fut obligé de comparaître. Le prédicant qui présidait[3] lui ordonna de se mettre à genoux : c’était un abus établi depuis longtemps. M.  Covelle répondit qu’il ne se mettait à genoux que devant Dieu ; le modérateur lui dit que des princes avaient subi cette pénitence, « Je sais, répliqua-t-il, que cette infamie a commencé à Louis le Débonnaire ; sachez qu’elle finira à Robert Covelle[4]. »

Cette aventure le détermina à s’instruire ; il devint savant en peu de temps, et il se distingua par plusieurs lettres en faveur de monsieur le proposant, son ami, contre le jésuite Needham.


DIXIÈME LETTRE.
par m. covelle, citoyen de genève, à m. v***[5],
pasteur de campagne.

Monsieur,

Nous croyons, vous et moi, fermement à tous les miracles ; nous croyons que les paroles qui ont évidemment un sens déterminé ont évidemment un autre sens. Par exemple : « Mon père est plus grand que moi[6] » signifie sans aucune contestation : « Je suis aussi grand que mon père ; » et c’est là un miracle de paroles. Quand Paul, devenu convertisseur, de persécuteur qu’il était, dit, dans son Èpître aux Romains[7], c’est-à-dire à quelques Juifs qui vendaient des guenilles à Rome : « Le don de Dieu s’est répandu sur nous par la grâce donnée à un seul homme, qui est Jésus, » cela veut dire sans difficulté : « Le don de Dieu s’est répandu sur nous par la grâce donnée à un seul Dieu, qui est Jésus. »

Il n’y a qu’à s’entendre : nous avons, comme on sait, cent passages qu’il faut absolument expliquer dans un sens contraire. Ce miracle, toujours subsistant, d’entendre tout le contraire de ce qu’on lit, et de ce qu’on dit, est une des plus fortes preuves de notre sainte religion.

Il y a un miracle encore plus grand, c’est de ne se pas entendre soi-même. C’est ainsi qu’en ont usé Athanase, Cyrille, et plusieurs autres Pères. C’est un des miracles opérés par le révérend père Needham, à la grande édification des fidèles, cum devotione et cachinno.

Je conseille à ce jésuite Needham d’aller faire un tour à Gabaon et à Aïalon, pour voir comment le soleil et la lune s’y prennent pour s’arrêter sur ces deux villages. Je laisse monsieur le proposant gagner ses trois cents écus patagons par an chez son seigneur allemand, et je m’adresse à vous comme à un jeune curé de village fait pour jouer un grand rôle dans la ville.

Vous avez une jolie femme, et je n’en ai point. J’ai pris le parti, en honnête homme, de faire un enfant à Mlle  Ferbot ; c’est un grand péché, je l’avoue.

Jésus, égal ou inégal à son père, est extrêmement courroucé quand un Genevois fait un enfant à une fille ; et certainement il jetterait la ville dans le lac si on commettait souvent cette énormité, contraire à toutes les lois de la nature : aussi j’en ai demandé pardon à Jésus ; mais vous vouliez que je vous demandasse aussi pardon, comme si vous étiez consubstantiel à Jésus, et comme si votre village était consubstantiel à Genève.

En vérité, mon cher pasteur, vous êtes allé trop loin ; vous êtes trop jeune et trop aimable pour juger les filles. Souffrez que j’aie l’honneur de vous dire ce que c’est qu’un ministre, non d’État, mais du saint Évangile.

C’est un homme vêtu de noir à qui nous donnons des gages pour prêcher, pour exhorter, et pour faire quelques autres fonctions. Vous croyez, parce que nous vous avons appelés pasteurs, que nous ne sommes que des brebis. Les choses ne vont pas tout à fait ainsi. Souvenez-vous que Christ dit expressément à ses disciples : « Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier[8]. »

Nous avons au fond autant de droit que vous de parler en public pour édifier nos frères, et de rompre le pain avec eux. Si, quand les sociétés chrétiennes se sont augmentées, nous jugeâmes à propos de commettre certaines personnes pour baptiser, prêcher, communier nos fidèles, et avoir soin de tenir propre le lieu de l’assemblée, ce n’est pas que nous ne puissions fort bien prendre ce soin nous-mêmes. Je donne des gages à un homme pour faire paître mon troupeau ; mais cela ne m’ôte pas le droit de le mener paître moi-même, et d’envoyer paître le berger si j’en suis mécontent.

On vous a imposé les mains, j’en suis bien aise ; mais qu’a-t-on fait, s’il vous plaît, par cette cérémonie ? Vous a-t-on donné plus d’esprit que vous n’en aviez ? ceux qui vous ont reçu ministre du saint Évangile vous ont-ils donné autre chose qu’une déclaration que vous ne savez point l’hébreu, que vous savez un peu de grec, que vous avez lu Matthieu, Luc, Marc, et Jean, et que vous pouvez parler une demi-heure de suite ? Or, certainement plusieurs de nos citoyens sont dans ce cas, et j’écoute quelquefois M.  Deluc[9] une heure entière, quoiqu’il ne sache pas mieux l’hébreu que vous.

Vous voulûtes me faire mettre à genoux, et vous me le conseillâtes par une lettre. Vous sûtes alors que je ne me mets à genoux que devant Dieu, et vous apprîtes que les pasteurs ne sont point magistrats. Nous savons très-bien distinguer l’empire et le sacerdoce. L’empire est à nous, et le sacerdoce dépend tellement de l’empire qu’on vous présente à nous quand on vous a nommé à une cure de la ville. Nous pouvons vous accepter ou vous rejeter : donc nous sommes vos souverains. Prêchez, et nous jugerons de votre doctrine ; écrivez, et nous jugerons de votre style ; faites des miracles, et nous jugerons de votre savoir-faire. Je vous l’ai déjà dit, le temps n’est plus où les laïques n’osaient penser, et il n’est plus permis de nous donner du gland quand nous nous sommes procuré du pain.

Les gens d’église, dans tous les pays, sont un peu fâchés que les hommes aient des yeux : ils voudraient être à la tête d’une société d’aveugles ; mais sachez qu’il est plus honorable d’être approuvé par des hommes qui raisonnent que de dominer sur des gens qui ne pensent pas.

Il y a deux choses importantes dont on ne parle jamais dans le pays des esclaves, et dont tous les citoyens doivent s’entretenir dans les pays libres : l’une est le gouvernement ; l’autre, la religion. Le marchand, l’artisan, doivent se mettre en état de n’être trompés ni sur l’un ni sur l’autre de ces objets. La tyrannie ridicule qu’on a voulu exercer sur moi n’a servi qu’à me faire mieux connaître mes droits d’homme et de chrétien. Tous ceux qui pensent comme moi (et ils sont en très-grand nombre) soutiendront jusqu’au dernier soupir ces droits inviolables ; et, comme me disait fort bien une lingère de mon quartier, fari quæ sentiat[10] est le privilège d’un homme libre. Croyez-moi, messieurs, ménagez les citoyens, bourgeois, natifs, et habitants, si vous voulez conserver un peu de crédit : car, selon saint Flaccus Horatius, dans sa quatrième Épître aux Galates, celui qui exige plus qu’on ne lui doit perd bientôt ce qui lui est dû, ou deü, etc., etc.

  1. Cet Avertissement, qui est encore de Voltaire, fut ajouté par lui dans l’édition de la Collection, en 1765. (B.)
  2. Catherine Ferbot, la Briséis d’Achille Covelle, et fille d’un meunier, a été immortalisée aussi par Voltaire dans son poëme de la Guerre civile de Genève ; voyez tome IX. La 20e lettre lui est adressée.
  3. Jean-Jacques Vernet, l’un des interlocuteurs d’un des Dialogues chrétiens (voyez tome XXIV, page 134), qui est le sujet de la satire intitulée Éloge de l’Hypocrisie (voyez tome X), et de la Lettre curieuse de Robert Covelle, 1766.
  4. Le beau, le blond Covelle, citoyen de Genève, où il était horloger, ayant intenté, en outre, aux ministres du saint Évangile un procès qu’il gagna, le bruit de son héroïque résistance à la tyrannie des prêtres retentit bien vite au château de Ferney, et c’en fut assez pour que Voltaire, joignant le plaisant au grave, voulût lui donner une fête. Lorsque Covelle arriva à Ferney, dit Grimm en sa Correspondance (novembre 1768), on sonna le tocsin du château, on ouvrit les deux battants devant lui ; on le reçut avec tous les honneurs dus au courage, et, pour comble de distinction, on tira un feu d’artifice. Voltaire, pendant tout le temps que dura cette fête, ayant, en grande cérémonie, appelé Covelle monsieur le fornicateur, ses gens, qui s’imaginèrent sérieusement que cette facétieuse qualification était le titre d’une charge de la république de Genève, ne l’annonçaient plus autrement que monsieur le fornicateur Covelle. (Cl.)
  5. Vernet.
  6. Jean, xiv, 28.
  7. v, 15.
  8. Matthieu, xix, 30 ; xx, 16 ; — Marc, x, 31 ; — Luc, xiii, 30.
  9. François Deluc, né en 1698, et mort en 1780. J.-J. Rousseau dit de lui ; « C’est le plus honnête et le plus ennuyeux des hommes. »
  10. Horace, I, épître iv, 9.