Questions scientifiques - La Vie et la Matière
Entre un objet inanimé et un être vivant, toute assimilation paraît de prime abord impossible. Quelles ressemblances pourrait-on découvrir entre une pierre, un lion et un chêne ? La confrontation du caillou inerte et immuable, avec l’animal qui bondit et la plante qui s’accroît donne l’impression d’une profonde antithèse. Un abîme semble exister entre le monde organique et le monde inorganique. Les premiers enseignemens que nous recevons affermissent cette impression ; des études superficielles lui fournissent des argumens. Et ainsi se trouvent créées, dans l’esprit de l’enfant, et plus tard de l’homme, ces catégories irréductibles des objets de la nature qui sont le Règne minéral et les deux Règnes vivans.
Mais, une science mieux informée tend chaque jour à mettre en doute la rigueur ou le caractère absolu d’une telle distinction. Pour elle, la matière brute n’est plus tout entière d’un côté et les êtres vivans de l’autre. Des savans prononcent délibérément ces mots de « Vie de la matière, » qui semblent au commun des hommes un contresens. Ils découvrent dans certaines classes des corps minéraux presque tous les attributs de la vie. Ils retrouvent, dans d’autres, des signes plus lointains, mais encore reconnaissables, d’une parenté indéniable.
Ce sont ces analogies et ces ressemblances que nous nous proposons de mettre en lumière, comme l’ont fait déjà, d’une manière plus ou moins complète, MM. Léo Errera, Ch. Ed. Guillaume, L. Bourdeau et Ed. Griffon. Nous prendrons pour guides les belles études de Rauber, d’Ostwald et de Tammann sur les cristaux et les germes cristallins, études qui ne sont que le prolongement de celles de Pasteur et de Gernez. Elles aboutissent à doter les êtres cristallins des principaux attributs des êtres vivans : la forme définie rigoureusement, l’aptitude à l’acquérir et à la rétablir en réparant les mutilations qu’on leur inflige ; l’accroissement nutritif aux dépens des eaux mères qui forment leur milieu de culture ; et enfin, chose plus incroyable, tous les caractères de la reproduction par génération. — D’autres faits curieux observés par d’habiles physiciens, W. Roberts-Austen, W. Spring, Stead, Osmond, Guillemin, Charpy, Ed. Ch. Guillaume, montrent que l’immobilité et l’immutabilité des corps réputés les plus rigides, tels que le verre, les métaux, l’acier, le laiton ne sont qu’une fausse apparence. Au-dessous de la surface du morceau de métal qui nous semble inerte, s’agite toute une population grouillante de molécules, qui se déplacent, voyagent, se groupent pour constituer des figures définies, pour prendre des formes adaptées aux conditions de milieu. Quelquefois elles n’arrivent qu’après des années à l’état d’équilibre ultime et définitif, qui est celui de l’éternel repos….
Mais, pour comprendre ces faits et leur interprétation, il est nécessaire de rappeler les caractères fondamentaux des êtres vivans qui sont précisément ceux que l’on prétend retrouver dans la matière inanimée.
Les enseignemens de la science se trouvent être, ici, d’accord avec les conceptions des philosophes et avec les imaginations des poètes. Les anciens ont fait de tous les corps de la nature, vivans ou bruts, les pièces constitutives d’un organisme universel, le macrocosme, qu’ils comparaient au microcosme humain. Ils lui attribuaient un principe d’action, la psyché, analogue au principe vital, pour diriger les phénomènes, et un principe intelligent, le nous, analogue à l’âme, pour les comprendre. La vie universelle, ou l’âme universelle ont joué un grand rôle dans leur métaphysique. — De même pour les poètes. Leur tendance a toujours été d’animer la nature, afin de la mettre à l’unisson de nos pensées et de nos sentimens. Ils cherchent à découvrir la vie ou l’unie qui sont cachées au fond des choses.
Tout parle. Écoute bien. — C’est que vents, onde, flammes,
Arbres, roseaux, rochers, tout vit. Tout est plein d’âmes.
Mais, abstraction faite de leur puissance émotive, peut-on considérer ces idées comme la divination prophétique d’une vérité que la science commence seulement à entrevoir ? En aucune façon. Cet animisme universel, comme l’a dit Renan, au lieu d’être un produit de réflexion raffinée, n’est qu’un legs de l’élaboration mentale la plus primitive, un reste des conceptions propres à l’enfance de l’humanité. Il rappelle le temps où les hommes ne trouvaient d’image des choses qu’en eux-mêmes, et où ils faisaient de chaque objet de la nature un être vivant. Ainsi personnifiaient-ils le ciel, la terre, la mer, la montagne, les fleuves, les sources, les prairies. Ils assimilaient à des voix animées le murmure de la forêt :
… Le chêne gronde et le bouleau
Chuchote…
Et le hêtre murmure et le frisson du saule,
Incertain et léger, est presque une parole.
Mystérieusement se lamente le pin.
Pour l’homme primitif, comme pour le poète de tous les temps, tout vit, et toute voix, tout bruit expriment la palpitation d’un être vivant : le sifflement de la bise, la plainte de la vague sur la grève, le gazouillement du ruisseau. Le mugissement de la mer furieuse et les éclats de la foudre ne sont autre chose que le cri d’un être irrité.
Ces impressions se sont concrétées dans une mythologie dont le côté gracieux ne peut pas dissimuler la futilité. Puis elles ont passé dans la philosophie. Thalès croyait tous les corps de la nature animés et vivans. Origène regardait tous les astres comme des êtres véritables. Et Kepler lui-même dotait d’une vie animale tous les corps de la nature. Il attribuait, en particulier, aux corps célestes un principe intérieur d’action, — ce qui, soit dit en passant, est contraire à la loi d’inertie de la matière dont on a voulu, à tort, lui faire honneur au détriment de Galilée. Le globe terrestre était, pour lui, un gros animal sensible aux configurations astrales, effrayé de l’approche des autres planètes et manifestant sa terreur par les tempêtes, les ouragans et les tremblemens de terre. L’admirable flux et reflux de l’Océan était sa respiration. La Terre avait son sang, sa transpiration, ses excrétions ; elle avait aussi ses alimens, parmi lesquels l’eau marine qu’elle absorbe par de nombreux canaux. Il convient de dire qu’à la fin de sa vie, Kepler a rétracté ces assertions chimériques qu’il attribue à l’influence de J.-G. Scaliger. Il a expliqué qu’il avait voulu entendre, par l’âme des corps célestes, simplement leur force mouvante.
La barrière entre les corps bruts et les corps vivans a commencé d’être abaissée par les philosophes, qui ont introduit dans le monde les grands principes de continuité et d’évolution.
Il faut nommer en premier lieu Leibniz. Selon la doctrine de l’illustre philosophe, interprétée par M. Fouillée, « il n’y a pas de règne inorganique, mais seulement un grand règne organique dont les formes minérales, végétales et animales sont les développemens divers… La continuité existe partout dans le monde, et la vie existe aussi partout avec l’organisation. Rien n’est mort, la vie est universelle. » Il en résulte qu’il n’y a pas d’interruption ni de saut dans la suite des phénomènes de la nature ; que tout s’y développe graduellement ; et, qu’enfin l’origine de l’être organisé doit être cherchée dans l’inorganique. La vie proprement dite, en effet, n’a pas toujours existé à la-surface du globe. Elle y a fait son apparition, à une certaine époque géologique, dans un milieu purement inorganique, par l’effet de conditions favorables. Le dogme de la continuité oblige à admettre qu’elle y préexistait sous quelque forme rudimentaire.
Les philosophes contemporains, imbus des mêmes principes, MM. Fouillée, L. Bourdeau, A. Sabatier, s’expriment comme Leibniz. « La matière morte et la matière vivante ne sont pas deux choses absolument différentes, mais représentent deux formes de la même matière, ne se distinguant que par des degrés, parfois même par des nuances. » Où il n’y a qu’une question de degré, il ne faut pas croire à une opposition. Il ne faut pas prendre des inégalités pour des attributs contraires et renouveler ici l’erreur qui fait voir au vulgaire, dans le froid et le chaud, des états objectifs qualitativement opposés.
Le raisonnement qui conduit à supprimer la barrière des deux règnes et à considérer les minéraux comme doués d’une sorte de vie rudimentaire est général. Il est le même qui oblige à supprimer en principe toute barrière entre les phénomènes naturels. Il affirme des transitions non seulement entre le vivant et le non-vivant, mais entre le conscient et l’inconscient. Et c’est, en effet, une autre conséquence de la doctrine leibnizienne, que la conscience individuelle, comme la vie individuelle, est l’expression collective d’une multitude de vies ou de consciences élémentaires, insaisissables à cause de leur infime degré, mais harmonisées, unifiées, intégrées en un effet qui devient manifeste comme « ces bruits de vagues dont aucun ne serait entendu s’il était seul, mais qui, s’ajoutant l’un à l’autre et perçus tous à la fois, deviennent la voix retentissante de l’Océan. »
On est donc amené ainsi, par l’application du principe de continuité, — principe si général qu’il constitue en quelque sorte une forme déterminée de mentalité, — à attribuer a priori à la nature brute toutes les propriétés véritablement essentielles des êtres vivans, sauf à rechercher ensuite, à l’aide de l’observation et de l’expérience, ces propriétés communes. Les molécules ou les atomes, bien loin d’être des masses inertes et mortes, sont, dans cette manière de voir, des élémens actifs, doués d’une sorte dévie inférieure, qui se manifeste par toutes les mutations que l’on observe dans la matière brute ; par les attractions et les répulsions, les mouvemens en réponse à des stimulations extérieures, les changemens d’état et d’équilibre, les modes nouveaux de groupement conformes à des types définis de structure et réalisant des espèces chimiques différentes.
Mais les philosophes sont allés plus loin encore dans la voie des analogies, et ils ont reconnu dans le jeu des forces de la matière brute et particulièrement dans le jeu des forces chimiques un humble rudiment des appétitions et tendances qui règlent, selon eux, le fonctionnement des êtres vivans, et comme me ébauche de leur sensibilité. Les réactions matérielles indiquent à leurs yeux, l’existence d’une sorte de conscience hédonique c’est-à-dire réduite à la distinction du bien-être et du mal-être, à l’appétition du bien et à l’éloignement du mal, qui serait le principe universel de l’activité des choses. C’était l’opinion d’Empédocle, dans l’antiquité ; elle a été celle de Diderot, de Cabanis, et, en général, de l’école matérialiste moderne, acharnée à trouver jusque dans les plus humbles représentans du monde inorganique les premières traces de la vitalité et du psychisme qui s’épanouissent au sommet du monde vivant.
Des idées analogues se retrouvent nettement au début de toutes les sciences de la nature. C’est ce même principe de l’appétition, ou de l’amour et de la haine, qui dirigeait sous les noms d’affinité, de sélection, d’incompatibilité, les mutations des corps, au temps de la chimie naissante, lorsque Boerhaave, par exemple, comparait les combinaisons à des alliances voulues et conscientes où les élémens conjoints, rapprochés par la sympathie, célébraient de justes noces.
L’assimilation des corps bruts aux corps vivans, et du règne inorganique au règne organique était, dans l’esprit de ces philosophes, la simple conséquence des principes de continuité et d’évolution posés a priori. Mais il y a un principe à ces principes, et il apparaît clairement sous l’appareil des raisonnemens philosophiques. C’est l’affirmation de l’impuissance de tout arrangement ou combinaison d’élémens à faire apparaître aucune activité nouvelle qui serait hétérogène aux activités des élémens composans. L’homme est une argile vivante, disent Diderot et Cabanis ; et d’autre part, il est un être pensant. Comme il est impossible de faire sortir ce qui pense de ce qui ne pense pas, il faut donc que l’argile ait un rudiment de pensée, à moins que le phénomène nouveau, pensée, ne soit le fait de l’arrangement de cette argile. — Le protoplasme vivant, dit un autre, n’est qu’un assemblage d’élémens bruts ; il faut donc que ces élémens bruts aient un rudiment de vie, sans quoi la vie serait le fait de leur simple assemblage. — L’homme, l’animal, sont des combinaisons d’atomes, dit M. Le Dantec ; il est plus naturel d’admettre que la conscience humaine est la résultante des consciences élémentaires des atomes constitutifs que de la considérer comme résultant de la construction même, au moyen d’élémens dépourvus de conscience. — « La vie, dit Haeckel, est universelle ; on ne pourrait en concevoir l’existence dans certains agrégats matériels, si elle n’appartenait pas à leurs élémens constitutifs. »
C’est toujours le même raisonnement ; ce sont les mêmes mots ; c’est la même hypothèse fondamentale : l’arrangement, l’assemblage, la construction, l’agrégation, sont impuissans à faire surgir dans le complexe rien de nouveau qui soit essentiellement hétérogène à ce qui existe dans les élémens. Et, inversement, le groupement fait apparaître dans le complexe une propriété qui est le développement graduel d’une propriété analogue de l’élément. C’est en ce sens qu’il existe une âme collective des foules dont M. G. Le Bon a mis en lumière les manifestations. De même, beaucoup de sociologues, adoptant l’idée avancée par P. de Lilienfeld en 1865, attribuent aux nations une individualité formelle, sur le type de celle qui appartient à chacun de leurs membres. M. Izoulet fait de la société un organisme qu’il appelle hyperzoaire. Herbert Spencer a développé la comparaison de l’organisme collectif à l’organisme individuel, en insistant sur les ressemblances et les dissemblances. Th. Ribot a donné le pas aux ressemblances.
Le postulat que nous posons nettement ici est sous-entendu, comme un axiome, par beaucoup d’esprits. En disant : il n’y a rien dans le complexe qui ne soit dans les parties, on croit exprimer une vérité évidente : on n’exprime, en réalité, qu’une hypothèse. Que l’arrangement, l’agrégat, les groupemens compliqués et savans des élémens ne puissent rien faire surgir de réellement nouveau dans l’ordre phénoménal, c’est là une assertion qui demande à être vérifiée dans chaque cas particulier.
Comme, d’autre part, tous les êtres de la nature sont précisément des arrangemens, agrégats ou groupemens de la même matière universelle, c’est-à-dire des mêmes corps simples chimiques, il résulte du postulat précédent que leurs activités ne peuvent différer que par le degré, la forme, et non point par le fond. Il n’y a, entre ces activités des diverses catégories d’êtres, aucune différence essentielle de nature, pas d’hétérogénéité, pas de discontinuité. — On peut passer de l’une à l’autre sans rencontrer d’hiatus ou d’abîme infranchissable. — La loi de continuité apparaît ainsi comme une simple conséquence de l’hypothèse fondamentale : et, de même l’évolution, qui n’est que la continuité en action.
Telles sont les origines de la doctrine philosophique qui universalise la vie et l’étend à tous les corps de la nature.
On remarquera que cette doctrine n’est pas seulement celle d’une école ou d’une secte. Leibniz n’était point matérialiste et il a doté ses élémens du monde, ses monades, non seulement d’une sorte de vie, mais même d’une sorte d’âme. Le Père Boscowich ne refusait pas à ses points indivisibles une espèce de vitalité inférieure. Et saint Thomas, le docteur angélique, selon M. Gardair, accordait aux substances inanimées un certain genre d’activité, des inclinations natives, et une appétition réelle vers certains actes.
Il y aurait deux manières de mettre à l’épreuve la doctrine de l’identité essentielle de la matière brute et de la matière vivante : l’une plus lente et plus laborieuse, l’autre plus rapide et plus décisive.
Le procédé laborieux, celui que nous serons obligés de suivre, consistera à examiner attentivement les diverses activités par lesquelles se traduit la vie et à en retrouver les équivalens, plus ou moins informes chez les êtres bruts ou chez certains d’entre eux.
Le procédé rapide et décisif, qui malheureusement est hors de nos ressources, consisterait à montrer, en fait, la vie nettement caractérisée, la vie supérieure, sortant de l’espèce de vie inférieure attribuée à la matière universelle. Il faudrait fabriquer de toutes pièces, par la conjonction convenable des matériaux inorganiques, un seul être vivant, fût-ce la plus humble plante ou l’animal le plus rudimentaire. Ce serait, en effet, la preuve irréfutable que l’activité vitale est contenue tout entière, en germe, dans l’activité moléculaire des corps bruts, et qu’il n’y a rien d’essentiel à celle-ci qui ne se retrouve dans celle-là.
Malheureusement, cette démonstration ne peut être donnée. La science n’en fournit aucun exemple.
La question qui est ici en jeu est celle de la génération spontanée. On sait que, mise en avant à propos d’animaux élevés en organisation, tels que les souris, par van Helmont, et les poissons par Aristote ; puis adoptée par l’opinion commune, à propos des insectes, puis des vers, puis des infusoires et enfin des végétaux les plus rudimentaires, l’hypothèse de la génération spontanée de l’être vivant aux dépens des matériaux du milieu ambiant a été repoussée successivement de tous les cadres de la classification. L’histoire des sciences d’observation est l’histoire même des échecs de cette doctrine. Pasteur lui a donné le dernier coup, en montrant que les micro-organismes les plus simples obéissent à la loi générale qui veut que l’être vivant ne se forme que par filiation, c’est-à-dire par l’intervention d’un organisme vivant préexistant.
La génération spontanée qui n’a pu encore être réalisée dans le présent, a été rejetée, par Haeckel, dans un passé plus ou moins lointain, au moment où le refroidissement du globe, la solidification de son écorce et la condensation de la vapeur d’eau à sa surface créèrent des conditions compatibles avec l’existence d’êtres vivans comparables à ceux que nous connaissons. Lord Kelvin a fixé ces événemens géologiques entre 20 et 40 millions d’années en arrière du moment actuel. Alors, les circonstances devinrent propices à l’apparition des premiers organismes d’où successivement sortirent ceux qui peuplent maintenant la terre et les eaux.
Ces circonstances, la plupart des physiologistes admettent que si on les connaissait exactement et si l’on pouvait les reproduire, on en ferait apparaître la conséquence. Ce serait la création d’un être vivant, formé de toutes pièces, à partir du règne inorganique. Pour tous ceux qui pensent ainsi, l’impuissance de l’expérimentation actuelle est purement provisoire. Elle est comparable à celle des hommes primitifs, qui, avant Prométhée, ne sachant produire le feu, ne faisaient que se le transmettre les uns aux autres. Elle tient à l’insuffisance de nos connaissances et à la débilité de nos moyens : elle ne contredit pas la possibilité du fait.
Mais tous les biologistes ne partagent point cette manière de voir. Quelques-uns, et non des moindres, tiennent pour établie l’impossibilité pour la vie de naître du concours des matériaux et des forces inorganiques. C’était l’opinion de l’éminent botaniste Ferdinand Cohn, du médecin saxon H. Richter, et d’un physiologiste bien connu par des recherches remarquées en chimie biologique, W. Preyer. Pour ces savans, la vie, à la surface du globe, n’a pu apparaître aux dépens de la matière brute et des forces qui la régissent encore.
Selon F. Cohn et H. Richter, la vie n’a pas eu de commencement. Elle a été transportée sur terre d’un autre monde, du milieu cosmique, sous la forme de germes cosmiques ou cosmozoaires plus ou moins comparables aux cellules vivantes que nous connaissons. Celles-ci, d’ailleurs, ont fait le voyage, incluses dans des météorites, ou flottant dans l’espace à l’état de poussières cosmiques.
L’hypothèse des cosmozoaires, particules vivantes, germes protoplasmiques, émanant des autres astres et arrivant à la terre par le moyen des pierres tombées du ciel, est due à un écrivain français, le comte de Salles-Guyon. Elle n’est pas aussi dénuée de vraisemblance qu’on serait tenté de le croire. Lord Kelvin et Helmholtz lui ont donné l’appui de leur haute autorité. L’analyse spectrale révèle dans les nébuleuses cométaires l’existence des quatre ou cinq raies qui caractérisent les hydrocarbures. La matière cosmique renferme donc des composés du carbone, des types de la chimie organique. De même, on a trouvé du carbone et une sorte d’humus dans plusieurs météorites. Quant à l’objection de réchauffement que ces aérolithes subissent en traversant notre atmosphère, Helmholtz y répond que cette élévation de température peut-être purement superficielle, et laisser subsister des micro-organismes à l’intérieur. Mais d’autres objections s’élèvent ; d’abord celle de M. Verworn qui considère la supposition de germes cosmiques comme incompatible avec les lois de l’évolution ; puis celle de L. Errera, qui conteste l’existence des conditions de la vie dans les corps interplanétaires.
Du Bois-Reymond a qualifié de panspermie cosmique la doctrine, très voisine de la précédente, formulée par H. Richter en 1865 et F. Colin en 1872. Les premiers germes vivans seraient arrivés à notre globe, mélangés aux poussières cosmiques qui flottent dans l’espace et qui tombent lentement à la surface de la terre. S’ils échappent, par cette lenteur, à réchauffement dangereux des météorites, L. Errera fait observer qu’ils restent exposés à l’action destructive des rayons lumineux.
W. Preyer, en 1872, n’a pas voulu accepter cette transmigration cosmique des êtres vivans les plus simples, ni faire intervenir les autres mondes dans l’histoire du nôtre. La vie aurait subsisté de tout temps, même alors que le globe était une masse incandescente. Mais ce n’était pas la même vie qu’à présent. La vitalité aurait subi bien des changemens au cours des âges. Les pyrozoaires, les premiers vivans, vulcaniques, étaient bien différens des êtres actuels qu’une minime élévation de température suffit à désorganiser. La vie dérivait du feu. Les masses ignées, en fusion, les pyrozoaires vivaient à leur façon : leur vitalité modifiée lentement a pris la forme qu’elle présente aujourd’hui. Mais, dans cette transformation si profonde, leur nombre n’aurait pas varié et la quantité de vie totale de l’univers serait restée invariable.
On reconnaît là les idées de Buffon. Ces cosmozoaires, ces pyrozoaires ont une singulière ressemblance avec les molécules organiques de « matière vive » de l’illustre naturaliste, partout répandues, indestructibles, et formant, par leur rassemblement, les édifices vivans.
C’est dans un tout autre esprit que la science de nos jours envisage une vitalité plus ou moins obscure dans les corps inanimés. Elle entend dire qu’on y reconnaît, à l’état plus ou moins rudimentaire, l’action des mêmes facteurs qui interviennent dans les êtres vivans, la manifestation des mêmes propriétés fondamentales.
Quels sont donc, en fait, les caractères de l’être vivant, authentique, complet, quelles en sont les propriétés fondamentales ? On peut en donner l’énumération suivante : une certaine composition chimique qui est celle de la matière vivante ; une structure ou organisation ; une forme spécifique ; une évolution qui a une durée et un terme, la mort ; une propriété d’accroissement ou nutrition ; une propriété de reproduction. Lequel de ces traits compte le plus dans la définition de la vie ? sont-ils tous également nécessaires ? le défaut de quelques-uns d’entre eux suffira-t-il à faire rejeter un être, qui d’ailleurs présenterait les autres, du monde animé dans le monde minéral ? C’est précisément la question même qui est en jeu.
Le premier trait de l’être vivant c’est d’être composé d’une matière propre que l’on appelle matière vivante ou protoplasme. Mais c’est là une manière incorrecte de s’exprimer. Il n’y a point une matière vivante unique, un seul protoplasme : il y en a une infinité, autant qu’il y a d’individus distincts. Si semblable qu’un homme soit à un autre, on est contraint d’admettre qu’ils diffèrent par la substance qui les constitue. Celle du premier offre un certain caractère, personnel au premier et qui se retrouve dans tous ses élémens anatomiques ; et de même pour le second. Pour parler comme M. Le Dantec, nous dirons que la substance chimique de Primus est non seulement de la substance d’homme, mais, en tous lieux du corps, dans toutes ses cellules constituantes, l’exclusive substance de Primus portant partout son empreinte personnelle, différente de celle de tout autre individu.
Mais, il n’en est pas moins vrai que cette absolue spécificité ne repose certainement que sur des différences extrêmement faibles au point de vue chimique. Tous ces protoplasmes ont une composition très analogue. Et en négligeant les minimes variations, individuelles, spécifiques, génériques ou ordinales, il sera permis de parler du protoplasme ou de la matière vivante, d’une manière générale.
L’expérience apprend, en effet, que la substance véritablement vivante, — abstraction faite des produits qu’elle fabrique et qu’elle peut retenir ou rejeter, — est dans toutes les cellules assez semblable à elle-même. La ressemblance chimique fondamentale de tous les protoplasmas est certaine, et c’est ce qui autorise à parler de leur composition typique. On peut résumer l’œuvre de la chimie physiologique depuis trois quarts de siècle en proclamant qu’elle a établi l’unité chimique de tous les êtres vivans, c’est-à-dire la très grande analogie de composition de leur protoplasme[1].
Cette matière vivante est essentiellement un mélange de substances protéiques ou albuminoïdes auquel peuvent venir s’adjoindre, à titre accessoire, d’autres catégories de principes immédiats, tels que les hydrates de carbone et les matières grasses. L’élément fondamental est la substance protéique. Les chimistes les plus habiles essaient, depuis plus d’un demi-siècle, d’en pénétrer la composition. Depuis cinq ou six ans seulement, grâce aux travaux du chimiste allemand Kossel, succédant à ceux de Schützenberger et de Miescher, on commence à en connaître le gros œuvre ou l’ossature, le noyau chimique. Celui-ci est formé de substances connues en chimie organique sous le nom de bases hexoniques. L’expérience apprend donc, en résumé, que la vie ne se manifeste actuellement dans tout son développement que dans et par un certain mélange hexonique qui est le noyau chimique de la molécule albuminoïde.
Si le principe de l’unité chimique de l’être vivant était absolu, si nous croyions qu’il n’y a de vie possible que dans et par le protoplasme albumineux, le problème de la « vie de la matière » serait résolu négativement. Mais ce caractère très général ne saurait cependant posséder une valeur exclusive et éliminatoire, et c’est dans des corps qui ne le possèdent pas que nous allons chercher cependant les traits principaux de la vitalité, vitalité qui existera alors avec un autre support.
Au point de vue physique, le microscope a révélé la complexité de la matière protoplasmique. Dans toute l’étendue du règne vivant, depuis les bactéries étudiées par MM. Kunstler et Busquet jusqu’aux protozoaires les plus compliqués, elle présente la même constitution physique ; et, en conséquence, cette structure du protoplasme doit être considérée comme l’un de ses caractères distinctifs. Il n’est pas homogène ; il n’est pas le dernier terme de l’organisation visible ; il est lui-même organisé. Aussi l’expérience montre-t-elle qu’il ne résiste pas à la dislocation, au broiement, à l’écrasement. Toutes les mutilations lui font perdre ses propriétés. Quant à l’espèce de structure qu’il présente, on l’exprime d’un mot en disant qu’elle est celle d’une émulsion mousseuse.
Au point de vue chimique, cette matière vivante présente une propriété bien remarquable, sur laquelle A. Gautier, en 1881, et Ehrlich en 1890 ont appelé l’attention : c’est à savoir, une grande avidité pour l’oxygène. Elle s’en empare si avidement que le gaz ne peut subsister à l’état libre dans son voisinage. Le protoplasme vivant exerce donc un pouvoir réducteur. Mais, ce n’est pas à son profit qu’il opère cette absorption d’oxygène ; ce n’est pas, comme on le croyait, il y a une trentaine d’années, pour se brûler lui-même. Les produits que l’on recueille ne sont pas ceux de son oxydation, de sa désintégration propre. Ce sont les produits de combustion de substances qui lui sont apportées du dehors, comme l’oxygène lui-même, avec le sang. C’est une vérité dont E. Pflüger a donné la démonstration de 1872 à 1876. Le protoplasma n’est que le foyer, le théâtre ou le facteur de la combustion ; il n’en est pas la victime.
Un second caractère des êtres vivans c’est leur organisation. Celle-ci est sensiblement constante d’un bout à l’autre de l’échelle des êtres : l’unité morphologique forme le pendant de l’unité chimique.
C’est, en effet, un résultat infiniment digne d’attention dû aux études d’anatomie microscopique qui ont rempli une partie du XIXe siècle, d’avoir abouti à la doctrine cellulaire. Elles ont établi que les êtres vivans sont constitués par l’association des organites microscopiques que l’on appelle des cellules. L’édifice organique, quelles que soient ses proportions, immenses comme celles d’un chêne ou d’un éléphant, ou infimes comme celles des microzoaires qui échappent à la vue simple, ne met pas en œuvre une autre espèce de matériaux. Tout est cellule ; tout vient d’une cellule initiale (œuf) ; la cellule est une masse de protoplasme, de quelques millièmes de millimètre, en dimension linéaire.
Cette règle de la constitution des organismes aperçue dès 1838 par Schleiden et Schwann fut, de cette époque jusqu’en 1875, étendue à toutes les variétés de tissus, grâce aux travaux de Max Schultze, Ranvier et Kölliker.
Dans la période suivante Strassburger, Bütschli, Flemming, Kuppfer, Fromann, Heitzmann, Balbiani, Kunstler ont dévoilé l’extrême complexité de cet organite. Leurs recherches ont fait connaître la structure de ses deux parties, protoplasma cellulaire et noyau, et leur part respective dans la multiplication génétique. Elles ont montré que le protoplasme qui forme le corps de la cellule n’est pas homogène comme on l’avait cru ; qu’il a la structure d’une écume ou d’une mousse, ainsi que M. Kunstler l’a fort bien aperçu, dès 1880. Butschli a réalisé artificiellement des émulsions de ce genre ; il a vu que ces préparations reproduisaient tous les aspects du protoplasme cellulaire. Dans la cellule vivante le mélange de deux liquides non miscibles et de fluidité inégale donne lieu à la formation de logettes ; la substance la plus consistante forme la paroi (spongioplasme de Leydig), tandis que l’autre, plus fluide, en remplit l’intérieur (hyaloplasme).
Le spongioplasme pariétal se résout lui-même en rubans (mitomes) ou filamens dits chromatiques, parce qu’ils fixent fortement les couleurs d’aniline. Chacun de ces filamens est d’ailleurs formé de granulations en chapelet, les microsomes réunis les uns aux autres par une sorte de ciment, la linine, de l’ordre des nucléines, qui ne se colore pas[2].
Quant au noyau, des expériences physiologiques ont appris qu’il présidait à la nutrition, à la croissance et à la conservation de la cellule. Sa structure reproduit, en temps de repos, celle même du protoplasma cellulaire qui l’environne, mais avec infiniment plus de netteté. Le suc nucléaire est mieux séparé du spongioplasme : celui-ci prend plus nettement la forme d’un peloton filamenteux, et les filamens eux-mêmes (mitome) présentent de plus grosses granulations chromatiques ou microsomes reliées par la linine[3].
Les détails de structure ne sont point épuisés par la description sommaire que nous venons de donner. L’anatomie est infinie. Au-delà de la structure microscopique, il y a la structure hypermicroscopique. Les naturalistes qui n’ont pas tiré tout ce qu’ils espéraient de la première se sont rabattus sur la seconde. Il est très remarquable, en effet, que toute cette connaissance approfondie de la structure ait été si stérile au point de vue de la connaissance du fonctionnement cellulaire. Tout ce que l’on sait de la vie de la cellule a été révélé par l’expérimentation : rien n’est sorti de l’observation microscopique, que les notions de configuration. — Lorsqu’il s’est agi de donner, ou d’imaginer l’explication des faits vitaux, de l’hérédité, etc., les naturalistes, ne sachant que faire des détails de structure révélés par l’anatomie, ont eu recours à des élémens hypothétiques, gemmules, pangènes, biophores, déterminans divers.
L’anatomie n’a jamais expliqué et n’expliquera jamais rien. Heureux les physiciens ! s’écriait J. Lœb, de n’avoir jamais connu la méthode de recherche des coupes et des colorations ! Que fût-il advenu, si, par fortune, une machine à vapeur fût tombée dans les mains d’un physicien histologiste ? Que de milliers de coupes, en surface et en épaisseur, diversement colorées et décolorées, que de dessins, que de figures, sans arriver sans doute à apprendre que la machine est une machine à feu et qu’elle sert à transformer la chaleur en mouvement !
En somme, tout ce que nous savons de la constitution de la matière vivante et de son organisation se résume dans les lois que nous venons de rappeler de l’Unité chimique et de l’Unité morphologique des êtres vivans. Ces lois semblent une généralisation légitime de tous les faits observés. — La première exprime que les phénomènes de la vie ne s’observent que dans et par la matière vivante, le protoplasma, c’est-à-dire dans et par une substance qui a une certaine composition chimique et physique. Chimiquement, elle est un complexus protéique à noyau hexonique ; physiquement, elle offre une structure écumeuse analogue à celle qui résulte du mélange de deux liquides granuleux, non miscibles, de viscosité différente. — La seconde loi exprime que les phénomènes de la vie ne se maintiennent que dans un protoplasme qui a l’organisation de la cellule complète, avec son corps cellulaire et son noyau.
Quelle est la signification de ces lois de composition chimique et d’organisation des êtres vivans ? C’est évidemment que la vie ne s’accomplit et ne se perpétue, dans toute sa plénitude, que sous leur protection. Mais ne peut-il arriver que des manifestations vitales fragmentaires, incomplètes, ébauches progressives de la vie véritable, s’accomplissent dans des conditions différentes ; par exemple, avec une matière qui ne serait pas un protoplasme, et dans un corps qui aurait une organisation différente de la cellule, c’est-à-dire dans un être qui ne serait ni un animal, ni une plante ? C’est la question même qui est en jeu et dont nous avons à demander la solution à l’expérience.
Peut-on essayer de la préjuger ? Les expériences de mérotomie, c’est-à-dire d’amputation, exécutées sur l’élément nerveux par A. Waller, sur les infusoires par Brandt, Gruber, Nussbaum, Balbiani et Verworn, nous apprennent la nécessité de la présence du corps cellulaire et du noyau, c’est-à-dire de l’intégrité de la cellule. Mais elles nous enseignent aussi qu’à défaut de cette intégrité, la mort ne survient pas immédiatement. Une partie des faits vitaux continue à se produire dans le protoplasme anucléé, dans la cellule mutilée, incomplète.
De même, le broyage et l’écrasement supprime la plupart des fonctions de la cellule. Mais les épreuves réalisées avec les pulpes de divers organes et avec celles de certaines levures montrent aussi que le protoplasma broyé, désorganisé ne peut être considéré comme inerte et qu’il est encore capable d’exécuter beaucoup des phénomènes qui lui sont propres, et, par exemple, de produire des diastases, agens spécifiques de la chimie vivante. Enfin, on ne possède pas assez de renseignemens sur les actions dont sont capables les élémens secondaires du protoplasme, granulations, filamens, que tel ou tel autre mode de destruction est susceptible de mettre à nu. On est donc loin de pouvoir nier qu’il y ait des actions possibles du protoplasme en dehors de son intégrité.
Il n’y a pas, au résumé, de raison absolue de croire, a priori, qu’aucun phénomène de vitalité ne puisse s’accomplir en dehors de l’atmosphère cellulaire, dans certains corps inorganisés, dans certains êtres bruts. Au contraire, il s’y produit sûrement des actes, tout au moins similaires de ceux qui sont propres à la matière vivante. L’observation et l’expérience ont montré en effet, que les cristaux et les germes cristallins étudiés par Ostwald et Tammann sont le siège de phénomènes tout à fait comparables à ceux de la vitalité.
Un des traits les plus remarquables de l’être vivant, c’est son caractère évolutif. Il est en voie de changement continuel. Il part d’un faible commencement ; il se forme, s’accroît, puis, le plus souvent, décline et disparaît après avoir suivi une marche prévue et suivi une sorte de trajectoire idéale.
Il ne naît pas de rien. Son protoplasme est toujours la continuation du protoplasme d’un ancêtre. C’est une substance atavique que nous ne voyons pas commencer, que nous voyons seulement continuer. L’élément anatomique vient d’un élément anatomique précédent, et l’animal supérieur, lui-même, sort d’une cellule préexistante de l’organisme maternel, l’œuf. L’échelle de leur filiation est infinie dans le passé. Mais, quand même le début de l’être vivant ne saurait être appelé un commencement véritable, il n’en est pas moins vrai qu’il suit, à partir de là, une évolution réglée, une marche continuelle dans une direction fixée. Et, celle-ci, avec son point de départ, ses degrés et son terme, est la répétition de la marche qu’ont déjà suivie les générations antérieures. Il y a là un trait caractéristique de la vitalité. L’on ne peut manquer d’être frappé de ce spectacle des êtres qui s’écoulent toujours de même, suivant une trajectoire idéale dont les étapes sont la jeunesse, l’âge adulte, la vieillesse, et dont le terme est la désorganisation et la mort.
On s’est demandé si cette évolution, si cette mobilité dirigée, est un trait de l’être vivant, réellement aussi exclusif qu’il le paraît, et si beaucoup de corps bruts ne présentent point quelque chose d’analogue. La réponse n’est pas douteuse.
Bichat s’est trompé en opposant, à cet égard, les corps bruts aux corps vivans. Les propriétés vitales, disait-il, sont temporaires ; il est de leur nature de s’épuiser ; le temps les use dans le même corps. Les propriétés physiques, au contraire, sont éternelles. Les corps bruts n’ont ni commencement, ni fin nécessaires, ni âge, ni évolution : ils restent immuables comme la mort dont ils sont l’image.
Cela n’est pas vrai, en premier lieu, des corps sidéraux. Les anciens croyaient le monde sidéral immuable et incorruptible. La doctrine de l’incorruptibilité des cieux a régné jusqu’au XVIIe siècle. Les observateurs qui, à cette époque, braquèrent sur le ciel la première lunette que Galilée venait d’inventer, furent frappés d’étonnement en voyant changer cette voûte céleste qu’ils croyaient incorruptible, et en apercevant une étoile nouvelle qui prenait rang dans la constellation du Serpentaire. Les changemens de ce genre ne nous surprennent plus. Le système cosmogonique de Laplace est devenu familier à tous les esprits cultivas et chacun est habitué à l’idée d’une mobilité et d’une évolution continuelle du monde céleste. « Les astres n’ont pas toujours existé, écrit M. Faye, ils ont eu une période de formation ; ils auront pareillement une période de déclin, suivie d’une extinction finale. »
Tous les corps de la nature inanimée ne sont donc point éternels et immuables ; les corps célestes sont éminemment évolutifs. Leur évolution seulement est lente par rapport à celles que nous observons à la surface de notre globe ; mais cette disproportion, qui est en rapport avec l’immensité des temps et des espaces cosmiques comparée aux mesures terrestres, ne doit pas nous dissimuler l’analogie foncière des phénomènes.
Ce n’est pas seulement dans les espaces célestes qu’il faut aller chercher cette mobilité de la matière brute qui imite celle de la matière vivante. Il nous suffit, pour la retrouver, de regarder autour de nous ou d’interroger les physiciens et les chimistes. Il ne s’agit pas d’évoquer les croyances hermétiques et les rêves des alchimistes pour qui les diverses espèces de la matière vivaient, évoluaient et se transmutaient les unes dans les autres. Nous avons en vue les faits précis, constatés par les plus habiles expérimentateurs, et que l’un d’eux, Ch. Ed. Guillaume, relatait, il y a trois ans, devant la Société helvétique des sciences naturelles. Ces faits établissent que des formes déterminées de la matière peuvent vivre et mourir, en ce sens qu’elles se modifient d’une manière lente et continue, toujours dans une même direction, jusqu’à ce qu’elles aient atteint un état ultime et définitif qui est celui de l’éternel repos.
Un morceau de laiton qui a été écroui, puis chauffé, est le théâtre de changemens intestins infiniment remarquables, que l’on ne connaît bien que depuis peu de temps. La violence que l’on a exercée sur le fil métallique pour le faire passer à travers l’écrou a écrasé les particules cristallines ; cristaux brisés, noyés dans une masse granuleuse, tel est l’état du fil à ce moment. Le chauffage change tout cela. Les cristaux se séparent, se complètent, se reconstituent : ils forment des corps géométriques, durs, baignant dans une masse amorphe, relativement molle et plastique : leur nombre augmente successivement : l’équilibre ne sera atteint que lorsque la masse tout entière sera devenue cristalline. On se représente quels déplacemens, prodigieux par rapport à leurs dimensions, les molécules auront dû s’imposer pour se transporter à travers la masse résistante, et venir se ranger à des places déterminées dans les édifices cristallins.
L’expérience de W. Roberts-Austen fournit un autre exemple de ces mouvemens intestins des molécules tendant à un but et s’accomplissant à l’intérieur de corps solides juges immuables. Le chimiste anglais place dans l’eau bouillante un disque d’or surmonté d’un cylindre de plomb. Au bout de quarante et un jours il trouve des particules d’or à l’extrémité supérieure du morceau de plomb. Ces particules détachées du bloc solide du métal ont remonté, à travers la masse du plomb, jusqu’au haut du cylindre.
W. Spring a obtenu des effets analogues en pressant du cuivre contre de l’étain. De même encore, dans la fabrication de l’acier, les particules du charbon, primitivement appliquées à la surface, voyagent à travers le fer.
Cette faculté de déplacement moléculaire permet, à l’occasion, au métal, de modifier son état sur tel ou tel point. Ce qui est fort curieux c’est l’usage qui est fait de cette faculté dans certaines circonstances. Cet usage ressemble fort à l’adaptation d’un animal au milieu, ou aux procédés de défense qu’il emploie pour résister aux causes de destruction. M. Hartmann étire une barre d’acier ; un étranglement se manifeste en un point ; c’est là que la brisure se produira s’il continue ; mais il s’arrête, comme pour donner à l’être-métal le temps d’aviser. Lorsqu’il recommence après ce délai, la rupture n’a plus lieu : les molécules se sont empressées autour du point menacé, afin de consolider la partie faible et de la durcir. Au lieu d’une rupture au point primitivement étranglé, ce sera un étranglement qui se sera formé en un autre point.
Ce sont là des exemples de l’activité intestine qui règne à l’intérieur des corps bruts. De plus ces faits auxquels nous demandions seulement de réfuter l’assertion de Bichat relative à l’immuabilité des corps bruts, et de nous démontrer leur activité, nous apportent par surcroît une autre preuve. Ils montrent que cette activité est, comme celle des animaux, une riposte à une intervention étrangère et que cette riposte, encore comme chez les animaux, est adaptée à la défense et à la conservation de l’être brut.
S’il était utile de multiplier ces exemples, nous devrions citer, avec Ch. Guillaume, le cas fameux de la photographie des couleurs par le procédé de Becquerel. Voici une plaque grisâtre, au chlorure ou à l’iodure d’argent. Une lumière rouge la frappe : rapidement, elle devient rouge. On l’expose ensuite à la lumière verte ; après avoir passé par des teintes ternes et sales, elle devient verte. — Si l’on voulait expliquer ce remarquable phénomène, il n’y aurait pas de meilleur moyen que celui-ci : on dirait que le sel d’argent se défend contre la lumière qui menace son existence : celle-ci le fait passer par toutes sortes d’états de coloration avant de le réduire : le sel s’arrête à l’état qui le protège le mieux. Il s’arrête au rouge si c’est la lumière rouge qui l’assaille, parce qu’en devenant rouge par réflexion il repousse le mieux cette lumière, c’est-à-dire qu’il l’absorbe le moins.
Il peut donc être avantageux, en vue de comprendre les phénomènes naturels, de regarder les transformations de la matière inanimée comme les manifestations d’une sorte de vie interne.
Les corps bruts ne sont donc pas plus immuables que les corps vivans. Ils dépendent, les uns et les autres, du milieu qui les entoure. « L’idée de vie, dit Auguste Comte, suppose constamment la corrélation nécessaire de deux élémens indispensables : un organisme approprié et un milieu convenable. C’est de l’action réciproque de ces deux élémens que résultent inévitablement tous les phénomènes vitaux. » C’est aussi des actions réciproques du milieu et du corps brut que résultent inévitablement les phénomènes présentés par celui-ci. — Le corps vivant est quelquefois un réactif plus sensible que le corps brutaux excitations ambiantes ; mais d’autres fois, c’est l’inverse.
Il ne pourrait y avoir, en définitive, qu’un corps immuable chimiquement, c’est l’atome du corps simple, puisque, par définition même, il figure inaltéré et intangible dans les combinaisons. Mais cette notion de l’atome inaltérable commence elle-même à être battue en brèche[4] et d’ailleurs, sauf un très petit nombre d’exceptions, celles du cadmium, du mercure et des gaz de la série de l’argon, les atomes des corps simples ne peuvent pas exister à l’état libre.
Il ne suffit pas de déclarer, avec Kassowitz, que la vie plonge des racines profondes dans le règne minéral. Il faut préciser leurs rapports. — Ils s’expriment en une brève formule : Le milieu ambiant fournit à l’être vivant sa matière, son énergie et ses stimulans.
Toute manifestation vitale résulte du conflit de deux facteurs : les conditions extrinsèques, physico-chimiques, qui en déterminent l’apparition, les conditions intrinsèques ou organiques qui en règlent la forme. Bichat et Cuvier voyaient dans les phénomènes de la vie l’intervention exclusive d’un principe d’action tout intérieur, entravé plutôt qu’aidé par les forces universelles de la nature. C’est le contraire qui est vrai. L’être réellement vivant, c’est-à-dire la cellule, l’élément anatomique — plongé dans la lymphe, dans les liquides interstitiels, qui forment son milieu extérieur, — y trouve les stimulans de sa vitalité.
C’est ce qu’Auguste Comte avait bien compris, avant Claude Bernard, et c’est ce qu’il a voulu exprimer dans le passage que nous venons de citer. La loi de l’inertie de la matière, que l’on croit le partage des corps bruts, ne leur est pas spéciale : elle s’applique aux corps vivans, aux élémens anatomiques comme à l’organisme total, aux animaux comme aux plantes. Leur apparente spontanéité n’est qu’une illusion démentie par toute la physiologie. Réflexe ou consciente, toute manifestation vitale est une réplique à une stimulation, un fait provoqué et non point spontané. L’élément vivant ne possède en lui-même aucune initiative réelle, aucune spontanéité. Il a seulement la faculté d’entrer en action lorsqu’un stimulus étranger vient l’y provoquer. Le mot d’irritabilité désigne cette condition de la matière vivante.
On ne l’emploie pas à propos de la matière brute. Celle-ci est dans la même condition, cela va de soi : mais il n’est pas besoin de parler de son irritabilité ; son inertie bien connue en est l’équivalent. Au contraire, en ce Qui concerne les êtres vivans, cette affirmation est nécessaire, et elle l’est d’autant plus que la fausse notion de la spontanéité vitale est plus répandue.
Le monde ambiant, c’est-à-dire le corps brut, au résumé, fournit à l’être vivant, entier ou fragmentaire, les énergies qu’il met en jeu, les matériaux de son organisation, et, en même temps, les excitans de sa vitalité[5]
Dans l’énumération que nous avons faite des traits essentiels de la vitalité, il y en a trois qui possèdent pour ainsi dire une valeur de premier plan ; c’est, dans leur ordre d’importance : la possession d’une forme spécifique ; la faculté d’accroissement ou nutrition, et, enfin, la faculté de reproduction par génération. Aussitôt que l’on envisage ces caractères véritablement fondamentaux, le champ de la comparaison entre êtres bruts et êtres vivans se restreint aussitôt ; mais nous allons voir qu’il ne s’évanouit pas.
La considération de la forme spécifique ne laisse plus subsister comme représentans du monde minéral que les corps cristallisés. Les cristaux sont, en effet, à peu près les seuls d’entre les corps bruts qui possèdent une forme définie. En nous restreignant à cette catégorie, nous ne limitons pas notre champ autant qu’on le pourrait craindre. Les formes cristallisées sont infiniment répandues ; elles sont, en quelque sorte, universelles. La matière a une tendance décidée à les revêtir toutes les fois que les forces physiques auxquelles elle obéit évoluent avec ordre et régularité et que leur jeu n’est pas troublé par des intercurrences accidentelles. Et, de même, les formes vivantes ne sont possibles que dans des milieux régularisés, en régime normal, à l’abri des cataclysmes et des convulsions d’une nature en travail.
La possession d’une forme typique est le trait le plus apparent de l’être organisé. Sa tendance, dès qu’il sort du germe, à l’acquisition de cette forme ; la manière progressive dont il poursuit la réalisation de cette sorte de plan architectural à travers les obstacles et les difficultés qui surgissent, en cicatrisant ses blessures, en réparant ses mutilations, tout cela, aux yeux du naturaliste philosophe, forme peut-être le caractère le plus frappant de l’être vivant, celui qui montre le mieux son unité et son individualité. Cette propriété organogénique semble la propriété vitale par excellence. Elle ne l’est pas pourtant : les corps cristallisés la possèdent presque au même degré.
Le parallèle du cristal et de l’être vivant a été fait bien des fois. Nous ne voulons pas le reproduire ici en détail ; nous voulons seulement, après en avoir indiqué les grands traits, insister sur les documens nouveaux que des travaux récens y ont ajoutés.
La forme, en botanique, en zoologie et en cristallographie, s’entend de l’assemblage des matériaux constituans coordonnés en un système défini : c’est l’organisation même. Le corps de l’homme, par exemple, est un édifice dans lequel 60 trillions de cellules déterminées doivent trouver chacune leur place fixée d’avance.
Les cristaux présentent un groupement peut-être plus simple de leurs élémens. Ils n’en sont pas moins organisés, au même titre que les corps vivans. Il ne faudrait pas s’imaginer que le cristal est un milieu plein, formé de parties contiguës, exactement appliquées les unes sur les autres par des faces planes, comme tendrait à le faire croire le phénomène du clivage, qui décompose en effet le corps cristallin en solides de ce genre. En réalité, les parties constituantes sont espacées : elles sont disposées en quinconce, comme disait Haüy, ou le long des lignes d’un réseau, pour parler comme Delafosse et Bravais. Elles laissent entre elles des intervalles incomparablement plus grands que leurs diamètres. — De telle sorte que l’organisation du cristal fait entrer en ligne de compte deux choses fort différentes : un élément, la particule cristalline, qui est un certain agrégat de molécules chimiques ayant une forme géométrique déterminée — et un réseau parallélipipédique plus ou moins régulier, le long des arêtes duquel sont rangées, dans une orientation constante les particules précédentes. La forme extérieure du cristal, traduit l’existence du réseau. M. Wallerant a montré que ses propriétés optiques traduisaient l’action de la particule. Il y a ainsi à distinguer, dans un cristal, deux espèces de figures géométriques, celle du réseau, celle de la particule dont les caractères de symétrie peuvent être concordans ou discordans.
La particule cristalline, l’élément du cristal, est donc un certain complexe moléculaire qui se répète identique à lui-même et identiquement placé aux nœuds du réseau parallélipipédique. On lui a donné des noms divers, bien faits pour produire des confusions : molécule cristallographique de Mallard, particule complexe d’autres auteurs. — On a démembré cet élément en sous-élémens (particules fondamentales de Wallerant et de Lapparent.
Ces indications très générales suffiront à faire comprendre la richesse et toute la souplesse d’organisation de l’individu cristallin qui, malgré sa régularité géométrique et sa rigidité, peut être mise en regard de l’organisation plus flexible de l’élément vivant. L’individu minéral est plus stable, moins labile que l’individu vivant. On peut dire avec M. de Lapparent que « la matière cristallisée représente l’ordonnance la plus parfaite, la plus stable, dont les particules des corps soient susceptibles. »
La cristallisation est une manière d’acquisition de forme spécifique. L’architecture géométrique de l’individu minéral n’est guère moins merveilleuse ni moins caractéristique que celle de l’individu vivant. La forme anatomique désigne l’animal ou la plante : de même la forme cristalline fournit le signalement de l’individu et en permet la diagnose. Cette forme est adéquate à sa substance et aux circonstances ambiantes où elle se produit : elle est la condition d’équilibre matériel correspondant à une situation donnée.
Cette notion d’une forme spécifique liée à une substance donnée, dans des conditions données, doit être retenue. On peut la considérer comme une sorte de principe de la nature, de loi élémentaire, qui pourra servir de point de départ pour l’explication des phénomènes. Une substance déterminée, dans des conditions de milieu identiques, entraîne rigoureusement une certaine forme. Cette liaison étroite de la substance à la forme, admise comme un postulat des sciences physiques, a été transportée par quelques naturalistes philosophes aux sciences biologiques.
C’est la base, peut-on dire, du système biologique de M. Le Dantec. Cessons de chercher dans l’être vivant le modèle du cristal : faisons l’inverse. Cherchons dans le cristal le modèle du vivant. Nous aurons donné une base physique à la vie.
S’agit-il d’expliquer cet incompréhensible, cet insondable mystère qui fait que la cellule œuf attirant à elle les matériaux du dehors arrive à édifier progressivement l’étonnante construction qui est le corps de l’animal, le corps de l’homme, le corps d’un homme déterminé, de Primus, par exemple ? On dira que la substance de Primus est spécifique. Sa substance vivante lui est propre, spéciale ; et cela, depuis les commencemens de l’œuf jusqu’au bout de ses métamorphoses. Il ne reste plus qu’à transporter à cette substance vivante prodigieusement complexe, le postulat, emprunté à la cristallographie, de l’absolue dépendance de la nature d’une substance à la forme qu’elle revêt. La forme du corps de l’animal, de l’homme considéré, de Primus, c’est la forme cristalline de leur matière vivante. C’est la seule forme d’équilibre que puisse prendre cette substance, dans les conditions données, de même que le cube ou la trémie est la forme cristalline du sel marin, le seul état d’équilibre du chlorure de sodium dans l’eau de mer évaporée lentement. Ainsi, le problème de la forme vivante se trouve ramené au problème de la substance vivante, qui semble plus facile et, du même coup, le mystère biologique au mystère physique. Il est certain que cette conception simplifie prodigieusement — et l’on peut dire trop — l’obscur problème du rapport de la forme à la substance chez les êtres vivans. Tout tient en une phrase : « Il y a une relation établie entre la forme spécifique et la composition chimique : la composition chimique dirige, entraîne la forme spécifique. »
Ce n’est pas le moment d’examiner à fond cette manière de voir. Si elle est autre chose qu’une simplification verbale, qu’une unification du langage appliqué aux deux ordres de phénomènes, elle implique une assimilation des mécanismes qui les réalisent. Aux forces organogéniques qui dirigent la constitution des organismes vivons on fait correspondre les forces cristallogéniques qui groupent, accommodent, équilibrent et harmonisent les matériaux du cristal.
On a encore signalé une autre analogie. Chez les animaux et les plantes la parenté des formes révèle la parenté du sang, la communauté d’origine, et le voisinage dans les cadres de la classification. De même l’identité des formes cristallines trahit la parenté minérale.
Les substances chimiquement analogues se présentent avec des formes identiques, géométriquement superposables, et se rangent ainsi en groupemens familiaux ou génériques reconnaissables au premier aspect. Il y a plus, la possibilité de se remplacer dans un même cristal pendant l’opération de leur formation et de mêler ainsi, en quelque sorte, leurs élémens congénitaux, peut être mise en parallèle avec la possibilité pour les êtres vivans de la même espèce de se mêler par génération. L’isomorphisme est ainsi une sorte de faculté de croisement. Et, de même que l’impossibilité du croisement est la pierre de touche de la parenté taxonomique, qu’elle en est l’épreuve, séparant les souches qui doivent être séparées ; ainsi, l’opération de la cristallisation est aussi le moyen de faire sortir du mélange accidentel des espèces minérales les formes pures qui y sont confondues. La cristallisation est la pierre de touche de la pureté spécifique des minéraux : elle est le grand procédé de purification chimique.
On a poussé plus loin encore, et presque jusqu’à l’abus, la poursuite des analogies entre les formes cristallines et les formes vivantes.
On a comparé la symétrie interne et externe des animaux et des plantes à celle des cristaux. Des transitions ou des passages ont été cherchés, entre l’architecture rigide et à facettes de ceux-ci, et la structure flexible et à surfaces courbes de ceux-là : la forme utriculaire du soufre sublimé d’une part et la structure géométrale du test des radiolaires, de l’autre, ont montré un échange de formes typiques entre les deux systèmes. On a été jusqu’à mettre en parallèle six des types principaux d’embranchement du règne animal avec les six systèmes cristallins. Poussée à ce degré la thèse prend un caractère puéril. Il suffit des analogies réelles. Et parmi celles-ci les faits curieux de rédintégration cristalline doivent être mis au premier plan.
On sait que non seulement les êtres vivans possèdent une architecture typique qu’ils ont construite eux-mêmes, mais qu’ils la défendent contre les causes de destruction et qu’ils la rétablissent au besoin. L’organisme vivant cicatrise ses blessures, répare les pertes de substance, régénère plus ou moins parfaitement les parties enlevées ; en d’autres termes, quand il a été mutilé, il tend à se refaire suivant les lois de sa morphologie propre. Ce phénomène de reconstitution ou de rédintégration, ces efforts plus ou moins heureux pour se rétablir dans sa forme et son unité, paraissent, au premier abord, un trait caractéristique des êtres vivans. Il n’en est rien.
Les cristaux, — disons les individus cristallins, — montrent la même aptitude à réparer leurs mutilations. Pasteur, dans un travail de jeunesse, a étudié ces faits curieux. D’autres expérimentateurs, Gernez un peu plus tard et Rauber tout récemment l’ont suivi dans cette voie et n’ont pu qu’étendre et confirmer ses observations. Les cristaux se forment à partir d’un noyau primitif, comme l’animal à partir de l’œuf : leurs particules intégrantes se disposent suivant les lois d’une savante géométrie de manière à réaliser une forme typique, par un travail qui peut être comparé au travail embryogénique qui édifie le corps de l’animal. Or, cette opération peut être troublée par des accidens dans le milieu ambiant ou par l’intervention voulue de l’expérimentateur. Le cristal est alors mutilé. Pasteur vit que ces mutilations se réparaient d’elles-mêmes. « Lorsque, dit-il, un cristal a été brisé sur l’une quelconque de ses parties et qu’on le replace dans son eau mère, on voit, en même temps que le cristal s’agrandit dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée ; et, en quelques heures il a satisfait, non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée. » En d’autres termes, le travail de formation du cristal est bien plus actif au point lésé qu’il n’eût été dans les conditions ordinaires. Les choses ne se passent pas autrement chez un être vivant.
M. Gernez, quelques années plus tard, a fait connaître le mécanisme de cette réparation ou, du moins, sa cause immédiate. Il a montré que sur la surface blessée, le cristal devient moins soluble que sur les autres facettes. Cette différence de solubilité, d’ailleurs, n’est point un phénomène exceptionnel : c’est, au contraire, un fait assez ordinaire que les différentes faces d’un cristal possèdent des solubilités inégales. C’est ce qui se produit, en tous cas, pour la face mutilée par comparaison avec les autres : la matière y est moins soluble. La conséquence en est évidente : la croissance doit y être prépondérante. L’eau mère, en effet, deviendra sursaturée pour cette partie avant de l’être par rapport aux autres.
Mais ce n’est là que la cause immédiate du phénomène ; et, si l’on veut savoir pourquoi la solubilité a diminué sur la partie mutilée, c’est M. Ostwald qui nous fera la réponse savante qui convient, en montrant que la cristallisation tend à constituer un polyèdre pour lequel l’énergie de surface soit un minimum relatif.
Les analogies du cristal avec l’être vivant ne sont pas encore épuisées. La possession d’une forme spécifique, la tendance à la rétablir par rédintégration, ne suffisent point à assimiler complètement le cristal à l’être vivant. Il manque encore deux caractères fondamentaux : celui de la nutrition, celui de la génération. Chauffard, autrefois, dans la polémique qu’il avait engagée contre les idées de l’école physiologique contemporaine, avait bien signalé ce point faible. « Laissons de côté, disait-il, ces faits intéressans relatifs à l’acquisition d’une forme typique et qui sont communs à l’être minéral et à l’être vivant. Il n’en est pas moins vrai que le type cristallin ne relève aucunement d’autres types préexistans, et que rien, dans la cristallisation, ne rappelle l’action des ascendans et les lois de l’hérédité. »
Cette lacune a été comblée depuis. Les travaux de Gernez, de Violette, de Lecoq de Boisbaudran ; les expériences d’Ostwald et de Tammann ; les observations de Crookes et d’Armstrong, tout cet ensemble de recherches, dont M. Léo Errera a donné, dans ses essais de philosophie botanique, un si lumineux exposé, ont eu pour résultat d’établir un rapprochement inattendu entre les procédés de la cristallisation et ceux de la génération chez les animaux et les plantes.
Il importe, avant d’aborder cette question de la génération des cristaux, de liquider celle de leur nutrition.
La propriété de nutrition, que certains physiologistes désignent par le nom d’assimilation ou d’accroissement est l’attribut le plus essentiel de la vitalité. On peut définir la nutrition avec Ch. Robin : la production par l’être vivant d’une substance identique à la sienne. C’est l’acte par lequel se crée la matière vivante, le protoplasme d’un être donné.
La nutrition présente un caractère tout à fait remarquable : la permanence. C’est une manifestation vitale, — propriété si on l’envisage dans la cellule, dans la matière vivante ; fonction si on la considère dans l’animal ou la plante en totalité — qui ne subit point d’arrêt. Sa suspension entraîne ipso facto la suspension de la vie elle-même. « C’est cette propriété, dit Claude Bernard, qui, tant qu’elle subsiste, fait dire que l’animal est vivant, et qui, lorsqu’elle s’arrête, fait dire qu’il est mort. »
La nutrition est une fabrication de protoplasme aux dépens des matériaux du milieu ambiant cellulaire, qui sont assimilés, c’est-à-dire rendus chimiquement et physiquement semblables à la matière vivante et aux réserves que celle-ci élabore. Cette opération, qui est particulièrement chimique, se traduit donc par un emprunt de matériaux au monde extérieur, — emprunt continuel puisque l’opération est permanente, — et, ajoutons-le, par un rejet continuel des déchets de cette fabrication. — Le mot a été dit : La nutrition est une chimie qui dure.
Ici, la conséquence a masqué la cause aux yeux des naturalistes. Ils ont été frappés du mouvement continuel d’entrée et de sortie, du passage ininterrompu, du circulas, de matière à travers l’être vivant sans en pénétrer la raison ; et ils ont donné pour image à l’être vivant un tourbillon, où la forme qui est essentielle, se maintient, tandis que la matière, qui est accessoire, s’écoule sans cesse : c’est le tourbillon vital de Cuvier. Mais à quoi est employée cette matière circulante ? Ils ont cru qu’elle servait tout entière à la reconstitution de la substance vivante continuellement et fatalement détruite par le minotaure vital. C’est là une erreur. La substance réellement vivante se détruit et se renouvelle peu ; en tout cas, infiniment moins que ne suppose l’image précédente du tourbillon vital. C’est le mérite des physiologistes et particulièrement de Pflüger de n’avoir pas cessé de le proclamer depuis près de quarante ans. Le protoplasme proprement dit ne se détruit que dans la mesure où se détruisent les organes d’une machine à vapeur, ses tubes, sa chaudière, son foyer, ses bielles. En fait de matière, un tel engin use beaucoup de charbon et peu de son outillage métallique. De même en est-il de la cellule, de la machine vivante. Une très petite portion des alimens introduits sera assimilée à la substance vivante : la plus grande partie, — et de beaucoup — est destinée à être élaborée par le protoplasma, à être mise en réserve sous forme de glycogène, d’albumine, de graisse, etc., — c’est-à-dire de composés qui ne sont pas la substance réellement vivante, le protoplasme héréditaire, mais les produits de son industrie, comme ils sont aussi ou pourront être ceux de l’industrie du chimiste travaillant dans son laboratoire. Leur sort est d’être dépensés pour fournir l’énergie nécessaire au fonctionnement vital, contraction musculaire, sécrétion, chaleur, etc., comme le charbon pour la marche de la machine à vapeur.
Il y a, en définitive, dans la nutrition de l’être vivant, de la cellule, deux actes distincts. L’un qui consiste dans la fabrication des réserves : c’est le plus apparent, mais le moins spécifique[6]. L’autre réellement essentiel, c’est l’assimilation proprement dite, la reconstitution du protoplasma. Le premier est la condition des actes les plus manifestes de la vitalité, mouvement, sécrétion, production de la chaleur : le fonctionnement s’arrête, s’il est suspendu : il y a mort apparente ou vie latente. Mais il y a mort réelle, si c’est l’assimilation véritable qui est supprimée.
Il y aurait, d’après cela, une distinction fondamentale entre la mort réelle et la mort apparente. C’est une question qui a été fort controversée, à propos de la durée de conservation des graines dans les tombeaux égyptiens ; à propos encore, des animaux hibernans et des êtres reviviscens, et, en général, de ce qu’on a appelé l’état de vie latente. Mais, au point de vue pratique, il est extrêmement difficile d’appliquer la règle et de décider si les phénomènes qui sont arrêtés dans la graine à maturité, dans le tardigrade de Leuwenhoek, dans l’anguillule desséchée de Baker et Spallanzani, dans le kolpode enkysté qu’une goutte d’eau tiède va faire revivre, sont dus à l’arrêt de la fabrication et de l’utilisation des matériaux de réserve, ou à l’arrêt de l’assimilation protoplasmique. Celle-ci, qui est déjà fort restreinte chez les êtres en condition normale, dont la croissance est terminée, peut tomber à un degré infime chez l’être qui, ne fonctionnant pas, n’use rien. De telle sorte qu’en définitive, pour trancher la question, l’expérimentateur qui mesure la valeur des échanges entre l’être et le milieu, n’a guère à décider qu’entre peu et rien. De là son embarras. Mais, si l’expérience hésite, la doctrine affirme : elle admet que le mouvement d’assimilation protoplasmique, signe essentiel de la vitalité, ne subit ni arrêt ni reprise, mais suit une marche continue.
C’est à la lumière de ces principes qu’il faut apprécier les controverses relatives à la survie des graines. On a admis d’abord que la vie y est absolument suspendue ; que le grain de blé, par exemple, est resté parfaitement inerte depuis le moment où il fut mis dans le silo romain ou l’hypogée égyptien ; puis on professa, avec MM. van Tieghem et Bonnier, en 1882, que la vie est seulement atténuée et ralentie ; puis, de nouveau, avec Koch en 1890, et C. de Candolle en 1895, que l’arrêt vital est absolu. Suivant A. Gautier, la graine conservée et le rotifère desséché ne vivent réellement pas ; ce sont des horloges montées, prêtes à marquer l’heure, mais qui attendent, dans un repos absolu, la première vibration qui les mettra en branle. Pour la graine, c’est l’air, la chaleur, l’humidité qui apportent ce premier ébranlement. En d’autres termes, il y a une organisation propre à la manifestation de la vie ; mais celle-ci fait défaut : la prétendue vie ralentie n’est pas une vie.
La majorité des physiologistes répugne à une interprétation si contraire aux lois de la continuité du protoplasme et de la caducité de l’élément vivant. Le milieu naturel est variable, et le minéral lui-même ne saurait s’y maintenir éternellement fixe. La pérennité appartient encore bien moins au vivant. Si la vie ordinaire a, pour chaque individu, une durée limitée, la vie ralentie doit être dans le même cas. On ne saurait croire qu’après un sommeil indéfiniment prolongé, la graine ou l’anguillule ou le kolpode, sortant de leur torpeur, puissent reprendre le cours de leur existence, comme la princesse du conte de Perrault, au point où elle avait été interrompue, et exécuter ainsi une sorte de saut par-dessus les siècles.
En fait, le maintien de la vitalité des graines des tombeaux égyptiens et leur aptitude à germer après des milliers d’années ne sont que des fables ou le résultat d’une imposture. M. Maspero, dans une lettre adressée à M. E. Griffon, le 15 juillet 1901, a clairement résumé la situation en disant que les graines achetées aux fellahs lèvent presque toujours, mais que celles que l’expérimentateur a recueillies lui-même dans les tombeaux ne germent jamais.
Au résumé, il faut parler dans les mêmes termes de la nutrition et de la vie, de leur marche ininterrompue, de leur continuité, de leur permanence, de leur activité et de leur ralentissement. Que ce soit peu ou beaucoup, vite ou lentement, dans ses réserves ou dans son protoplasme, pour dépenser ou pour accumuler ; la matière vivante s’accroît toujours. Cette fatalité la définit, la caractérise et résume son activité. L’accroissement, l’évolution de croissance sont des conséquences ou des aspects de la nutrition.
Il existe chez le cristal quelque chose d’analogue à la nutrition, une sorte de nutrition qui est l’ébauche de la propriété fondamentale des êtres vivans. Le point de départ du cristal est un noyau primitif que nous comparerons tout à l’heure à l’œuf ou à l’embryon de la plante ou de l’animal. Placé dans le milieu de culture convenable, c’est-à-dire dans la solution de la substance ; ce germe se développe. Il s’assimile la matière dissoute, il s’en incorpore les particules, il s’accroît en conservant sa forme, en réalisant un type ou une variété du type spécifique. L’accroissement ne s’interrompt pas. L’individu cristallin peut atteindre d’assez grandes dimensions si l’on sait le nourrir — on pourrait dire, le gaver — convenablement. Le plus souvent, à un moment donné, une particule du cristal sert à son tour de noyau primitif et devient le point de départ d’un nouveau cristal enté sur le premier.
Retiré de son eau mère, mis dans l’impossibilité de se nourrir, le cristal, arrêté dans son accroissement, tombe dans un repos qui n’est pas sans analogie avec l’état de la graine ou de l’animal reviviscent. Il attend le retour des conditions favorables, le bain de matière soluble, pour reprendre son évolution.
A la vérité, il semble qu’il y ait une opposition complète entre le cristal et l’être vivant quant aux modes de leur nutrition et de leur accroissement. Pour celui-ci, c’est l’intussusception ; pour l’autre, c’est l’apposition. L’individu cristallin est tout en façade : sa masse est impénétrable aux matériaux nutritifs. La surface seule étant accessible, l’incorporation des particules semblables n’est possible que par juxtaposition extérieure et l’édifice ne s’accroît que parce qu’une nouvelle couche de pierres vient s’ajouter à la précédente. Au contraire, le corps de l’animal est une masse essentiellement pénétrable. Les élémens cellulaires qui le composent ont des formes plus ou moins arrondies et flexibles ; ils ne présentent ni la rigidité ni la rigueur d’ajustement des particules cristallines : les liquides et les gaz s’insinuent du dehors et circulent dans les interstices de cette construction lâche. L’assimilation se fait donc dans toute la profondeur et l’édifice grandit parce que chaque pierre grandit pour sa part.
L’exclusivisme apparent de ces procédés s’atténuerait sans doute si l’on comparait l’individu minéral simple à l’élément vivant, la particule cristalline à la masse cellulaire protoplasmique. Mais sans descendre à ce degré d’analyse, il est facile d’apercevoir que l’apposition et l’intussusception sont des mécanismes que les êtres vivans emploient simultanément et combinent suivant les nécessités. Les parties dures du squelette intérieur ou extérieur s’accroissent à la fois par interposition et par superposition ; c’est par ce dernier procédé que les os se développent en diamètre et que se forment les coquilles des mollusques, les écailles des reptiles et des poissons et les tests de beaucoup de rayonnes. Dans ces organes, comme dans les cristaux, la vie et la nutrition se réfugient à la surface.
L’apposition et l’intussusception sont donc des mécanismes secondaires en rapport avec les caractères physiques du corps : la solidité dans le cristal, la semi-fluidité dans le protoplasme cellulaire. En comparant à la matière organisée semi-fluide la matière inorganique liquide, on reconnaît que l’addition de substance s’y fait de la même manière, c’est-à-dire par interposition. Si l’on ajoute à un fluide un sel soluble, les molécules de celui-ci diffusent et s’interposent à celles de celui-là. L’intussusception n’aurait donc rien de mystérieux et de particulièrement vital. Ce serait, réalisée dans le protoplasme fluide, la diffusion ordinaire aux fluides mélangés.
Les élémens vivans, les cellules, ne peuvent subsister indéfiniment sans s’accroître et sans se multiplier. Il arrive fatalement un moment où la cellule se divise, par un procédé direct ou indirect, et bientôt, au lieu d’une cellule, il y en a deux. Telle est la génération dans l’élément anatomique. Dans l’individu complexe, c’est une partie plus ou moins restreinte de l’organisme, le plus souvent une simple cellule sexuelle qui va contribuer à la formation de l’être nouveau, et, par suite, assurer la perpétuité du protoplasme, et, par suite, de l’espèce. Au premier abord, rien de pareil ne semble exister dans la nature inanimée. La machine physique, si on lui fournissait la matière et l’énergie, pourrait fonctionner indéfiniment, sans être condamnée à s’accroître et à se reproduire. Il y a donc là une condition entièrement nouvelle, spéciale à l’être organisé, une propriété bien faite pour séparer, semble-t-il, et cette fois sans contestation possible, la matière vivante de la matière brute. Il n’en est rien. Lorsqu’un microbiologiste veut propager une espèce de micro-organisme, il ensemence un milieu de culture avec un petit nombre d’individus (à la rigueur, un seul suffirait) et il assiste bientôt à leur pullulation. Le plus souvent, s’il s’agit de microbes banals, qui existent dans les poussières atmosphériques, l’opérateur n’est pas obligé de se donner la peine de rien semer : si le tube à culture reste ouvert, et que le milieu soit convenablement choisi, il y tombera quelque germe de l’espèce banale et la liqueur se peuplera. On aura l’apparence d’une génération spontanée.
Les solutions concentrées de diverses substances, les solutions sursaturées de sulfate de soude, de sulfate de magnésie, de chlorate de soude, sont aussi de merveilleux bouillons de culture pour certains organites minéraux, pour certains germes cristallins. De même, Ch. Dufour opérant sur l’eau refroidie au-dessous de 0°, qui est son point de solidification ; Ostwald, avec le salol conservé au-dessous de 39°, 5, qui est son point de fusion ; Tammann, avec le bétol qui fond à 96° ; et avant eux, Gernez, avec le soufre et le phosphore fondus, tous ces physiciens ont montré que les liquides en surfusion étaient aussi des milieux spécifiquement appropriés à la culture et à la propagation de certains individus cristallins déterminés.
Quelques-uns de ces faits sont classiques. Lowitz, en 1785, a constaté que, si l’on se procurait une solution de sulfate de soude, on pouvait la concentrer par évaporation de manière quelle contienne plus de sel que la température ne le comporte, sans que, néanmoins, la quantité excédante se déposât. Mais, si l’on projette un fragment solide, un cristal du sel dans la liqueur, aussitôt tout cet excès passe à l’état de masse cristallisée. Le premier cristal en a engendré un second, semblable à lui ; celui-ci en a engendré un troisième, et ainsi de suite, de proche en proche. Si l’on compare ce phénomène à celui de la pullulation d’une espèce de microbe ensemencé dans un bouillon de culture convenable, on n’apercevra qu’une seule différence sans importance : la rapidité extrême de la propagation des germes cristallins par opposition avec la lenteur relative de la génération des micro-organismes.
L’individu cristallin donne donc naissance à un autre individu conforme à son type, ou même aux diverses variétés de ce type, lorsqu’il en existe. Dans un tube recourbé en V et rempli de soufre en surfusion, Gernez projette, dans la branche de droite, des cristaux octaédriques de soufre, et, dans la branche de gauche, des cristaux prismatiques. De part et d’autre il se produit de nouveaux cristaux conformes au type ensemencé.
Ostwald a varié ces expériences, avec le salol. Il fond la substance en la chauffant au-dessus de 39°, 5 ; puis, à l’abri de tout cristal, il abandonne la solution en tube clos. Le salol reste liquide indéfiniment, jusqu’à ce qu’on le touche avec un fil de platine passé dans un bocal de salol solide, c’est-à-dire, que l’on y introduise un germe cristallin. Que l’on expose le fil de platine à la flamme, on l’aura stérilisé, à la manière des bactériologistes : on pourra l’introduire alors impunément dans la liqueur. — On peut diluer le salol dans une poudre inerte, par exemple dans du sucre de lait, diluer le premier mélange dans un second, le second dans un troisième, et ainsi de suite : puis, jetant dans la liqueur de salol surfondu, un dixième de milligramme de ces divers mélanges, on s’assurera que la production de cristaux n’a plus lieu si le fragment projeté pèse moins d’un millionième de milligramme, ou mesure moins de 10 millièmes de millimètre de côté, Il semble donc que ce soient là les dimensions de la particule cristalline ou molécule cristallographique du salol. De la même manière, Ostwald s’est assuré que le germe cristallin de l’hyposulfite de soude pesait environ un milliardième de milligramme et mesurait un millième de millimètre : celui du chlorate de soude un dix millionième de milligramme. C’est un ordre de grandeur précisément comparable à celui des microbes.
Il existe des analogies encore plus étroites de la formation des cristaux avec la génération des micro-organismes.
Beaucoup de solutions sursaturées ou de liqueurs en surfusion restent indéfiniment liquides, dans les conditions ordinaires. Elles se prennent si l’on y introduit un germe cristallin. Mais, si les conditions sont moins favorables, la génération cristalline sera moins facile : elle pourra être considérablement ralentie. C’est ce qu’a vu Tammann avec le bétol. Les solutions surfondues de cette substance, maintenues à 10°, se prennent rapidement. Évidemment, il y a eu quelques premiers germes qui se sont formés spontanément et qui ont entraîné la prise de toute la masse. La température de 10° est l’optimum qui convient à cette génération spontanée. En deçà et au-delà de cet optimum l’action se ralentit. On peut compter les centres de cristallisations qui s’étendent de plus en plus, comme dans une culture microbienne on compte les colonies correspondant aux germes primitivement formés. — Comme il y a un optimum pour la formation des cristaux il y en a un aussi, différent du premier, pour leur rapide extension : c’est, ici, la température de 70°. Aussitôt que les germes, nés spontanément vers 10°, se trouvent dans le liquide à 70°, ils grossissent, prospèrent, et pullulent vigoureusement.
Il y a, en résumé, pour chaque substance, un ensemble de conditions (température, degré de concentration, volume de la solution) dans lesquelles les individus cristallins ne peuvent se reproduire que par germes ou par filiation. C’est ce qui arrive pour le bétol au-dessus de 30°. Le corps est alors dans ce que Ostwald a appelé la zone ou l’équilibre métastable. Mais il y a aussi, pour le même corps, un ensemble de circonstances plus ou moins complexes où ses germes apparaissent spontanément : c’est ce qui arrive pour le bétol, vers la température de 10°. Ces circonstances sont celles de l’équilibre labile ou de la génération spontanée.
On peut faire un pas de plus. — Supposons, avec L. Errera, un liquide qui se trouve dans l’état d’équilibre métastable, et dont nous ne connaîtrions pas encore l’équilibre labile. — Et ceci arrive précisément pour un corps très répandu, la glycérine. — Nous ne savons pas dans quelles conditions la glycérine peut cristalliser spontanément. Si on la refroidit, elle devient visqueuse : on ne l’obtient pas en cristaux de cette manière. — On ne l’obtenait même en cristaux, d’aucune autre manière, avant l’année 1867. — Cette année-là, dans un tonneau envoyé de Vienne à Londres, pendant l’hiver, on trouva la glycérine cristallisée, et Crookes montra ces cristaux à la Société chimique de Londres. Quelles circonstances avaient déterminé leur formation ? On l’ignorait alors. On le soupçonne à peine maintenant. C’était un cas de génération spontanée.
Il est permis de dire que cette espèce cristalline est apparue, comme ont pu le faire les espèces vivantes, à un moment donné dans un milieu où le hasard favorable avait réuni les conditions de sa production. Et c’est bien, en effet, quelque chose de comparable à la création d’une espèce vivante, car celle-ci, une fois apparue, a pu être perpétuée. Les individus cristallins de 1867 ont eu une postérité. On les a semés sur de la glycérine en surfusion et ils s’y sont reproduits. Ces générations ont été assez nombreuses pour que l’espèce ait pu se répandre dans une grande partie de l’Europe. M. Hoogewerf en montrait de nombreux exemplaires, emplissant un grand flacon, aux naturalistes hollandais réunis à Utrecht, en 1891. M. L. Errera en présentait d’autres, en juin 1899, à la Société des Sciences médicales et naturelles de Bruxelles. Aujourd’hui, la grande fabrique Sarg et Cie, de Vienne en pratique l’élevage en grand, dans un but industriel.
Cette espèce cristalline de la glycérine a pu être étudiée et les conditions qui lui permettent de subsister ont été déterminées avec précision. On a constaté qu’elle ne résistait pas à une température de 18°. De sorte que, si l’on ne prenait des précautions pour les préserver, il suffirait d’un été pour faire disparaître tous les individus cristallins qui existent à la surface du globe et éteindre l’espèce.
C’est qu’en effet ces cristaux fondent à 18°. Cette température représente le point de fusion de la glycérine solide ou le point de solidification de la glycérine liquide. Et cependant, la liqueur ne se solidifie point si sa température tombe au-dessous de 18°. Elle ne se solidifie pas davantage à 0°, ni même à 18° au-dessous de zéro : elle s’épaissit seulement et devient pâteuse. Nous ne connaissons donc la glycérine qu’à l’état de surfusion ; et, ce résultat n’est pas de ceux que les chimistes aient appris sans étonnement.
Avec ces faits, si analogues à l’apparition d’une espèce vivante, à sa propagation illimitée et à son extinction, le monde minéral nous offre une image assez fidèle du monde animé. L’être vivant éclaire ici l’histoire du corps brut et en facilite l’exposé. Et, inversement, le corps brut à son tour jette une singulière clarté sur le vivant et sur l’un des plus graves problèmes relatifs à son origine, celui de la génération spontanée.
Notre conclusion sera celle de M. Errera. Jusqu’au moment où le concours des circonstances propices à leur génération spontanée a été réalisé, les cristaux n’ont été obtenus que par filiation. Jusqu’au temps de la découverte de l’électro-magnétisme, les aimans n’ont été engendrés que par filiation, au moyen de la simple ou de la double touche d’un aimant préexistant. Avant la découverte que la fable attribue à Prométhée, tout feu nouveau n’avait été produit qu’au moyen de l’étincelle d’un feu préalable. — Nous sommes à ces débuts de l’histoire, en ce qui concerne le monde vivant ; et, c’est pour cela que jamais jusqu’ici on n’a formé une seule parcelle de matière vivante, si ce n’est par filiation, grâce à l’intervention d’un organisme vivante préexistant.
A. DASTRE
- ↑ La chimie de la matière vivante. — Revue du 1er avril 1901.
- ↑ Ajoutons, pour compléter cette description sommaire de la constitution du protoplasme cellulaire, qu’il présente, au moins à un certain moment, un organe remarquable, le centrosome, qui a un rôle capital à jouer dans la division cellulaire ; sa préexistence n’est pas certaine, quelques auteurs le faisant sortir du noyau. Au moment de la division cellulaire il apparaît comme un amas pressé de granulations susceptibles de se colorer fortement : autour de lui se montre une zone claire, réfractaire à la coloration, c’est la sphère attractive ; au-delà, enfin, se dessine une couronne de stries qui divergent comme les rayons d’une gloire, c’est l’aster. — Enfin, il y a encore dans le corps cellulaire trois sortes de corps accidentels : les vacuoles, les leucites, les inclusions diverses. Les vacuoles sont des espèces de lacunes les unes inertes, les autres contractiles ; les leucites sont des organes préposés à la fabrication de substances particulières ; les inclusions sont des produits fabriqués ou des déchets.
- ↑ Au moment de la reproduction de la cellule, ces granulations se fondent en une gaine colorable qui entoure les filamens et ceux-ci se disposent de manière à former un fil unique. — Ce filament chromatique, devenu cordon unique, se raccourcit en s’épaississant (spirème), puis se coupe en segmens au nombre de 12 à 24 chez les animaux, en nombre plus grand chez les plantes ; ce sont les chromosomes ou segmens nucléaires ou anses chromatiques. Leur rôle est très élevé. Ils sont constans en nombre et permanens pendant toute la durée de la vie de la cellule. — Ajoutons que le noyau contient encore des élémens accessoires (nucléoles).
- ↑ Voir, dans la Revue du 1er juillet 1902, les Élémens de la matière.
- ↑ Voyez, dans la Revue des 1er avril et 1er mai 1898, l’Énergie et le monde vivant.
- ↑ Il faut distinguer, dit Berthelot, « la formation des substances chimiques dont l’assemblage constitue les êtres organisés, et la formation des organes eux-mêmes. Ce dernier problème n’est point du domaine de la chimie. Jamais le chimiste ne prétendra former, dans son laboratoire, une feuille, un fruit, un muscle, un organe… Mais la chimie a le droit de prétendre à former les principes immédiats, c’est-à-dire les matériaux chimiques qui constituent les organes. » Et Claude Bernard, de même : « En un mot, le chimiste dans son laboratoire, et l’organisme vivant dans ses appareils, travaillent de même, mais chacun avec ses outils. Le chimiste pourra faire les produits de l’être vivant, mais il ne fera jamais ses outils, parce qu’ils sont le résultat même de la morphologie organique.