Questions politiques et sociales/Texte entier

Calmann Lévy (p. --366).


ŒUVRES COMPLÈTES


de


GEORGE SAND




QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES




CALMANN LÉVY, ÉDITEUR




ŒUVRES COMPLÈTES


DE


GEORGE SAND


Format grand in-18

Les Amours de l’âge d’or 1 vol.
Adriani 1 —
André 1 —
Antonia 1 —
Autour de la table 1 —
Le Beau Laurence 1 —
Les Beaux Messieurs de Bois-Doré 2 —
Cadio 1 —
Césarine Dietrich 1 —
Le Château des Désertes 1 —
Le Château de Pictordu 1 —
Le Chêne parlant 1 —
Le Compagnon du tour de France 2 —
La Comtesse de Rudolstadt 2 —
La Confession d’une jeune fille 2 —
Constance Verrier 1 —
Consuelo 3 —
Contes d’une grand’mère 1 —
La Coupe 1 —
Les Dames vertes 1 —
La Daniella 2 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amour 1 —
Dernières Pages 1 —
Les Deux Frères 1 —
Le Diable aux champs 1 —
Elle et Lui 1 —
La Famille de Germandre 1 —
La Filleule 1 —
Flamarande 1 —
Flavie 1 —
Francia 1 —
François le Champi 1 —
Histoire de ma vie 4 —
Un Hiver à Majorque — Spiridion 1 —
L’Homme de neige 3 —
Horace 1 —
Impressions et souvenirs 1 —
Indiana 1 —
Isidora 1 —
Jacques 1 —
Jean de la Roche 1 —
Jean Ziska — Gabriel 1 —
Jeanne 1 —


Journal d’un voyageur pendant la guerre 1 vol. —
Laura 1 —
Légendes rustiques 1 —
Lélia — Métella — Cora 2 —
Lettres d’un Voyageur 1 —
Lucrezia — Floriani — Lavinia 1 —
Mademoiselle La Quintinie 1 —
Mademoiselle Merquem 1 —
Les Maîtres mosaïstes 1 —
Les Maîtres sonneurs 1 —
Malgrétout 1 —
La Mare au Diable 1 —
Le Marquis de Villemer 1 —
Ma Sœur Jeanne 1 —
Mauprat 1 —
Le Meunier d’Angibault 1 —
Monsieur Sylvestre 1 —
Mont-Revêche 1 —
Nanon 1 —
Narcisse 1 —
Nouvelles 1 —
Nouvelles lettres d’un voyageur 1 —
Pauline 1 —
La Petite Fadette 1 —
Le Péché de M. Antoine 2 —
Le Piccinino 2 —
Pierre qui roule 1 —
Promenades autour d’un village 1 —
Questions d’art et de littérature 1 —
Questions politiques et sociales 1 —
Le Secrétaire intime 1 —
Les sept Cordes de la Lyre 1 —
Simon 1 —
Souvenirs de 1848 1 —
Tamaris 1 —
Teverino — Léone Léoni 1 —
Théâtre complet 4 —
Théâtre de Nohant 1 —
La Tour de Percemont. — Marianne 1 —
L’Uscoque 1 —
Valentine 1 —
Valvèdre 1 —
La Ville noire 1 —



Imprimerie de Poissy — S. Lejay et Cie.
QUESTIONS


POLITIQUES


ET


SOCIALES


PAR


GEORGE SAND




PARIS


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES


rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE



1879


Droits de reproduction et de traduction réservés



QUESTIONS
POLITIQUES ET SOCIALES


I

CIRCULAIRE
POUR
LA FONDATION DE L’ÉCLAIREUR DE L’INDRE


Monsieur,

Permettez-moi de présenter à votre adhésion le projet de fondation d’un journal pour le centre de la France. Les personnes les plus généreuses et les plus recommandables du Berry ayant formé ce projet, et l’ayant presque réalisé déjà, j’ai regardé comme un devoir de me joindre à leurs efforts pour fonder l’Éclaireur de l’Indre et du Cher. En conséquence, j’ai mis ma rédaction assidue au service de cette utile entreprise. L’Éclaireur paraîtra prochainement, si, aux nombreuses sympathies que nous avons rencontrées dans notre province, viennent se joindre quelques-unes de celles que j’ose croire acquises, autour de moi, à mes convictions. J’aime à penser que quelques personnes pour lesquelles je professe la plus haute estime accorderont leur confiance à mes bonnes intentions. Elles savent que, pas plus qu’elles, je ne voudrais m’associer à une coterie politique, et me faire l’instrument de quelques ambitions de parti. Elles savent, enfin, qu’il existe encore, surtout dans les provinces, d’autres éléments d’opposition : l’amour de la justice et de la droiture, le sentiment de la charité étendu à toutes les classes, le désir ardent et sincère de moraliser, par une prédication sans morgue et sans rancune, le peuple, l’autorité, et peut-être soi-même aussi, car on ne peut que s’améliorer en se vouant à la recherche du bien et à la démonstration du vrai.

L’approbation et le concours de M. de Lamartine, de M. Louis Blanc, de M. de Latouche et de plusieurs autres grands et nobles écrivains, viendra donner, j’espère, à notre petite feuille, un éclat que n’ont pas encore eu les journaux de localité, mais qu’ils sont tous destinés à acquérir ; car le besoin de relever l’esprit public en province, et de le mettre sur un pied, non de rivalité, mais d’égalité avec celui de la métropole, est vivement senti par tous les véritables amis de la France.

J’ai obtenu, même à Paris, quelques adhésions qui me sont bien précieuses : oserai-je, monsieur, vous demander la vôtre ? Agissant ici en particulier, je ne m’adresse qu’aux personnes dont j’ambitionne d’obtenir ou de conserver l’estime et la sympathie. J’ai donc espéré que vous me permettriez de porter votre nom sur la liste de nos souscripteurs et de nos abonnés. Je viens de vous demander de m’y autoriser.

L’Éclaireur de l’Indre et du Cher paraîtra une fois par semaine. Le prix de l’abonnement est de quinze francs par an. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, loin d’être un objet de spéculation, cette publication ne vivra que de notre dévouement et de nos sacrifices.

Paris, décembre 1843.


II

À M. DE LAMARTINE


Monsieur,

C’est au nom de tout ce que ma province compte d’hommes généreux et intelligents que je viens vous remercier de votre précieuse promesse d’adhésion au journal dont ils sont les fondateurs. En vous offrant humblement le faible concours de ma plume pour le Bien public de Mâcon, j’avais le dessein intéressé de vous demander celui de votre main puissante pour l’Éclaireur de l’Indre. Je n’aurais pas osé vous le proposer à titre d’échange ; la partie eût été fort inégale entre nous. Votre modestie veut la faire trop belle pour mon amour-propre, en me promettant ce concours à des titres plus flatteurs encore. Je ne l’accepte pas ainsi. Je reste votre obligé, et les abonnés de la feuille indépendante du Berry ne me démentiront pas.

Ils comprendront comme moi que c’est au moins autant à votre sympathie pour l’œuvre de leur journal qu’à votre bienveillance pour moi qu’ils doivent votre éclatante et généreuse assistance. Laissez-moi leur dire qu’elle leur est acquise au nom de l’idée qui les anime, et que je suis seulement ici l’intermédiaire honoré de vos mutuelles relations.

En m’efforçant d’aider mes compatriotes dans la création d’un journal indépendant, j’ai cru devoir suivre, à la distance qui me convient, le noble exemple que vous avez donné. C’est une pensée grande et bonne que celle de rendre à la presse des départements sa vigueur et sa liberté ; c’est, de plus, une idée juste, une vue saine que de croire sa résurrection possible et certaine, « en dépit de la triste situation qu’ont faite aux journaux de province l’abus de la centralisation, la loi sur les annonces judiciaires, et l’incroyable jurisprudence adoptée contre les imprimeurs [1]». Cette question de vie ou de mort pour la presse des départements vient d’être soulevée par la presse parisienne. Une remarquable réponse de M. Morel, rédacteur en chef du Courrier de la Côte-d’or, est venue défendre vaillamment le rôle des journaux de province contre les reproches bienveillants et profitables du journal la Presse. Mais la meilleure de toutes les réponses, c’est l’existence même du Bien public, ce journal de localité, auquel une des plus nobles et des plus vastes intelligences de notre temps n’a point dédaigné de consacrer son zèle et de communiquer ses hautes inspirations. C’est un appel qui doit être entendu, un exemple qui doit s’imposer ; et chacun, selon ses forces, apportera, j’en suis sûr, sa pierre angulaire ou son grain de Sable à cette œuvre de la rénovation de l’esprit public sur les divers points de la France[2].

L’abus de la centralisation à combattre, tel est, je crois, l’objet principal qu’on doit se proposer en travaillant au réveil de la presse dans les départements ; et je ne concevrais pas comment les journaux libéraux de la capitale n’aideraient pas, les premiers, la province à sortir de cet état d’effacement et d’impuissance où l’esprit du gouvernement cherche à la tenir plongée. La centralisation est certainement la clef de voûte de l’unité française, et à Dieu ne plaise que la France tende au fédéralisme, comme l’Espagne, dans son angoisse et dans ses convulsions d’agonie, sera peut-être forcée d’y tendre prochainement. Mais le principe même de la centralisation se trouve faussé aujourd’hui chez nous, au point de produire le contraire de la centralisation véritable, c’est-à-dire la concentration, l’envahissement et l’absorption. Paris ne joue plus le rôle efficace par lequel la capitale devait féconder la civilisation ; en organisant et en dirigeant le mouvement des provinces. Au lieu de faire refluer sans cesse la vie du centre aux extrémités, cette vaste et terrible capitale est devenue un gouffre où le sang se fige, où la richesse s’engloutit, où la vie se perd. Là devraient bien tendre et aboutir en effet toutes les forces vives du pays ; mais ce serait à la condition que ces forces se reprendraient, si je puis ainsi parler, après s’être retrempées dans le sein de la mère de la patrie (comme disait Jean Ziska de sa vieille Prague), et reviendraient embraser la terre natale de tous les feux épurés et combinés dans le foyer central. Loin de là ! l’avare Babylone dévore ses enfants ; et, lorsqu’elle les rend au sol qui les a produits, c’est après avoir épuisé toute la sève qu’ils lui avaient donnée. Quel homme d’intelligence, savant ou artiste, philosophe ou politique, n’a été jeter sa vie à pleines mains dans ce tourbillon délirant, pour ne rapporter dans sa province que la lassitude de l’action, le dégoût des affaires, la douleur de la défaite, la perte des illusions, une fortune ou une santé à réparer, et presque toujours un profond mépris pour la paisible existence de sa jeunesse, un divorce absolu entre les intérêts de sa province et ceux de son ambition déçue ? Ceux qui prospèrent n’y reviennent pas ; ou, s’ils y reviennent un instant, c’est pour exploiter l’admiration naïve et généreuse de leurs compatriotes, pour en recevoir un nouveau lustre, y puiser de nouveaux moyens d’action à leur profit personnel, et aller dépenser bien vite à Paris ces trésors de force et de gloire, dont la province ne retrouve jamais réellement ni les intérêts ni le capital. Enfin, la province, c’est l’exil pour toutes les vanités souffrantes, un exil abhorré, une sorte de sombre purgatoire, où se promènent les ombres plaintives des grands hommes avortés. Pour les grands hommes réussis, c’est un lieu de plaisance, où l’on daigne venir passer quelques jours pour y recevoir de complaisantes ovations dont on rit en soi-même, comme ces acteurs célèbres qui vont compléter leur recette de l’année dans les grandes villes de province, et qui n’y jouent pas de leur mieux, dans la crainte de n’être pas compris.

Sous un gouvernement paternel et vraiment éclairé, les choses se passeraient autrement ; et même sous un despotisme prévoyant et sage, l’avenir de la nation étant mieux compris, l’existence actuelle des provinces serait ménagée plus équitablement, plus humainement. Le siège du pouvoir s’appliquerait à épargner la vie morale et intellectuelle des provinces ; il les contraindrait, au besoin, à s’épargner elles-mêmes, à s’instruire, à s’élever, à conserver en quelque sorte, et jusqu’à un certain point, les idées et les sentiments qu’elles produisent pour leur propre usage, au lieu de les abdiquer complètement, au profit de Paris. Si la société mère ne dirige pas en ce sens les parties qui la composent, il est évident que les individus assez heureux et assez habiles pour savoir formuler et représenter des idées et des sentiments iront toujours en chercher le profit et la récompense dans ce brillant centre, où le triomphe est pins court, mais plus flatteur, où les sentiers de la fortune sont plus hasardeux, mais plus rapides. Mais le gouvernement actuel de la France n’a point les vues d’avenir dont il se vante ; il sait tout au plus enrégimenter, et il croit organiser. Il a fait de Paris une grande caserne pour ses fonctionnaires et ses troupes, un grand atelier pour les savants et les artistes, une grande hôtellerie pour les provinciaux, avides de venir contempler ces merveilles de la civilisation, dont on ne leur renvoie chez eux que le déchet, et pour les étrangers, surpris de n’avoir rien à voir en France, excepté Paris. Ce gouvernement à idées courtes, absorbé par le soin de dévorer le présent à la hâte, a trouvé plus sur et plus facile, pour arriver à son but, de concentrer toute la France sur un seul point, où, couchée comme sur un lit d’agonie, la main dans celle du médecin empirique, et l’oreille fermée aux bruits du dehors, elle se laisse saigner, médicamenter, et dicter même les articles de son testament, sauf, en cas de révolte à expérimenter l’excellence de ces bastilles, qu’on lui a persuadé d’élever à ces frais. Vraiment ces moyens sont habiles, pour un médecin pressé d’en finir avec le moribond. Mais que deviendra-t-il, quand il se verra seul au milieu du cimetière rempli de ses malades, irrévocablement persuadés et soumis ?

Vous qui appréciez grandement et lumineusement les causes et les effets de nos malheurs publics, dites-nous, apprenez-nous le principe de ce divorce effrayant entre la France et son œuvre, entre la patrie et la métropole. N’est-ce point une conséquence fatale du génie de Napoléon, que ce développement illimité de la vie d’une cité aux dépens de la vie d’une nation ? N’est-ce pas une création parallèle à celle de sa propre existence de monarque despotique et de conquérant, que cette souveraineté absolue, que cette conquête incessante de la capitale sur le pays ? Certes, l’Assemblée constituante et la Convention, en abolissant les barrières de province à province, en détruisant même jusqu’aux dernières traces et jusqu’aux noms de ces provinces, n’avaient pas voulu décréter l’anéantissement de la France. C’était, au contraire, l’unité de la France, la vie générale de la France, l’organisation collective de la France, que nos législateurs sortis du peuple avaient voulu fonder. Mais, hélas ! leur tentative d’organisation ne fut qu’un rêve ; car où est ce peuple nouveau qui devait vivre dans la liberté, dans la fraternité, dans l’égalité, depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu’à l’Océan, ce peuple destiné à régénérer l’humanité tout entière en lui montrant le type d’une humanité meilleure ? La preuve que l’organisation dont il s’agissait n’a pas été effectuée, c’est que les principes mêmes qui devaient servir de hase à cette organisation, ces principes de liberté, de fraternité et d’égalité sont aujourd’hui livrés à la risée publique par nos hommes d’État. Qu’est-il donc arrivé ? L’unité véritable ne s’est pas fondée ; mais, à sa place, nous avons un faux semblant d’unité, quelque chose comme cette solitude dont parle Tacite, et que les tyrans de son temps appelaient liberté. Qu’est-ce, en effet, que la France aujourd’hui, moins Paris, sinon une grande solitude ? et l’on appelle cela centralisation ! La Révolution n’a fait qu’achever la concentration-monarchique de la France. Après elle, donc, Louis XIV a reparu dans une figure plus grandiose, dans Napoléon. L’un comme l’autre a dit : « L’État c’est moi ; et où je suis, là est l’empire. » Et maintenant, sous l’influence funeste d’un gouvernement qui n’a d’autre idéal que l’imitation du passé, et qui, à défaut de force, sait arriver au résultat qu’il désire par la corruption ou par lu ruse, ne dirait-on pas une guerre d’extermination sciemment entreprise et résolue dans le but d’enchaîner la France sous le rapport intellectuel et moral, et de l’exploiter sous les autres rapports, comme une esclave abrutie et obéissante ? L’embastillement de Paris n’est-il pas la consécration évidente de ce mépris pour l’esprit de la France ? Cette prise de possession d’une ville qui ne représente plus apparemment que les forces cruelles de la guerre, n’est-elle pas un acte de rupture cynique avec les forces morales de l’intelligence et du sentiment national ? « Envahissez, ravagez la France, semble-t-on crier aux puissances étrangères, peu nous importe ! notre tâche n’est pas de la préserver, et son rôle est de se défendre elle-même, comme elle le pourra, comme elle l’entendra. Notre affaire, à nous, c’est de conserver Paris ; car Paris est tout, Paris suffira pour ressusciter la France quand vous l’aurez mise au tombeau. » Vaine promesse ! inutile bravade ! Paris, qui ne vit que par la France, ne saurait jamais lui rendre en bloc ce qu’elle en a reçu en détail. C’est notre vie de tous, les instants qui donne à Paris cette apparence de vie indestructible, ce semblant d’invulnérabilité. Que la France s’épuise, Paris languit et dépérit ; que la France succombe, Paris meurt, et rien dans le gouvernement, qui en fait son hôtel de ville et son château fort ne lui rendra l’existence.

Quand le principe est faussé, tous les excellents résultats du principe deviennent des causes de décadence et de désolation. Les chemins de fer, qui devraient, d’après un système de centralisation organisatrice, être des bienfaits inappréciables pour l’intérieur et les extrémités de la France, deviendront infailliblement de nouvelles causes de destruction intellectuelle pour nos provinces. Paris sera de plus en plus, non l’entrepôt commercial de la France, mais le magasin insatiable où s’enfouiront ses produits. Où va la consommation, où va le luxe, où va la recherche des festins, où va le prestige des arts, où vont tous les aliments de la vie exubérante et raffinée ? Ce n’est pas en province. En province, on consomme sans jouir ; on mange beaucoup, mais, au dire savant des épicuriens de Paris, on ne sait pas manger. On s’enthousiasme pour toutes les célébrités qui passent ; mais avec combien peu de discernement ! Paris ne peut s’empêcher de rire. Un savant fait-il une découverte féconde ; elle n’est point profitable en premier lieu au pays qui l’a vue naître ; elle est aussitôt achetée et monopolisée au profit de certaines corporations qui ont leur centre d’activité à Paris, et qui en distribuent le bienfait au gré de leurs spéculations particulières, on sait avec quelle équité, avec quelle sagesse ! Il faut au moins deux ans pour que le plus simple progrès dans l’industrie apporte une jouissance ou un allègement aux habitants du centre de la France. Les provinces les plus fécondes en produis agricoles et industriels sont celles où les citoyens en profitent le moins. Tous nos propriétaires, tous nos fermiers du Berry alimentent de bœufs gras les marchés de Paris : de mémoire d’homme, riche ou pauvre n’a mangé, en Berry, que la vache, ou, ce qui est pis, de la chair de bœuf malade. Je n’en sais rien, mais je gagerais qu’on boit de mauvais vin en Bourgogne, et qu’à Elbeuf on connaît à peine les vêtements de drap. Du moins je suis sûre que nulle part le peuple ne participe aux bienfaits de la production qui éclôt sous ses mains. Tout s’absorbe vers le centre ; il n’en revient que de l’argent ; produit stérile, jouissance fictive qui ne descend pas jusqu’aux classes moyennes. L’argent dans leur main n’est qu’un moyen de continuer le commerce de l’argent ; et le laborieux spéculateur meurt à la peine de la richesse, sans y avoir soupçonné une source féconde pour le bien-être et le progrès moral de ses semblables.

En retour de ses écrivains, de ses artistes, de ses savants, de ses poètes, de ses industriels et de ses penseurs, Paris envoie bien, il est vrai, quelques hommes à la province ; il lui envoie des préfets, des sous-préfets, des receveurs généraux et particuliers des finances, des procureurs du roi, des avocats généraux, des substituts, des percepteurs d’impôts, des commissaires de police et des officiers de gendarmerie, tous personnages qui peuvent avoir du mérite et du goût par exception, mais qui, en général, par position, par devoir, le plus souvent par nécessité, et quelquefois à contre-cœur, n’ont d’autre office que d’empêcher toute effervescence d’imagination, toute idée de progrès, toute originalité de caractère, toute pensée de réforme, toute tentative d’innovation. Revêtus de fonctions salariées, il ne leur est jamais dit : « Allez féconder l’esprit de cette province, allez travailler à son développement ! » il leur a dit : « Allez servir aveuglément qui vous emploie et qui vous paye. Allez étouffer tout rêve de liberté, tout souvenir patriotique, toute lueur de génie. Allez contrarier toute velléité d’indépendance, tout instinct de fierté, toute sympathie pour les hommes de progrès. Veillez bien aux élections, surtout ; tourmentez les consciences, ébranlez la religion du pays confié à vos soins, à vos intrigues et à vos poursuites. Écartez tout candidat follement imbu d’une idée de liberté, et audacieusement porté par la portion saine, généreuse et active de la population ; accusez-le, calomniez-le, s’il le faut ; perdez-le dans l’opinion ; chicanez son droit d’éligibilité par toute sorte de ruses procédurières ; effrayez les électeurs, séduisez ceux-ci par des promesses que vous tiendrez si vous pouvez, consternez ceux-là par des menaces. Enfin corrompez, c’est-à-dire régnez et gouvernez au nom du pouvoir central ; faites briller l’espérance des avantages matériels aux yeux de quiconque voudra abdiquer les avantages intellectuels. Nous vous aiderons ; nous promettrons, nous aussi, des routes, des édifices, des privilèges, des ponts, pourvu qu’on fasse serment entre vos mains de ne demander ni liberté de conscience, ni progrès d’esprit et de cœur, ni dignité, ni aucun moyen de rendre les hommes moins méchants, moins petits que nous ne les voulons faire. »

Grâce à ces savantes manœuvres, le seul élément qui pût représenter la force et le droit des provinces, l’élection des députés, a été combattu obstinément et anéanti autant que possible. Le libre choix d’un mandataire eût pu contre-balancer l’autocratie révoltante des administrateurs salariés. Mais l’administration salariée, employée principalement, spécialement et ouvertement, comme moyen de corrompre l’élection, est devenue pouvoir absolu et irresponsable dans la province. C’est avec des luttes pleines d’angoisses, de terreur et de douloureuse indignation, que la France libérale réussit à créer, pour la défense de ses vrais intérêts, une minorité, bien faible, hélas ! si l’on considère que les plus modérés, c’est-à-dire les moins courageux et les moins ardents parmi les hommes de l’opposition, sont souvent les seuls possibles à des provinces paralysées, dans leur vouloir de résistance, par la terreur que répand l’administration.

Le fanatisme des fonctionnaires a réussi à faire la vie publique si amère en France, qu’il faut un courage héroïque pour n’en pas abdiquer les droits, et que la majorité des Français appelés à les exercer s’en dégoûtent chaque jour davantage, et semblent prêts à en répudier les premiers devoirs. Ce sombre ennui, cet amer scepticisme qui se révèlent aux esprits à la fois agités et blasés de Paris sous une forme délirante ou cynique, se montrent dans les provinces, privées d’action et d’émotion, sous l’apparence d’apathie mélancolique ou de brutale indifférence. Quiconque triomphe et prospère avec le gouvernement est devenu haïssable ; quiconque souffre et succombe avec la liberté va bientôt devenir inerte. Voilà ce qu’ils ont fait de la France de Louis XIV, de la France de Jean-Jacques, de Voltaire et de Diderot, de la France de la Convention, de la France de Napoléon, de la France des journées de juillet, ces hommes qui ont décrété avec une mystérieuse obstination que la France constitutionnelle aurait pour centre d’administration un foyer de corruption attisé et embastillé de leurs mains. En attendant un autre système de gouvernement, créateur d’un meilleur esprit public, que pouvons-nous, nous autres obscurs habitants des provinces les plus accablées, pour secouer ce drap mortuaire dont on veut nous envelopper ? Vous nous l’avez appris, monsieur, en réveillant, dans la province qui s’enorgueillit de vous posséder, un esprit de vie, une conscience publique, et en lui créant, pour expression de sa généreuse volonté, un journal indépendant. Oui, nous voulons, autant qu’il est en nous, obéir à votre appel, et créer un organe de nos plaintes, de nos justes réclamations, de nos anathèmes populaires contre le système avilissant qu’on nous force à subir. La France n’est pas morte encore ; et, s’il est possible qu’on vienne à bout de l’immoler, elle exhalera, dans son agonie, des cris de détresse et un appel à la justice de Dieu qui vibrera longtemps dans la mémoire des nations. Votre voix remplira longtemps l’espace ; le ciel et là terre l’ont entendue. La France entière lui servira d’écho. Et, pour commencer, sur les rives de l’Indre et du Cher, une population laborieuse, naïve et fine, indépendante par instinct et par vieille habitude, cette population du cœur de la France, éminemment agricole, remarquablement patiente et calme, et par cela même difficile à mal gouverner, rebelle à la corruption, habile à déjouer l’intrigue, confiante à la loyauté, hospitalière et charitable ; une population enfin qui parle encore la langue de Montaigne, et qui a retenu les chants des anciennes douleurs du peuple au moyen âge, veut reprendre son droit de penser et d’écrire, et elle le reprendra. Aucun sacrifice ne lui coûtera pour se créer un journal indépendant, en dépit de tous les hommages, de toutes les difficultés qu’on est venu placer en travers du char brûlant de la presse libre. Elle connaît tous les obstacles, et, quoique ce soit un pays de petites propriétés et de petites fortunes, ces petites fortunes s’imposeront volontairement, et sans parcimonie, pour subvenir aux dépenses d’un journal de localité. Nous en avons déjà les preuves entre les mains. L’entreprise est minime, matériellement parlant : elle est grande par le cœur et le courage. Ses dons sont restreints, si l’on n’en considère que le chiffre ; ils sont considérables quand on sait de quelles mains laborieuses ils émanent. Non, ce petit journal ne sera point indigne des pages que vous lui promettez ; car il sera probe, fervent et généreux. En lui donnant de la vie, vous aurez fait une bonne œuvre, car nul ne s’y associe avec l’espoir de faire une spéculation ; tous deux veulent y concourir, dans l’intention de réveiller et d’entretenir dans les âmes le sentiment religieux de la foi publique et de l’intégrité sociale.

Recevez donc les actions de grâces de toute une coalition d’honnêtes gens. J’y joins particulièrement les miennes, et l’expression de notre estime à tous, de notre fervente admiration.

Décembre 1843.



III

AUX FONDATEURS DE L’ÉCLAIREUR DE L’INDRE



LETTRE D’INTRODUCTION


Nohant, 1er septembre 1844.


Mes amis,

Je suis avec vous de tout mon cœur et de toute ma conscience pour protester contre les obstacles que la publication de l’Éclaireur a rencontrés dans l’esprit du gouvernement ; ces petites persécutions me semblent, entre tous les faits du même genre, manquer de franchise, de sagesse et de goût, puisqu’il s’agissait d’un journal encore à naître. La méfiance et l’aversion des employés du pouvoir ont semblé s’en prendre aux personnes, faute de pouvoir s’en prendre à des idées non émises encore et condamnées d’avance. C’est un véritable procès de tendance que vous avez eu à soutenir sous l’apparence d’une question de légalité. Rien » ne pourrait être plus favorable au succès de l’Éclaireur ; mais aussi rien n’est plus triste que d’avoir à lutter pour la vérité contre l’esprit de chicane et de mauvaise foi. Je ne puis donc me réjouir de cette sorte de victoire, et je ne m’en console qu’avec le vieux proverbe « À quelque chose malheur est bon ».

En vous félicitant d’avoir su persévérer dans ce regrettable combat, je m’empresse de m’unir à vous plus que jamais dans l’idée de créer, en dépit de tout, un journal qui devienne l’expression d’une sincère et libre opinion publique dans nos provinces centrales. Je saisis cette occasion de vous le témoigner, et, en même temps, d’entrer dans une courte explication de l’espèce de concours qu’il me sera possible de vous apporter.

Quelques journaux ont imprimé que l’Éclaireur était ou devait être mon journal, que ce journal était créé et fondé par moi. Erreur bienveillante à mon égard, mais qu’il vous importera de rectifier parce qu’elle entraînerait des conséquences gênantes pour vous et pour moi-même. Ces conséquences seraient, entre autres, de vous rendre solidaires et responsables de toutes mes opinions et de toutes mes croyances. Si j’avais à essayer de créer un journal pour en faire l’expression de toute ma pensée, je voudrais et je devrais en avoir seul la responsabilité auprès du public et auprès de vous. Cette situation n’est pas possible, par la raison unique et absolue que je crois de moins en moins à la politique comme l’entendent aujourd’hui les partis, et que je ne veux ni ne dois m’occuper de la politique actuelle. Or, l’Éclaireur ne s’est pas interdit la politique, et, comme il n’a jappais été question qu’il dût se l’interdire, l’Éclaireur n’a jamais été et ne sera jamais mon œuvre et mon, organe personnels. La pensée de publier un journal indépendant chez nous a été commune à vous, à tous ceux qui s’en sont faits les fondateurs, à moi avec vous et avec eux tous. J’ai désiré ainsi que d’autres, et peut-être avec plus de sympathie pour vous que beaucoup d’autres, pouvoir de temps en temps, émettre dans ce journal un jugement, un sentiment, un vœu. Mais j’aurais eu bien mauvaise grâce à vouloir vous imposer mon détachement de beaucoup de choses qui sont encore la vie de l’opposition, et, de même que vous ne pouviez abdiquer vos croyances et votre espoir, vous ne pouviez me demander de les partager, puisqu’il m’eût fallu les feindre. Vous savez que je rêve une autre société : pas davantage. Vous espérez réformer celle-ci avec ses propres éléments. Croire, c’est presque pouvoir. Essayez donc ! et employez vos forces selon votre inspiration. Je n’aspire pas à un effort qui me paraît, à moi, à peu près inutile, apparemment parce que je n’y suis pas propre. Mais je puis avoir, auprès de vous, un autre emploi. Je crois que le rêve d’une société meilleure est fondé sur des principes très différents de ceux qui régissent la société actuelle, oui, je crois fermement que ce rêve n’est pas seulement dans mon âme, je crois qu’il est dans d’autres âmes, et que par conséquent ce rêve a une sorte de réalité. N’y aurait-il de réalité absolue que dans les faits matériels, dans ce qu’on voit et dans ce qu’on touche, dans ce qui nous froisse et dans ce qui nous satisfait immédiatement ? Oh ! non, car Dieu, car le beau idéal, car la perfectibilité humaine, car le vrai et le juste seraient des chimères, des songes vains pour lesquels nos maîtres les plus grands et les plus saints apôtres de l’égalité auraient été à bon droit présentés ou immolés sur la terre comme des fous, comme des perturbateurs et des ennemis de la paix publique. Croyez donc qu’on peut, à côté de la politique et sans vouloir agir par les moyens de la politique, consoler encore aujourd’hui quelques esprits et ranimer quelques âmes éprises d’un plus doux songe. Je ne prétends pas qu’il y en ait beaucoup dans le temps de matérialisme où nous vivons, ni que j’aie de grandes forces pour les assister et les relever. Je sais si bien le contraire, que je n’ai jamais aspiré à ce qu’on appelle le succès, c’est-à-dire le suffrage général, et que les moqueries, les dédains des esprits forts de notre temps et les De profundis chantés sur mes utopies par la critique ne m’ont jamais ni surpris ni courroucé. Il est impossible qu’un myope et un presbyte s’entendent sur la distance. Tous deux voient mal peut-être, mais, à coup sûr, aucun des deux ne persuadera l’autre.

Laissez-moi donc m’adresser, quand l’occasion s’en présentera, à ceux qui ne voient pas à côté d’eux, mais dont la vue, usée par le faux éclat des choses présentes, cherché au loin, bien loin peut-être, une lueur dont ils portent la certitude en eux-mêmes. Descartes disait : « Je pense, donc j’existe. » Les rêveurs de mon espèce pourraient dire aujourd’hui : « Je rêve, donc je vois. »

Mais à vous parler de moi je m’oublie trop longtemps. Il importera peu à vos lecteurs que je m’attache, dans mon coin, à telle ou telle contemplation. L’important, c’est qu’on ne vous impute pas l’impuissance volontaire de mon rôle en ce monde. Expliquez-leur, en moins de mots et plus clairement, que je suis avec vous pour haïr et repousser le mal, à côté de vous pour chercher le remède.

Tout à vous de cœur.



IV

LES OUVRIERS BOULANGERS DE PARIS


Nous avons reçu dernièrement de Paris une lettre que nous nous faisons un devoir de publier pour répondre au vœu de celui qui nous l’adresse. Réclamer contre les abus de la centralisation et en faire ressortir les funestes conséquences, est une des obligations que l’Éclaireur s’est imposées. Ce n’est pas seulement à nos provinces que nous nous adressons, c’est à la France entière, à la capitale par conséquent. Les douloureuses réclamations d’un prolétaire de Paris ne sont donc pas en dehors de notre cadre, et nous les accueillons au nom de la solidarité de tous les Français, de tous les hommes. Cette lettre, dont nous n’avons pas voulu altérer la rude simplicité, n’est point un objet d’art, un joyau brillant enchâssé dans nos colonnes pour l’amusement de nos lecteurs ; c’est un caillou brut, mais qui doit peser comme un rocher sur la conscience de quiconque resterait insensible devant tant de misère et de malheur.


« Paris, le 20 août 1844.

» Je vous prie de m’excuser si je prends la liberté de vous écrire. Ce n’est pas un homme de lettres ni un poète, c’est seulement un honnête homme, un simple boulanger, un enfant de maître Jacques, qui vient vous représenter la triste position des ouvriers boulangers de la capitale, cette classe si laborieuse qui sacrifie sa jeunesse et sa santé pour enrichir un tas de coquins qui, aux dépens de notre sueur, achètent des maisons de campagne et de belles propriétés. Dans ce moment, nous sommes au moins deux mille sans ouvrage. Moi qui vous parle, depuis le 25 juillet 1843, j’ai travaillé trois semaines et deux jours. Et combien d’autres se trouvent dans la même position et sont obligés de tout mettre au mont-de-piété pour vivre ! Voyez comme c’est malheureux ! Voilà comme cela se gouverne ! Autrefois, nous donnions dix francs au placeur, mais à présent celui qui ne lui donne que dix francs est sûr de rester cinq à six mois sur le pavé, et quelquefois plus. Il faut leur donner trente ou quarante francs ; j’en ai connu qui ont donné soixante francs et un gros dinde pour régaler le placeur. Aussi ceux-là travaillent toujours ; ils ne viennent jamais au bureau. On va les chercher à leur domicile quand ils sortent d’une boutique ; le lendemain, ils rentrent dans une autre. Et le pauvre malheureux qui n’a pas le sou dans sa poche, il n’y a pas d’ouvrage pour lui. Il faut donner à ces placeurs la moitié de ce que l’on gagne. Quand ils envoient travailler un ouvrier, au bout de quinze jours ils viennent chercher l’argent à la boutique ; aussitôt qu’ils l’ont reçu, ils font ce qu’ils peuvent pour faire sortir l’ouvrier qui né leur a donné que dix francs, à seule fin d’en faire rentrer un autre pour en recevoir davantage. J’ai vu plusieurs fois cinq à six placeurs venir dans la même matinée, dans une boutique où j’ai travaillé, et même donner de l’argent à leurs abonnés pour faire boire les ouvriers, pour les mettre en ribotte, à seule fin de les faire sortir de leur boutique pour en envoyer d’autres à leur place. On ne peut pas se figurer les gueuseries qui se font dans tous ces bureaux de placement.

» Malheureusement pour nous, c’est que les trois quarts des maîtres boulangers sont des épiciers, pharmaciens, perruquiers, cordonniers, chaudronniers, marchands de vin et autres corps d’état, qui font valoir à présent la boulangerie, et qui n’y connaissent rien. Les placeurs leur font entendre ce qu’ils veulent. C’est pour cela qu’ils font sortir les ouvriers à volonté.

» Maintenant, donnons un coup d’œil dans l’intérieur de nos boutiques, où l’élégance, le luxe et les riches peintures brillent. Nous inviterions M. le préfet de police à venir contempler les trois quarts des travaux de cave, ou, plutôt dire, de sombre cachot, où l’eau transpire de tous les côtés à travers les murailles, qui sont entourées de fosses d’aisance, où l’air et le jour ne pénètrent jamais. On peut les nommer des abattoirs humains.

» C’est là que l’on trouve un grand changement avec ces boutiques si belles ! Pourvu qu’on enrichisse le maître, ça leur est égal qu’on attrape des fraîcheurs, des fluxions de poitrine, des douleurs, que l’on respire là vapeur des braises, la puanteur du bois lorsqu’il "sort du four, la fiente des lieux qui transpire à travers les murs ! Le pauvre ouvrier a l’hospice pour lui ! Au bout de trois ou quatre jours, on dit : « Un tel est mort ! » Les hôpitaux sont remplis de boulangers. Ils ont même l’audace de dire que nous sommes des hommes sacrifiés ; voyez comme ils sont durs ! Dans les trois quarts des travaux, il faut voir la malpropreté qui règne t Ici, ce sont les lieux qui sont à côté du puits où Ton jette toutes les eaux sales, qui filtrent à travers le puits, et qui forment un limon. Lorsqu’il est trop épais, il tombe dans le puits, ce qui fait croupir l’eau. Ensuite l’on met cette eau dans une chaudière qui est garnie de vert-de-gris. Cette chaudière devrait être nettoyée au moins tous les huit jours et elle ne l’est pas tous les six mois. C’est pour cela que l’on emploie de l’eau qui est corrompue. Car la poussière, les cricris et autres genres d’insectes y tombent et y pourrissent ; c’est dans ces indignes lieux que, dans vingt-quatre heures, nous avons cinq ou six heures de repos, sur un grabat qui est par terre dans un coin de la cave, et que l’on appelle matelas (que l’on carde tous les dix ans) ! Voilà la vie privée des pauvres ouvriers boulangers. Cependant il y a des inspecteurs pour visiter toutes les boulangeries ; mais je crois qu’en place de faire leur devoir, leur occupation est de manger les petits pains au beurre et autres friandises de ce genre, et de se regarder dans les glaces pour voir si leur cravate est bien mise. Et ils se gardent bien de descendre dans l’intérieur du travail, crainte de blanchir leurs beaux habits noirs. Nous avons adressé une pétition à M. le préfet de police, ornée de six mille signatures. Nous lui demandions l’abolition des placeurs, et que les nouveaux bureaux soient dirigés par la police pour qu’il n’y ait plus d’injustice ni de passe-droit ; chaque ouvrier aurait donné deux francs par mois, travaillant ou ne travaillant pas. Cet argent aurait servi à payer les frais de bureau et à secourir les malades ; et, au bout d’un certain temps, on aurait pu fonder une maison pour la vieillesse et les estropiés. Vous voyez que cet argent aurait été bien employé, plutôt que de le voir entre les mains de tous ces coquins de placeurs qui nous mettent à la mendicité.

» Autrefois, les fours contenaient de soixante à soixante et dix pains de quatre livres ; aujourd’hui, tous ceux que l’on construit sont de cent à cent trente. Nous avons plus de mal et nous sommes moins payés. Où il faudrait quatre ouvriers, il n’y en a que trois ; où il y en a deux, il en faudrait trois. Les travaux sont si pénibles, qu’un ouvrier qui y passe deux mois n’est plus reconnaissable. Ce n’est plus qu’un spectre vivant. Nous travaillons seize à dix-huit heures pour quatre francs et deux livres de pain. Les ouvriers des autres corps d’état, lorsqu’ils travaillent la nuit, elle leur est payée double, et nous qui passons toutes les nuits et une partie des jours à suer sang et eau, voilà comment nous sommes récompensés. Tous ces détails que je vous dis, c’est l’exacte vérité, et je suis prêt à le prouver s’il le faut. Ainsi je vous supplie, au nom de l’humanité et de tous mes semblables, de vouloir bien avoir la bonté de faire mettre cela dans les journaux, à seule fin que les personnes de bien prennent nos intérêts et nous mettent sous leur protection, puisque le préfet de police n’a pas répondu à la demande que nous lui avons faite.

« Je suis, etc.

» G.,
» Ouvrier boulanger. »


Voilà le tableau énergique et brutalement vrai des souffrances de l’ouvrier. Et quel ouvrier ! celui qui prépare le plus nécessaire de nos aliments, l’aliment réputé le plus pur et le plus sain ! Une insigne malpropreté, dont l’ouvrier lui-même est révolté et qui, lui coûte la santé et la vie, préside à ce travail qui, dans une société bien organisée, devrait être honoré comme une fonction noble et quasi religieuse. C’est le pain que la religion a choisi pour le symbole eucharistique, comme le don le plus précieux que la terre offre aux hommes et qui offre réellement l’image de la communion universelle, puisque tous les hommes civilisés, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre, en font la base de leur nourriture. Eh bien, le boulanger qui, aux fêtes de la patrie, devrait marcher derrière le prêtre dans les solennités civiques, c’est dans notre société actuelle un manœuvre abaissé aux plus pénibles, aux plus viles fonctions ! Et, par le plus hideux rapprochement qui se puisse offrir à la pensée, c’est dans des cavernes infectes, c’est à la vapeur fétide des latrines, c’est presque avec l’ordure la plus immonde que ces spectres vivants, comme les appelle Fauteur de la lettre, pétrissent le pain, l’aliment premier de notre vie physique !

Ainsi la spéculation a tout envahi, jusqu’au pain que nous mangeons. Pétri matériellement de sueurs et de larmes, il coûte la vie chaque jour à des centaines d’ouvriers ! Provinciaux, qui courez par milliers pour contempler chaque année les merveilles de la grande cité, vous vous êtes sans doute arrêtés devant ces boutiques que vous dépeint en deux mots vrais notre prolétaire. Des dorures, des fleurs, des peintures qui rappellent celles d’Herculanum et tout le luxe inutile et insensé de l’empire romain à la veille de sa décadence, de grands panneaux de glaces, un comptoir de marbre orné de bronzes dorés, qui ressemble à un autel, voilà ce qui a frappé vos regards éblouis. Mais vous n’êtes pas descendus dans cette sentine de l’opulente maison où des malheureux, plus esclaves du salaire que ne l’ont jamais été les esclaves de l’antique conquête ou les serfs de la féodalité, s’épuisent et meurent sans qu’une seule de leurs plaintes puisse monter jusqu’à vous ! Le métier par lui-même est des plus rudes, et vous savez que le peuple de Paris, toujours pittoresque dans son ergot, a donné au garçon boulanger le nom de geindre. Geindre signifie gémir ! Et c’est avec des gémissements, en effet, avec une sorte de cri douloureux et sauvage que le boulanger soulève et frappe cette pâte dont vous admirez la blancheur et la légèreté. N’avez-vous jamais passé, la nuit, devant ces soupiraux d’où s’exhale une vapeur brûlante, et n’avez-vous pas entendu, au milieu du silence de la ville endormie, ce râle effrayant du pauvre geindre, auquel rien ne répond que l’horloge qui compte ses heures de peine ! C’est une poitrine humaine qui se dessèche et qui se brise pour vous ! On croirait assister à la dernière scène d’un meurtre ; cette pâte frappée lourdement sur la table, on dirait d’un cadavre qui tombe sous les coups ; et cet effort retentissant des poumons de l’ouvrier, c’est comme les derniers soupirs de l’agonie.

Eh quoi ! un travail si pénible, et le travail de l’enfourneur plus affreux encore, occupent dix-huit heures sans interruption le malheureux ouvrier t et, pour se coucher, lorsqu’il tombe de fatigue, il n’a qu’un grabat misérable dans un coin de l’antre ! Le luxe a prodigué ses merveilles dans un salon, au-dessus de sa tête, et l’exploiteur du travail a oublié qu’une des dépenses nécessaires de son établissement était une pièce saine, aérée et propre, où le martyr, au sortir de la fournaise, pût aller, pendant quelques heures, fuir l’atmosphère dévorante, fuir le bruit insoutenable, ou l’humidité infecte et mortelle de l’atelier !

Et après tant de maux, grâce au mince salaire ou au manque d’ouvrage, eu aux intrigues des placeurs, l’ouvrier n’a pour toute ressource que l’hôpital, pour tout refuge… que la mort !

Et qu’on ne croie pas que c’est la seule industrie où il y ait tant et de si misérables victimes ! Si vous écoutiez la plainte de tous les métiers, vous sauriez que celui-là n’est pas le pire, le moins rétribué, et le plus abandonné à la rapacité des spéculateurs. Vous en verriez de si affreux, que vos oreilles se refuseraient à en entendre la description. Vous verriez partout une classe d’hommes aveuglés et corrompus par la pente fatale qui entraîne l’industrie à ruiner le pauvre et à tromper le riche, se placer entre le producteur et le consommateur, pour tuer l’un par la fatigue et la misère, pour empoisonner l’autre par les procédés frauduleux de la fabrication. La police découvre et châtie tous les jours des industriels qui portent de graves atteintes à la santé publique ; mais vous voyez que la police n’y suffit pas, et qu’il est des parties où sa surveillance n’a pas encore su pénétrer. Nous croyons, nous qui parlons ainsi, que la police est moins fautive que l’organisation sociale du travail, et que son assistance sera un mince secours contre les exactions et les monstruosités sans frein de la concurrence. Mais nous n’en réclamons pas moins son attention, et nous supplions M. le préfet de police de faire droit à la requête des pauvres ouvriers boulangers de Paris.

27 septembre 1844.



V

LETTRE D’UN PAYSAN DE LA VALLÉE NOIRE


ÉCRITE SOUS LA DICTÉE DE BLAISE BONNIN


On dit par chez nous, messieurs, que vous faites paraître un journal qui a nom l’Éclaireur, pour éclairer le monde du pays sur bien des affaires qui jusqu’à présent n’ont pas été claires du tout, surtout pour nous, bonnes gens, qui savons tout au plus lire et écrire, et pour bien d’autres encore qui n’en savent même pas si long. Je me suis laissé dire que vous permettriez bien au dernier villageois de vous donner avis de ses peines et de ses idées (c’est tout un par le temps qui court), et que, si nous avions quelque chose à réclamer, vous nous aideriez bravement à le faire assavoir à, au moins, dix lieues à la ronde. C’est pour ça, messieurs, que je mets la main à la plume, vous priant de m’excuser si je ne sais pas bien tourner un écrit, et si je dis, faute de savoir, quelque chose que la loi défend de penser.

Vous voyez, messieurs, d’après ce commencement, que j’ai l’agrément de savoir lire et écrire, quoique je ne sois pas né dans le temps où l’on allait à l’école. Mais l’ancien curé de ma paroisse s’était amusé à m’instruire un peu, et j’ai appris le reste en essayant de lire dans les gazettes que notre ancien seigneur lui prêtait. Ce qui fait qu’au jour d’aujourd’hui, quand j’en trouve l’occasion, je fourre encore un peu le nez par-ci par-là dans les nouvelles. Eh bien, je n’en suis pas plus avancé, car tantôt je trouve dans les uns que tout va mal au pays de France, et tantôt que tout va si bien qu’on chante et qu’on banquette pour remercier le roi et le bon Dieu de la prospérité publique.

On ne peut pas se gausser du bon Dieu ; mais, tant qu’au roi, c’est bien certain qu’on se permet de l’affiner, si on lui dit que nous sommes tretous contents, et, quoi qu’en dise M. le préfet de l’Indre, qui bien sûr l’a dit pourtant à bonne intention, nous répétons tous les matins et tous les soirs, et souvent sur le midi : Ah ! si le roi le savait !

Tout en me creusant la tête pour savoir moi-même d’où nous vient tant de misère que personne ne plaint, et que personne ne dit au roi, je crois bien que je l’ai trouvé, et je ne serai pas si câlin que de ne pas oser le dire.

Oui, messieurs, j’ai trouvé le fin mot en y pensant, et, si ce n’est pas la vérité je veux perdre mon baptême. Voilà ce que c’est. On dit, on prétend, on soutient que la Révolution nous a fait de grands biens et porté beaucoup de profit. Nous l’avons cru aussi, et, le jour où nous nous sommes trouvés sans seigneurs, sans abbés, sans dixmes ni redevances, nous nous sommes tous imaginé que nous allions être libres et gaillards comme allouettes au champ. Nous nous sommes trompés, foi d’homme ! Je ne sais pas comment ça s’est emmanché, mais avec l’Empire, avec la Restauration, et encore plus avec la nouvelle révolution de l’an 30, voilà que la féodalité, la dixme, le servage, et jusqu’à la corvée, messieurs, oui, la corvée ; tout ça nous est retombé sur le corps. Il n’y a que les noms de changés. Le régime féodal, c’est le pouvoir absolu de celui qui possède sur celui qui ne possède pas. La dixme, c’est l’impôt, qui jamais ne profite qu’aux riches ; aux pauvres, point. Le servage, c’est notre état de misère qui nous livre à la merci de l’usurier bourgeois, du fermier bourgeois, du propriétaire bourgeois ou non bourgeois ; et la corvée, c’est la prestation en nature pour les travaux prétendus d’utilité publique !…

Oh ! ça vous étonne bien un peu, mes chers messieurs, et ça vous fâche peut-être contre moi dans le premier moment. Faites excuse si je ne sais pas bien parler, mais les mots ne sont que des mots, voyez-vous, et, si vous voulez bien m’examiner un tant si peu, vous verrez que mon idée n’est pas si fausse qu’elle en a l’air.

Voyez un peu, par grâce, si les riches, gros, moyens ou petits, ne sont pas nos seigneurs féodaux, et si nous ne sommes pas redevenus la gent taillade et corvéable à merci, comme on disait dans mon jeune temps, je m’en souviens encore. Il n’y a plus de châteaux forts, c’est vrai ; mais oh ! que l’argent, le capital, comme on dit au jour d’aujourd’hui, est devenu bien autrement solide pour défendre la caste qui en dispose ! Et comme c’est subtil, comme c’est maniable, comme c’est écrasant, cette monnaie jaune qui permet tout aux uns, et qui défend tout aux autres ! Nous n’avions qu’un seigneur par village, nous en avons dix, vingt, trente, à présent. Ils ne résident pas tous, on ne les connaît pas tous. Il y en a qu’on n’a, jamais vus, qu’on ne peut pas se flatter d’attendrir ou de persuader jamais, car on ne les verra mie. Les uns sont députés pour les riches, et, plaidant auprès de la nation pour les riches contre les pauvres, font grand mal au pauvre, qui ne sait pas seulement leurs noms, et qui n’a pas même, comme au temps d’autrefois, la consolation de maugréer tout bas contre M. le comte ou M. le marquis, seigneur de son endroit. Il y en a qui sont banquiers et qu’on ne voit pas davantage. Ils ont des fonds en circulation dans le pays ; ils règlent le taux des emprunts, ils font que l’argent est cher, et que quiconque est forcé d’emprunter, est bein sûr d’être ruiné. Et en dessous de ceux-là il y a la caste des moyens propriétaires, qui ont tous de l’autorité sur nous, outre celle de l’argent, parce que nous sommes forcés d’en faire nos maires, nos adjoints, nos conseillers municipaux, nos chefs et nos maîtres, pour parler vrai. Ils ne disposent plus de notre cou pour nous pendre, ni de nos épaules pour y faire tomber des coups de bâton, ni de nos femmes par droit du seigneur ; mais ils disposent de nos estomachs pour les laisser jeûner, de nos bras pour les faire travailler à leur profit moyennant salaire trois fois insuffisant… Et tant qu’à nos femmes, à nos sœurs, à nos filles…, oh ! bonnes gens, vous sayez bien qu’un écu, un tablier de soie, un peu d’aise et de gloriole, quelquefois, hélas, faut-il ! le besoin d’une pauvre mère de famille, font faire de plus vilaines choses que l’ancien droit dont je sais et ne veux pas dire le vrai nom. Du moins, si celui-ci nous humiliait et nous rabaissait, il nous portait moins de peine dans le cœur. On pouvait croire que ces pauvres créatures du bon Dieu avaient agi par crainte, par superstition, car on s’imaginait que le seigneur était plus qu’un homme. Quand on ne le respectait pas comme un ange, on en avait peur comme d’un diable. À présent, le diable s’est fait bonhomme : il se promène en redingote et en casquette autour de nos maisons, on s’en défie moins. Mais, quand on y songe, on doit s’en méfier davantage ; car, si l’on défend ses brebis, qui vous dit que ce riche qui ne craint ni Dieu ni diable, qui se moque du scandale comme du curé, et de la loi qui est faite et appliquée par lui et pour lui, ne vous ruinera pas" bientôt en vous chassant de la maison qu’il vous a louée, en réclamant l’argent qu’il vous a prêté (je ne veux pas dire à quel taux d’intérêt !) ; enfin, en vous refusant l’ouvrage dont vous ne pouvez pas vous passer ? Fermez les yeux, tout ira bien ; ouvrez-les, vous irez, de par lui, à l’hôpital. Vous vivez donc toujours dans la crainte, non d’un seul comme autrefois, lequel du moins, quand il était pieux et sage, par bonne chance, vous protégeait contre le voisin, mais de vingt ou trente maîtres qui se soutiendront tous contre vous au besoin.

Tant qu’à l’impôt et aux prestations en nature, voyez un peu, bonnes gens, si ce n’est pas, sous d’autres noms, la redevance et la corvée ! À qui va, à quoi sert, à quelles gens profitent l’argent ainsi que le travail qu’on nous impose ? On dit que ça sert à ce que nous soyons bien gouvernés ! Quelle part avons-nous, nous qui ne votons sur rien, aux bienfaits d’un beau gouvernement ? D’abord est-ce nous qui l’avons fait ? nous en rend-on compte, savons-nous ce qui s’y passe ? On dit que nous sommes trop bêtes pour savoir ce qui nous fait besoin, ce qui nous est dû ; on dit que nous l’avons consenti, ce gouvernement, parce que nous ne nous sommes pas révoltés contre. Nous ne sommes pas méchants, Dieu merci ! Nous ne connaissons pas, au pays dont nous sommes, la colère et les mauvaises paroles. Quand le bon Dieu nous envoie la grêle, nous ne disons pas d’injures, nous ne montrons pas le poing au bon Dieu. Nous craindrions que ça ne nous portât malheur et qu’il ne nous en arrivât pire. Nous nous plaignons tout doucement, nous prions pour le beau temps, et le beau temps finit toujours par arriver. Mais, avec les gouvernements, le bon temps ne nous arrive jamais, et nous avons beau prier, on nous écoute si peu qu’on dit au roi que son peuple est heureux, et dans le journal du gouvernement qu’il n’y a pas à s’embarrasser des pauvres, vu qu’il y a des gendarmes et de la troupe, et des canons, et des grandes bâtisses tout autour de la ville de Paris pour nous empêcher de remuer.

C’est à ça que je voulais eu venir ; c’est à toutes ces belles dépenses dont chacun de nous paye sa petite part, sur le grain de sel qu’il met dans son pot, sur l’air qu’il respire par sa petite lucarne, sur la patente de son pauvre petit métier, sur les quatre ou cinq mauvais meubles qu’il n’a pas toujours pu payer, enfin sur tout ce qu’il y a de plus nécessaire à sa pauvre vie. Là-dessus, nous payons les gendarmes, pour qui ? pour garer des voleurs ceux qui ont quelque chose à voler, car nous autres, nous ne craignons rien ; les voleurs ne sont pas si sots que de venir chez nous. Nous payons les troupes. Sommes-nous en guerre avec les Anglais, les Prussiens ou les Russiens ? Faut-il tant de troupes sur pied pour le peu qu’on entend tirer de coups de canon depuis tantôt trente ans ? Mais il paraît que les gens riches qui tiennent boutique à Paris veulent qu’il y ait beaucoup de troupes pour garder leur fait. Nous payons les fonctionnaires du gouvernement. Oh ! là-dessus, j’en aurais beaucoup à dire pour vous montrer le bien qu’ils nous font. Ce sera pour une autre fois. Mais j’ai encore la corvée à vous prouver, et là-dessus je suis tout prêt.

À quoi servent les prestations en nature ? À qui servent les chemins ? Ce n’est pas à nous bonnes gens, qui ne les gâtons guère et qui n’avons pas besoin de grandes routes pour nos sabots ! Ça n’est pas la charrue, ni la voiture, ni les bœufs, ni le cheval, ni même l’âne du journalier qui défoncent les routes et creusent les ornières. Le journalier n’a rien de tout çà. Une petite traquette bien droite lui sert mieux. C’est le propriétaire, c’est le fermier, c’est celui qui a des récoltes à serrer, des bestiaux à conduire en foire qui réclament pour les chemins et qui nous y font conduire et remuer de la pierre. Et encore s’ils étaient contents ! Mais ils ne le sont point, ils sont toujours à se disputer, à se tromper et à se jalouser pour savoir par où passera le chemin. « Je le veux devant mon domaine, dit l’un. — Je le veux tout droit sur mon moulin, dit l’autre. — S’il ne traverse pas le village, disent les autres, nous savons bien pour qui nous ne voterons plus. » Ah ! c’est une comédie, et une belle, je vous en réponds, que de les voir se disputer ce pauvre chemin ! J’ai à la maison un vieux bouquin bien drôle qui me fait toujours rire quand j’ai du souci, et qui fait rire mêmement M. le curé quand je lui en raconte quelque fadaise, sans qu’il sache toutefois d’où ça sort ; car ce livre est peu dévot quoiqu’il soit à ce qu’on dit d’un ancien curé de Meudon. Dans ce livre-là, il y a une histoire de chemins, toute bâtie sur des jeux de mots. « J’entends toujours dire (que l’auteur dit, dit-il) qu’un tel a pris le grand chemin de Bourges, ou la route de Tours, ou telle autre route. Je ne savais pas qu’on pouvait voler les chemins. » Eh bien, par ma foi, on lui prouverait bien, au jour d’aujourd’hui, à ce brave M. l’abbé Rabelais, qu’on peut les prendra et les voler, les chemins, les petits comme les grands. J’en sais qu’on a subtilisés dans la poche des contribuables d’une façon aussi joyeuse que toutes les histoires de mon abbé, que j’aime bein d’ailleurs, vu qu’il parle le bon et vrai français qu’on parle encore aujourd’hui chez nous, ce qui fait que, de tous les livres que j’ai lus (j’en ai bien lu quatre ou cinq), c’est celui-là que je comprends le mieux.

Vous voyez donc bien, mes chers messieurs, que le pauvre est à la merci du riche, comme autrefois le faible était à la merci du fort. Vous voyez donc bien par conséquent qu’une misère à la place d’une autre, ce n’est rien de gagné ; de la même manière qu’un fardeau qui ne fait que changer de nom n’est pas plus doux à porter dans un temps que dans l’autre. Mais je n’ai pas fini de vous énumérer nos peines et nos inquiétudes. Vous allez voir qu’il nous arrive pire que jamais, et que la vie d’un chacun pauvre va être mise en question ; à savoir s’il a le droit de vivre, ayant quelque chose, ou si, n’ayant rien, il n’est pas obligé de se jeter à la rivière avec une pierre au cou pour faire de la place. Je veux même avoir vos bons avis là-dessus, pour savoir si je ne ferais pas mieux d’en prendre mon parti tout de suite et de me périr avec ma famille avant tous les chagrins et tous le» ennuis qui vont nous y forcer peu à peu.

Dans l’ancien régime, nous avions nos communaux, propriété sacrée et inaliénable du pauvre, comme disait notre ancien curé, et on ne songeait pas à les vendre. On le pouvait en certains cas, mais on n’eût osé. On avait bien assez à faire de les défendre contre les empiétements et prétentions des seigneurs, qui n’avaient pas toujours gain de cause, et à qui la loi de 96 finit parfaire entendre raison de gré ou de force. Dans ce temps-là, nous avons pu nous imaginer que la loi protégerait toujours les intérêts du pauvre. Dans le pays d’ici, nous n’en voulions pas à nos anciens maîtres ; nous ne brûlions pas leurs châteaux ; nous ne désirions ni leur mort ni leur ruine ; mais nous ne pouvions pas regretter les droits féodaux ; voilà tout le tort que nous avons eu, et si c’en est un, on nous en a bien punis depuis ! On n’a pas vengé la fierté des anciens aristocrates, mais on a contenté l’avarice des nouveaux, en leur donnant plus qu’autrefois aux autres le gouvernement de nos intérêts, à tous les degrés du pouvoir, soit payé, soit honorable. Par ainsi, nous ne dépendons pas seulement des préfets, sous-préfets et gendarmes, mais encore des maires, adjoints et conseillers municipaux, lesquels acceptent souvent lesdites places, comme ils le disent d’eux-mêmes, non pour le plaisir ou l’honneur, mais pour avoir une autorité qui leur permette de veiller à leurs intérêts et à ceux de leurs amis, de se garer des tracasseries que pourrait leur occasionner celui qui occuperait la place ; enfin, de faire respecter la grande propriété par la petite. Ils se font de ce dernier chef un mérite, un devoir et quasiment une religion. On dirait que ces pauvres riches sont dans un danger abominable de ne pas le devenir davantage, et que, si tout ce qui a un brevet de pouvoir dans la nation ne leur court point en aide, ils vont mourir du chagrin que leur causerait une poule dans leur blé ou une oche dans leur luzerne. Mais qui est-ce qui prendra donc enfin un beau jour la défense de la petite propriété contre la grande ! M’est avis que ça serait temps. Et la défense de la non-propriété, c’est-à-dire de la vie des pauvres contre tous les propriétaires petits et grands ? Oh ! pour ça, je ne vois pas qu’on ait envie de ressusciter la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je crois bien qu’il se passera mille ans avant qu’un maire, un adjoint ou un simple conseiller municipal donne, dans une contestation, la préférence au misérable sur le propriétaire, son confrère et son semblable à lui, officier municipal qui n’est jamais et ne peut jamais être choisi parmi les pauvres, nos pareils à nous qui ne nommons et ne choisissons personne !

J’en étais sur les communaux, pardon excuse si tout ce que j’ai sur le cœur me fait bavarder un peu à tort et à travers. Je vous disais qu’en 93, vous le savez mieux que moi, on nous avait fait là-dessus des lois qui nous débarrassaient si bien des prétentions de nos seigneurs, que nous pensions n’avoir plus rien à craindre. Aussi prîmes-nous bientôt, nous autres pauvres ménageots, l’habitude de regarder comme nôtres ces terres vaines et vagues, comme où les appelait. Nous achetâmes chacun cinq ou six pauvres bêtes, et même moins quand nous ne pouvions pas mieux faire ; et de ce moment-là, comme on paraissait ne vouloir jamais nous tracasser là-dessus, nous fîmes de nos petits enfants des pasteurs, de nos ouailles de la laine pour nous vêtir de notre chèvre le lait et le fromage de notre nourriture, de nos élèves en volailles, chebris ou porcs, un petit bénéfice de vingt, trente ou quarante écus par chacun an. Ça nous sauvait de la misère, ça nous assurait la vie et à nos pauvres enfants. Car enfin, messieurs, calculez ce que gagne et consomme un pauvre journalier chargé de famille, et vous connaîtrez clair comme la parole de Dieu que sans notre petit troupeau nous ne pouvons pas vivre. Le moins qu’un homme, consomme de seigle ou marsèche, c’est 50 francs par an. Mettons qu’il a femme, père ou mère, et seulement trois enfants à nourrir. Quand un paysan n’a que cinq personnes sur les bras, il est bien heureux… Bien heureux ! moins on a de famille, de parents à aimer, plus on est heureux ! Voilà pourtant ce que la misère fait dire et penser… Mais passons. Mettons que, pour ces cinq personnes, trop vieilles ou trop jeunes pour consommer autant que le chef de famille qui peine et travaille, il faille, à raison de 25 francs, par an, un total de 125 francs ; ajoutez le loyer d’une maison et d’un coin de jardin dans notre endroit, c’est le moins 50 francs ; meilleur est le pays, plus chère est la chose. Ça fait 225 francs. Ajoutez l’impôt mobilier, les vêtements, les sabots, en voilà bien vite pour 25 ou 30 francs. Mettons la dépense totale la moindre possible, il faut 250 francs à une médiocre famille pour vivre sans autre régal que le pain et l’eau, sans bois de chauffage et sans chandelle ; je n’ai pas compté le savon, ni le sel qu’on met pour faire d’un peu d’eau claire du bouillon de paysan. Ça n’est pas que ça rende le pain meilleur, mais ça empêche qu’il ne vous étouffe, et quelque chose de chaud dans l’estomac, ça joue la soupe. Dans le pays de châtaignes, on vit encore à moins, à ce qu’on dit ; mais pour nous, habitants de la vallée Noire, nous ne pouvons pas économiser davantage.

Voyons maintenant notre salaire : 20 sous par jour en été, 10 sous en hiver. Supprimez les dimanches et fêtes chômées, les temps de glace où l’on ne peut travailler la terre ; si nous arrivons à 200 francs par an, je défie bien que nous dépassions d’un écu ; dira-t-on que c’est assez et que nous pouvons exister ? Il faudrait supposer pour ça que nous n’aurons pas de dettes, et pourtant, si nous n’entrons pas en ménage avec un mobilier, il faut s’endetter pour l’acheter ; — que nous ne serons jamais malades, et la santé continuelle n’est jamais arrivée à aucun homme, que je sache. Soyez arrêté seulement une semaine, vous voilà endetté. Soyez arrêté trois mois, vous voilà ruiné. Soyez arrêté un an, vous voilà perdu, Soyez estropié, vous voilà mort. — Étant malade, n’espérez pas payer le médecin. Ils sont tous bons et charitables dans notre pays, c’est au moins ça. Mais il faudrait qu’ils fussent bien riches pour nous payer à tous des drogues et pour nous donner un peu de viande, et du vin qu’il faudrait pour nous rétablir. Plus ils sont généreux et honnêtes, plus longtemps ils restent pauvres, ou plus vite ils le deviennent. C’est le sort de tous ceux qui ont bon cœur d’être bientôt à bout de leur petit pouvoir dans ce monde, où on les laisse faire sans faire comme eux. — La maladie c’est donc la misère. — Mais ce n’est pas tout. Il y a encore le manque d’ouvrage. J’ai toujours entendu dire aux pauvres : Travaillez ! Je n’ai pas vu que ça leur donnât de l’ouvrage quand il n’y en a pas. Plus la propriété est divisée autour de nous, c’est-à-dire plus il y a de gens un peu aisés, plus ceux qui n’ont rien deviennent inutiles, et, on a beau dire, je vois bien que c’est toujours le plus grand nombre. — Il y a donc, outre les commandements de l’Église, outre les maladies et les accidents, des chômages forcés. Il n’y a pas un seul journalier qui n’ait souffert grandement de toutes ces choses-là. Une fois endettés, nous ne pouvons plus en sortir. L’homme qui n’a pas de garantie n’a de ressources que chez les usuriers. Il ne peut payer l’intérêt. Au bout de deux ou trois ans, on l’exproprie ; la dette se trouve payée par là, mais il faut recommencer, et, quand une fois on a eu du malheur, on ne retrouve pas aisément un crédit de dix écus pour ne pas coucher dehors, soi, sa vieille mère ou son vieux père infirme, sa pauvre femme enceinte ou nourrice, et ses petits malheureux quasiment nus.

Voilà, je crois, un sort assez dur. Eh bien, nous nous sommes en partie sauvés jusqu’à présent dans nos campagnes. Grâce aux pâturages communaux, la chèvre et l’ouaille vous font une nourriture un peu moins mauvaise, des habits un peu moins coûteux, et avec ce profit des élèves on peut parer aux coups de malheur. Eh bien, je ne sais pas ce qui s’est passé dans les lois depuis la Révolution : je n’ai quasiment pas lu une seule gazette, et, si vous n’en faisiez pas une que notre bourgeoise me prête, il est sûr que je n’en aurais plus jamais lu ; je ne saurais donc dire ce gui a passé par la tête du gouvernement, non-seulement d’autoriser tous les conseils municipaux à renfermer, affermer ou vendre les communaux, mais encore de les en semondre, de les y pousser et de les y contraindre en leur refusant des fonds quand ils en demandent pour une école, un presbytère ou quelque sinistre. Voilà que dans beaucoup de communes on a fait comme voulaient MM. les préfets et MM. les sous-préfets. On a retiré au pauvre le parcours sur le terrain commun, on l’a forcé de se défaire de ses bêtes, on l’a réduit à se faire, quoi ? braconnier ? non, car la chasse est si bien gardée à présent qu’une alouette coûte 50 francs au pauvre malheureux qui l’attrape. — Quoi ? mendiant ? non, car la mendicité va être interdite. On a fait un établissement où il y a jusqu’à présent soixante lits pour six mille pauvres ; et ceux qui s’y trouveront gênés ou qui n’y pourront être admis iront en prison, s’ils s’arrêtent au seuil d’une porte pour demander un morceau de pain. — Alors quoi ? voleur et brigand jusqu’à ce que les galères et la guillotine s’ensuivent.

Remarquez les trois belles lois dont l’application nous tombe sur le corps à la fois dans ce moment-ci ? Je veux vous questionner sur les deux dernières une autre fois, mais pour les communaux j’en veux avoir le cœur net aujourd’hui.

Autrefois on autorisait la vente des communaux dans les cas d’urgence et quand la commune réclamait cette autorisation. À présent on l’impose presque, car, sur de simples officiers municipaux de campagne, quelle n’est pas l’autorité d’un conseil de M. le préfet ? Ça flatte la vanité du paysan riche qui commence aussi à se faire bourgeois et à se déclarer l’ennemi du pauvre ; ça donne la peur à son intérêt qui lui remontre le tort que font à ses récoltes tous ces petits troupeaux des ménageots qui touchent à ses bouchures en passant, et qui même sautent quelquefois par-dessus quand nos damnés gamins s’endorment sous un arbre ou s’oublient à jouer à la marelle ou à danser la bourrée entre eux. Oh ! dame, je sais bien ce qu’on lui dit et ce qu’ils se disent ensuite les uns aux autres, nos paroissiens propriétaires ! « Vous voyez bien que tant de bêtes (il y en a 6 et 800 dans les plus petites communes), ne peuvent pas vivre sur le commun ? Ça va tantôt chez vous, tantôt chez moi ; ça grapille sur tout ; les gardes champêtres sont trop doux, ils leur font miséricorde, ou bien nous sommes obligés de la faire nous-mêmes, parce que, si nous ruinions une famille par un procès-verbal de 50 francs, ces coquins de malheureux pourraient bien en tirer vengeance. Il ne faut qu’un coup de colère, comme dit l’autre, pour vous couper un arbre pendant la nuit ou pour vous faire périr une bête aux champs. (Outre que les malheureux sont quasi tous sorciers et qu’ils savent des paroles pour tarir les vaches ou faire avorter les juments. Les plus riches d’un bourg ne sont pas toujours les moins bêtes et ils croient à toutes ces sornettes-là.) « Alors, qu’ils disent, il n’y a qu’un moyen pour qu’on ne nous fasse pas tort d’un boisseau de blé ni d’une fourchetée de foin : c’est de les empêcher d’avoir du bestiau ; c’est de vendre le communal. Après ça, nous verrons comment ils nourriront tant de bêtes. Ça ne fait-il pas horreur au monde de voir des gens qui n’ont pas un pouce de terre en propre se permettre d’avoir tant d’animaux ? »

Il y en a bien qui répondent : « Prenez garde ! quand ils n’auront plus la commune, ils enverront leurs bêtes chez nous sans se gêner ; ils deviendront insolents ; ça sera comme une guerre, et il faudra être toujours sur la défense, la loi à la main, faire punir et par conséquence être exposés à leurs revanges plus que nous ne le sommes à présent. »

Mais il y en a qui répondent ; « Soyez donc tranquilles, on va embrigader les gardes champêtres. Ça sera comme autant de gardes particuliers, comme autant de gendarmes que nous aurons à notre service. On arrange ça si bien que nous n’aurons plus le droit de faire grâce. Nous nous laverons donc les mains du dommage, et le malheureux ne pourra plus s’en prendre à nous. »

Voyez, messieurs, comme tout ça est bien arrangé, de vrai, comme ça se tient, et comme nous voilà tenus, nous autres, bâtés, enfargés et enlicotés !

Mais il y a les câlins, les bons apôtres, les jésuites de la propriété, qui viennent pour nous endormir avec des beaux raisonnements. « Mes enfants, qu’ils disent, vous n’y entendez rien. À qui va-t-on vendre les communaux ? à vous ! Libre à vous d’acheter chacun votre petite part, de la renfermer, d’y serrer vos bêtes, ou d’ensemencer, et de devenir propriétaires. C’est joli, ça ! vous qui ne l’avez jamais été ! ça va vous donner de l’agrément, des droits civils, de la considération. Jamais vous n’auriez trouvé de belle occasion pour acheter, dans un pays où le moindre lopin de terre autour de vos maisons se vend quelquefois à raison dW demi pour cent ! Vous trouverez enfin de la terre à bon marché et peut-être du temps pour payer. »

Eh ! ôtez-vous de là, avec vos menteries ! Qui n’a rien ne peut rien acheter, et, s’il trouve du crédit dans ce temps-ci, c’est sa perte. Nous savons bien ce que c’est que l’emprunt, l’intérêt à 15 et 20, les frais d’huissier et le remboursement, c’est-à-dire l’expropriation ! Malheureusement vos flatteries en attrapent beaucoup, et vous avez persuadé à bien des malheureux que la vente des communaux ferait leur fortune. En attendant, vous les renfermez, vous les plantez, vous faites couper nos vieux arbres de rapport, qui nous donnaient des noix et de la feuillée, et vous les vendez, toujours au profit de la commune, comme vous voulez vendre le terrain, toujours pour arranger des chemins qui ne servent qu’à vous ; pour augmenter le traitement des gardes champêtres engendarmisés qui ne garderont que vous, pour complaire au pouvoir en votant des prestations en nature pour certains travaux hors de la commune, qui contentent et payent tel ou tel électeur bien pensant du voisinage, lequel vous fera payer de votre complaisance une autre fois, etc. Je n’en finirais pas si je disais à quoi vous servent et à quoi ne nous servent pas les impôts dont vous nous chargez.

D’ailleurs, qu’on pourrait leur dire encore, vous nous la baillez belle en promettant que nous serons riches quand nous serons propriétaires I Vous faites avaler cela au malheureux, et le malheureux aide de lui-même à sa perte en contribuant de tout son petit pouvoir au dépouillement que vous appelez, je crois, morcellement de la terre. Les badauds ! ils ne voient donc pas qu’avec leur petit lopin de pré ils ne pourront plus élever de bestiaux ; le bestiau aime à se promener, il ne mange pas, il ne vit pas sur une baisselée d’herbe ; qu’avec leur petit lopin de champ, ils ne pourront pas cueillir de blé ? Sans bestiaux, ils n’auront pas d’engrais. Le communal s’engraissait de lui-même du parcours de toutes les bêtes ; il ne demandait ni clôture ni culture. Avec quoi cultiverez-vous ? Vous n’aurez ni bœuf ni arreau ; il faudra emprunter l’attelage du riche et le payer cinq francs à chaque façon. Et quand vous serez gelé, inondé, grêlé, qui vous dédommagera ? Ce n’est pas sur le peu que vous pourrez récolter d’une bonne année que vous mettrez en réserve pour la mauvaise. Et puis, pour chaque troupeau, il faudra une bergerie ou un pâtour. Sur le communal, un seul pouvait garder toutes les bêtes de la commune. Vous ferez comme les métayers, avec la différence que sur de grands travaux un enfant de plus à la maison est richesse, tandis que, sur de petits, un enfant de moins placé chez les autres est la ruine d’une maison. J’en connais plus d’un vieux ménage qui, ne pouvant plus cultiver son petit bien, garde son grand gars à la maison pour que le bien ne se perde pas. Le gars quitte une condition de laboureur ou de domestique, où il gagnait cinquante écus, pour revenir cultiver un bien qui ne peut nourrir son père, sa mère et lui.

Si tous les malheureux voulaient croire la raison, au lieu d’acheter des grobilles de communal, ils feraient un grand, un seul communal avec tout le peu de chacun, et vous les verriez, s’ils le cultivaient bien en commun, et sans se jalouser et se méfier les uns des autres, arriver à être bientôt plus riches que tous leurs voisins. Mais ça n’est pas seulement la raison qu’il leur faudrait, ça serait l’amour du prochain avec, et se persuader, avant tout, que l’un ne doit pas chercher à manger l’autre. Et puis il faudrait que ça se fît partout d’un bon cœur, d’un bon accord et dans l’intention de plaire à Dieu… Si je parlais de ça dans notre bourg, on me dirait que je suis fou, et, si j’en parlais ailleurs, ça serait peut-être encore pis.

Qu’est-ce qui va arriver pourtant, si les gens d’esprit qui écrivent tant là-dessus ne nous trouvent pas un moyen d’en sortir ? Avec la loi sur les communaux, avec la loi sur la chasse, avec la loi sur la mendicité, je ne sais pas s’il nous restera de quoi acheter une corde pour nous pendre. On répond à nos plaintes que les bourgeois ont le droit et la force, que les propriétés seront respectées, et que c’est dans l’intérêt du petit comme du gros. Moi, je dis que ce qu’on appelle le petit est encore un très gros pour nous, et qu’après ceux-là, les plus nombreux sont si petits, si petits, qu’il paraît qu’ils ne comptent pas. Beau calcul, ma foi, que de dire : « Voilà cinq hommes sur mille, que nous avons contentés et qui sont en position de devenir toujours plus riches ! Si les 995 autres ne sont pas contents, qu’ils aillent plus loin. » Et où plus loin, si c’est partout de même ?

Voilà donc où nous en sommes réduits ; c’est à demander ce que nous allons devenir, à des gens qui ne veulent pas nous répondre, et qui trouvent même insolent que nous osions leur faire cette question-là. Quand on veut bien essayer de nous tranquilliser, on nous dit : « Vous mourrez de faim, c’est vrai, mais vous aurez une belle église, ça fera honneur à votre curé. Vous ne mangerez jamais de viande, mais vous aurez une jolie halle où vous aurez le plaisir de la voir étalée, ça fera honneur à votre maire. Vous serez coffrés si vous vous avisez de sortir de votre commune, parce que vous ne pouvez en sortir qu’en qualité de vagabonds ; mais vous aurez sous les yeux une belle route, ça fera honneur à votre travail. Vous ne pourrez pas faire apprendre à lire à vos enfants, mais vous aurez une école dont vous verrez sortir ceux de vos riches paroissiens, savants, habiles, bons à tout, et capables de vous mettre dedans en un tour de main, ça fera honneur à votre conseil municipal. Vous ne croyez peut-être guère à la messe, et nous pas du tout ; mais vous aurez un curé que vous nous aiderez à établir dans un joli presbytère, et ça attirera du monde sur la place ; ça fera les affaires d’un tel qui vend vin, et d’un tel qui montera une boulangerie, et d’un tel qui fera concurrence au cabaretier, de même qu’un tel aussi fera concurrence au boulanger. Tous quatre se ruineront un jour ou l’autre ; mais d’autres prendront bien vite leur place, et, en mangeant votre pain de marsèche, vous aurez le plaisir de nous voir manger du pain blanc ; ça fera honneur à votre patience. »

C’est bien, mes chers paroissiens ! Soyez contents, faites vos embarras et prenez vos aises. Ayez pignon sur rue, bonne maison blanche avec un escalier de pierre et deux étages, vitre claire, feu de sarment, viande au pot et poinçon dans la cave, ménagère propre, forte et bien nourrie pour vous soigner, point d’enfants pleureurs à votre chevet qui demandent du pain au lieu de s’endormir, ni tapageurs sur votre porte ; ils iront à l’école avec des souliers aux pieds et des livres sous le bras…

Tant qu’à nous qui avons quasi tout perdu et qui allons perdre le reste pour vous donner ces amusements-là, nous vous demandons de quoi vous allez vous priver pour nous donner une compensation. Nous ne savons quoi vous indiquer, puisque vous nous avez tout rendu impossible, et que vous dites que c’est pour le mieux. Mais vous qui êtes si savants et que le gouvernement instruit et conseille si bien, vous trouverez peut-être quelque petite chose.

Nous attendons.

5-12 octobre 1844.



VI

PÉTITION
POUR L’ORGANISATION DU TRAVAIL



Mes amis,

Puisque vous voulez et pouvez faire de la politique, laisserez-vous échapper la belle occasion qui se présente d’employer vos forces et votre activité à tenter une chose vraiment bonne ? Voilà un parti qui s’intitule hardiment démocratique, et qui vous convie à de nobles tentatives. Vous n’hésiterez pas, j’en suis sûr. L’expression de ce parti, j’aime mieux dire de cette opinion ou de cette doctrine, car le mot parti ne me plaît guère (il rappelle la guerre civile et les ressentiments personnels), c’est le journal la Réforme. Ses tendances courageuses et droites m’offriraient, à moi, un pont où je me hasarderais de passer pour aller du côté de la politique, si je n’étais convaincu que je n’y suis bon à rien. Certainement ce journal est un organe généreux et fort des idées vraies que la politique doit cherche à faire triompher en s’inspirant de bonnes tendances socialistes. (Je me sers de ces mauvaises définitionas de politique et de socialisme, en attendant que je m’explique mieux avec vous sur la distinction à faire entre ces deux modes d’action).

Ainsi donc, vous ne serez point sourds, n’est-il pas vrai, à cet appel inauguré en tête de la Réforme le 2 novembre dernier par M. Ledru-Rollin : Travailleurs, faites des pétitions ! c’est-à-dire aussi : « Serviteurs de la vérité, aidez et encouragez ceux des travailleurs qui n’y songeraient pas assez à faire une vaste et noble pétition pour exposer leur maux et en demander la fin ! »

M. Ledru-Rollin a exposé à la Chambre, à la fin de la session dernière, des vérités dures pour les égoïsmes coupables. Il leur a montré les résultats, affreux pour le peuple français, menaçants pour eux-mêmes, de leur aveugle et farouche domination. Il a parlé ce jour-là, il écrit aujourd’hui à la France entière, et il ne faut pas que cette voix se perde. Il a dressé une sorte de statistique douloureuse, effrayante, et pourtant certaine, du malheur et de l’iniquité qui déchirent le sein de notre pauvre patrie, ce noble Christ des nations, qui a tant souffert pour le salut du monde, qui souffre toujours, et qui saura bien souffrir encore : mais qu’il ne faudrait plus longtemps laisser souffrir en vain.

C’est donc à vous à donner suite, autant que vous le pourrez, dans notre province, à l’idée émise par la Réforme. Vous serez secondés ; vous aurez dans la presse parisienne des représentants de votre doctrine. La Revue indépendante proclame son union intime avec la Réforme. Dans les provinces, vous pourrez sans doute joindre, encore bien des noms à ceux des journaux que la Réforme vous signale comme vos alliés naturels. Vous n’oublierez pas le Progrès du Pas-de-Calais, rédigé depuis longtemps par un homme si pur, si modeste, si éprouvé, M. Frédéric Degeorge. L’Indépendant d’Angoulême vous convie particulièrement à une association de sentiments et d’efforts. Quels qu’en soient les moyens, votre cœur répondra à cet élan, s’il est dirigé comme l’appel de M. Ledru-Rollin vers le salut public. N’y aurait-il donc plus de ressources dans la presse indépendante comme le peuple s’en effraye ? Essayez donc tous de prouver que le feu de la vie est encore là. Ce n’est pas le talent ni la volonté qui manquent. Serait-ce l’espérance ? demandons-la au peuple, si nous l’avons perdue. Tous ceux qui l’ont fait s’en sont bien trouvés. Voyez ce jeune écrivain si brillant, si clair, si habile et si franc à la fois, l’auteur de l’Histoire de dix ans ! où prend-il tant de sève dans ce temps de langueur et de consternation ? dans le sentiment démocratique, qui est le génie de son génie ! Il y en aurait encore d’autres à nommer ; mais nous autres, modestes provinciaux, nous ne pouvons pas dire comme M. Ledru-Rollin : Nos amis, nos illustres amis. Il est même possible que nous n’ayons pas toujours été d’accord avec eux tous sur tous les points. Eh ! tant mieux mille fois, s’il en est un qui nous réunisse ! Nous en aurons d’autant meilleure grâce à les seconder que nous ne serons pas suspects de partialité ou d’engouement.

Mais je m’oublie à dire nous. Pourquoi pas ? Je m’associe à la définition de M. Ledru-Rollin :

« La pétition, c’est la presse des masses, c’est la voix de l’ensemble. Aujourd’hui que le droit d’association est détruit, que la presse est encore restreinte aux mains de ceux qui ont de l’argent, la pétition, c’est autre chose qu’un journal organe d’un parti seulement ; la pétition, c’est bien mieux que l’expression individuelle d’une opinion, d’une prétention ; la pétition, si vous le voulez, c’est tout le monde, l’œuvre comme le droit de tout le monde ; c’est une édition des pensées publiques qui n’a besoin ni d’abonnés, ni d’actionnaires, ni de preneurs, ni de beau style, dont l’éloquence est dans l’énergique vérité des faits, la modération des paroles, le nombre des signatures, et dont le public même est l’auteur. »

Ne nous intitulons plus fastueusement les amis du peuple. Nous sommes peuple nous-mêmes. Ce n’est pas seulement la souffrance physique, c’est encore plus la souffrance morale qui nous rend tous solidaires des maux publics, victimes des crimes publics. Faisons des pétitions, non à titre de bourgeois démocrates convertis à la cause populaire, mais à titre de français blessés et outragés depuis trop longtemps dans le plus sensible de leur idéal, de leur gloire et de leur amour, le culte de l’égalité.

4 novembre 1844.



VII

LA POLITIQUE ET LE SOCIALISME


I


Il serait à désirer que de bonnes définitions vinssent régler l’emploi de ces deux mots, par eux-mêmes ils n’offriraient pas le sens d’une distinction bien déterminée à qui ne connaîtrait pas un peu l’état des esprits en France à l’heure qu’il est. Il en est presque toujours ainsi des mots qui servent à marquer des nuances d’opinions dans les partis. Ils expriment rarement ce qu’ils sont censés exprimer. Cependant on les adopte, et l’habitude les consacre. C’est ainsi qu’on a appelé doctrinaires des hommes qui n’avaient pas de doctrine, et juste milieu un parti qui déjà tendait par l’absolutisme à détruire tout équilibre social.

Si vous ouvrez le dictionnaire de Boiste (le plus complet des dictionnaires de la langue française), vous trouverez au mot politique vingt acceptions différentes. Les auteurs cités ne sont nullement d’accord. Selon les uns, c’est Fart de tromper les hommes ; selon les autres, c’est l’art de les rendre heureux. Dumarsais veut que ce soit par l’expérience, Locke veut que ce soit par le bon sens qu’on les gouverne. Mably proclame que la politique c’est la morale des nations entre elles ; Vauvenargues établit que ce sont leurs intérêts réciproques ; l’esprit du gouvernement anglais établit que c’est l’intérêt des riches de l’Angleterre. Enfin, c’est tantôt « la morale appliquée au gouvernement », et tantôt « une manière adroite de se conduire pour le succès ». Il y en a pour tous les goûts. — « La véritable politique, dit Dumouriez, ne peut être que l’amour éclairé de la patrie." » — « La bonne politique, dit Addison, c’est la franchise et la probité. » — La plus mauvaise politique est de mentir, » disait Voltaire ; et Pétion a dit : « Il n’est pas toujours bon d’être trop politique. »

De ces différences dans l’acception du mot politique, il faut conclure que ce mot, par lui-même, n’exprime qu’un acte de la volonté humaine et n’implique pas l’idée du bien ou du mal. Sa véritable et antique signification, art de gouverner, réduit la politique à un fait assez brutal. L’esclavage antique, les tortures de l’inquisition, l’exil en Sibérie, le knout, la traite des noirs, le mont Saint-Michel, ont fait et font encore partie de l’art de gouverner les hommes. D’après l’opinion de tout un parti, M. Guizot est un très grand politique. L’opposition, en parlant des adversaires ou des victimes qu’elle a fournis au système de M. Guizot, dit pourtant nos hommes politiques. J’avoue que je n’aime pas ce mot par lequel on peut désigner M. de Lamartine et M. Thiers, M. Ledru-Rollin et M. Hébert. J’aurais voulu que, dans un temps où l’art de gouverner est basé sur des doctrines repoussantes, ceux qui ne gouvernent pas eussent pu inventer pour leur action un plus doux nom et qui donnât de meilleures garanties pour l’avenir.

Quant au mot socialisme, il est de fabrique nouvelle, et nous ne le trouvons pas dans nos dictionnaires classiques. Quel est son véritable sens ? Est-ce l’art de fonder les sociétés, ou la science des doctrines sur lesquelles les sociétés s’établissent ? Dans le premier cas, c’est la même chose que la politique ; dans le second, le mot socialisme peut impliquer l’idée d’admiration ou de mépris, tout aussi bien que celui de politique. Je ne vois donc pas qu’en vertu de l’une ou de l’autre qualification, les hommes puissent s’attribuer une valeur quelconque. On peut inventer, au nom du socialisme, de funestes institutions ; on peut, au nom de la politique, rendre pires celles qui existent.

Quiconque prendra plaisir à s’entendre appeler politique ou socialiste sera donc, à mon sens, fort ridicule. Ce ridicule est malheureusement assez répandu par le temps qui court. Tout homme qui s’agite dans les élections de son clocher pour ou contre le gouvernement s’imagine faire de la haute politique. Tout homme qui a lu quelques systèmes ou qui a caressé dans son cerveau quelques utopies, se croit un profond socialiste. Peut-on rien voir de plus frivole ? Mais, de tout temps, les Français ont eu la manie de s’enrégimenter sans savoir avec qui, et d’écrire sur leur bannière un mot qu’ils ne comprenaient pas.

Pourtant il est certain que ces mots de politique et de socialisme servent aujourd’hui, même dans le sein de l’opposition nationale, à qualifier deux opinions fort distinctes. L’erreur est donc dans les mots, mais le fait existe. Les prétendus socialistes et les prétendus politiques ne sentent pas, ne voient pas et ne comprennent pas de même le mode d’action qui doit tendre au salut de tous. Ils ne se disputent pas seulement sur des mots, comme quelques-uns le prétendent dans une vue de conciliation ; ils ne doivent ni se quereller ni se haïr, il est vrai ; mais ils ont besoin de beaucoup s’expliquer avant de s’entendre, et le temps n’est peut-être pas venu où ils peuvent marcher d’accord.

Essayons d’expliquer leur divergence d’action et de pensée, et, pour cela, servons-nous, puisqu’il le faut, des noms qu’ils se sont donnés, ou laissé imposer.

Nous convenons d’appeler politique une action toute matérielle exercée sur la société pour modifier et améliorer ses institutions ; socialisme une action toute scientifique exercée sur les hommes pour les disposer à réformer les institutions sociales. Il semble que le but soit le même. Voici pourtant l’essentielle différence qu’il faut comprendre :

Les politiques s’attachent spécialement au fait de la lutte, sans s’inquiéter suffisamment, selon nous, du but qu’ils veulent atteindre. Il leur semble qu’en conquérant et en faisant conquérir à un plus grand nombre d’individus des droits de citoyen, en donnant de l’extension au vote électoral, en appelant les masses peu à peu et régulièrement à se gouverner, ils auront fait tout ce qu’il est permis au courage, au talent, au patriotisme d’accomplir dans le temps où nous vivons. Ils ne se préoccupent pas assez de l’état moral et intellectuel de ces masses qu’ils veulent affranchir ; ils songent à les faire agir plutôt qu’à les éclairer. Ils pensent que l’intelligence, la moralité, le dévouement viendront tout d’un coup illuminer les consciences, le jour où l’exercice de leur droit relèvera les hommes à leurs propres yeux ! « Et alors, disent-ils, cette grande et noble nation trouvera d’elle-même ce qui lui convient. Elle fera une nouvelle Déclaration des droits de l’homme appropriée aux besoins de son époque d’avènement. Tous souscriront, riches et pauvres, bourgeois et prolétaires, rois et ministres, parlements et opinion publique, à la grande loi de vérité que l’inspiration proclamera. » En d’autres termes, les politiques comptent sur un miracle sans savoir et sans même se demander quel sera ce miracle. Une foi généreuse mais aveugle les enivre. Hommes d’action, leur devise ingénue et brave est celle-ci : Agissons toujours, nous verrons après. Ce raisonnement, si c’en est un, cette ardeur héroïque mais dangereuse les ont conduits à fermer les yeux sur les besoins réels de l’humanité, sur la nécessité d’une doctrine sociale et d’une religion politique pour l’avenir.

Les socialistes s’attachent spécialement à l’idée abstraite de la justice et de la vérité, sans s’occuper suffisamment, peut-être, de la lutte actuelle, qu’il ne faudrait sans doute pas abandonner. Il leur semble que faire conquérir des droits aux masses n’est pas le plus pressé, mais qu’il s’agirait, avant tout, d’éclairer ces masses sur leurs devoirs. Travail plus complexe, plus profond et plus difficile que ne le pensent les politiques. Dans leur impatience, ces derniers croient et affirment que trois mots immortels, consacrés par la Révolution et inaugurés comme frontispice à nos institutions, suffisent à tout expliquer, à tout résumer : « Liberté, égalité, fraternité ! » — À quoi les socialistes répondent, non sans raison, que toute formule est vaine, tant sublime soit-elle, si elle n’est l’expression d’une doctrine établie, acceptée et pratiquée, au moins dans les mœurs de la nation. Or nous sommes encore si loin de l’acceptation et de la pratique de cette doctrine, la doctrine elle-même est si peu formulée, que l’on n’oserait en discuter l’esprit et les conséquences aujourd’hui, sans s’exposer à subir les rigueurs d’une loi qui interdit l’examen du mieux, et permet à peine la critique du mal. Les socialistes ont dit : « Vous comptez sur un miracle, le miracle ne se fera pas si vous ne le préparez, et vous n’y songez nullement. Le triomphe de la force, l’excitation de l’enthousiasme, de la bravoure et de la colère, les bonnes intentions, même quand elles sont vagues et enveloppées de nuages, ne suffisent pas pour faire descendre du ciel la connaissance divine. Or la connaissance divine, c’est la révélation de cette doctrine de liberté, d’égalité et de fraternité que vous-mêmes ne sauriez formuler sans blesser des intérêts, sans froisser des libertés individuelles, et peut-être sans enfreindre des devoirs de fraternité humaine. Vous en avez pour exemple la miraculeuse révolution de Juillet, faite par le peuple, et dont le peuple n’a pas su profiter. Le miracle de la force n’a pas produit le miracle de la lumière. Le problème social n’a pas été résolu. La bourgeoisie, triomphante par le peuple, n’a pas su appeler le peuple à jouir de la victoire. L’enivrement du succès et du pouvoir n’a pas fait jaillir des entrailles de la bourgeoisie cette vertu éclairée, cet amour de l’égalité, ce besoin d’institutions populaires que l’ébranlement d’une grande commotion politique doit produire selon vous. La même situation se renouvelant, même sans violence, sans effusion de sang, et sans autre choc que celui de l’opinion politique (l’œuvre serait plus belle encore), le miracle ne se ferait pas davantage, si d’avance le pouvoir et la nation ne sont préparés à reconnaître ce qui est la base de la religion sociale. Faut-il vous montrer combien nous en sommes loin ? faut-il vous montrer le peuple disant au pouvoir : Du travail ou la mort ! et le pouvoir répondant qu’il n’assure du travail à personne ? la bourgeoisie accaparant avec fureur la richesse, ruinant la nation par le monopole des capitaux et des grandes industries ? la petite propriété se dévorant elle-même par le morcellement, la concurrence et l’individualisme ? le prolétariat succombant sous l’excès du travail, la cherté des denrées de" consommation et l’insuffisance des salaires ? la mendicité, devenue une plaie publique, réprimée et non assistée ? Vous voulez détruire ces faits horribles et vous avez raison ; mais ne voyez-vous pas qu’ils reposent sur des idées anti-humaines, sur des sentiments contre nature, sur des passions monstrueuses ? Efforcez-vous donc de changer les esprits, de vaincre les cœurs, de transformer les croyances, et alors, espérez que l’action sera bonne. Jusque-là, elle n’est pas seulement funeste en ce qu’elle vous détourne trop du devoir principal, elle est impuissante ; car les mauvaises passions, appuyées sur des doctrines d’une logique impie et diabolique, rient de vos efforts et triomphent de votre courage. »

Les socialistes avaient malheureusement raison ; mais, leur voix n’ayant pas été entendue, leurs exhortations ne produisant que dépit, impatience et raillerie chez les politiques, les socialistes se sont égarés pour la plupart. Les uns sont tombés dans un découragement inerte, ainsi qu’il arrive aux intelligences méconnues, aux âmes tendres froissées, aux dévouements isolés. On ne sait pas combien de grandes convictions se sont flétries, combien de forces précieuses se sont brisées dans ces combats déplorables. D’autres, conseillés par l’ambition, ou égarés par une vaine science, n’ont pas voulu mourir ou n’ont pas su attendre. Ils se sont rattachés maladroitement, quoique avec ruse, à la politique.

L’aristocratie saint-simonienne s’est donnée, quelques-uns disent vendue au pouvoir. Les fouriéristes ont essayé de signer un traité de paix et de constituer une petite société à part, qui ne manque pas de talent et qui transige au nom d’une idée matérielle avec les intérêts et les passions de la richesse, promettant plus qu’elle ne peut tenir et berçant quelques adeptes de bonne foi d’une espérance d’organisation chimérique. Dans le peuple, où les idées socialistes avaient pénétré plus avant, diverses sectes se sont formées, tendantes au communisme, les unes par le babouvisme républicain, les autres par un catholicisme arrangé, plusieurs par des idées très pures mais sans profondeur, un très petit nombre par des utopies sauvages empreintes à la fois de grandeur et de grossièreté, de vertu et de crime. Bref, le socialisme ne s’est pas plus organisé que la politique. Il n’a pas plus réédifié d’église ostensible, que la politique d’opposition n’a reconstitué de parti puissant en France. La question de doctrine est pendante. Les dévouements agissent sans concert et sans but déterminé. Pourtant les socialistes cherchent toujours, nous l’espérons, et se différencient par là des politiques, qui, sauf un bien petit nombre, ne cherchent pas encore.

Faut-il conclure de cette triste situation que le présent est sans force et l’avenir sans solution ? À Dieu ne plaise ! Après ce tableau des misères présentes, nous montrerons plus tard les ressources que le sein fécond et vivace de la France conserve et nourrit comme un germe sacré, en dépit des frimats de la peur et de l’égoïsme, qui nous en cachent l’action profonde et immortelle.


II

Les politiques s’intitulent volontiers hommes d’action et de dévouement. Les socialistes souffrent qu’on les traite de rêveurs et d’utopistes, parce que les gens bien élevés les appellent philosophas. Certes, parmi les uns et les autres, il en est de bien nobles et de bien éminents qui méritent ces titres honorables ; mais nous autres, écoliers ou soldats, irons-nous nous quereller pour des titres qui n’appartiennent qu’aux chefs et aux maîtres ? Contentons-nous modestement de nous dire que nous ne sommes pas placés au même point de vue, et tâchons de tourner ensemble nos regards vers cet horizon, derrière lequel il n’y a qu’un même soleil pour nous tous.

Et d’abord, cherchons un peu dans le passé, dans un passé bien près de nous, et que nous continuons peut-être sans le bien connaître. La querelle des socialistes et des politiques n’est pas nouvelle. Toujours, sous d’autres noms vingt fois changés, ces deux types de méditation et d’activité se sont partagé l’action historique du progrès. Tous deux ont été nécessaires ; mais le grand mal, c’est qu’ils n’aient pu être utiles en même temps et dans le même but. Vers la fin de la monarchie du siècle dernier, on les vit s’agiter dans le sein de l’Assemblée constituante. Leurs débats ne furent pas troublés d’abord par l’amertume et l’ironie ; mais nous allons montrer comme quoi ils ne purent s’entendre sur le fond des idées.

Il y a un grand enseignement à tirer de ces discussions qui précédèrent la fameuse Déclaration des droits de l’homme, sur laquelle sont fondées encore les plus importantes de nos institutions. Il ne faut pas oublier que cet essai de constitution sociale, comme toute la révolution française, a été fait au nom de la philosophie. Tout ce qui avait la haine du vieux despotisme, tout ce qui portait un cœur ardent et jeune dans ces luttes, tout ce qui s’honorait du titre de patriote, se glorifiait d’être adepte de la philosophie de son siècle. Il est donc fort étrange que les gardiens des principes républicains, le parti politique qui se fait honneur de continuer les idées de réforme sociale de la Révolution, raille la philosophie de nos jours, et repousse avec amertume ou dédain toute solidarité avec de nouvelles recherches philosophiques sur les droits et les devoirs de l’homme. L’Assemblée constituante comptait parmi ses membres de tous les ordres et de toutes les opinions, outre une foule de philosophes (le mot était littéralement devenu synonyme de patriote), plusieurs métaphysiciens d’une certaine force, qui, dans la discussion des principes constitutifs de la société, se faisaient religieusement écouter. Sieyès était l’oracle d’un parti ; de Crenières[3] excitait des mouvements d’enthousiasme, en parlant avec gravité sur des distinctions abstraites, quelques membres du haut clergé trouvaient par instants, dans les inspirations du vrai christianisme, des aperçus de philosophie plus profonds que ceux de Voltaire et de Rousseau lui-même. Mirabeau s’efforçait d’écarter la métaphysique de la discussion, et, dans ses motifs d’exclusion, il montrait une capacité métaphysique. Enfin, ce qu’il y avait de plus solide et de glus instruit dans l’Assemblée était tellement pénétré de la nécessité d’une science philosophique et d’une religion socialiste, ou en comprenait si bien l’importance, qu’en dépit des événements qui se pressaient et des périls qui menaçaient, en dépit de l’urgence où l’on se trouvait de constituer une législation qui contînt l’effervescence de la nation et répondît à ses besoins, en dépit de la fièvre politique et de l’enthousiasme des sentiments révolutionnaires, on passa tout un mois (un mois qui, dans de telles circonstances, représente peut-être plus qu’une année dans des temps de calme) à élaborer péniblement et patiemment quelques principes.

La Déclaration des droits, monument immortel de science politique, si l’on considère les difficultés de l’œuvre et sa date, n’a qu’une faible valeur relative, si on y cherche la solution du problème social dont la tentative a produit la Révolution. Certains projets présentés à l’Assemblée par des comités ou par des individus furent préférables comme pétition de principes ; mais ils ne répondaient pas aux nécessités du moment, et, en vertu de transactions dérisoires et monstrueuses par elles-mêmes, mais politiquement nécessaires, les articles discutés arrivèrent à n’exprimer que les vœux, les intérêts et les croyances de la bourgeoisie, c’est-à-dire des ambitions légitimées par les abus du privilège. On y voit percer en plus une certaine religion vague et inféconde appelée le déisme, au-dessus de laquelle le siècle de Voltaire ne pouvait pas s’élever, mais qui était un progrès sur cette philosophie chrétienne, qui, depuis des siècles, faisait fausse route et succombait fatalement.

La grande erreur qui présida à la formulation des droits de l’homme ne porta pas seulement, comme l’ont pensé des esprits éminents, sur une mauvaise et fausse distinction des droits et des devoirs, mais sur l’absence totale de la notion de solidarité entre les hommes. En vain les métaphysiciens et les esprits religieux de l’Assemblée voulaient-ils éclairer la discussion en plaçant les devoirs au-dessus des droits, même en proclamant cette vérité incontestable que tout droit est le résultat d’un devoir. Ils en concluaient que la déclaration des devoirs devait précéder celle des droits. C’était toute une religion à faire, toute une doctrine à formuler. L’Assemblée recula effrayée devant une tâche qu’elle avait cru facile au début, alors que ses politiques disaient comme ceux d’aujourd’hui : « Rien de plus simple que de réduire la doctrine sociale à un petit nombre de principes qui sont écrits dans le cœur de l’homme, et qu’il n’a pas besoin d’étudier pour en être pénétré. Nous savons tous ce que nous croyons et ce qu’il faut croire, et ce que croient tous les hommes ; nous n’avons pas besoin qu’on nous l’enseigne et nous n’avons que faire de l’enseigner. »

Voilà ce qu’ils disaient textuellement, ces hommes pressés d’agir ; et pourtant, lorsqu’il fut question, tout en laissant les devoirs à l’écart, de formuler les droits de tous, ils se trouvèrent si embarrassés qu’ils faillirent abandonner la déclaration des principes et passer aux articles de la réforme législative sans l’appuyer sur aucune base. Ils l’auraient fait s’ils n’eussent senti qu’il leur fallait, pour tracer de nouvelles lois, s’appuyer eux-mêmes sur un droit quelconque. Ils ne pouvaient alléguer ceux qu’ils tenaient de leurs commettants sans spécifier aussitôt ceux de la nation, et ils furent ainsi ramenés forcément à établir et à proclamer les droits de l’homme.

Or, ils réussirent à fonder le droit du tiers état à exercer le pouvoir ; mais, quant à fonder le droit humain dans la société, ils écrivirent sur le sable. Ils élevèrent leur ordre au rang de caste privilégiée ; mais les droits de tous ils ne purent les établir, ils ne les connurent pas.

C’est qu’ils partaient, ainsi que nous l’avons dit, d’une idée fausse. Partisans de la priorité des devoirs, partisans de la priorité des droits, tous étaient imbus de l’erreur du siècle, l’individualisme. Les ecclésiastiques les plus éclairés et les plus vertueux, comme les métaphysiciens les plus abstraits, comme les disciples de Jean-Jacques, de Montesquieu et de Voltaire, comme les athées enfin, car il y en avait aussi dans l’Assemblée, avaient perdu le sens de cette notion de solidarité que la philosophie chrétienne avait admirablement présentée jadis sous le nom de fraternité. La Révolution adopta donc ce mot de fraternité sans le comprendre, comme elle adopta celui d’égalité et celui même de liberté sans les approfondir.

En effet, la philosophie du xviiie siècle, admirable sous tant de rapports, incomplète et superficielle à tant d’autres égards, procédait du préjugé d’un état de nature, où l’homme ne vivant point en société n’aurait eu que des droits et point de devoirs. Les utopies de Jean-Jacques Rousseau sur cet état de bonheur et d’innocence, ses aspirations romanesques vers la forêt primitive, avaient pénétré beaucoup d’esprits.

Les âmes sensibles, comme on disait alors, détournaient comme lui leurs regards de cette société infâme où elles vivaient pour se forger un idéal de félicité à jamais perdue, à jamais regrettable. Ceux-là regardaient la société comme un mal, et, contraints de le subir, ils disaient : « L’homme isolé est naturellement bon. Il a tous les droits et ne peut en abuser. Mais l’homme rangé sous les lois de la société est méchant ; il faut que la loi l’enchaîne et paralyse les affreux instincts qui se sont développés en lui au contact de ses semblables. »

La philosophie de Voltaire n’avait pas même creusé si avant. Plus amère et plus positive, elle censurait la triste réalité des choses fugitives sans se préoccuper de la vérité éternelle et divine. « L’homme, disait-elle, est un méchant et sot animal. Enchaînons-le de peur qu’il ne morde. Écrasons ses infâmes préjugés et tâchons de l’amener à la tolérance, c’est-à-dire, en résultat, à une telle indifférence religieuse, que l’absence de tout principe le mette hors d’état de nuire par le fanatisme. Il n’y a pas de milieu pour lui. » La pensée de Voltaire s’était quelquefois élevée plus haut ; mais son école n’avait gardé de sa critique que ce fruit sans saveur et cette conclusion sans idéal et sans amour. Ceux-là furent exclusivement politiques dans la conception des droits et des devoirs, comme les adeptes de Rousseau le furent aussi par méfiance et par crainte de la nature humaine corrompue.

Il n’est pas besoin de dire ce que les orthodoxes catholiques pensaient de l’homme, de son origine, de sa chute, de son passage expiatoire sur la terre, de la résignation au malheur ici-bas, de la vertu par laquelle il peut se racheter ; enfin des droits de saint Pierre et de César sur la vie éternelle et temporelle. Les meilleurs parmi ces croyants voyaient partout la nécessité d’un frein pour l’homme, le droit conféré au prêtre et au monarque soumis au prêtre de commander aux âmes et aux corps, le devoir du fidèle et du sujet consistant à se soumettre, à se priver et à s’abstenir.

Ces diverses opinions transigèrent pour formuler l’étrange paradoxe d’un droit de nature proclamé, mais aussitôt restreint par renonciation d’un devoir social opposé directement au droit naturel. Ceux qui résumaient cavalièrement le droit et le devoir de l’homme par l’instinct de la conservation de son être, mettaient cependant la bride et le veto à chaque instinct conservateur de l’être, en aidant avec habileté à consacrer l’esclavage et la misère de ce peuple qu’on prétendait affranchir. Un député avait proposé de petits moyens pour détruire la misère. Ces moyens étaient insuffisants ; mais du moins il avait senti et démontré qu’affranchir le peuple de son antique tutelle par des formules n’était que le préliminaire des mesures qu’on devait prendre pour l’affranchir par des faits. On avait passé à l’ordre du jour. On ne pouvait pas, on voulait encore moins, à une pareille époque, fouiller à la racine du mal.

Il résulta de cette fausse doctrine de l’individualisme, que la déclaration porta uniquement sur les droits de ceux qui possèdent et sur les devoirs de ceux qui ne possèdent pas. Le sauve qui peut général fut proclamé, nous en recueillons les fruits.

Si les esprits eussent été imbus de cette vérité que l’homme est né solidaire de l’humanité tout entière, ils eussent été préparés à concevoir et à formuler le plan d’une société plus juste et plus humaine ; la solution du problème de l’égalité ne fût pas restée à l’état d’énigme et nous ne chercherions peut-être plus aujourd’hui avec angoisse et terreur le moyen d’en triompher. Mais les idées ne s’improvisent pas ; elles ont une marche bien lente, et il ne sert de rien de s’indigner de cette lenteur !

L’homme n’a pas été créé, dans les fins divines, pour vivre seul, encore moins pour vivre en lutte avec ses semblables. Le temps où il a pu exister sans notion d’association n’a dû être qu’un âge d’enfance et de nullité, où l’on peut dire que la création de son être n’était pas achevée, et qu’il ne différait des animaux que par le germe de perfectibilité caché et endormi dans son sein. Il n’y a point eu d’âge d’or dans la forêt primitive de Rousseau, si l’homme n’y vivait pas dans une solidarité complète avec ses frères. L’homme n’est ni bon ni méchant dans les conditions de l’isolement, il n’existe pas à l’état d’homme. Si le premier contact avec ses semblables à créé la lutte, elle lui a du moins enseigné la notion du bien et du mal. L’état de nature, tel qu’on l’entendait au xviiie siècle, est donc un état de barbarie, et, dans cette condition, l’homme n’a ni droits ni devoirs, à moins qu’on ne veuille appeler un droit l’instinct conservatif de l’être, l’art de manger, de dormir et de fuir le péril. Avec une conception fausse et romanesque de cet état sauvage, on arrive à supprimer ou à restreindre tous les prétendus droits naturels et à considérer comme un brigand l’homme qui demande du pain. Mais, en admettant que l’homme est solidaire de l’homme, on ne peut plus avoir d’autre pensée que celle de détruire l’horrible inégalité du fait social ; et dès lors les droits et les devoirs sont identiques. La déclaration des uns ne doit ni suivre ni précéder celle des autres. Donner et recevoir, jouir et travailler, produire et consommer, servir et commander, demander et accorder, aimer et être aimé, respecter et inspirer le respect, sont des actes simultanés de la vie individuelle et générale qui n’admettent ni division ni distinction dans la formule métaphysique.

Mais ce serait là l’œuvre d’un siècle de philosophie ; et, si cette doctrine n’a pas pénétré les âmes, toute révolution est inutile, tout effort est avorté en se produisant. Que les politiques ne disent donc plus que la philosophie, ou ce qu’ils appellent socialisme, est une pierre d’achoppement pour les paresseux et les timides. Qu’ils ne disent plus que la recherche de la vérité est une vaine contemplation, et qu’on perd à méditer le temps où l’on devrait agir. Qu’ils regardent l’œuvre immense, héroïque et terrible de nos pères dans ses erreurs, dans ses excès et dans ses résultats, et qu’ils ne renchérissent pas sur l’erreur du passé, en s’aveuglant sur le but principal qu’ils ont à poursuivre. Nos pères ne repoussaient pas la recherche d’une vérité sociale ; ils ne l’ont pas trouvée ; mais pour l’avoir seulement désirée, ils ont eu au moins la grandeur et la force. Si nous ne désirons pas même de connaître nos droits et nos devoirs, nous resterons dans cet état funeste de division avec nous-mêmes, où nous ne remplirions pas les uns et ne jouirions pas des autres.


III

Nous avons essayé d’expliquer dans le précédent chapitre comment et pourquoi les politiques et les socialistes de cette assemblée constituante, qui nous a transmis l’esprit et presque la lettre de ses institutions, n’aboutirent qu’à une sorte de compromis mensonger où tous les droits furent attribués par le fait à une classe de citoyens, tandis que tous les devoirs furent imposés aux masses qui forment la nation. L’esprit de synthèse qui animait et tourmentait les socialistes, sans les éclairer suffisamment, fut étouffé par l’esprit d’analyse qui brillait chez les politiques. La révélation était enveloppée de trop de nuages ; la réalisation fut un sophisme, et ce sophisme nous gouverne encore à l’heure qu’il est.

Cependant, si l’on examine les intéressantes discussions de ce premier concile laïque de l’humanité, comme l’appellerait Pierre Leroux[4], on verra qu’aucune des notions principales que nous avons élaborées depuis cette époque n’était ignorée de nos pères. Il n’y a pas jusqu’aux termes dont nous nous servons familièrement aujourd’hui qui ne fussent techniquement employés par quelques orateurs ou imprimés en italique dans quelques écrits de l’époque. Mirabeau invoquait souvent la perfectibilité de l’esprit humain, et prévoyait l’avenir qui modifierait les décrets de la Constituante. Camille Desmoulins, dans ses meilleurs mouvements, invoquait contre l’orgueil du clergé l’humilité du Christ prolétaire.

La grande question du vote universel qui nous occupe tant aujourd’hui avait d’éloquents et chauds défenseurs. Lorsqu’on discuta l’imposition du marc d’argent comme condition d’éligibilité, un député s’écria : « Je vote pour que l’on substitue la confiance au marc d’argent ; » et, lorsque la condition du marc d’argent fut décrétée, à son tour Mirabeau s’écria : « Vous venez de faire une mauvaise loi. »

Supposons que, de nos jours, un nouveau concile laïque, ayant l’importance et la popularité que l’Assemblée constituante eut dans son temps, vînt remettre ce point en discussion : tous les socialistes, tous les politiques progressistes seraient-ils d’accord pour substituer la confiance au droit de la richesse ?

Il y a beaucoup plus de politiques que de socialistes dans la classe moyenne aujourd’hui ; on peut dire même que l’esprit de réalisation et d’application est dans le génie du peuple français. La majorité parlementaire serait donc aux politiques, il n’en faut pas douter : c’est pourquoi cette question, prise entre les autres, n’est pas sans importance.

Politiques progressistes, voteriez-vous en masse le suffrage universel ? Hélas ! j’en vois parmi vous qui demandent l’élection à deux ou trois degrés, d’autres l’adjonction des capacités. Je voudrais être certain qu’il pût se former parmi vous une majorité imposante qui marquât un progrès bien réel, en rapport avec les cinquante et quelques années qui se sont écoulées depuis 89.

Et sur des questions plus graves encore, qu’il est inutile d’indiquer, êtes-vous assez mûrs pour donner au monde le grand spectacle du triomphe de la vérité ? Je le souhaite !

Dirai-je que je répondrais sur tous les points du vote des socialistes ? non, à moins que le peuple ne fût véritablement représenté dans ce concile, auquel cas les questions seraient au moins discutées à fond. Mais je n’entends point me porter garant des socialistes ni rien préjuger sur la solution que j’invoque. J’oserai dire seulement que, si les philosophes de mon temps hésitaient à proclamer des lois d’égalité, leur science serait à tout jamais condamnée dans le présent et dans l’avenir, et, par suite, que l’hésitation des politiques serait jusqu’à un certain point excusable. C’est que apparemment la mission des socialistes est réputée plus haute et moins sujette à erreur que celle des politiques. La vérité abstraite ne doit point faillir. La vérité relative est obligée de composer avec les obstacles ou les nécessités du moment. On attend des études métaphysiques des principes d’une beauté idéale ; on exige des travaux d’application que l’art de rendre possible la réalisation de ces mêmes principes ; d’où je conclus que, si nos socialistes ne sont pas à la hauteur de leur mission, nos politiques seront les moins coupables.

Mais, hélas ! faut-il donc que certains hommes soient exclusivement absorbés dans la recherche de la lumière, et que, lorsque la lumière leur manque, certains autres soient condamnés à se heurter dans les ténèbres ? Les sources de cette lumière de l’esprit, lit tradition, les travaux antérieurs, l’intelligence de l’histoire, et plus que tout cela l’inspiration commune et fraternelle des grands sentiments, la voix de Dieu qui parle aux cœurs sincères et tendres, tout ce qui rend l’homme capable de connaître et d’aimer le bien, est-il donc enfermé derrière la porte d’ivoire des antiques mystères ? S’il faut quelque volonté, quelque travail, quelque vertu pour subir les épreuves sacrées, ne sommes-nous pas dans le siècle où la porte fatale doit s’ouvrir devant tous ceux qui veulent et savent y frapper ? Pourquoi faut-il que nous soyons ainsi éternellement partagés en deux races également orgueilleuses, également impuissantes, en «e sens qu’elles prétendent tout résoudre sans le secours l’une de l’autre.

Pour le grand nombre, les choses en sont encore à ce point, cependant) Nous ne parlons pas ici dés exceptions, au contraire, nous nous réfugions dans l’espoir que nous donnent les exceptions ; mais, si nous regardons le présent, nous voyons d’un côté des. sectes prétendues socialistes pactiser avec le pouvoir, flatter l’égoïsme en lui promettant de légitimer la satisfaction de ses mauvais instincts, accepter le mal en un mot, à la condition qu’on laissera le champ libre à leurs vaines spéculations économiques. Dans le peuple éclairé des villes, nous voyons les prolétaires se grouper en petites sociétés autour de divers systèmes étrangers sinon hostiles les uns aux autres, repousser avec méfiance tout accord, tout effort commun. De l’autre côté, nous voyons une opposition prétendue libérale s’attribuer le monopole du salut public, rejeter, sans examen, toute philosophie, et s’amuser à une tactique puérile moyennant laquelle on prétend s’emparer du pouvoir un jour ou l’autre, et réveiller au profit de quelques amours-propres la puissance assoupie de la grande nation.

Nous demandons aux uns et aux autres ce qu’ils ont fait, à quoi ils ont pensé depuis cinquante ans, et d’où vient que la Providence a suscité parmi nous si peu d’hommes dans le cerveau desquels la synthèse ait travaillé de concert avec l’analyse pour chercher la vérité.

En sommes-nous donc encore au temps des mages, des hyérophantes, des papes ou des alchimistes, pour que le monde s’arrête quand les oracles sont muets ?

Sommes-nous encore au temps des dictateurs et des conquérants pour que la pensée humaine soit étouffée par le bruit des armes et la clameur du combat ?

Il est trop certain que l’humanité marche jusqu’ici à travers ces alternatives qu’un philosophe[5] a traduites par les mots d’invention et de pratique. Aussi quelle allure lente et pénible ! Que diriez-vous d’un homme en qui les opérations de la volonté seraient si paresseuses qu’il lui faudrait cinq minutes de réflexion avant de parer le coup qui menace sa vie ? Et pourtant la science humaine, sous toutes ses faces, n’a encore jamais procédé autrement. C’est par siècles qu’il faut compter les temps d’arrêt de son activité ; c’est par générations qu’il faut constater les maladies de torpeur où elle est tombée.

Il semble que les sociétés soient fatalement condamnées à se dissoudre par la mort avant de se réveiller à la vie.

Cette impitoyable loi du passé sera-t-elle la loi de l’avenir ? Les hommes vont-ils rester incomplets au point de s’enfermer, selon la nature de leurs instincts follement caressés, dans une sphère d’action morale ou physique exclusive de tout autre soin ? Seront-ils orgueilleux ou fainéants au point de se dire sans cesse : « Ce que je n’aime point à apprendre, ce que je n’ai pas le courage de tenter, est inutile ou nuisible ? » En d’autres termes, y aura-t-il toujours des révélateurs impuissants qui nous diront d’attendre, et des réalisateurs brouillons qui nous crieront d’avancer au hasard, sans qu’au milieu de ces indications contraires, nous soyons hommes nous-mêmes, et sans que nous sachions penser et agir simultanément ?

Non ! Ce divorce entre l’action et la pensée appartient à l’enfance, et il est bien temps que nous entrions dans l’âge de la virilité. Il est bien temps qu’un homme qui n’agit pas, et un homme qui ne réfléchit pas, soient considérés comme deux malades, l’un de paralysie, l’autre de fièvre délirante. Il est bien temps que nous rougissions de nous entendre qualifier de socialistes et de politiques, si ces mots signifient que nous sommes fatalement des illuminés ou des aveugles. Quoi ! dans un siècle comme le nôtre où l’instruction, quoique loin d’être répandue comme elle devrait l’être, est du moins très popularisée relativement aux siècles passés, il est encore des hommes d’action qui n’ont pas examiné les questions vitales de l’humanité, qui n’ont pas essayé de comprendre son histoire religieuse et politique, qui ne savent pas que c’est la même chose, qui n’ont pas cherché les principes immortels de la vie des sociétés, qui ne savent et ne veulent rien savoir de ce que pourrait être la philosophie, c’est-à-dire la politique et la religion de l’avenir ! Oh ! le reproche ira plus loin… Des hommes qui aspirent à l’influence dans le présent, au pouvoir un peu plus tard, et qui n’ont rien à enseigner au peuple sur la cause première de l’activité humaine, sur le principe divin, sur ce que nos ancêtres, les révolutionnaires du moyen âge, appelaient, dans leur langage naïf et clair, l’avancement de la loi de Dieu ! Mais non, je n’ai pas fini, et je dirai cela encore : Est-il croyable qu’il y ait encore des hommes qui haussent les épaules quand on leur demande s’ils ont une religion, s’ils pensent que nous, peuple, nous soyons d’humeur à nous en passer, s’ils songent à en formuler* pour nous les premiers éléments, et qui nous répondent en riant : « Vous avez l’Évangile ! » Oui, nous le savons ; mais où est son culte, où sont ses promesses, où est sa réalisation, où est son interprétation véritable ? — ! « Eh bien, disent-ils, cherchez ; quant à nous, nous avons bien autre chose à faire. » Vraiment non, vous n’avez rien à faire sans cela, car c’est avec cela que vous avez tout à refaire.

Et c’est parce que vous ne l’avez pas fait que nous sommes tombés dans l’inaction ; car ce n’est ni la science, ni la philosophie, ni le socialisme qui vous parlent ici, c’est le peuple à qui t vous avez fait tant d’appels et de reproches. Invoquerez-vous, lorsqu’il vous appelle et vous gourmande à son tour, votre incapacité sur de telles matières ? Si elle est réelle, retirez-vous de la politique, vous n’avez pas mission pour nous conduire dans les actes de notre vie sociale. Si elle est feinte, elle est coupable ; si elle est le fruit du préjugé qui vous éloigne du travail des philosophes, abjurez ce préjugé, et montrez-nous que vous avez cette force véritable qui ne peut se passer des principes.

Mais le temps va venir, s’il n’est déjà venu, où les hommes ne se feront plus gloire de ces spécialités hautaines qui entravent le progrès dans les sciences exactes comme dans les sciences abstraites, dans les arts comme dans l’industrie. Le peuple comprend où est le mal, car il demande à la politique une religion sociale, et au socialisme une organisation politique. On l’a vu trop longtemps indifférent à la politique, non pas seulement parce que la politique lui est interdite par la loi, mais encore parce que la politique a mal répondu à ses aspirations spiritualistes. On l’a vu trop souvent se jeter aveuglément sur le socialisme, en dévorer les aliments mal préparés, aimant mieux se tromper que d’être trompé, aimant mieux souffrir et rêver que de ne pas aimer et pratiquer au nom d’une foi quelconque. En plusieurs endroits, il aime mieux retourner à ce vieux culte catholique qu’il a renversé que de rester dans l’athéisme, parce que le vôtre lui a appris à détester le sien.

Nous disions, dans un premier chapitre, qu’il faudrait encore bien du temps et des discussions aux politiques et aux socialistes pour arriver à s’entendre ; nous persistons dans cette crainte. Mais nous disions aussi que le problème qui les divise n’était pas sans solution, et nous espérons que nous ne nous sommes pas trompés.

Laissons les politiques et les socialistes dans leurs camps respectifs et tournons nos regards vers le problème. La loi de perfectibilité que nos pères invoquaient déjà est devenue si claire et si certaine pour nous, qu’il ne nous est plus permis de douter de nous-mêmes et de nos prochaines destinées. Déjà nous sentons que le système des spécialités exclusives est funeste, et qu’il est en notre pouvoir de nous compléter les uns par les autres. Puissions-nous sentir bientôt que cela est un devoir. Sans aspirer à un équilibre glacial et compassé de nos tendances personnelles, sans détruire en nous l’initiative de ces instincts qui font la puissance ou l’excellence des individualités, nous sommes capables d’éclairer, en nous-mêmes, le besoin d’agir par l’habitude ou le fruit du travail intellectuel ; de même que nous sommes appelés à réaliser par une action persévérante et courageuse les principes acquis par le travail et la réflexion. C’est quand ces forces distinctes ne seront plus divergentes, c’est quand l’homme politique pourra ou voudra apprécier un système philosophique, c’est quand le philosophe saura ou daignera juger un système politique que nous entrerons dans la véritable et féconde activité qui nous manque.

Déjà cet esprit de pondération intellectuelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’est fait sentir dans des faits et s’est incarné dans des hommes. Déjà les plaisanteries des politiques contre le socialisme ont vieilli. Déjà le dédain des philosophes pour la politique est abjuré devant certains progrès incontestables. Nous avons vu M. de Lamartine être tour à tour un grand poète contemplatif et un grand orateur parlementaire ; M. de Lamennais, un noble prêtre catholique et un admirable écrivain progressiste ; M. Arago a pu lire les lois de la matière dans les astres et rechercher dans la politique la loi morale de l’humanité. Nous vous en citerions encore d’autres, mais notre travail est déjà trop long et il faut le terminer.

Nous ne pouvons pourtant pas nous abstenir de constater le fait récent qui a le plus d’intérêt politique à nos yeux dans la voie de ce progrès. Toute réunion de forces, toute association d’idées et de volontés est de première importance. Nous voulons parler de l’organisation du parti démocratique dont le journal la Réforme et la plupart des journaux indépendants de la province sont les organes actuels. Il y a là des tendances avouées, mieux que cela, proclamées, vers l’action commune et indivisible de la synthèse et de l’analyse, de la science sociale et de la science politique. Ce sont des hommes déjà illustrés par la politique socialiste qui font avec nous, pour l’instruction dépeuple, une guerre ouverte à l’exclusivisme grossier de la politique. Que Dieu éclaire et bénisse leurs efforts !

Les philosophes nous disent : « Vous êtes des paresseux, des ignorants. » Ils ont raison ; instruisons-nous. Les politiques nous crient : « Vos systèmes vous divisent. Ils ont raison ; unissons-nous. Connaissons le but et marchons vers ce but. Il y a temps pour tout dans la vie de ceux qui n’en consacrent pas aux puériles vanités, et le temps qui s’approche, ô Français ! n’est pas celui des choses frivoles.

P.-S. — Plusieurs journaux de province, dont nous croyons partager les sentiments, et qui n’ont peut-être pas bien compris, grâce à notre inhabileté, celui qui nous a guidé dans ce travail élémentaire, nous ont honoré de leurs réflexions. Nous nous ferons un devoir de nous justifier auprès d’eux[6].

15-29 novembre 1844.



VIII

RÉPONSE À DIVERSES OBJECTIONS


Nous avons donné lieu à plusieurs observations pleines de bienveillance et de loyauté, et nous nous rétracterions avec bien de l’empressement, avec bien de la joie, s’il nous était prouvé que notre premier coup d’œil nous eût trompé, que l’union fût désormais cimentée en philosophie et en législation entre les travaux d’analyse et les travaux de synthèse ; en un mot, que nous fussions tous comme il conviendrait de l’être dans le sens généralement attribué à ces deux mots, politiques et socialistes en même temps.

Malheureusement, nous trouvons dans quelques-uns des reproches qui nous sont adressés la preuve même d’un désaccord dont nous ne saurions triompher par nos lumières, mais que nous voudrions vaincre par le cœur.

Avant tout, nous demandons qu’on ne nous accuse pas d’injustice volontaire, de prévention hautaine. Nous sommes tout prêt à nous accuser le premier de manquer de science et d’avoir suivi souvent une fausse méthode pour arriver à la certitude. Nous n’apportons donc pas orgueilleusement la certitude. Nous n’avons jamais écrit, sous quelque forme que ce fût, que pour la demander aux autres, à ceux qui, mieux que nous, par leur intelligence, leur instruction ou leur expérience, pouvaient en approcher davantage.

Ceci n’est point une feinte humilité, c’est une inspiration du bon sens et rien de plus. Quelques mots d’explication sont ici nécessaires, car on croit peu aujourd’hui aux gens qui se rendent justice et qui ne cachent pas une immense vanité sous une hypocrite modestie.

Nous savons fort bien qu’il est facile de tourner en ridicule le rôle de questionneur hardi qui est le seul que notre ignorance et nos bonnes intentions nous laissent à remplir. Le pseudonyme qui voile le sexe n’est un mystère pour aucun de ceux qui accordent quelque attention à nos écrits. Nous ne reconnaissons pas à l’autre sexe une supériorité innée ; mais nous sommes bien forcé de reconnaître le résultat de l’éducation incomplète que nous avons reçue et qui ne nous permettrait pas de ne nous attribuer aucun genre d’enseignement. Rien ne remplace, dans la vie des femmes, cette instruction première, cette Minerve toute armée ; qui, selon Diderot, sort tout à coup du cerveau du jeune bachelier pour combattre ses premières impressions, ses premières erreurs.

Mais, de ce que nous n’avons pas la science, il ne résulte pas que nous n’ayons pas le droit de demander et de chercher la science. Le temps n’est plus, ou, grâce au privilège des aristocraties et aux arrêts du catholicisme, l’ignorance était considérée comme un bagne à perpétuité, et l’examen comme un crime qui méritait la hache ou le bûcher. Nous savons qu’il existe encore certains préjugés, certains intérêts qui repoussent comme une insurrection dangereuse le progrès de certain sexe ou de certaine classe. Mais ceux à qui nous répondons sont, nous n’en doutons pas, les généreux partisans de toute émancipation intellectuelle. D’ailleurs, si nous n’élevions pas la voix comme femme, nous aurions encore le droit de le faire comme peuple ; car, outre que nous tenons indissolublement au peuple par le sang qui coule dans nos veines, nous voyons la cause de la femme et celle du peuple offrir une similitude frappante qui semble les rendre solidaires Tune de l’autre. Même dépendance, même ignorance, même impuissance les rapprochent ; même besoin d’enthousiasme facile à exploiter, même élan impétueux et sans rancune prompt à s’enflammer, prompt à se laisser vaincre par l’attendrissement, même vivacité d’imagination, même absence de prévoyance, même témérité ignorante des dangers et impatiente des obstacles, même mobilité, mêmes emportements, même résignation, mêmes orages, même ignorance des intérêts personnels les plus sérieux, même exclusion des intérêts sociaux. Et cette similitude s’explique par un mot, le manque d’instruction ; toute une vie de labeur et de sentiment sans connaissance suffisante, tout, un monde de rêves et d’aspirations sans certitude positive, sans pouvoir, sans initiative, sans liberté.

Nous ne faisons pas un plaidoyer personnel. Il y a longtemps qu’au spectacle des maux de tous, nous ayons été forcé d’oublier ceux qui ne frappaient que nous-même. Nous ne faisons même pas un plaidoyer particulier pour la cause des femmes ; nous ne séparons pas en causes diverses cette grande, cette éternelle cause des ignorants et des pauvres auxquels Jésus a promis le royaume des cieux, et auxquels l’Église, faute de comprendre les paroles de son sublime maître, a refusé le royaume de la terre. Mais à ceux qui nous traitent, avec un peu de morgue, de discoureur solitaire, nous répondrons très humblement que nous sommes, en France, environ trente millions de prolétaires, de femmes, d’enfants, d’ignorants ou d’opprimés de toute sorte, qui demandons ce que nous devons croire et pratiquer en fait d’idées, ce que nous devons espérer et invoquer en fait d’institutions essentielles. Nous l’avons demandé à tous ceux qui gouvernent l’opinion, ou qui aspirent généreusement à l’éclairer.

Les socialistes nous ont donné des théories dont l’application était défectueuse ou impossible ; les politiques nous ont parlé d’institutions plus claires et plus praticables, mais derrière lesquelles nous n’avons pas bien vu l’idée religieuse et morale qui devait nous rallier et nous faire comprendre nos droits et nos devoirs. Ils nous ont parlé vaguement, les uns des traditions de fa Révolution, sans nous dire à laquelle des vingt ou trente idées qui se sont succédé dans l’œuvre de la Révolution nous devions nous rattacher. Les autres nous ont répondu avec bonne foi : « Vous avez l’Évangile, tirez-en ce que vous pourrez, » sans nous expliquer les contradictions apparentes qui se trouvent dans l’Évangile, sans nous dire quelle sera l’interprétation de l’Évangile et comment ses plus sublimes préceptes pourront se fixer dans les institutions politiques.

Nous ne sommes donc pas satisfaits et nous ne nous trouvons pas éclairés. Cependant on nous disait d’agir, et nous agissions ; cependant on nous disait de répandre notre sang, et nous répandions notre sang et nos larmes. Depuis les guerres de la République jusqu’aux jours de Juillet, je ne pense pas qu’on ait eu beaucoup à se plaindre de l’inertie et de la méfiance des simples et des ignorants. En récompense, nous espérions un dogme de la liberté, de la fraternité, de l’égalité. Un dogme, entendez-vous ? Nous ne demandions pas autre chose, comptant sur nous-mêmes pour le reste, ou sachant nous résigner à attendre le règne de la vérité.

Qu’on ne nous ait pas donné ce dogme, nous n’en sommes pas surpris et nous n’accusons personne en particulier de n’avoir pas fait l’impossible. Mais nous accusons tout le monde de ce que les idées ont fait si peu de chemin pour nous, et de ce que ceux qui disent les posséder ont pris si peu de peine pour les populariser. Les socialistes, nous dira-t-on, ne se sont pas épargnés. Ils ont fait, ils font encore d’activés propagandes. Mais les socialistes, nous offrant mille systèmes divers ou incomplets, ont excité noire soif sans la satisfaire* Nous croyons qu’en général ils ont manqué d’inspiration et de tact politique. Ils ont mal compris le présent, mal connu, mal aimé leur pays, ceux qui nous ont conseillé la paix à tout prix, et le respect du capital comme précepte philosophique. Nous n’abandonnerons pas tout dans l’œuvre des socialistes, parce que plusieurs d’entre eux ont eu une grande foi, et que presque tous nous ont été utiles, ne fût-ce qu’à nous exciter à discuter entre nous, ou à réfléchir en silence. Mais il était simple que nous vinssions demander aux politiques quelque chose de plus réel et de plus unitaire que l’œuvre morcelée des socialistes. Il était simple que nous fussions avides de connaître les doctrines de ceux qui, dans une autre sphère et par d’autres moyens, travaillaient aussi pour nous avec courage, avec ardeur.

Pourquoi donc cette curiosité serait-elle offensante ? pourquoi nous répondrait-on : « Nous avons assez fait en ne repoussant pas ce qui nous paraissait admissible ? » Ce n’est pas là une réponse digne de vous. Elle trahit l’incertitude, et, avouez-le, une généreuse douleur de ne pouvoir nous satisfaire. Avouez que vous êtes hommes, que les temps sont difficiles, que l’horizon est voilé, que les forces suffisent à peine à la tâche, et que, vous aussi, vous attendez le messie.

Le messie ! Je vous vois sourire à cette expression empruntée au langage mystérieux et poétique du peuple. L’un de vous m’accusait de répéter les idées d’un philosophe dont je me ferais gloire d’être le disciple, si, pour mériter le titre de disciple d’une grande intelligence, il ne fallait pas beaucoup plus de science et d’aptitude que je n’en possède. Eh bien, je vous répéterai du moins ses propres paroles à propos des révélateurs mystiques et des personnifications messiaques que quelques imaginations exaltées ont peut-être rêvées dans ces derniers temps. Ce sera notre réponse aussi à ceux qui nous demandent avec ironie ou naïveté s’il faut prendre un bâton blanc et aller prêcher dans les villages.


« Il est bien entendu que, lorsque nous parlons d’avenir religieux pour l’humanité, ce n’est ? pas que nous attendions un messie, que nous pensions, comme certains, que ce messie est déjà venu, et qu’il a laissé en mourant un code religieux à l’humanité ; comme certains autres, que le messie est maintenant vivant et accomplit son œuvre qui n’est encore entendue que d’un très petit nombre, mais qui se manifestera un jour à tous ; comme d’autres, enfin, que le xixe siècle siècle ne peut être qu’une préparation et que le messie viendra plus tard.…

» Loin que nous ayons en vue de telles rêveries, notre manière de considérer la politique ne diffère nullement, au point de départ, des opinions universellement répandues sur ce sujet. Nous voyons le progrès des choses politiques comme tous les publicistes modernes ; nos yeux sont tournés dans la même direction que les leurs ; c’est le même horizon que nous examinons. Si le but que nous assignons au progrès de la société est haut placé, nous n’en croyons pas moins, avec tout le monde, que c’est par la route suivie actuellement qu’on y arrivera. C’est dans le principe de la souveraineté nationale de mieux en mieux réalisé, c’est dans l’adage « la voix du peuple est la voix de Dieu » que nous mettons la certitude en politique. Nous ne cherchons pas, nous ne voulons pas, nous n’attendons pas un autre souverain que celui que tout le monde reconnaît aujourd’hui, la volonté du peuple exprimée par ses mandataires.

» Nous pensons, il est vrai, comme Rousseau, que ce souverain, pour prendre possession de sa souveraineté, doit être précédé de ce que Jean-Jacques appelle un législateur. Mais nous nous sommes expliqué sur ce législateur. Ce législateur, ce n’est pas un homme, un révélateur, un messie ; c’est une science, c’est la science sociale.

» Ce législateur, nous ne l’appelons pas, comme Rousseau, séduit qu’il était par les formes du passé, un législateur. Nous l’appelons l’esprit humain ; nous l’appelons la presse ; nous l’appellerons volontiers le journalisme, si le journalisme connaît son rôle et remplit sa mission.

» Écrivains de la démocratie, nous voudrions vous faire toucher du doigt, par l’examen de la réalité présente comme nous l’avons fait précédemment par la discussion des principes mêmes de votre science, combien il est vrai que la politique aujourd’hui consiste dans la préparation des idées religieuses que reconnaîtra l’avenir.

» Nous l’avons dit, c’est à la presse, cet aident foyer de l’opinion publique qui verse sur les masses qui l’entourent ses flots de chaleur et de lumière, c’est à la presse surtout qu’il importe de se poser hardiment son but, et de se créer sa tâche.

» PIERRE LEROUX. »
(Discours aux politiques).

Nous engageons vivement ceux qui font allusion à l’écrit que nous venons de citer à le relire pour se convaincre que, si j’ai compris les enseignements qu’il renferme, je ne puis pas avoir l’idée de leur conseiller autre chose que ce qu’ils peuvent et veulent faire, je n’en doute pas.

Notre travail élémentaire sur les socialistes et les politiques nous a entraîné plus loin que nous ne l’avions prévu. Nous pensions nous adresser seulement à nos concitoyens du Berry, et ne soulever entre eux que des discussions et des réflexions de coin du feu. Nous n’avons pas eu l’ambition d’endoctriner la presse départementale ; nous n’avons pas pensé qu’elle en eût besoin.

Nous n’avons pas prétendu continuer et vulgariser l’admirable discours de M. Pierre Leroux aux politiques. Nous ne puisons pas comme lui dans de hautes connaissances et dans une intelligence d’élite le droit de parler à tous. Nous causions en famille à nos abonnés ; et de ce que nous portions dans notre cœur quelques points de doctrine formulés par cet éminent philosophe, nous ne nous arrogions pas le privilège d’instruire ; nous demandions seulement pourquoi nous n’étions pas toujours d’accord avec la politique ou le socialisme agités autour de nous ; nous avons cru en trouver la cause dans une mauvaise manière de procéder, dans une fausse méthode dont nous usions les uns envers les autres, et peut-être tous chacun envers soi-même. Après avoir établi bien ou mal la distinction qu’on nous indiquait naturellement, nous avons tâché d’expliquer comment l’esprit révolutionnaire des institutions qui nous gouvernent et des opinions qui se combattent chez nous avait avorté en naissant, faute, non pas seulement d’une doctrine, mais faute d’un sain esprit de recherche de la vraie doctrine. Enfin nous terminions ce faible travail par un appel à cet esprit de recherche et d’examen que l’exclusivisme des instincts, des caractères et des travaux de spécialité ont, selon nous, trop entravés jusqu’ici.

Quelques organes de la presse démocrate des départements nous ont fait l’honneur de nous répondre et de nous contredire. Nous les en remercions du fond du cœur, et nous nous applaudissons maintenant d’avoir servi d’occasion à cette polémique. D’intimes sympathies, de vives espérances nous lient à l’avenir de la presse départementale indépendante. Elle est si bien posée pour modifier et éclairer les opinions ! Un journal indépendant en province, loin d’être une spéculation, n’est pas, ne peut pas être autre chose qu’un acte de conviction, de dévouement et de sacrifice. Les lois de septembre, le retrait clés annoncée, l’intimidation des imprimeurs, toutes ces mauvaises choses ont tourné à bien, en ce sens qu’elles ont rendu la presse indépendante en province, impossible à quiconque n’y apporte pas un complet désintéressement et un courage à toute épreuve. Tant il est vrai que les efforts du despotisme raniment le feu sacré au lieu de l’éteindre, et que la cause de la liberté profite de tous les crimes commis contre elle. Nous croyons donc fort utile que, par une polémique vraiment fraternelle, les journaux démocratiques de la France départementale s’éclairent mutuellement à l’aide de sincères explications et cimentent ainsi une indissoluble union.

Laissons à la politique du pouvoir la haine dans les luttes, l’injure dans la polémique et la vanité vindicative dans les passagères et sournoises réconciliations. Il appartiendra aux doctrines démocratiques de donner un autre exemple à l’opinion, d’autres preuves de loyauté, d’autres habitudes de discussion, d’autres notions de solidarité. Nous sommes heureux d’avoir été contredit et de l’avoir été presque partout avec calme, bienveillance et sincérité. Si nous étions vaincu dans cette lutte courtoise, tant mieux quand même ! La vérité y gagnerait.

Qu’on nous reconnaisse seulement le droit de faire appel aux idées sérieuses et aux travaux complets, au nom de ceux qui ne sont pas placés dans la vie et dans la société pour résoudre les hautes questions. Ce qui nous intéresse le plus, c’est l’avenir, puisque le présent n’est pas à nous, et, quand les solutions restent en suspens, nous n’accusons personne en particulier ; nous ne prétendons pas que celui-ci ou celui-là ait manqué de bonne volonté, de grandes intentions, de périlleux dévouements, de recherche attentive et d’intelligence bien employée. Nous autres qui vivons confinés dans une sorte d’isolement social, relégués que nous sommes pour la plupart dans les soins du ménage ou dans les travaux de l’atelier, nous ne connaissons guère les noms propres, nous comprenons à peine l’historique des faits contemporains, nous ne saurions faire régulièrement l’apothéose ou le procès de personne, et nous sommes si peu hostiles, si peu méfiants, qu’à la moindre promesse nous sommes prêts à marcher. Nous ne pensions donc pas plus à blesser de légitimes susceptibilités qu’à offenser de coupables amours-propres. Ne vivant pas dans le mouvement, nous ne pensons pas devoir être accusés d’amertume personnelle, puisque nous ne connaissons pas et ne jugeons pas les personnes. Mais, s’il le fallait, si la recherche de la vérité était à ce prix, nous n’aurions peur d’aucun ressentiment injuste.

Et quant à ceux qui, ne méritant pas nos reproches, n’auraient pas dû se les attribuer, nous comptons sur leur justice, sur leur générosité, sur leur aide. Si la distinction que nous établissions entre les politiques et les socialistes est vaine et mal fondée, réjouissons-nous ensemble ; si tous nous nous inspirons des mêmes désirs, si tous nous avons résolu d’abandonner les fausses méthodes, réunissons-nous sous une bannière glorieuse et militante, celle qui déploie à tous les regards et porte dans tous ses plis un mot sacré : démocratie !

6 décembre 1844.



IX

AU RÉDACTEUR EN CHEF
DU JOURNAL LA RÉFORME


Monsieur le Rédacteur,

On vous écrit de mon village :

« Dites, dites hardiment à ceux qui ne veulent pas comprendre la pétition[7], et qui s’en effrayent, que, là où on la présentera avec bonne foi, zèle et simplicité, elle sera accueillie et signée.

» Chez nous, les pauvres paysans n’ont pas besoin qu’on entortille l’explication.

» — C’est là une bonne chose, disent-ils, et, si nous savions signer, nous signerions avec notre sang !

» Quelques riches laboureurs nous ont dit, avec un scrupule naïf et respectable :

» — Nous ne sommes pas des plus maleureux ; est-ce que nous n’aurions pas l’air, en signant, de réclamer pour nous-mêmes des secours dont tant d’autres ont plus besoin que nous ?

» À ceux-là, il n’y a qu’un mot à répondre :

» Lisez la pétition.

» Les riches de bonne volonté demandent qu’on s’occupe des pauvres ; n’est-ce pas le devoir des riches ?

» — C’est juste, répond le bon cultivateur. »

Et il signe.

Mais, hélas ! combien peu dans nos campagnes, savent, je ne dis pas lire et écrire, mais seulement signer leur nom ! les petits enfants vont à l’école, même les pauvres. Mais l’école est loin de toutes ces chaumières, et elle n’est pas gratuite. C’est un énorme sacrifice pour la famille. On le fait cependant, et on persévère lorsque l’enfant montre un peu d’aptitude. Avec quelle rapidité le peuple s’instruirait, si on lui en fournissait les moyens ! On ne sait pas assez tout ce qu’il y a de bon sens et de bon vouloir dans ces âmes fortes et patientes.

Nous avons des curés très orthodoxes, très peu anarchistes, qui signent la pétition et la colportent dans les hameaux pour la faire signer à ceux qui le peuvent ; ces sages pasteurs ne concevraient pas qu’une demande si légitime pût éveiller des soupçons et rencontrer des obstacles.

Le nôtre nous a dit :

« — La cause des malheureux est sacrée, et je croirais me manquer à moi-même, si je lui refusais mon concours.

» Tous les membres du clergé n’ont pas oublié qu’ils sont citoyens français. Les propriétaires les plus prudents comprennent que la misère publique les menace, et le grand nombre des hommes de la classe moyenne n’apportent pas les répugnances qu’on leur suppose à voir améliorer le sort des prolétaires.

» Mais qui suppose cela, ce n’est pas nous, c’est l’esprit du Gouvernement ; c’est pour son plaisir que le Gouvernement ferme l’oreille aux cris de la misère et du désespoir. Eh bien, dites hardiment à ceux qui gouvernent qu’ils se trompent et qu’ils font injure à la France. La petite bourgeoisie, c’est-à-dire la grande, puisque c’est la majorité, n’est pas solidaire des intérêts sordides d’une poignée de capitalistes qui corrompent ou effrayent le pouvoir. Non, les hommes ne sont pas si méchants, et ceux qui ne sont pas très bons, sentent tellement la puissance d’une opinion fondée sur la justice, qu’ils rougiraient de s’élever contre les justes réclamations du pauvre. On ne s’attache pas les hommes en leur prêchant la doctrine du mal. On les égare, on les avilit un instant ; mais la voix de Dieu est plus forte que celle du mensonge. Elle parle au fond des consciences et il arrive bientôt qu’une nation méprisée au point d’être gouvernée par la corruption, s’indigne, se relève et méprise à son tour les idées monstrueuses qu’on a voulu lui suggérer. Si je ne me trompe, la pétition sera surtout signée dans les campagnes par les propriétaires. Ceux-là, seuls, peuvent faire lire le nom qu’ils portent ; mais, du moins, il y en aura peu qui hésiteront à le faire connaître.

» Puisse leur suffrage éclairer l’opinion des Chambres et les faire enfin réfléchir ! »

décembre 1844.



X

LE PÈRE VA-TOUT-SEUL


Un voyageur me raconta l’autre soir une petite scène dont il avait été témoin et qui me donna bien à réfléchir. J’essayerai de retracer le dialogue qu’il me rapportait avec beaucoup de feu et d’émotion, bien que je désespère de rendre l’impression qu’il en avait reçue et qu’il me communiquait en parlant.

UN GENDARME.

Allons, père Va-tout-seul, il vous faut aujourd’hui marcher avec moi.

UN MENDIANT.

Tu veux donc que je me débaptise ? je n’aime pas la compagnie en voyage, laisse-moi à mes réflexions, et passe ton chemin, gendarme.

LE GENDARME.

Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, père Va-tout-seul ! il faut obéir à la loi et me suivre au dépôt de mendicité. C’est l’ordre de M. le préfet.

LE MENDIANT.

En prison, moi ? on m’avait fait grâce : quel mal ai-je donc fait depuis ?… aurais-tu, malheureux jeune homme, le courage de mener en prison un pauvre vieux comme moi, qui n’a jamais fait de tort à personne ?

LE GENDARME.

Ça ne m’amuse déjà pas tant de vous conduire, mon vieux. Mais, puisque c’est mon devoir, que voulez-vous que j’y fasse ? d’ailleurs, je ne vous mène pas en prison, père Va-tout-seul ; je vous ai dit : au dépôt de mendicité.

LE MENDIANT.

C’est toujours la prison, malheureux ! je te dis, moi, que c’est la prison ! on n’en sort plus quand on veut, on ne se promène plus à toute heure ; on n’est plus à soi-même.

LE GENDARME.

Voyez le grand mal de ne pas courir à la pluie et à tous les vents ! vous ri*avez pas d’abri, on vous en assure un, et vous vous plaignez ? vous êtes encore un drôle de particulier !

LE MENDIANT.

Un abri ? tu dis que je manque d’abri ? mais j’en ai un tous les soirs ; j’en ai mille ! regarde là-bas dans la vallée ! et là-haut sur la colline, et près d’ici à l’entrée du bois, et puis encore plus loin, sur la rivière ! vois le moulin, la ferme, la métairie, le château, la chaumière, le presbytère, le cabaret ! tout cela est à moi. Je n’ai qu’à choisir, et partout je me trouve bien.

LE GENDARME.

Oui, je sais bien que partout on vous a hébergé gratis jusqu’à présent. Il le fallait bien, il n’y avait pas de dépôt ! mais, à présent qu’il y en a un, on ne doit plus vous recevoir.

LE MENDIANT.

Comment ! c’est défendu à présent de donner l’hospitalité aux pauvres ? je n’ai plus droit au souper et au couvert chez mes connaissances, chez mes amis ? car j’ai des amis, moi ; tout le monde m’aime dans mon pays, et tout le monde me plaint ; et nulle part on ne me refuse ce qui m’est nécessaire. Je suis discret, sobre ; je me contente de peu. Je ne mets pas mes hôtes en dépense. Mon morceau de pain d’orge chez le paysan, mon écuelle de soupe chez le métayer, mon gros sou au château, mon demi-verre de vin au cabaret, et cela, une fois par quinzaine chez chacun, à qui cela fait-il tort ? ça fait plaisir à tout le monde, au contraire de me donner. Ils sont si habitués à moi ! ils me regretteront, les braves gens !

LE GENDARME.

Ça ne me regarde pas, père Va-tout-seul. Allons, en route pour la ville !

LE MENDIANT.

Je veux bien marcher un peu à côté de toi. Ça ne m’humilie pas, je ne suis pas fier ; mais tu me laisseras partir quand tu m’auras entendu : je te convaincrai, je te prouverai que j’ai le droit d’être libre et que tu n’as pas le droit de me contraindre.

LE GENDARME.

Ah ! ma foi, cause tant que tu voudras, ça m’est égal, pourvu que tu marches.

LE MENDIANT.

Je ne fais pas de résistance, je ne suis pas un méchant homme. Vois, je te parle avec amitié ! je suis vieux et faible, tu ne voudrais pas me maltraiter ?

LE GENDARME.

Non, si tu obéis à la loi. La loi ne te défend pas de te plaindre sans bruit. Mais pourquoi te plains-tu ? tu vas avoir ton pain, ta soupe et ton lit tous les jours ; ça vaudra mieux que de tendre la main et de coucher à la paille avec les animaux.

LE MENDIANT.

Je n’étais pas avili pour tendre la main. Je n’ai rien ; le devoir de ceux qui ont quelque chose est de me fournir le nécessaire.

LE GENDARME.

Tu crois ça, toi ? en voilà une drôle d’idée ! et comme ça, si on ne te le donnait pas, tu le prendrais ?

LE MENDIANT.

J’en aurais le droit, et tout le monde le sent bien, puisque tout le monde me donne.

LE GENDARME.

Tu n’en aurais pas le droit, puisque je serais là pour t’arrêter, et tu le sens bien, puisque tu ne le fais pas.

LE MENDIANT.

Tu parles comme un enfant. La force ne fait pas le droit.

LE GENDARME.

En voilà d’une autre ! Ce vieux est fou. Pourquoi ai-je un sabre et un cheval, et pourquoi n’en as-tu pas ? C’est la loi qui me donne les moyens de t’arrêter, donc j’ai le droit, en ayant la force.

LE MENDIANT.

Tu te trompes, j’en appelle à Dieu !

LE GENDARME.

Ça ne me regarde pas. Je n’ai de comptes à rendre qu’à mon lieutenant et à mon capitaine.

LE MENDIANT.

J’en appelle à tous les hommes de bien ! Tu n’as pas le droit de m’arrêter, de m’ôter ma liberté.

LE GENDARME.

Tu vas bien voir le contraire si tu résistes.

LE MENDIANT.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! ô hommes, ô mes frères en Jésus-Christ ! est-il possible que cela soit ainsi ? Vous ne m’aviez rien donné, rien laissé sur la terre que la liberté, et vous souffrez qu’on me l’été.

LE GENDARME.

Ne crie pas si fort, ne t’arrête pas pour dire tes prières, ou je serai forcé de te lier.

LE MENDIANT.

Me lier, moi, comme un criminel ? Mais quel est donc mon crime ? Dis, quel crime me reproche-t-on ?

LE GENDARME.

Aucun ; aussi on te fait du bien. Tu étais incommode aux particuliers. Les particuliers se sont cotisés, et maintenant tu n’as plus rien à leur demander. Ce que tu allais chercher de porte en porte, tu l’auras maintenant sans sortir de chez toi.

LE MENDIANT.

De chez moi ? La prison sera mon chez moi ? Mais c’est affreux, c’est barbare, c’est dénaturé ! Je n’avais qu’un plaisir au monde, c’était de marcher tout seul devant moi, au hasard, et de me dire à l’heure où je me sentais fatigué : « Où irai-je dîner ? où irai-je dormir ? Lequel de mes hôtes, lequel de mes logis se réjouira tout à l’heure de ma présence ? » Et c’était si doux d’entrer dans cette maison dont j’avais la jouissance sans en avoir l’embarras ! C’était si bon d’entendre le père de famille m’appeler par mon nom : « Vous voilà, père Va-tout-seul ? Entrez, entrez ! » ou bien : « Attendez un peu qu’on trempe votre soupe. » Et, quand la mère mettait cela dans la main de son plus jeune enfant pour lui enseigner la charité, et pour me rendre l’aumône plus douce !… J’ai toujours aimé les enfants, moi. Ils sont naturellement généreux, ils sont fiers de donner de leur petite main. Ils n’ont pas peur du pauvre, ils lui font des questions, ils lui demandent des contes quand il en sait. Ils donneraient volontiers tout ce qu’ils ont ; ils ne savent pas qu’on ne doit pas trop donner.

LE GENDARME.

Vous causez très bien, vieux, mais vous marchez trop lentement. Allongez un peu le pas.

LE MENDIANT.

J’ai quatre-vingts ans, je ne peux pas marcher aussi vite que ton cheval. Et d’ailleurs pourquoi me hâterais-je ainsi ? Pourquoi me fatiguerais-je pour te complaire ? C’est à toi, jeune homme, de ralentir le pas de ta monture par égard pour un homme qui serait d’âge à t’appeler son petit-fils. Tu oublies que je ne suis pas un criminel et que tu ne me mènes point au bourreau. Je suis un homme paisible, inoffensif ; je n’ai été condamné à aucune peine, et, si je ne veux pas faire partie du dépôt de mendicité, je ne vois pas au nom de quoi tu m’y conduirais.

LE GENDARME.

Je t’y conduis au nom de l’ordre public. Peux-tu cesser de mendier ? as-tu d’autres moyens d’existence ? Tu en justifieras à qui de droit : mais, en attendant, tu es sous ma main, et tu dois me suivre.

LE MENDIANT.

Hélas ! je n’ai aucun autre moyen d’existence. Je suis né sans un brin de patrimoine ; je n’ai jamais rien pu amasser ; on ne m’a enseigné aucun métier : mes parents n’avaient pas de quoi me mettre en apprentissage. Je ne savais que bêcher la terre, et, à présent, je n’en ai plus la force.

LE GENDARME.

Tu vois bien que tu es le plus malheureux des hommes, et qu’on te rend service en te recueillant et en te nourrissant aux frais de la charité publique.

LE MENDIANT.

Mais j’étais recueilli et nourri déjà par la charité publique, et je ne me plaignais plus de mon sort. Du temps que je pouvais travailler, j’étais bien plus à plaindre. J’étais exténué de fatigue, et je gagnais un si mince salaire, que je vivais beaucoup plus mal qu’à présent. Depuis qu’on ne m’impose plus ce dur travail comme une condition d’existence, je mène une vie très douce et qui me plaît beaucoup. J’erre au grand air, je change de place, je ne paye pas d’impôts, je porte mes haillons sans honte. Autrefois, il, fallait cacher un peu ma misère sous peine de passer pour un paresseux. Cette misère, qui eût poussé les riches à me marchander le salaire, les engage à me donner du pain aujourd’hui. Je suis donc satisfait : pourquoi prétend-on, en m’étant ma liberté, me rendre plus heureux que je ne désire l’être ? Pourquoi a-t-on plus de souci de moi que moi-même ? Vous voyez bien que c’est un prétexte pour, m’enchaîner, et que c’est une grande injustice.

LE GENDARME.

Je comprends maintenant ta répugnance pour le dépôt. Tu hais le travail, et tu crains qu’on ne te fiasse travailler.

LE MENDIANT.

Pourquoi le nierais-je ? Oui, je hais le travail parce que le travail du malheureux est haïssable. C’est quelque chose qui use nos forces et ne nous rend pas de quoi les réparer. Le travail de celui qui n’a que des bras ! Oh ! si tu savais ce que c’est, jeune homme ! si tu savais que plus l’homme est pauvre, malade et faible, plus on l’accable, plus on exige de lui, et moins on le récompense ? Oh ! si tu avais passé par là, tu ne t’étonnerais pas que le plus pauvre des hommes soit celui qui redoute le plus le travail et pour qui le travail est la pire des ressources.

LE GENDARME.

Il y a bien quelque chose de vrai dans ce que tu dis ; mieux le cavalier est monté, plus il avance ; mais celui qui a un cheval malade ou estropié est bien sûr que personne ne l’aidera à regagner les rangs ; tant pis pour lui ! le monde tout entier est fait comme ça. Ç’a toujours été de même et ça ne changera jamais»

LE MENDIANT.

C’est comme il plaira à Dieu ! mais vous voyez bien pourtant que ça change et que ça change en mal, puisque le pauvre devient chaque jour plus malheureux, et que la condition de porte-besace, qu’on regardait comme la dernière de toutes, est à présent insupportable avec vos dépôts de mendicité, c’est-à-dire vos prisons pour les malheureux. Oui, oui, la monde devient pire qu’il n’a été, et la charité s’en va tout à fait. On nous a donné jusqu’ici, à nous autres infirmes nécessiteux, le pain sans condition. À présent, on nous le donne à la condition que nous nous constituerons prisonniers et que nous travaillerons. C’est barbare !

LE GENDARME.

Mais c’est un travail fort doux qu’on vous impose. C’est seulement une occupation pour vous empêchez de vous ennuyer et de vous quereller. On vous fera tourner un rouet ou tricoter des bas, ou moins encore, je ne sais quoi enfin, quelque petit métier qui ne tous fatiguera pas et que vous apprendrez en vous amusant.

LE MENDIANT.

Tu veux que j’apprenne à mon âge ? je conçois cela pour les jeunes gens, pour les enfants. Mais, moi, j’ai passé ma vie sans rien apprendre, j’ai l’habitude d’une douce oisiveté, je m’y plais ; c’est mon seul bonheur, la seule compensation à ma misère. De quel droit condamne-t-on un homme qui n’est coupable d’aucune faute, à changer toutes ses habitudes ; à se faire une vie sédentaire, laborieuse, utile si vous voulez… Mais pourquoi serais-je utile ? à quoi dois-je mes services ? qu’est-ce que la société a fait pour moi jusqu’à présent ? non, elle n’a rien à réclamer de ma bonne volonté. Je ne lui demande que de passer sur la terre et de respirer l’air du ciel. C’est trop cruel de me refuser ce qui ne coûte rien à personne.

LE GENDARME.

C’est malheureux pour toi, puisque tu tiens tant à te promener. Mais c’est une mesure générale qui devenait très nécessaire. Le nombre des mendiants augmente de jour en jour. On dit que vous êtes plusieurs millions, en France, de gens sans aveu, sans ressources, sans feu ni lieu. Cela menaçait la sûreté publique. Eh ! je ne dis pas cela pour vous, père Va-tout-seul, mais pour bien d’autres qui auraient pu, un beau jour, tenter un coup de main sur les propriétés.

LE MENDIANT.

Ainsi, c’est la peur ? on nous craint ? voilà pourquoi on nous enferme ! mais on n’a jamais enfermé aucun homme sur une simple prévention ? Il y a des riches emportés, irascibles et dangereux dans le vin. Vous ne les conduisez pas en prison sous prétexte qu’ils peuvent nuire un jour ou l’autre. Ils ne se laisseraient pas faire, d’ailleurs ! ils se défendraient. Ils ont de l’argent, ils payeraient des avocats, ils plaideraient. Ils ont des serviteurs, des ouvriers ; ils les rassembleraient, ils feraient une révolution. Oui, je vous dis, moi, que les riches, avec tous les moyens qu’ils ont d’augmenter, de satisfaire et de faire craindre leurs vices, menacent la tranquillité publique encore plus que les pauvres ; et cependant, on ne prendra jamais contre eux des mesures préventives. Quant à nous, c’est différent ! nous sommes sans défense, nous ne savons pas réclamer, aucun avocat ne voudrait parler en notre faveur. On fait acte de propriété sur nos personnes, sur nos vies. On nous ôte notre liberté, c’est condamner à la mort beaucoup d’entre nous… car les vieux comme moi ne s’habitueront pas à ce nouveau régime, sois-en sûr ; fût-il matériellement meilleur que celui auquel nous sommes faits, il ne nous va pas. Comment ! nous aurons des heures réglées, des surveillants, des maîtres enfin, auxquels il faudra obéir, et qui nous condamneront à la pénitence, à la diète, à l’amende, au cachot peut-être, si, nous qui n’avons jamais connu aucune règle, nous ne nous soumettons pas à la règle ! Enfin, on veut nous mettre au couvent, et faire de nous des moines ; nous, dont le seul bonheur était de vivre libres et de ne dépendre que de notre innocent caprice ! vois comme c’est injuste ! Va donc demander aux petits propriétaires qui ont chacun une pauvre maison et un mauvais bout de champ, s’ils veulent habiter tous ensemble un palais, à condition qu’ils n’en sortiront plus, qu’ils y travailleront à quelque ouvrage qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’ont nulle envie d’apprendre, qu’ils y seront soumis à des chefs auxquels ils devront compte de l’emploi de leur temps, de leur tenue à table, de l’heure de leur prière et de celle de leur sommeil ! Essaye, essaye de les emmener, et tu verras comme ils te repousseront, comme ils crieront, comme ils invoqueront la loi, la liberté et l’égalité devant la loi ! mais, nous autres, nous sommes hors la loi, apparemment. Il n’y a pas de loi en notre faveur, elles sont toutes contre nous ; et, quand il n’y en a pas pour nous réduira en esclavage, on en fait une du jour au lendemain. Devons-nous donc la subir parce que nous sommes trop faibles pour résister ? Non, non ! que ceux qui aiment la prison et la servitude s’y rendent de bon gré. C’est bien d’avoir créé un asile pour ceux que la mendicité humilie ou fatigue ; mais pour ceux qui s’en trouvent bien, c’est un meurtre que de vouloir la leur interdire, et je te le dis, jeune homme, je ne te suivrai pas plus loin.

LE GENDARME.

Tu veux résister à la force publique, tu es insensé ; épargne-moi la peine et le chagrin de te contraindre.

LE MENDIANT.

Prends cette peine et surmonte ce chagrin si tu veux, ce sera bien inutile. Tu peux me frapper, me garrotter, j’y consens. Tiens, me voilà couché sur la terre que j’embrasse avec amour pour la dernière fois ; ma voilà sans défense ! use de ton droit, puisque tu n’en as pas d’autre que ton sabre et ton cheval. Tue un malheureux vieillard, si c’est ton devoir. Tu ne me relèveras pas de là vivant.

LE GENDARME.

Le diable soit de la commission ! j’aimerais mieux avoir affaire à dix malfaiteurs qu’à ce vieux entêté ! Allons, père Va-tout-seul, faites-vous une raison. Il y a longtemps que je vous connais. Nous n’avons jamais rien eu à démêler ensemble. Vous avez mendié malgré l’ordonnance ; ne vous mettez pas dans un plus mauvais cas.

LE MENDIANT.

Je ne résiste pas ; je te demande de me tuer. J’aime mieux mourir ici, tout de suite que là-bas à petit feu.

LE GENDARME.

Tu sais bien que je ne dois, ni ne veux te faire de mal. Relève-toi donc ou je vais être forcé de te lier.

LE MENDIANT.

Lie-moi à la queue de ton cheval et traîne-moi sur le pavé ; je ne marcherai pas. Tu amèneras ainsi mon cadavre à ceux qui le réclament. Ils le mangeront s’ils en ont envie.

LE GENDARME.

Tu injuries la justice et les magistrats, à présent ?

LE MENDIANT.

Je n’injurie pas la justice, elle n’existe pas ; je n’injurie pas les magistrats, ils ne savent ce qu’ils font. J’injurie et je maudis tous les hommes qui, dégoûtés de la charité, pour la première fois depuis que le monde est monde, condamnent le pauvre à la prison pour n’avoir plus l’ennui et la honte de voir Lazare ramasser les miettes de leur table.

LE CURÉ, à cheval, suivi de l’adjoint de la commune.

Qu’entends-je là ? des blasphèmes dans la bouche de ce vieillard que j’ai connu toujours si pieux et si doux ? Qu’y a-t-il ? Qu’a-t-il donc fait, monsieur le gendarme ! épargnez cette tête chauve.

LE GENDARME.

Ne craignez pas pour lui, je ne suis pas un homme sans cœur, je ne lui veux faire aucun mal. Aidez-moi, monsieur le curé, à lui persuader de renoncer à la mendicité et de me suivre au dépôt dont il fait partie.

L’ADJOINT.

C’est moi qui ai rédigé la demande pour l’y faire admettre. Vous en étiez consentant, vieux ?

LE MENDIANT, sur ses genoux.

Vous m’aviez persuadé cela, vous ! Vous ne m’aviez pas dit qu’on était soumis à des règlements. Quand j’ai su ce que c’était, je ne m’y suis pas rendu. Et parce que j’ai continué à mendier comme c’est mon habitude et mon droit, ils ont prétendu que la mendicité était un délit à présent. Ils m’ont arrêté et menacé de la prison ; mais, comme je les ai attendris par mes paroles, ils m’ont fait grâce, à condition que j’irais au dépôt.

LE GENDARME.

Oui, il a promis de s’y rendre, et à présent il s’y refuse à moitié chemin.

LE CURÉ, au mendiant.

C’est mal, mon frère ! On s’est conduit avec beaucoup de douceur et d’humanité à votre endroit, et vous êtes ingrat envers Dieu et envers les hommes, en les accusant, et en manquant à vos promesses.

LE MENDIANT.

Et vous aussi, bon prêtre ! vous êtes las de la charité ? Ma misère vous importune, vous ne voulez plus me voir à votre porte ; vous voulez que j’aille mourir d’ennui et de langueur loin des yeux qui me regardaient en pitié.

LE CURÉ.

À Dieu ne plaise, mon frère ! Sans la loi nouvelle vous seriez toujours le bienvenu à mon foyer. Mais il faut obéir aux lois.

LE MENDIANT.

Celle-ci est une loi contre nature !

L’ADJOINT.

Tu es un vieux misérable de parler comme ça ! C’est une loi sage, utile et nécessaire. Elle débarrasse les abords de nos maisons d’un tas de fainéants capables de tout mal. Il n’y avait plus de sûreté pour nos femmes et nos enfants quand nous étions au travail et que vous veniez par bandes les menacer et les rançonner.

LE MENDIANT.

Est-ce à moi que vous adressez ce reproche-là ?

LE CURÉ.

Non, car il serait injuste. Vous avez toujours mendié humblement, et on ne saurait vous reprocher la paresse à votre âge. Mais on ne peut pas faire d’exception. Subissez donc la loi commune. L’institution est morale par elle-même, et, si elle est dirigée dans un esprit de charité, vous et vos pareils s’en trouveront bien.

LE MENDIANT.

Mais, si je m’en trouve mal par exception, c’est donc indifférent à tout le monde ? je ne compte donc pas ? je ne m’appartiens donc plus ? Hélas ! je n’appartenais à personne, et maintenant Dieu même me renie par la bouche du prêtre !

L’ADJOINT.

Ne vous laissez pas attendrir, monsieur le curé. C’est un bavard et un beau parleur, ne l’écoutez pas. Si on les écoutait, il n’y en aurait pas un seul qui ne voulût rester vagabond. Allons, allons, monsieur le gendarme, faites votre devoir, croyez-moi ; nous avons bien assez supporté cette lèpre des campagnes ; nous avons assez vécu dans la crainte, il est temps que cela finisse.

LE CURÉ.

Vous ne parlez pas selon Dieu, mon fils, permettez-moi de vous le dire. Ce n’est pas ainsi qu’il faut envisager la loi. Si elle avait été conçue dans un pareil esprit et dictée par un tel égoïsme, ce serait une loi inique et impie. Mais j’espère qu’il en a été autrement, et que la pitié seule a ému le cœur des hommes en cette circonstance. N’interprétons donc pas ainsi le sens de la loi, ce serait la faire haïr à ces malheureux qui ne la comprennent pas encore, et dont plusieurs la repoussent par antipathie personnelle. Montrons-leur, au contraire, que c’est pour le bien de la morale publique, et dans leur intérêt qu’on met fin à leurs habitudes de désordre.

LE MENDIANT.

Je n’ai jamais vécu dans le désordre, et il y en a beaucoup d’autres comme moi à qui l’on n’a rien à reprocher. Je demande la liberté pour ceux-là, je la demande pour moi. Que voulez-vous que je comprenne à votre morale publique, à votre ordre public ? Qui s’est donné jamais la peine de m’enseigner tout cela ? Est-ce que l’on m’a habitué à croire que je faisais partie de la société ? On ne m’a jamais fait ma part de bien-être et d’éducation : on ne se souvient de moi que pour me faire ma part d’esclavage.

L’ADJOINT.

Si vous le laissez dire, il va nous prouver que les pauvres ont autant de droits que les riches. Faites-le taire, monsieur le gendarme, et emmenez-le.

LE CURÉ.

Monsieur l’adjoint, n’allons pas plus loin que la loi, et ne faisons pas de l’ordre public un abus de la force. Il n’y a point de loi parfaite ; il n’en est pas, du moins, qui n’ait, dans l’application et le détail, quelque fâcheuse conséquence. C’est aux hommes de bien à aider à l’accomplissement des lois en apportant quelque adoucissement à leur rudesse. Ayons pitié de ceux qui en souffrent plus particulièrement. Tenez, il y a un arrangement facile à faire, laissez approcher ces paysans qui viennent à nous. Venez ici, mes enfants, mes frères, et dites-moi si vous voulez consentir à ce que je vais vous proposer. Voici le père Va-tout-seul que vous connaissez tous et dont personne ne s’est jamais trouvé importuné.

LES PAYSANS.

Non, le pauvre homme ! un bonhomme, un brave homme, vrai !…

LE CURÉ.

Eh bien, mes amis, il a une grande répugnance pour le dépôt de mendicité. Il est habitué à vous, comme vous l’êtes à lui ; il aime nos campagnes, nos chemins, nos maisons, le clocher de notre village.

UN PAYSAN.

Oui, il est de notre commune, et nous l’avons nourri depuis dix ans sans lui reprocher le pain qu’il mangeait.

LE CURÉ.

C’est pour cela qu’il vous aime et qu’il mourra de chagrin s’il vous quitte.

LES PAYSANS.

Nous n’exigeons pas ça.

LE CURÉ.

Oui, mais la mendicité est interdite aujourd’hui dans notre département, vous le savez bien.

LES PAYSANS.

Il n’a qu’à mendier en cachette.

LE CURÉ, en souriant.

Et vous dites cela devant notre ami le gendarme dont le devoir est de l’empêcher !

UN PAYSAN.

Oh ! nos gendarmes sont de bons enfants ! ce sont des hommes comme nous, et pas plus méchants que d’autres.

LE CURÉ.

C’est parce que nous les estimons que nous ne devons pas les mettre dans une position fausse. Mais ici nous pouvons tout concilier. Notre vieil ami, le père Va-tout-seul, préfère la mort à la réclusion, et, disons le mot, à la règle de vie. Le laisserons-nous mourir de chagrin ?

UN PAYSAN.

Tâchons de l’en dispenser.

LE CURÉ.

Bien dit ! mais il ne faut plus qu’il mendie, ou il mourra en prison, ce qui sera bien pire que le dépôt de mendicité.

UN PAYSAN.

Qu’y faire ?

LE CURÉ.

Quelqu’un de vous veut-il le réclamer et se charger de lui ?

LES PAYSANS.

Aucun de nous ne le peut.

LE CURÉ.

Ni moi non plus, mais ce qu’un seul ne peut, tous ensemble le peuvent. Voyons ! nous voilà ici sept en me comptant. Chacun de nous peut bien se charger de donner le pain et la couchée à ce malheureux un jour par semaine, en attendant que nous en trouvions autant d’autres (et il s’en trouvera plus encore) qui partageront ce soin avec nous, de sorte que notre vieux ne coûtera bientôt plus à chacun que son morceau de pain par quinzaine.

LES PAYSANS.

Eh bien, monsieur le curé, ce sera comme c’était auparavant. Il n’y aura rien de changé. Nous ne demandons pas mieux,

LE CURÉ.

Il y aura cette différence qu’il ne mendiera plus ; nous irons au-devant de ses besoins, c’est-à-dire que nous l’invitons tous dès aujourd’hui à prendre sa nourriture et son repos chez nous.

LES PAYSANS.

Accordé.

LE GENDARME.

Je ne peux pas décider ça tout seul. Qu’en dit l’adjoint ?

L’ADJOINT.

Il faut bien que je dise comme les autres. Je passerais pour un mauvais cœur si j’allais seul à rencontre de tous.

LE GENDARME.

Mais ce sera toujours le délit de mendicité.

LE CURÉ.

Non, nous pourrons témoigner sur l’honneur que notre vieux pauvre est notre convive et notre hôte.

LE GENDARME.

C’est bien subtil, ça, monsieur le curé. Allons, vous en raisonnerez avec les autorités compétentes.

LE CURÉ.

Et quand nous n’en raisonnerions pas, elles fermeraient les yeux. Personne ne veut rendre cette loi féroce et inhumaine.

LE GENDARME.

Il faut donc que je vous laisse mon prisonnier, et que je ferme les yeux aussi, moi ?

LE CURÉ.

Je le réclame au nom de la commune.

LE GENDARME.

Je ne sais pas si c’est légal. Je vais consulter mes chefs ; et, puisqu’il ne veut pas marcher, gardez-le-moi jusqu’à ce que je revienne ; vous m’en répondez, monsieur le curé ?

LE CURÉ.

J’en réponds, et l’adjoint aussi.

VA-TOUT-SEUL.

Va, gendarme, et que Dieu t’accompagne ! Oh ! bénis soient Dieu et les braves gens !

25 décembre 1844.



XI

SUR L’HISTOIRE DE DIX ANS
DE M. LOUIS BLANC


Il n’est pas de tâche plus difficile que celle d’écrire l’histoire ; aussi n’en est-il pas de plus noble ni de plus glorieuse ; aussi n’en est-il pas qui ait été moins comprise et plus rarement accomplie. Les mauvaises passions ou les vieux préjugés, ici l’orgueil nobiliaire, là le fanatisme, ailleurs encore de cupides engouements, ont fait de presque tous les matériaux à l’aide desquels l’histoire reste à construire, de fougueux libelles, de hautaines déclamations ou de lâches panégyriques. Si à côté de ces mauvaises productions on ne peut citer de meilleurs écrits, on les voit en général atténués par une prétention à l’impartialité qui, depuis ces deux derniers siècles surtout, est arborée comme un drapeau par tous ceux qui ont osé toucher à l’histoire. Cette impartialité tant vantée est encore du goût des sceptiques, et nous ne glisserons pas sur un mot qui a pris tant d’importance et qui a donné lieu à une si mauvaise manière de juger et de comprendre, sans nous demander quel est son véritable sens.

Il y a ainsi un certain nombre de mots dont la langue moderne a étrangement abusé, et nous nous sommes souvent préoccupé du désir de les voir rendus à leur véritable acception.

Impartialité est un de ces mots qui ont été profanés et dont une sorte de mauvaise foi publique a détourné le sens à son profit. Tâchons de définir ce que c’est réellement que la véritable impartialité. N’est-ce pas cette droiture de l’âme qui nous empêche de juger sans connaître et de condamner sans entendre ? N’est-ce pas le sentiment humain et honnête que nous éprouvons tous lorsqu’on accuse devant nous un absent sans nous offrir la preuve de ses torts ? N’est-ce pas aussi la sévérité avec laquelle, ses torts avérés, nous le blâmons, fût-il notre parent, notre obligé, notre ami ?

Mais les rapprochements tirés de la vie privée ne suffiraient pas pour cette définition, c’est à la fonction solennelle du juge public qu’il faut remonter pour se faire une juste idée du devoir de l’impartialité. L’impartialité du juge préside à l’instruction des procès et à l’application des sentences ; mais, quand il résulte de l’instruction qu’en face de lui sont placés un innocent et un coupable, le châtiment qu’il inflige à l’un, la réparation qu’il accorde à loutre, prennent le nom de justice, et le juge peut être indigné contre le coupable, ému de compassion pour l’innocent, sans qu’on puisse lui imputer le reproche de partialité ; car le juge doit haïr profondément le mal et respecter souverainement l’innocence ; autrement ce serait un magistrat indigne de sa fonction, et vous ne pourriez jamais vous fier à l’impartialité de son examen.

Qu’entendent-ils donc par impartialité, ceux qui veulent que l’histoire, cette autre Thémis, qui juge en grand les causes générales et qui frappe avec le glaive de l’opinion, se fasse indifférente au bien et au mal ?

Eh quoi ! voici un despote et son esclave, un meurtrier et sa victime. Le juge intègre ne s’en rapportera pas d’abord à de vagues accusations. La clameur publique, l’aspect repoussant du coupable, la plainte de la victime, les mouvements instinctifs de son propre cœur devant l’apparence d’un forfait, ce sont là des préventions terribles que le juge se fait un devoir de repousser jusqu’à ce que la lumière de la certitude se soit faite par le témoignage des hommes et par ^évidence des faits. Voilà en quoi peut et doit consister toute l’impartialité du juge et la vôtre propre, spectateur loyal et judicieux qui assistez à un tel drame et qui sentez instinctivement votre propre conscience intéressée comme solidaire dans les arrêts de la justice humaine.

Mais, quand le crime est avéré, que penseriez-vous du juge qui se voilerait la face en disant : « Je n’accuse ni n’absous personne ? je ne m’intéresse pas au malheur, je ne m’indigne pas à la vue du crime. Je suis indifférent au bien comme au mal. Thémis est aveugle, sourde et immobile après comme avant la certitude. Dans mon impartialité, je mets les parties hors de cause : comme Pilate, je me lave les mains et m’en remets au caprice du peuple. »

Vous sentiriez vos entrailles se révolter contre l’imbécillité ou l’hypocrisie d’un tel jugement ; vous diriez que ce n’est pas un jugement, que c’est un acte d’idiotisme infâme, et vous seriez tenté de faire justice de vos propres mains pour soustraire l’esclave au despote, la victime au meurtrier, la proie au tourmenteur.

Eh bien, dans l’histoire du genre humain, il y a toujours eu des oppresseurs et des opprimés, des assassins et des victimes, des filous et des dupes, des innocents et des coupables.

L’histoire du monde n’est qu’une éternelle redite de ce grand leurre, et de cet immense désastre où l’iniquité triomphe la plupart du temps, où la rémunération providentielle n’apparaît que comme une puissance mystérieuse, toujours voilée au vulgaire, et cependant toujours visible pour le génie de l’historien, toujours devinée tôt ou tard par le noble bon sens du peuple.

Et l’historien, c’est le juge investi de la dure et sublime fonction d’absoudre ou de condamner. Il est l’applicateur de la loi de Dieu, de la suprême justice ; son travail consiste à examiner laborieusement les pièces de ce vaste procès.

S’il n’est qu’un homme médiocre, la vérité ne se lèvera point sur ce labyrinthe de contradictions : il s’y égarera de plus en plus, et on se fatiguera en pure perte à l’y suivre dans les ténèbres. S’il porte une âme perverse, il se passionnera pour le mal ; s’il est un lâche, il restera froid et se parera, comme beaucoup, ont osé le faire, d’une fourbe et honteuse impartialité.

Et le despote et le meurtrier passeront la tête haute à travers un siècle d’impunité criminelle. Et les victimes gémiront en vain, la foule sceptique leur criera : « Que sais-je ! » Parce que le juge prévaricateur se sera lavé les mains, en disant : « Je ne veux pas savoir. »

Oh ! combien ont été crucifiés, combien pendent encore sanglants et défigurés au fatal gibet de l’opinion publique, grâce à l’impartialité de stupides ou de méprisables historiens !

Combien sont restés exposés aux chiens et aux vautours, sans que les hommes osassent se demander si ces cadavres méritaient les gémonies ou le panthéon, faute de juges qui eussent pénétré le mystère des faits, apprécié la justice des causes, et trouvé le courage de dire aux hommes : « Brûlez ce que vous avez adoré, adorez ce que vous avez brûlé. »

C’est qu’il faut un grand courage pour dire cela, et surtout dans une époque de doute, de froideur et de crainte.

Vous allez vous passionner pour le bien, criera-t-on de toutes parts ? donc, vous êtes insensé. L’injustice et le mensonge vous révoltent ? donc, vous êtes un furieux. Le grand et le beau vous ravissent d’enthousiasme ? prenez garde de passer pour un niais !

Et, quand l’historien a fait preuve de courage, ces clameurs tombent. La vérité a une force invincible qui réveille la grande âme de la foule. En France surtout, on adore le courage, en France, le vrai courage moral ne sera jamais vaincu. Mais les intérêts ou les orgueils froissés se retranchent dans le reproche de haine, et murmurent dans un coin : « Ceci est de la violence, de la déclamation, de la partialité ! »

En effet, c’est être partial, n’est-ce pas, que de prendre parti pour celui qu’on maltraite et qu’on dépouille injustement ?

C’est être violent que d’exprimer sa haine contre la ruse abjecte et la cupidité féroce. Ajoutez encore que c’est être bien mal élevé que de troubler le repos du meurtrier et de ne pas respecter le butin du larron.

Il serait bien vrai de dire que, faute de patience dans l’examen des faits, et grâce à des passions souvent sincères mais toujours aveugles, les grandes causes dont l’histoire est pleine ont été mal jugées, jugées depuis cinquante ans surtout avec une effroyable partialité. Nous pouvons interroger, nous avons encore sous les yeux les libelles de la Restauration contre la veille et le lendemain du pouvoir de la Restauration. Qu’y voyons-nous ? à chaque page, des vanteries d’impartialité, et c’est mauvais signe.

L’impartialité véritable ne se promet ni ne se proclame. C’est une vertu de cabinet. Quand le livre de l’historien sort du laboratoire, il n’est plus question pour l’historien d’examiner les faits, il s’agit de les présenter tels qu’ils sont sortis d’une recherche approfondie, de les juger, et de prononcer pour la postérité des sentences de vie et de mort.

Quant à se vanter de n’avoir falsifié ni anéanti les documents où il a puisé, quel est donc l’homme au nom souillé qui croirait devoir en parler au public comme d’un acte de courage et de vertu ?

Pourtant, voici un livre qui ne se pique pas de cette impartialité honteusement négative, et qui a passé sans encombre à travers une législation ombrageuse et des accusés tout-puissants. Ce livre n’a donné lieu à aucune persécution, et une bienveillance universelle l’a accueilli.

Quoi de plus épineux pourtant que d’écrire l’histoire contemporaine, de raconter les actions et de faire portrait des hommes vivants ? Jusqu’ici, on n’a obtenu, en traitant cette question brûlante, que des succès de scandale, et voilà que celui-ci est un succès d’enthousiasme, que l’auteur a éveillé de toutes parts d’ardentes sympathies, et que tes hommes pour lesquels il a été le plus sévère n’ont pas eu à lui adresser un reproche ni une réclamation.

Aucun démenti, aucun procès, aucun duel, aucune polémique enflammée n’a terni l’éclat de ce pur triomphe. C’est vraiment un tour de force, diront les gens qui croient se connaître en habileté. C’est le plus honorable des succès, disent ceux qui se connaissent en loyauté et en dignité. Mais d’où vient donc ce miracle, et comment un tout jeune-homme, qui raille et dédaigne avec feu les arcanes de la science diplomatique, a-t-il été, par la force même de sa conscience et de son courage, plus habile que tous ceux qu’il a démasqués ? C’est qu’apparemment son livre, quoique hardi et passionné, est empreint de la véritable impartialité. C’est qu’il y a en effet une qualité incontestable qui porte ce nom et qui réside dans les âmes élevées.

Et pourquoi cette qualité dont tous se vantent est-elle si rare chez les historiens ? d’où vient qu’elle est si difficile et si estimable ? c’est que, lorsque l’homme de bien tient dans sa main les preuves du crime, il lui devient difficile de prononcer sans amertume et sans passion. Cette passion est d’autant plus forte que l’historien se sent plus douloureusement indigné, plus généreusement ému. Et c’est alors qu’il est obligé de se faire violence pour vaincre ses dégoûts et pour chercher dans la conscience des coupables les motifs secrets qui peuvent, sinon justifier, du moins atténuer par la pitié l’étendue de leurs fautes. Dans leur vie privée, dans leur éducation première, dans leur entourage, il y a toujours des causes qui expliquent l’égarement de leur âme et de leur esprit ; la fatalité semble les enlacer de liens terribles ; et, dans la pratique même du mal, cette invincible fatalité pousse l’homme fourvoyé d’un premier abîme à une suite d’abîmes toujours plus profonds. C’est là que le philosophe hésite, consterné devant-ces lois du châtiment providentiel, et que, poussé par le cri de son cœur à plaindre la misère humaine, il voudrait pouvoir épargner ceux qu’il a démasqués, et gémir sur la condamnation qu’il va porter lui-même.

C’est pourquoi le ton de l’historien philosophe quelque brûlante que soit sa noble colère, ne sera jamais celui de la haine. C’est pourquoi jamais il ne se plaira à marquer au front le coupable. Il le fera, tel est son devoir, telle est sa mission ; mais c’est un devoir triste, c’est une mission de douleur, et il sent gravement, noblement, toute l’amertume attachée à son rôle de justicier.

Ce profond sentiment de pitié qui se mêle au mépris le mieux fondé des actes iniques et des personnes méchantes, cette sorte de religieuse douleur à accomplir sa tache, est ce qui nous a frappé dans l’œuvre de M. Louis Blanc, avant même l’éclat d’un talent auquel il est impossible de ne pas rendre hommage. Nous nous croyons presque dispensé de louer ce talent tant il est incontestable, tant son prestige est irrésistible. À qui l’apprendrions-nous, maintenant que ce livre est dans toutes les mains ? rare privilège à coup sûr que d’être à la fois au plus haut degré écrivain brillant et sérieux, clair et profond, artiste puissant et puissant logicien ! mais ces éminentes qualités qui sont la condition d’un succès d’élite, comme d’un succès populaire, et qui l’ont à juste droit conquis, sont couronnées à nos yeux par des qualités plus rares et plus précieuses encore. Les brûlantes convictions, l’émotion d’un cœur généreux, l’amour enthousiaste de la vérité, voilà bien ce qui a donné la vie à ce talent de premier ordre. N’était-ce pas assez ? non, ce n’eût pas été encore assez pour écrire, un tel livre, et la gloire de l’historien est à plus haut prix.

L’histoire s’élabore de siècle en siècle à l’aide de matériaux divers, plus ou moins purs, plus ou moins grossiers. La plupart de ces matériaux n’ont d’autre mérite intrinsèque que celui de la pierre et du métal employés dans les constructions ; mais ce n’en est pas moins une valeur réelle, et tous ces éléments se régularisent sous la main puissante de l’historien appelé à créer un monument. Ils se transforment sous le souffle de son intelligence, sagacité ou génie. Dans cette œuvre toute morale et philosophique, l’architecte est secondé par un rare bonheur attaché à la nature même de son sujet. C’est que les plus méchants matériaux sont parfois les plus utiles, c’est que réellement rien n’est insignifiant et nul pour l’historien qui sent et porte en lui la lumière. La vérité n’est jamais plus éclatante pour lui que dans ces pages où il surprend de flagrants mensonges. Quelle instruction ne renferme pas les plus infâmes libelles ! Combien de grands noms, combien de grandes idées, ne sont venus à nous qu’à travers des sentences de mort et d’infamie prononcées arbitrairement sur eux ! Combien les passions mauvaises et fanatiques n’ont-elles pas pris soin de se révéler elles-mêmes dans leurs fougueuses déclamations, dans leurs féroces calomnies ! Combien de martyrs de l’opinion n’ont-ils pas été réhabilités seulement par la martyre de la persécution ? La plume qui diffame et injurie l’innocence proclame la vérité sans le vouloir. Elle signe en traits de feu qu’elle a menti. On pourrait répondre à ceux qui dressèrent des gibets et des bûchers pour détruire la liberté de l’homme : « Dis-moi comment tu parles de tes victimes et je te dirai ce qu’elles ont mérité ; fais-moi voir comment tu écris et je te dirai qui tu es. »

Mais, pour que tous les documents, même les plus mensongers, éclairent à ce point la conscience de l’historien, il ne faut pas seulement que cet historien soit homme de sens et homme de bien à un degré ordinaire. La logique est parfois au service de vues étroites, et on peut fort bien raisonner tout en comprenant médiocrement. Il faut une doctrine, une philosophie au véritable historien ; si sa religion a peu d’élévation et de portée, son œuvre sera comme sa religion, et, quel que soit son talent, il ne jettera qu’un éclat éphémère. Se mettre au point de vue du présent matériel, expliquer des faits pour le seul plaisir d’en dévoiler le mystérieux mécanisme à l’œil des curieux, se renfermer dans une vulgaire tolérance des faits accomplis sans en chercher dans l’avenir l’immense portée et l’immortel retentissement, ce n’est pas comprendre l’histoire, car il n’est pas un seul instant dans la vie de l’humanité qui n’influe à jamais, soit en bien soit en mal, sur l’éternelle existence de l’humanité. Voyez donc quel homme supérieur il faut être pour embrasser la vie entière du genre humain dans le sentiment de quelques heures de son existence. Et vous comprendrez pourquoi, avec tant de matériaux pour écrire l’histoire, l’humanité a encore eu si peu d’historiens.

Oh ! qui pourrait seulement comprendre le mystère de sa propre vie serait déjà bien fort sur l’histoire du monde. En vain la mémoire nous représente jour par jour nos émotions les plus intimes, nos actions les plus secrètes. Qu’est-ce que cela nous apprend, si nous ne nous rendons pas compte de la cause et des fins de notre existence ? Il y a des personnes possédées de l’étrange et puérile manie d’écrire jour par jour, presque heure par heure les petits événements qui les occupent personnellement. J’ai connu un vieillard qui avait ainsi enregistré ses moindres actes pendant cinquante ans. C’était un vain amas de papiers où lui-même ne distinguait plus rien, et il est mort, ayant su moins que personne pourquoi et comment il avait vécu ; une seule pensée sérieuse eût plus appris de lui aux autres et à lui-même que les cent volumes de mémoires que ses héritiers livrèrent aux flammes, comme on détruit les pièces inutiles d’une machine mal construite et qui n’a jamais pu fonctionner. Combien de résumés historiques n’ont pas d’autre valeur !

Oh oui ! pour écrire dignement l’histoire, il faut une grande lumière, et, dût cette assertion faire l’effet d’un paradoxe, je dirai qu’il faut là plus d’inspiration encore, que de savoir, plus de synthèse que d’analyse, plus de religion philosophique éclairant l’âme émue et attentive à quelque chose qui ne vient que d’en haut, qu’il ne faut d’érudition et d’examen minutieux plongeant dans les affaires d’ici-bas. Vous aurez beau labourer et manier cette terre couverte de semences et de débris, vous ne me ferez pas comprendre ce qui germe et ce qui meurt à sa surface, si vous ne faites passer de votre âme dans la mienne le sentiment des lois divines qui président à la vie du grain de mil comme à celle des empires.

Vous donc, jeune historien, qui venez de faire repasser à chacun de nous les émotions et le but de sa propre existence en nous retraçant la vie des nations pendant dix ans, avez-vous rempli votre mission, nous avez-vous éclairé en nous agitant, avez-vous jeté votre œuvre au seuil de l’avenir pour qu’elle y trace un sillon qui ne sera point abandonné ?

Vous nous avez dit pourquoi notre gloire et le génie de Napoléon avaient été frappés de la foudre. Beaucoup nous avaient dit jusqu’ici que le coup était parti du ciel. Mais le ciel ne frappe pas au hasard, et vous nous avez montré l’abîme qui s’était creusé sous les pieds du colosse. Ici le rôle du ciel s’explique, et l’humanité tire d’elle-même un autre enseignement que celui d’une aveugle destinée. Vous nous avez dit pourquoi la Restauration nous avait comblés, et pourquoi, depuis, nous avons été corrompus et avilis. Beaucoup nous disent que c’est pour le mieux, et que la sécurité est au bout de ces honteux sacrifices. Mais la peur est un étrange gage de la force, et vous nous montrez sur quel abîme nous nous sommes endormis. Ici la voix du ciel se fait entendre, et l’humanité en peut tirer un autre renseignement que celui d’une stupide résignation. Vous nous avez dit ce qui avait manqué à notre passé, ce qui manque à notre présent, et nous voyons bien par là ce que nous devons demander à l’avenir. Nul historien n’a encore été aussi hardi que vous, et pourtant cette société qui a fléchi Sous le joug de la peur ne nous parait plus aussi redoutable à ébranler. Vous nous montrez que nous avons des armes qu’on ne peut ni prohiber ni détruire : la pensée, la foi, l’amour de l’égalité. Vous avez écrit l’histoire des puissants et celle du peuple. Tous ont compris, n’en doutez pas ; et si ceux-là vous craignent, celui-ci vous entend et se sent frissonner sous votre souffle généreux. Poursuivez votre carrière, rien de tout ceci ne sera perdu. C’est le plus grand éloge, c’est le plus vif remerciement que nous puissions vous adresser.

Il y a en vous deux hommes qui se complètent l’un l’autre : l’homme de la politique, qui peut chercher dans le domaine du présent des applications hardies et ingénieuses de ses principes. Mais cet homme politique n’est pas seul ; il est inspiré par le philosophe qui voit loin dans l’avenir, parce qu’un ensemble de doctrines l’éclairé, parce que tous les points fondamentaux du nouveau contrat social, formulés dans son cœur et dans sa pensée, lui donnent l’intelligence des choses passées et présentes. Sans cela, vous ne seriez qu’un homme habile, respectable encore par de nobles instincts, puissant par l’éclat d’un talent admirable ; mais, pour ma part, je ne suis pas courbé devant les privilèges de l’intelligence à ce point que je veuille la dispenser d’un seul de ses devoirs. Et vos devoirs, à vous, sont immenses, puisque vous avez reçu le don de comprendre et de raconter la vie du genre humain aux hommes de votre temps. Vous ne pourriez donc pas vous arrêter à une calme contemplation de ce passé plein de désastres, et de ce présent gros de mystères. Vous l’avez senti, et chacune de vos pages, chacune des expressions qui vous échappent pour flétrir ou consoler, nous révèlent à quel point vous êtes pénétré d’une vérité supérieure à celles qu’il vous convient d’énoncer maintenant. Cet idéal, se conservant et se développant sans cesse dans les profondeurs de votre âme, éclairera notre conscience d’un feu intérieur dont le rayonnement se fera sentir dans les moindres actes de votre vie pratique, quelle que soit la direction de vos travaux et le cadre de votre activité. Ô jeunesse d’une âme pénétrée et croyante, puissiez-vous communiquer ce feu qui vous anime à la jeunesse de votre pays, à l’avenir du monde !

15 janvier 1845.



HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE
Par M. LOUIS BLANC[8].




I


Le voici enfin devant nous, ce grand fait si diversement compris, ce fait capital dans l’histoire de l’humanité, la plus grande page de l’histoire peut-être, la révolution française !

Les vieillards qui perdent la mémoire ne la perdent que relativement ; les détails de leur jeunesse, de leur enfance même, se retracent volontiers à leur souvenir : ils ne peuvent se rendre compte de ce qu’ils ont fait la veille.

Il en est ainsi de l’humanité : le temps de son existence qu’elle connaît et juge le moins, c’est celui qu’elle vient de traverser immédiatement. Sur son premier âge, quand elle n’a pas de documents satisfaisants, elle en forge ; elle accepte la poésie des temps fabuleux, elle en creuse les symboles ; des savants entassent des montagnes de commentaires sur des montagnes d’incertitudes. Les premiers grands événements qui se dessinent avec netteté sont l’objet d’un culte classique, d’études consacrées.

L’enfant suit la même route que le genre humain : il apprend, dès qu’il peut apprendre quelque chose, l’histoire des anciennes républiques et des antiques monarchies. Il passera dix ans de sa vie, tout au moins, à connaître la vie des Grecs et des Romains, mais l’histoire des Français, mais sa propre histoire, quand la connaîtra-t-il ?

Il y a un fait certain et consacré dans le régime officiel des écoles, c’est que, après Louis XIV, on ferme le livre de l’histoire. Il y a à cela une bonne raison : c’est que ce qu’on enseigne officiellement comme l’histoire du passé est un leurre, la plupart du temps, et qu’il serait bien dangereux de montrer des conséquences vraies après avoir donné des prémisses menteuses.

Mais cet habile système est vain ; il est maladroit, comme toutes les habiletés de mauvaise foi. La lumière veut être, elle sera, elle est ; La loi naturelle qui fait qu’au lendemain de l’action, la mémoire des hommes s’obscurcit et se remplit de nuages comme celle des vieillards, cette loi même qui semble fatale, ne saurait prévaloir contre le besoin de vérité qui déchire l’épaisseur des ténèbres. La bataille a été livrée. Les combattante sont épuisés de fatigue ; ils quittent l’arène enveloppés de poussière et de fumée ; ils cherchent le repos dans une sorte d’oubli ; trop d’émotions, d’ailleurs, se sont produites en eux pour qu’ils soient juges du fait accompli. Mais le fait subsiste. Le sol est couvert de sang et de débris ; il faudra bien revenir demain pour recueillir les dépouilles et ensevelir les morts. Alors chacun rassemblera ses souvenirs, chacun dira ce qu’il a fait, ce qu’il a vu ; les récits contradictoires se croiseront dans une nouvelle mêlée des esprits, aussi ardente, aussi confuse que celle des armes. Des préjugés naîtront, des calomnies se répandront : l’un dira trop, l’autre trop peu. Mais encore un jour, et le vent balayera les vapeurs, la soleil éclairera la scène, l’histoire viendra, et le fait revivra tout entier. Les morts eux-mêmes ressusciteront pour se confesser ou se justifier. Les ossements glorieux foulés aux pieds seront portés dans les temples, qui, à leur tour, rendront au vent, des cendres consacrées par l’idolâtrie. Telle est l’auguste mission de l’histoire. Quiconque porte la main au burin sacré doit frissonner d’enthousiasme et d’épouvante.

De tous les faits qui ont soulevé des tourbillons de poussière, à rendre aveugles les témoins les plus lucides, des concerts d’imprécations à rendre sourds les auditeurs les plus recueillis, il ne s’en est jamais produit de comparable à celui de notre révolution. Quel choc immense que celui d’une société qui s’écroule ! Quel affreux pêle-mêle de débris ! Combien de victimes précipitées les unes sur les autres et mêlant leur sang au fond de l’abîme !

Et pourtant une bataille, un combat véritable, auquel tout à l’heure je comparais ce combat de la société, présente un ensemble bientôt saisi, un résultat facile à définir, malgré la diversité infinie des combinaisons et l’imprévu des événements. C’est que là, si c’est pour une idée qu’on a tiré le canon et fait marcher des hommes, cette idée est une. Elle se présente toute résumée, toute acceptée ; elle est déjà incarnée dans le fait. Dans une crise sociale comme la Révolution, l’idée est multiple, elle prend tous les aspects, toutes les nuances, elle s’incarne sous autant de formes qu’il y a de rôles à jouer et de coups à porter.

Il ne s’agira donc pas seulement, pour que l’histoire devienne possible, de recueillir des faits et de dresser des enquêtes. Il s’agira de dégager les idées, de les connaître, de les saisir, de les faire sortir du chaos de l’interprétation, et, pour que le rôle de chaque idée soit assigné à son véritable représentant, il faut que la génération qui accomplira ce travail soit elle-même en rapport direct avec les idées dont ces événements furent l’expression.

L’homme qui sentira le plus intimement le génie qui préside à de telles révolutions sera donc celui qui les racontera le mieux. Il devinera au besoin la nature d’un fait douteux, s’il en comprend bien la cause et la portée, car l’histoire n’est pas seulement un récit, c’est un arrêt, et ce ne sont pas les témoins qu’on prend pour juges dans les décisions qui intéressent l’honneur et la vie des hommes. Les témoins ne rendent pas la justice, ils la servent.

La Révolution a produit tant d’écrits et laissé tant de documents, qu’il faut déjà presque toute la vie d’un homme pour les connaître tous. Et, si cet homme les lisait sans croyance ou sans passion, son discernement ne^lui servirait absolument à rien ; car jamais tant d’émotion n’a soulevé tant d’erreurs, de trouble et de ressentiment dans la conscience des partis. Il faut donc croire à quelque chose d’absolument faux ou d’absolument vrai pour condamner ou pour admirer notre révolution. Hors de là, il n’y a que le doute pour solution à l’examen, et je demande si le doute peut jamais être une solution. C’est pourtant celle qui se présente à notre génération de sceptiques, et cette génération méritera d’être signalée, à son tour, dans l’histoire, comme ayant tenté d’accomplir un prodige, celui de vivre sans savoir pourquoi, et de vivre en paix là-dessus.

Mais cela est à jamais interdit à l’homme, il faut le croire, puisque la pensée qui gouverne officiellement l’époque actuelle et la France en particulier, a épuisé tout son art et fait en ce sens tout le mal possible, sans pouvoir consommer le grand œuvre de notre imbécillité.

Voilà donc qu’en dépit de tout, en dépit des funestes influences qui pèsent sur nous, en dépit de notre propre apathie, en dépit de l’amour de la paix à tout prix que cette génération aurait bien voulu conclure avec sa conscience, l’âme du public se réveille sur tous les points à la fois et se prend à regarder dans ce beau passé de la veille, qui déjà lui apparaît comme un rêve, comme un poème des temps héroïques. De généreux esprits, animés eux-mêmes par ce symptôme de résurrection morale, qui ne vient jamais aux individus que sous l’influence du frémissement de tous ; des esprits placés, il faut le remarquer, à des points de vue non identiques, se prennent à raconter la Révolution, chacun à sa manière. Et remarquez encore que, malgré les nuances, tous se confondent dans un sentiment d’admiration vive et d’attendrissement profond. Et la foule frémit à ces récits ; elle quitte la lecture du roman, cette histoire de fantaisie, qui suffirait hier à sa nonchalance ; elle dévore ces pages de la vie réelle ; elle a du temps, de la reconnaissance, du succès à donner à toutes ces publications. L’immobilité sociale n’est plus qu’une apparence. Les cœurs sont émus, lés imaginations s’enflamment ; heureux présage ! La France se tâte le cœur, et s’aperçoit que la vie n’est pas éteinte. L’humanité, en se retrempant dans la cendre féconde de ses pères, communie avec sa propre substance, et la communion, c’est le symbole de la vie renouvelée.

Ce serait ici le lieu d’analyser ces différentes publications si importantes, si respectables, à l’heure qu’il est. Mais ce travail aurait une étendue que ne comporte pas cet article. J’aimerais mieux n’en pas parler du tout que d’en parler trop peu. Les Girondins de M. de Lamartine, le premier volume de M. Michelet, voilà un contraste bien frappant à signaler ; celui-ci rapide, brusque, ému, palpitant, comme le récit d’un messager hors d’haleine ; celui-là éloquent, abondant, soigné, coloré comme une œuvre d’art ; les Sympathies de chacun s’emparent d’ailleurs des types et des faits que la nature de leur talent et la couleur de leurs pensées ramènent à la surface du flot ; tout deux sincères, tout deux, pénétrés et pénétrants, tout deux travaillant au même œuvre, celui d’émouvoir et d’entraîner les esprits avec lesquels chacun d’eux est le plus naturellement en rapport.

Mais je m’abstiens, car, il y aurait à faire ici l’histoire de l’histoire, et des mains plus puissantes que la mienne la feront un jour. Nobles esprits, continuez votre œuvre, et n’oubliez pas qu’en touchant à l’histoire, vous allez, vous aussi, y prendre place pour les générations à venir.

L’ouvrage que noua avons sous les yeux à cette heure est celui de M. Louis Blanc, ce jeune homme qui s’est déjà placé au premier rang des écrivains sérieux, en nous, racontant, pour ainsi dire, notre vie présente dans son Histoire de dix ans. Faire agir et parler les vivants d’aujourd’hui avec tant de convenance et d’autorité, c’était résoudre un problème délicat ; se prendre corps à corps avec les vivants d’hier, présente aujourd’hui une autre grande difficulté. Il ne s’agit plus de pénétrer au cœur de faits palpitants sous la main, il faut remonter à l’origine des idées, faire la sainte, et glorieuse généalogie de la dévolution, embrasser d’un coup d’œil rapide et sûr l’histoire des principes, le développement du progrès dans l’humanité.

Quand cet esprit logique et consciencieux aborda son sujet, il fui à la fois ravi et épouvanté de l’enchaînement des conséquences rigoureuses qui se présentaient à lui. De la veille de la Révolution partait une série de causes antérieures qui allait s’enfonçant dans la nuit des siècles et se perdant aux origines mêmes de l’humanité. Un moment il dut se sentir comme contraint de prendre l’histoire du principe d’égalité aux symboles de la Genèse, pour l’amener, comme un germe toujours actif, souterrain, indestructible, immortel, jusqu’à son éclosion impétueuse en 93. Forcé de se resserrer dans une limite saisissable aux préoccupations du monde actuel, il traça une formule, divisa son plan en trois parties, et ne put se dispenser de rétrograder au moins jusqu’aux préliminaires du protestantisme, pour expliquer, en partie, le mouvement continu qui porta dans ses flancs notre étonnante révolution.

Étonnante en effet, si on la prend comme un fait isolé ; étonnante encore, si on l’attribue seulement aux écrivains du xviiie siècle ; étonnante enfin, si elle n’a pas ses racines dans le cœur du premier homme.

Mais le siècle impatient et pressé est là, demandant des livres qu’il ait le temps de lire et qu’il ne donne pas volontiers aux écrivains le temps de faire. M. Louis Blanc, pour résoudre les problèmes de la Convention a le courage de rétrograder jusqu’au concile de Constance, sans toutefois placer d’une manière, absolue l’origine des doctrines de Robespierre et de Saint-Just dans les protestations de Jean Huss et de Jérôme de Prague. Cet absolu est impossible, et vouloir saisir l’origine précise et isolée d’un fait moral dans le passé des hommes, serait nier le principe de solidarité qui relie entre elles toutes les phases de la pentsée, tous les germes de l’action. L’Histoire ne commence et ne finit nulle part : tel est le premier mot que trace M. Louis Blanc au début de son livre.

C’était déjà beaucoup que d’embrasser et de résumer clairement dans un premier volume cette période historique qui rattache le xve siècle au xviii- siècle. Ce tableau rapide et coloré a une grande profondeur et sert de base solide au drame révolutionnaire. Après Jean Huss, Luther et Calvin, représentent dans son plan l’individualisme travaillant à l’œuvre d’affranchissement religieux. Dans la politique et dans la philosophie, l’historien nous trace et le côté incomplet et le côté providentiel des doctrines de la Boëtie, de Montaigne et du milieu de rénovation qu’ils traversent. Henri IV résume la lutte et consacre le triomphe du protestantisme passé dans les mœurs par l’adoption du principe de tolérance.

Le second livre est l’histoire de la bourgeoisie aux prises avec la royauté, depuis les communes jusqu’à la Régence. C’est toujours l’individualisme luttant contre l’antique principe d’autorité.

Enfin l’histoire du xviiie siècle nous montre dans la politique, dans la religion, dans la philosophie, dans la littérature, dans les mœurs, la Révolution, accomplie d’intention, prête à éclater de fait.

Le second volume commence aux derniers moments des philosophes et finit aux derniers moments de l’aristocratie privilégiée. C’est Voltaire et Jean-Jacques mourant à trois mois de distance ; c’est la noblesse et le clergé s’immolant d’inspiration dans la nuit du 4 août. Ainsi dix ans suffisent à consommer l’œuvre amenée à son développement intellectuel par Rousseau et par Voltaire. Quand les fruits sont mûrs, ils tombent vite. On dirait même qu’ils se précipitent d’eux-mêmes vers la terre, foyer d’attraction.

Il est difficile de traiter avec plus de précision et de clarté l’histoire des idées que ne l’a fait M. Louis Blanc, avant d’entrer dans celle des faits. Cette histoire des idées, si absolument nécessaire, il était mal aisé de l’étendre suffisamment sans rebuter beaucoup d’esprits antipathiques au travail des idées. Nous voulons dire, en toute froideur de jugement, que, sous ce rapport, son étude est excellente. Rendre saisissables aux organisations les plus récalcitrantes aux chiffres les questions de finance, et embrasser en quelques pages tout le système de Law entre autres, ce n’est pas un petit mérite. Cette difficulté va même s’expliquer quand on voit l’auteur chercher les idées sous les chiffres et découvrir la philosophie du fait. Ces chiffres s’animent alors et perdent leur aride insensibilité. C’est la vie des hommes qu’ils représentent, ce ne sont plus des sacs d’écus. C’est le pain des familles, les cris de l’enfant, les larmes de la mère. C’est le bien-être, c’est la liberté, c’est l’éducation du genre humain dont le principe se lève et s’agite, sous ces rigides questions d’économie, de crédit et d’opération. Colbert, Turgot, Necker, ne sont plus des abstractions pour les ignorants, quand on sait présenter ainsi les causes, les effets et le but de l’œuvre qu’ils, ont accomplie ou tenté ou manqué d’accomplir.

Quant au travail des philosophes, l’immense cohue des idées du xviiie siècle avait encore besoin d’être résumée en traits clairs et saillants, avant d’aboutir à la Révolution. L’auteur l’a fait avec une admirable limpidité, et nulle part je n’ai mieux compris la lutte de Jean-Jaques Rousseau contre son siècle et pour son siècle. La confusion de l’Encyclopédie se classe et s’explique. La mission de toutes les intelligences de cette époque, depuis les plus brillantes jusques aux plus incertaines, se révèle et se coordonne. Les mystères de la maçonnerie, l’œuvre des autres sociétés secrètes qui en étendirent et en modifièrent le puissant réseau, la part de mysticisme et celle d’incrédulité qui luttèrent là pour la même cause, parfois avec les mêmes armes, tous ces éléments du chaos qui s’agitèrent pour donner passage à la lumière, jusqu’aux grandes et trop profondes énigmes de Saint-Martin, jusqu’aux prodiges de Mesmer et de Cagliostro, jusqu’aux formules du merveilleux et aux symboles de la magie ; tout s’éclaire et retrouve sa place importante, sa part d’activité dans l’histoire sous l’habile investigation de M. Louis Blanc ; et ces parties de son récit, qui menaçaient d’être arides ou obscures, sont pleines de couleur et d’intérêt.

Mais nous voici en pleine révolution. Vienne la suite, nous l’attendons avec impatience : toutes les difficultés d’un pareil travail ne sont pas encore vaincues. C’est au cœur de la tragédie qu’il nous faut entrer. Nous la connaissons, cette tragédie sanglante, où le sombre génie de Shakespeare semble avoir passé. Mais, comme Shakespeare nous fait entrer dans les replis du cœur humain au sein même de l’action, et n’arme pas le bras de ses personnages sans faire parler leur conscience ou leur passion, il faudra tout à l’heure que l’historien nous dévoile le mystère de ces âmes éprises de l’amour de l’humanité, fanatiques terribles qui parurent disposer froidement de la vie et de la liberté de leurs frères. La solution courageuse du problème n’est pas douteuse pour nous. Voici une page admirable qui nous révèle l’intelligence et le cœur de l’écrivain :

« Mais quelle est cette Assemblée qui se forme dans l’orage ? Les hommes qui la composent représentent toutes les forces et tous les intérêts de l’humanité, ses ressentiments, ses douleurs, ses espérances. Que veulent-ils ? Venger le monde et le refaire… Alors éclate leur puissant délire. À la lueur des châteaux incendiés, au bruit du tocsin des hôtels de ville, au bruit du canon ennemi qui a passé la frontière et qui approche, pendant qu’une multitude furieuse entoure l’Assemblée, agitant des piques et hurlant aux portes, eux, calmes et violents, ils se préparent à écraser tout. Et les voilà qui délibèrent dans le mugissement du peuple. Leur secret pour sauver la France est de la croire sublime et de lui dire · · · · ·

» Et ne leur dites pas qu’ils auront leur tour : ils le savent. Ne les menacez pas de l’anathème des races futures : par un dévouement sans exemple et sans égal, ils ont mis au nombre de leurs sacrifices leur nom voué, s’il le faut, à une infamie éternelle. Invincibles à la peur, supérieurs au remords, qu’invoquent-ils pour s’absoudre ? leur foi, leur politique profonde, et cette loi de la nature, « qui veut que l’homme pleure en naissant ». Mais, sur le point d’apaiser la Révolution pour la conduire, ils tombent vaincus, sanglants et insultés, ils tombent, et ils emportent cette gloire, cette douleur, que leur mort ajourne l’affranchissement de la terre.

» Quel spectacle ! quels enseignements ! Oui, au souvenir de ces vivantes luttes de la pensée, qui eurent le bonheur des hommes pour objet final, l’échafaud pour instrument, les places publiques pour théâtre, et pour témoin le monde épouvanté ; au moment de réveiller de leur commun sommeil, pour les replacer face à face au bord du gouffre qui les attira tous, maître et sujets, nobles, prêtres, plébéiens, sacrificateurs et victimes ; au moment de vous évoquer afin qu’on vous juge, ombres chères ou condamnées, tragiques fantômes, héros d’une épopée incomparable, j’ai peine, je l’avoue, à commander à mon émotion et je me sens le cœur plein de respect et d’effroi. »

C’est ici la cas de dire que la véritable éloquence part du cœur. Mais cet ouvrage n’est pas seulement un modèle de style, qualité bien précieuse dans un temps où la langue est si maltraitée, style jeune pourtant, rapide et coloré, et où l’on aime à trouver le cachet de l’époque dans ce qu’elle a de bon et de progressif ; cet ouvrage est un véritable livre d’histoire, il est éclairé d’en haut par des idées grandes et vraies, gouverné et enflammé par une logique passionnée qui est comme l’esprit même de la Révolution, contenu et adouci par un grand sentiment de délicatesse. Car, pour ne citer que les qualités secondaires d’un ouvrage qui, grâce à sa haute portée, pourrait se passer de certaines convenances, on peut dire qu’il y a du goût même dans la passion qui souffle à travers ce récit, et c’est ce qui lui donne un caractère éminemment français. Le malheur, la faiblesse, l’erreur, un roi sans lumières, une reine entraînée par la jeunesse ou par le désespoir, la loyauté mal éclairée de certains hommes, les égarements du génie sans principes, tout ce qui peut chercher son excuse dans l’ignorance, dans la souffrance, dans le délire ou dans la fatalité, est traité par l’écrivain avec cette indulgence généreuse qui ne manque jamais aux esprits justes. La conscience des principes, plus elle est inflexible, plus elle autorise la pitié délicate qu’on doit aux personnes.

Et n’est-ce point là la véritable justice ? N’est-ce point celle que nous invoquons tous quand nous nous tournons vers Dieu pour lui demander la connaissance de la vérité et le secours de notre faiblesse. Quiconque porte en soi un sentiment religieux doit désirer avec ardeur de voir flétrir le vice et condamner le crime en ce monde ; mais, en même temps, il doit se sentir disposé dans son âme à être l’avocat, devant Dieu et devant les hommes, de tout être égaré qui succombe. Il n’est point de véritable équité sans compassion. Justice, mon Dieu ! contre la puissance du mal ! Pitié pour ceux qui n’ont pas la conscience du mal qu’ils commettent ! Telles doivent être l’aspiration et l’inspiration de l’historien. Que la rigueur des circonstances oblige parfois l’homme d’action à confondre dans le même châtiment et le principe du mal et l’individu qui le représente, ç’a été jusqu’ici la loi des sociétés, loi barbare, il est vrai, mais au-dessus de laquelle il n’a pas été possible apparemment de s’élever, surtout dans les temps de crise. Mais l’historien qui parle à la postérité dispose une seconde fois du sort des hommes absous ou condamnés dans le passé. Notre mémoire est plus durable, plus importante et plus précieuse que notre vie, et, quand il s’agit de la flétrir ou de la réhabiliter, le juge s’élevant au-dessus des lois humaines, au-dessus des nécessités immédiates et même des passions légitimes, doit servir d’avocat à tous les accusés, de confesseur à tous les condamnés.

Ces réflexions nous sont inspirées par la lecture du livre de M. Louis Blanc. Partout nous y sentons le feu de la conviction, l’enthousiasme de la foi, nulle part le mépris de l’humanité, nulle part les haines de l’esprit de parti, nulle part l’insensibilité du fanatisme aveugle. Et on sent aussi à chaque page que ce n’est point là un effort d’habileté, un travail d’artiste : c’est comme un instinct de grandeur qui fortifie l’âme du lecteur sans jamais l’endurcir. Au-dessus de toute cette passion qu’on retrouve bouillonnante en soi-même, au récit de tels événements, il se fait un certain calme dans les hautes régions de l’esprit, et on s’aperçoit qu’on a pu descendre dans ces abîmes sans en rapporter le vertige et l’épouvante.

Se retracer, jour par jour, heure par heure, cette tempête où l’âme humaine, frémissante d’horreur et de sainte colère, chercha la vérité dans un océan de larmes et de sang ; traverser tout ce sang, toutes ces larmes, toute cette fange, car la fange aussi fut soulevée sous les pieds des combattants ; affronter d’effroyables apparitions, passer sous l’échafaud hideux, voir des têtes qui s’élèvent au bout des piques et se promènent au-dessus de la foule exaspérée ; rencontrer la charrette fatale qui entasse les victimes pêle-mêle ; avoir eu des parents emportés ou meurtris par ces orages ; sentir jusqu’à la moelle des os le frisson que la génération d’hier lègue à celle d’aujourd’hui comme un contre-coup de ses immortelles souffrances ; revoir et ressentir tout cela, et pourtant se retrouver plus fort, plus convaincu, plus calme, plus humain après la contemplation émouvante de pareils tableaux, c’est le plus grand éloge que mon cœur puisse adresser à celui qui vient de les mettre sous mes yeux.

Novembre 1847.


II

C’est en 1847 que nous écrivions les lignes qui précèdent. Dix-huit années riches d’enseignements, terribles d’évidence, se sont écoulées depuis que nous signalions l’apparition des deux premiers volumes de cet important et magnifique ouvrage, aujourd’hui terminé, aujourd’hui popularisé par l’édition illustrée, aujourd’hui jugé par toutes les intelligences droites, aujourd’hui placé au premier rang des livres d’histoire que notre siècle déjà si riche a produits.

Donc aujourd’hui, en relisant les douze volumes de Louis Blanc sur la révolution française, nous sommes douze fois plus convaincu de ce que nous pensions il y a dix-huit ans. De combien de faits, de combien d’œuvres, de combien d’hommes, de combien de jugements pouvons-nous dire la même chose après un intervalle si rempli d’expérience et de déceptions ? Un cataclysme politique a dispersé en apparence des éléments de progrès que les circonstances avaient groupés autour d’une action commune, mais là où l’individu représentait fortement une idée vraie, ces éléments n’ont rien perdu de leur force, la dispersion ne s’est pas faite dans l’ordre moral, l’éloignement des personnes n’a donné à leur pensée que plus de valeur et à leur génie que plus de portée. Ceux qui étaient aux avant-postes du mouvement libérateur sont restés en tête de leur colonne, et, dans leurs mains, le flambeau de l’avenir brille d’un plus vif éclat que lorsqu’il était promené dans la tourmente. Ils sont loin, ceux que nous suivions à travers le tumulte des événements, ils ne sont plus à nos côtés, agitant la flamme pour éclairer nos chemins. Mais quoi ! sont-ils éteints, sont-ils partis ? Non, ils ont monté plus haut, et, comme des phares tranquilles et puissants, ils font planer sur nous un rayonnement que nulle puissance humaine ne peut intercepter.

J’avoue que, pour mon compte, je ne partage pas les abattements inconsolables de ceux qui, ayant conçu le progrès sous de certaines formes, le voient tout à coup faire un détour, et, au prix d’apparentes inconséquences, se frayer un autre lit et chercher sa pente à travers des obstacles nouveaux. Que le progrès s’accomplisse par l’abus ou par la privation de la liberté, nous croyons qu’il s’accomplit toujours, et que, désormais, il ne peut plus rencontrer d’entraves durables. Les longues ténèbres des siècles écoulés nous envoient encore des nuages sombres qui s’efforcent d’envahir le ciel, mais la révolution française, résumé terrible et grandiose de tous les efforts antérieurs de l’humanité, a déchiré du haut en bas le voile du temple et jamais plus nous ne verrons reparaître la puissance à long terme des principes du droit divin.

C’est que le sort de ces doctrines est accompli. En s’éclairant de la lumière philosophique, l’homme est arrivé à nier la divinité, ou à concevoir d’elle une notion plus élevée. Athée ou déiste, le xviiie siècle nous a délivrés de la terreur d’un maître absolu, inique et stupide, contresignant dans le royaume des cieux les arrêts portés sur nous par les rois de la terre. Désormais, le droit divin n’a plus de sens ; mais, comme l’homme ne peut pas encore se passer de l’espoir d’une intervention céleste dans les fluctuations de sa destinée, plusieurs abandonnent la notion des dépositaires de la volonté divine par droit d’hérédité, et cherchent à la remplacer par celle des représentants de la Providence par voie de conquête ou par droit d’habileté. Le droit de conquête peut suffire aux athées, c’est la loi du hasard, le droit du plus fort.

Le droit de l’intelligence plaît à ceux qui ne veulent pas admettre un dieu étranger à nos petites affaires de tous les jours. Sans doute ils ont raison dans un sens : celui qui a fait l’univers et l’homme ne peut jamais être étranger à ce que font l’homme et l’univers ; mais combien d’esprits sont assez calmes pour comprendre que les lois divines abandonnent les êtres et les choses aux lois admirables qui les régissent. Abandonner n’est même pas ici le mot qui convient. Le pouvoir qui maintient de telles lois, lui confie les choses et les êtres, et Dieu n’a pas besoin d’être sage et prévoyant à notre manière pour représenter à l’esprit le type de la sagesse et de la prévoyance.

Excluerons-nous pourtant la Providence de nos respects et de nos aspirations ? Pourquoi exclure cette sainte idée, si nous pouvons, en la comprenant bien, la purifier des caprices étroits que le passé ignorant lui attribuait, et réclamer légitimement sa maternelle intervention dans nos généreux desseins, dans nos luttes héroïques ? Eh quoi ! la Providence aurait suscité César, elle l’aurait absous de ses vices et protégé dans ses intrigues, trouvant plus simple et plus commode de s’adresser à la finesse d’un homme que d’éclairer des masses ignorantes et passionnées ? Ce serait attribuer à l’action divine bien de la paresse et de la fantaisie, et ce n’est pas sérieusement que la littérature historique se sert des poétiques expressions qui tendent à attribuer à certains hommes le droit d’agir au nom des dieux.

Nous croyons, nous, que la Providence est l’action de Dieu en nous, et non pas sur nous. À ce titre, nous avons tous un droit égal à ses bienfaits, à ses révélations, et c’est à nous de connaître de mieux en mieux les lois de cette action, c’est à nous de nous enseigner les uns les autres, sans attribuer à un seul d’entre nous le droit exclusif de régler nos opinions d’après les siennes et nos destinées suivant ses ambitions.

Nulle part, les grands résultats qu’un peuple peut obtenir de l’initiative de chaque individu largement éclairé à un moment donné de son existence par le progrès providentiel, ne sont aussi clairement démontrés que par notre grande révolution. Là, on peut bien voir les agitations suscitées par l’influence de tel ou tel homme, mais on sent le besoin de tous de lutter avec énergie pour un principe, et l’on a pu presque dire dans ces grandes heures de l’histoire : « À présent, Dieu s’occupe de nous, ou tout au moins Dieu nous regarde ! »

Mais, quel que soit le sentiment religieux ou la fatalité que chacun de nous porte dans cette appréciation, avouons que le spectacle est grand et qu’il mérite d’être compris et jugé par la postérité, comme une de ces crises de développement soudain qui marquent les phases suprêmes de l’histoire de l’homme sur la terre. Étudier et comprendre cet événement immense, c’est presque acquérir et enseigner une philosophie ; car, à quelque point de vue que l’on se place, il faut toujours reconnaître que cet événement nous a engendrés intellectuellement, moralement et physiologiquement, que c’est par lui que nous sommes ce que nous sommes, et que, sans lui, nous aurions peut-être encore aujourd’hui l’inconnu devant nous.

Il n’en est plus ainsi. La Révolution a créé une logique dans le monde. Nous savons maintenant pourquoi les sociétés existent, à quelles fins elles tendent, quel but elles doivent atteindre. Nous savons comment elles se transforment, et pourquoi des efforts grandioses triomphent ou avortent, selon que la passion étouffe ou respecte l’idée, selon que l’idée fait taire ou parler le sentiment humain. Il y a de tout cela dans la Révolution. Des volontés d’une puissance admirable, d’immenses erreurs, des aspirations infinies, des égarements déplorables. C’est véritablement le livre du destin des temps modernes. Là, on peut étudier à fond la loi de vie de l’humanité, voir de quels éléments elle se compose, comment il faut entendre la justice fictive et la justice vraie, où sont les limites que la conscience ne peut franchir impunément ; quels châtiments entraînent les attentats que la politique semble conseiller ; quels prodiges peut accomplir la foi ; à quels forfaits peut descendre le fanatisme, et par quelles réactions fâcheuses sont punies les fureurs de l’action ! Quand on se borne à étudier un individu, rien ne semble plus inconséquent que la nature humaine, et, quand on prend pour base d’un système quelconque l’histoire de cet individu, on est effrayé de l’injustice apparente de cette Providence tant vantée ; Mais, quand on prend pour objet de l’examen, l’action et la destinée collective d’un peuple, on retrouve le doigt de Dieu, c’est-à-dire la logique éternelle qui préside à l’ensemble, et qui affranchit ou enchaîne, fait marcher ou reculer, tomber ou ressusciter le progrès général selon que les instruments de ce progrès ont le sens du vrai oblitéré ou purifié. C’est dans la succession des événements terribles que l’on découvre les grandes lois du droit et du devoir, et que le lien des effets et des causes ressort avec une solennelle évidence : aucun bien ne résultant du mal, aucun mal n’étant capable d’étouffer l’effet du bien. Cette effroyable mêlée de la Révolution, contemplée du haut d’un esprit philosophique et d’une conscience saine, devient claire et palpable comme une démonstration mathématique.

Voilà la chose capitale que le proscrit de 1848 a su faire. Il a étudié cette page sanglante et glorieuse, illisible pour ceux qui l’écrivirent avec leur sang, et longtemps obscure pour nous leurs fils. Il l’a éclairée du jour splendide de la grande morale, si méconnue de tout temps dans certaines régions politiques. Il n’a rien voilé, rien fardé, rien excusé, même chez ses héros de prédilection. Il a cherché, avec une patience inouïe et une inflexibilité de conscience digne du plus grand respect, le sens et la valeur des innombrables documents amassés et fouillés par lui pendant vingt ans. Aux prises avec les assertions les plus contradictoires, il a plaidé avec ardeur la cause des hommes calomniés, à quelque parti qu’ils eussent appartenu, et, là où la morale les condamne, il les a condamnés. À la place de l’impartialité froide qui ne devine rien, parce qu’il lui importe peu de saisir la vérité, il a mis dans l’histoire l’équité inéluctable qui tient compte de tout et qui prononce avec toutes les forces de l’être : la foi, la raison et les entrailles.

Aussi son livre est un monument qui restera à jamais : C’est l’œuvre d’un talent de premier ordre servi par un grand caractère. On y chercherait en vain la trace d’un prétendu système personnel. Le souffle qui l’anime est celui de la philosophie la plus élevée, la plus claire, la plus acceptée par tous les bons esprits de la génération présente, la plus saine vis-à-vis du passé, la plus pratique pour l’avenir. Je ne sais où certains critiques ont cru y voir une doctrine de socialisme étroit, sacrifiant le droit de l’individu à l’intérêt de tous, comme si, dans une société logique et rationnelle, un tel sacrifice pouvait ne pas entraîner la mort du corps social. Jean-Jacques Rousseau est tombé dans cette erreur. Nous savons que c’est une erreur, et nous n’en sommes pas moins avec Jean-Jacques Rousseau contre ceux qui, de son temps, prétendaient sacrifier ce qu’il appelait le Contrat social, à la fantaisie ou à l’égoïsme de l’individu. Il est aisé de voir que Louis Blanc appartient à-Rousseau plus qu’à Voltaire, mais que l’on ouvre son livre n’importe à quelle page, on y verra toujours l’ardente recherche d’une vérité supérieure à celle qui fit le débat du xviiie siècle, et dont les conséquences en lutte pesèrent si fatalement sur la Révolution. Cette vérité supérieure c’est l’accord des deux doctrines, c’est le travail que nous ont légué nos pères, c’est le mot de l’avenir. Nul ne peut dire encore sous quelle forme précise ce grand problème sera résolu ; mais accuser un noble et grand esprit de n’en avoir pas reconnu et proclamé la nécessité, c’est ne l’avoir pas compris, c’est presque le calomnier.

Certes, il y a, dans les deux extrêmes de la Révolution, des élans d’enthousiasme, des heures de périls où l’héroïsme patriotique a su tout sacrifier, même le droit de l’individu à l’idéal de la liberté et à la passion de la nationalité. Ce sont là des transports sacrés que l’historien a partagés en les racontant, et que nous partageons tous, Dieu merci, en lisant les admirables pages que le sujet lui a inspirées ; mais conclure de là au rêve d’un état normal de violence, de fièvre et de passion pour la société future, c’est accuser l’auteur et le lecteur de folie, et de telles accusations ne méritent pas qu’on y réponde.

Montrer par quels prodigieux efforts la conscience humaine, comptant avec les aveugles superstitions de l’obéissance passive, chercha la loi de son émancipation, la suivre avec impartialité dans ses admirables conquêtes et dans ses funestes erreurs, la montrer dans ses heures sublimes, ne pas chercher à justifier l’horreur de ses délires ; comprendre et admirer tous les héroïsmes, mais surtout saisir la transformation de l’âme d’un peuple, en ne considérant les hommes marquants que comme l’incarnation passagère des idées et des passions de l’être collectif, tel a été le but de l’éminent historien. On peut dire que dans ce travail sa puissance et sa foi se sont élevées d’année en année, de volume en volume. Saisi par l’émotion qu’un tel sujet inspire, il ne s’est pas un seul instant laissé entraîner par le fanatisme. Le logicien de l’idée est resté homme de cœur, et même d’instincts délicats. Devant le malheur et la souffrance, il n’y a chez lui que pitié profonde, respect pour le faible, horreur de la cruauté. Cette fibre généreuse répond aux tendances de l’esprit nouveau. La Révolution est déjà assez loin, ses conquêtes sont assez assurées, pour que la jeunesse d’aujourd’hui n’ait plus besoin de tolérer ses excès et d’accabler ses victimes. La jeunesse ! elle est comme qui dirait à point pour profiter des rudes enseignements de l’histoire et pour juger le passé avec, une souveraine justice. Elle aime et apprécie un écrivain qui ne s’est pas laissé dépasser par elle et dont l’âme restée jeune trouve dans la pureté de sa croyance et l’élévation de son esprit, le secret si rare d’allier la fraîcheur des impressions à la maturité du talent.

Juin 1865.



XIII

UNE LETTRE DE MAZZINI


Monsieur le Rédacteur du Constitutionnel[9],

Je vous envoie avec prière de l’insérer dans votre journal, une lettre adressée par M. Joseph Mazzini au pape Pie IX. Cette lettre n’était point destinée à la publicité. Elle est parvenue directement au Saint-Père. L’a-t-il lue ? Quelle impression a-t-elle faite sur lui ? je l’ignore. Des copies infidèles de cet écrit ayant été répandues en Italie, un patriote italien a pris sur lui d’en faire imprimer le texte, et il a bien fait.

Mazzini, ce noble exilé, dont tout le monde connaît l’histoire, n’est pas seulement un héros de dévouement et de courage : c’est une grande et pure intelligence, claire comme le soleil de l’Italie, et droite comme la vérité. Il écrit le français et l’anglais comme l’italien, qu’il écrit admirablement. Il est donc bien à regretter qu’il n’ait pas traduit lui-même dans notre langue l’écrit remarquable que j’ai l’honneur de vous communiquer. Mais, pour éviter des retards, je me permets de le traduire moi-même, sans prétention et en me bornant à l’exactitude. C’est-à-dire que la beauté du style sera perdue. Le sentiment exprimé dans cette lettre est personnel à Mazzini, très original parce qu’il est très simple, et qu’il ramène la question italienne à la notion élémentaire du vrai et du juste, en politique comme en religion.

Au premier abord, quand nous nous plaçons au point de vue des choses et des idées actuelles, cette question paraît embarrassante, même pour les esprits justes, et je ne trouve point que la polémique, soulevée chez nous par le récent mouvement de l’Italie, l’ait éclaircie d’une manière satisfaisante. Pour les politiques froids, Pie IX est un généreux imprudent qu’il faut modérer. Pour les politiques exaltés, Pie IX est un bonhomme qu’il faudrait pouvoir compromettre afin de le dépasser. Pour les sceptiques, c’est un insensé, qui échouera dans une croisade inutile contre l’indifférence du siècle. Pour les orthodoxes, c’est un audacieux dont il faut se méfier, ou un saint qui renouvellera la face du monde. Pour les socialistes, c’est un impuissant condamné à lutter entre l’ancienne foi qui s’écroule et dont il soutient en vain les débris, et une régénération qui le tente, mais qu’il ne pourrait accomplir sans abjurer son orthodoxie et sans se faire hérétique. Ces divers jugements se heurtent contre la réalité et ne font point avancer le monde d’un pas. Le temps des miracles est passé. Le pape, homme d’esprit et de bonnes intentions, n’est pas Grégoire le Grand, et il ne pourrait recommencer son œuvre, quand même il aurait hérité de son génie. Ainsi les brûlantes espérances du peuple dévot de l’Italie ne trouveront pas en lui leur réalisation, et le parti anti-jésuitique, qui domine tout parti religieux en France, n’entraînera point, par ses éloges et ses bénédictions, Pie IX à détruire l’ordre des jésuites dans le monde. D’un autre côté, le pape est-il, par la force des choses réduit à une impuissance absolue ? n’a-t-il rien à faire ? est-ce pour rien que Dieu lui a donné plus d’intelligence et d’énergie qu’à son prédécesseur ? L’idée chrétienne est-elle tombée dans une telle désuétude, que le chef de l’Église soit condamné à l’abjurer pour faire le bien ? Enfin, le monde moral est-il perdu sans ressources, et, dans ce qui reste debout de la puissance du passé, n’y a-t-il rien à respecter, rien à sauver, rien qui puisse aider au progrès de l’humanité, et servir de pont entre l’avenir et le présent ? Affirmer que non, serait bien lugubre, et je crois qu’il y a devoir à chercher comment l’humanité nouvelle pourra continuer à développer sa vie, sans renier la cendre féconde où elle l’a puisée.

Je ne fais pas de politique, monsieur le rédacteur ; c’est pourquoi je puis dire tout ce que je pense : et pourtant je n’ai pas à le dire ici, où je ne suis point appelé à une profession de foi, et où l’exposé de mes croyances religieuses serait tout à fait hors de saison. Je ferai comme mon noble ami Mazzini, qui s’est abstenu, dans sa lettre au pape, de dire son opinion sur les formes du culte à venir. Chacun porte une forme quelconque de l’avenir dans sa pensée, à l’heure qu’il est, et il n’en peut résulter encore qu’une grande anarchie. Mais ce qui peut être dit par chacun de nous en passant devant le Capitole chrétien, avec une salutation plus ou moins profonde, peut-il se résumer en peu de mots, et ce peu de mots peut-il être utile à tous, sans outrage pour ce temple respecté qui porte dans ses flancs toute l’histoire du passé de l’Europe ? Qui, et ce peu de mots, le voici : « Saint-Père, soyez bon chrétien ! » Le développement de cette apostrophe ne sera ni long ni embrouillé : c’est la lettre de Mazzini. Je vais la mettre sous vos yeux ; après quoi, je n’ajouterai pour mon propre compte, qu’un bref commentaire.


« Très Saint-Père !

» Permettez à un Italien qui observe depuis quelques mois chacun de vos pas avec une immense espérance, de vous adresser, au milieu des applaudissements, souvent trop serviles et indignes de vous, qui s’élèvent autour de votre personne, une parole libre et profondément sincère. Dérobez, pour la lire, quelques minutes aux soins infinis qui vous accablent. D’un simple individu, animé de religieuses intentions, peut venir un conseil important. Et je vous écris avec tant d’amour, avec un tel ébranlement de toute mon âme, avec tant de foi dans les destinées de mon pays, que ma pensée devrait être la vérité.

» Et d’abord, il est nécessaire, Très Saint-Père, que je vous dise quelque chose sur moi-même. Mon nom est probablement arrivé jusqu’à vos oreilles, mais accompagné de toutes les calomnies, de toutes les erreur, de toutes, les absurdes conjectures, que les polices, par système, et beaucoup d’hommes de mon parti, par ignorance et pauvreté d’intelligence, ont accumulées autour de vous. Je ne suis ni destructeur, ni homme de sang, ni haineux, ni intolérant, ni adorateur exclusif d’un système ou d’une forme créée dans mon esprit. J’adore Dieu et une idée qui me paraît divine, l’Italie une, ange d’unité morale et de civilisation progressive pour les nations de l’Europe. Ici et partout, j’ai écrit du mieux que j’ai pu contre les vices de matérialisme, d’égoïsme, de réaction, et contre les tendances destructives qui entachent beaucoup d’hommes de notre parti. Si les peuples se soulèvent dans un violent effort contre l’égoïsme et le mauvais gouvernement de leurs oppresseurs, moi, tout en rendant hommage à la sainteté des droits populaires, je mourrai probablement un des premiers pour vouloir m’opposer aux excès et aux vengeances qu’une longue servitude a mûris. Je crois profondément à un principe religieux, supérieur à toutes les règles sociales, à un ordre divin que nous devons chercher à réaliser sur la terre ; à une loi, à une volonté providentielle que nous devons tous, selon nos forces, étudier et seconder. Je crois aux inspirations de mon âme immortelle, à la tradition de l’humanité qui me convie avec tous les actes et avec la parole de tous ses saints au progrès incessant de tous, et par l’œuvre de tous mes frères, à la commune amélioration intellectuelle, à l’accomplissement de la loi divine.

» Dans la grande tradition de l’humanité, j’ai étudié la tradition italienne, et j’y ai trouva Rome deux fois directrice souveraine du mondes, d’abord par les empereurs, plus tard par les papes. J’y ai trouvé que chaque manifestation de la vie italienne est une manifestation de la vie européenne, et que toujours, quand l’Italie succombe, l’unité morale de l’Europe commence à se dissoudre dans l’analyse, dans le doute, dans l’anarchie. Je crois à une autre manifestation de la pensée italienne, et je crois qu’un autre monde européen doit se dérouler du haut de la ville éternelle qui eut le Capitole et le Vatican. Et cette croyance ne m’a jamais abandonné, malgré les années, la pauvreté, les désillusions, et des souffrances que Dieu seul, connaît ! Tout mon être, tout le secret de ma vie, sont dans ce peu de paroles. Mon intelligence peut errer, mon cœur est toujours resté pur. Je n’ai jamais menti, ni par peur, ni par espérance. Je vous parle comme si je parlais à Dieu au delà de la tombe.

» Je vous crois bon. Il n’y a pas d’homme aujourd’hui, je ne dirai pas en Italie, mais en Europe, qui soit aussi puissant que vous. Vous avez donc, saint-père, d’immenses devoirs à remplir. Dieu les mesure aux moyens qu’il accorde à ses créatures.

» L’Europe est dans une crise effroyable de doutes et de désirs. Par l’œuvre du temps, hâtée par vos prédécesseurs et par la haute hiérarchie de l’Église, les croyances sont mortes. Le catholicisme s’est perdu dans le despotisme. Le protestantisme se perd dans l’anarchie. Regardez autour de vous ; vous trouverez des superstitieux ou des hypocrites, des croyants, point. L’intelligence marche dans le vide. Les corrompus adorent le calcul, les biens matériels. Les bons invoquent et espèrent. Personne ne croit. Les rois, les gouvernements, les classes dominantes combattent pour un pouvoir usurpé, illégitime, depuis qu’il ne représente plus le culte de la vérité, ni la volonté de se sacrifier pour le bien de tous. Les peuples combattent parce qu’ils souffrent, parce qu’ils voudraient jouir à leur tour. Personne ne combat pour le devoir, personne ne combat par ce motif que la guerre contre le mal et le mensonge est une guerre sainte, la croisade de Dieu. Nous n’avons plus de ciel ; partant, nous n’avons plus de société.

» Ne vous faites pas illusion, saint-père, ceci est l’état de l’Europe.

» Mais l’humanité ne peut vivre sans ciel. L’idée-société n’est qu’une conséquence de l’idée-religion. Nous aurons donc plus ou moins prochainement une religion et un ciel ; nous retrouverons la vie, non dans les rois et les classes privilégiées, leur condition même exclut l’amour, âme de toutes les religions, mais dans le peuple. L’esprit de Dieu descend sur ceux qui se rassemblent en son nom. Le peuple a souffert durant des siècles sur la croix. Dieu le récompensera en lui donnant la foi.

» Vous pouvez, saint-père, hâter ce moment. Je ne vous dirai pas mes opinions individuelles sur le futur développement religieux, elles importent peu. Je vous dirai que, quel que soit le destin des croyances actuelles, vous pouvez vous mettre à leur tête. Vous pouvez faire qu’elles revivent, si Dieu veut qu’elles se transforment ; que, partant du pied de la croix, dogme et culte se purifient en s’élevant d’un degré vers Dieu père et éducateur du monde ; vous pouvez vous placer entre les deux époques, et guider le monde vers la conquête et la pratique de la vérité religieuse, en détruisant l’odieux égoïsme et la stérile négation.

» Dieu me garde de vous tenter par l’ambition ; elle me semblerait profaner vous et moi. Je vous appelle au nom de la puissance que Dieu vous a concédée, et qu’il ne vous a concédée que pour accomplir une œuvre bonne, rénovatrice, européenne. Je vous appelle, à être, après tant de siècles de doute et de corruption, l’apôtre de l’éternelle vérité. Je vous appelle à être le serviteur de tous ; à vous sacrifier, s’il le faut, pour que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme elle l’est dans le ciel ; à vous tenir prêt à glorifier Dieu dans la victoire, ou a répéter avec résignation, si vous succombez, les paroles de Grégoire VII : « Je » meurs dans l’exil parce que j’ai aimé la justice et » haï l’iniquité. »

» Mais, pour cela, pour accomplir la mission que Dieu vous a confiée, deux choses vous sont nécessaires : être croyant et unifier l’Italie. Sans la première condition, vous succomberez au milieu du chemin, abandonné de Dieu et des hommes. Sans la seconde, vous n’aurez pas le levier avec lequel seulement vous pouvez opérer des choses grandes, saintes et durables.

» Soyez croyant : haïssez d’être roi, politique, homme d’État ; ne transigez point avec l’erreur, ne vous entachez point de diplomatie, ne faites point de pacte avec la peur, avec les expédients, avec les fausses doctrines d’une légalité qui n’est qu’un mensonge inventé quand la foi manque. Ne prenez conseil que de Dieu, des inspirations de votre cœur, et de l’impérieuse nécessité de réédifier un temple à la vérité, à la justice, à la foi. Demandez à Dieu, recueilli dans un enthousiasme d’amour pour l’humanité, et, en dehors de toute considération humaine, qu’il vous enseigne le chemin. Puis marchez-y avec la confiance du triomphateur sur le front, avec l’irrévocable résolution du martyr dans le cœur. Ne regardez ni à droite ni à gauche, mais devant vous et au ciel. À chaque chose que vous rencontrerez sur votre voie, demandez-vous à vous-même : « Ceci est-il juste ou injuste, vérité ou mensonge, loi de Dieu ou intervention des hommes ? » Publiez hautement le résultat de votre examen et agissez en conséquence. Ne vous dites point : « Si j’agis et si je parle de cette manière, les princes de la terre me désapprouveront, les ambassadeurs donneront des protestations et des notes. » Que sont les querelles d’égoïsme des princes et leurs notes devant une syllabe de l’Évangile éternel de Dieu ? Elles ont eu jusqu’à présent de l’importance, parce que, fantômes elles-mêmes, elles n’ont eu contre elles que des fantômes. Opposez-leur la réalité d’un homme qui voit l’aspect divin, inconnu aux princes, des choses humaines, la conviction d’une âme immortelle, qui a la conscience d’une haute mission, et tout cela disparaîtra devant vous, comme les vapeurs amassées dans les ténèbres, s’effacent devant le soleil qui monte sur l’horizon. Ne vous effrayez pas des embûches. La créature qui accomplit un devoir n’est pas une chose qui dépende des hommes, mais un être qui relève de Dieu. Dieu vous protégera. Dieu étendra autour de vous une telle auréole d’amour, que ni la perfidie des méchants, ni les pièges de l’enfer ne pourront la traverser.

» Donnez un spectacle nouveau, unique, au monde, vous aurez des résultats nouveaux, inattendus, insaisissables à tout calcul humain. Annoncez une ère nouvelle, déclarez que l’humanité est sacrée et fille de Dieu ; que tous ceux qui violent ses droits au progrès, à l’association, sont dans la voie de l’erreur ; que Dieu est la source de tout gouvernement ; que les meilleurs par l’intelligence et par le cœur, par le génie et par la vertu, ont à être les guides et non les maîtres du peuple. Bénissez quiconque souffre et combat. Blâmez, désavouez quiconque fait souffrir, sans avoir égard au nom qu’il porte et à la qualité qu’il revêt ; les peuples chériront en vous le meilleur interprète de la pensée divine, et votre conscience vous fournira des prodiges de force, des consolations ineffables.

» Unifiez l’Italie, votre patrie ! et, pour cela, vous n’avez pas besoin d’agir, mais de bénir quiconque agira pour vous et en votre nom. Rassemblez autour de vous ceux qui représentent le mieux le parti national. Ne mendiez point l’alliance des princes. Dites-nous : « L’unité de l’Italie doit être l’œuvre du xixe siècle », et cela suffira. Nous agirons pour vous. Laissez libre la plume, libre la circulation de l’idée, sur ce point, vitale pour nous, de l’unité nationale. Traitez le gouvernement autrichien, lors même qu’il ne menacera plus votre territoire, avec le mépris dû à un gouvernement d’usurpation en Italie et ailleurs. Combattez-le avec la parole du juste, quel que soit le lieu où il machine les oppressions et la violation du droit. Invitez, au nom du Dieu de paix, les jésuites alliés de l’Autriche en Suisse, à se retirer de ce pays, où leur présence prépare une prochaine et inévitable effusion du sang national. Donnez une parole de sympathie publique au premier Polonais de la Gallicie qui viendra vous implorer. Montrez-nous, enfin, par un acte quelconque, que vous ne tendez pas seulement à améliorer la condition matérielle du petit nombre de vos sujets, mais que vous embrassez dans votre amour les vingt-quatre millions d’Italiens qui sont vos frères ; que vous les croyez appelés de Dieu pour cimenter le pacte de la famille unitaire ; que vous bénirez la bannière nationale de quelque côté qu’elle se déploie portée par des mains pures ; et laissez-nous faire le reste. Nous ferons surgir autour de vous une nation au développement libre et populaire, à laquelle vous présiderez de votre vivant. Nous fonderons un gouvernement unique en Europe, qui détruira l’absurbe divorce établi entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, et dans lequel vous serez désigné pour représenter le principe dont les hommes élus pour représenter la nation feront l’application. Nous saurons traduire en un fait puissant l’instinct qui frémi d’un bout à l’autre de la terre italique. Nous vous susciterons des soutiens actifs parmi tous les peuples de l’Europe. Nous vous trouverons des amis jusque dans les rangs des Autrichiens, nous seuls, parce que seuls nous avons l’unité de vues et croyons à la vérité de notre principe que nous n’avons jamais trahi. Ne craignez point d’excès de la part du peuple quand vous l’aurez lancé une fois sur cette voie. Le peuple ne commet d’excès que quand il est laissé à sa propre impulsion sans un guide qu’il vénère. Ne vous arrêtez pas devant l’idée d’être le promoteur d’une guerre. La guerre existe partout, ouverte ou latente, mais prête à éclater, fatale, inévitable. Il n’est point de force humaine qui puisse la contenir. Et moi, je dois vous le dire franchement, saint-père, je ne vous adresse pas ces paroles parce que je doute de mes doctrines, ni parce que je vous regarde comme un moyen unique, indispensable à l’entreprise. L’unité italienne est une loi de Dieu. Portion du dessein providentiel et vœu de tous, même de ceux qui se montrent à vous les plus satisfaits des améliorations locales, et qui, moins sincères que moi, projettent d’en faire un moyen de rassemblement général, elle s’accomplira avec vous ou sans vous. Mais je vous la signale, parce que je vous crois digne d’être l’initiateur de cette vaste entreprise ; parce que votre initiative abrégerait de beaucoup les voies, et diminuerait les périls, les souffrances, le sang qui sera versé dans la lutte, parce que, avec vous, cette lutte prendrait un caractère religieux et perdrai beaucoup des dangers de la réaction et des désordres civils ; parce qu’on obtiendrait en même temps, sous votre bannière, un résultat politique important, et un résultat moral immense ; parce que la renaissance de l’Italie sous l’égide d’une idée religieuse, d’un étendard, non des droits seulement, mais des devoirs, laisserait bien loin derrière elle toutes les révolutions des autres pays, et placerait immédiatement l’Italie à là tête du progrès européen ; parce que, dans vos mains, réside le pouvoir de faire que ces deux termes, Dieu et le peuple, trop souvent et fatalement désunis, triomphent tout d’un coup dans une belle et sainte harmonie, pour diriger le sort des nations.

» Si j’étais près de vous, j’invoquerais de Dieu la puissance de vous convaincre par le geste, par l’accent, par les larmes. Je ne puis que confier froidement au papier le cadavre, pour ainsi dire, de ma pensée. Peut-être même la certitude que vous avez lu et médité un instant ce que j’écris, ne me parviendra-t-elle jamais. Mais je sens un besoin impérieux de remplir ce devoir envers l’Italie et envers vous, et, quelle que doive être votre pensée, il me semblera être plus en paix avec ma conscience.

» Croyez, très saint père, aux sentiments de vénération et de haute espérance que professe pour vous votre dévoué,

» Joseph Mazzini.
» Londres, 8 septembre 1847. »

Cet appel au pape a beaucoup de force, et pourtant il a beaucoup de respect et de simplicité. Comment se fait-il que personne n’ait encore dit à Pie IX ces choses si sensées et si chrétiennes ? Il me semble que, jusqu’ici, on s’est trompé dans les prières qu’on lui a adressées, dans les encouragements qu’on lui a donnés. On a cru pouvoir le considérer comme un souverain politique, et l’appeler à résister à l’Autriche par les talents de l’homme d’État ou du général d’armée. En France, dans les séminaires, il y a plus d’un jeune lévite dont le cœur bat à l’idée de déposer l’encensoir pour prendre un fusil de munition, et, dans leurs rêves dorés, ces enfants de l’Église se voient chassant le soldat autrichien du parvis de Saint-Pierre, et proclamant la liberté politique de l’Église et la suprême autorité morale du saint pontife, libérateur des peuples. Le peuple de Rome, par un instinct sacré, crie chaque jour aux oreilles de Pie IX : Courage, saint-père, courage ! Mais quoi ! le pape peut-il et doit-il descendre dans l’arène des passions et des controverses humaines, et voulez-vous donc que, le glaive en main, il inaugure au Vatican la constitution d’une nouvelle Église ? Non, c’est lui demander ce qu’il ne peut pas vouloir, c’est l’épouvanter par des conseils hors de portée, c’est exiger de lui un rôle que la société présente lui dénie. Saisi de frayeur, il reculera plutôt que d’encourir le soupçon de solidarité avec les doctrines officielles qui ne sont pas les siennes ; et déjà, vous le voyez, dans une allocution au consistoire, faire des vœux stériles pour la malheureuse Pologne, qu’il n’ose nommer, et parler avec horreur d’écrits et de personnes dont il craint de paraître le complice. Pauvre pape ! faute de comprendre sa mission réelle, on le met dans de grands embarras, et son cœur est sans cesse aux prises avec sa conscience. Il se fierait volontiers, mais il craint d’être trompé. C’est qu’en effet nous le trompons tous, quand nous disons : « Soyez philosophe, et vous sauverez l’Italie et l’Église. »

Comment voudrions-nous que le pape fût philosophe ? Et, s’il pouvait en avoir la pensée, quelle philosophie voudrions-nous qu’il professât ? Quelle doctrine à l’usage d’un prêtre et du chef d’une Église quelconque, avons-nous prêchée et répandue dans le monde ? Sera-ce le culte de la raison, que notre révolution nous a légué pour toute doctrine ? Mais ce culte de la raison a porté ses fruits, et la raison nous a enseigné l’égoïsme. La raison individuelle nous prescrit de nous tenir tranquilles, de laisser égorger notre voisin, et de ne nous plaindre que si on s’avise de toucher à notre bourse. La raison individuelle nous enseigne que la raison du plus fort est toujours la meilleure ; que, si la Russie hache et dévore la Pologne, cela ne nous regarde point ; et que, si l’Autriche veut opprimer l’Italie, le pape doit fermer les yeux plutôt que de s’exposer à sa ruine. Ne demandez donc point au pape de supprimer ou de soutenir les jésuites ? car lés jésuites sont dangereux, et ils ont prouvé qu’ils pouvaient se débarrasser des rois et des papes philosophes. La raison de chacun chez soi est la plus sûre ; et, le dirai-je ? malheureusement le pape court le danger de se laisser gagner à l’hérésie du siècle et de devenir philosophe rationaliste, homme d’État, souverain constitutionnel. Pour peu qu’on s’effraye trop, vous verrez qu’à force d’être catholique officiellement, comme on feint de l’entendre aujourd’hui, il frisera l’athéisme. Dieu en préserve son âme honnête et la conscience de l’humanité !

Si le pape peut encore peser dans les destinées du monde, c’est en restant chrétien. Laissons-le être catholique orthodoxe et ne lui demandons pas de porter la main à l’édifice du culte. Ne lui demandons pas non plus d’être un habile souverain, très compétent sur les chemins de fer, les caisses d’épargne et autres bienfaits de la civilisation, qui porteraient atteinte à la poésie et à la grandeur de son rôle. Un pape industriel fermerait tristement la liste des successeurs de saint Pierre. Qu’il ne soit ni voltairien, ni conservateur, ni babouviste, ni malthusien. Qu’il soit chrétien ! et le malaise de nos âmes cessera. Ceux de nous qui ont gardé l’antique croyance deviendront meilleurs et comprendront que le christianisme est l’amour de l’humanité et la destruction de l’esclavage, Ceux qui l’ont perdue se sentiront mieux préparés à l’examen et ne seront pas poussés à la réaction de l’athéisme, par les crimes commis au nom de Dieu envers l’humanité. Et, si les adeptes du culte de la raison voulaient bien s’en donner la peine, ils feraient une distinction bien aisée. C’est que ni Voltaire ni la Révolution n’ont prétendu prêcher la raison individuelle, pas plus que le Christ n’a prêché la soumission des papes aux pouvoirs temporels, et leur silence en face de la Pologne égorgée, de l’Irlande mourant de faim, de tous les peuples exploités par la caste des riches. Les philosophes ont cru à une raison collective, qui pouvait suffire à l’homme pour exercer ses droits et pratiquer ses devoirs. Ils se sont trompés, en croyant que cette raison se passerait d’idéal et que l’intérêt de chacun, bien entendu, serait l’intérêt de tous. Ils se sont trompés, et, en voulait détruire l’enthousiasme du dévouement représenté par l’image sublime du Crucifié, ils ont échoué : le Crucifié est resté debout, et nous n’avons gagné à cette fausse route que l’hypocrisie officiellement proclamée dans le monde, des souverains athées qui permettent au pape d’exister encore, à la condition qu’il tolérera leur athéisme et qu’il bénira leurs mains rougies du sang des peuples ; des nations indifférentes au meurtre de leurs sœurs ; des papes qui aimeraient mieux voir étrangler et rôtir des millions d’hommes que d’être soupçonnés de communisme ou, moins encore, de tolérance envers telle ou telle personne, dont les idées ont prouvé quelque hardiesse d’interprétation. Étrange misère des temps ! ô Pie IX ! si vous vouliez seulement être chrétien selon la doctrine de Jésus, vous ne vous inquiéteriez guère de nos discussions philosophiques, de nos petites sectes, de nos grands journaux et de tous les «rêves de notre esprit en travail ! Eh quoi ! votre mission est bien claire et bien facile ! Vous avez une main levée pour bénir ou pour anathématiser. Et cette main est le symbole de la conscience du genre humain. On vous demande d’avoir l’Évangile devant les yeux, et de ne pas vous tromper, en abaissant votre droite paternelle sur la tête des meurtriers. Resterez-vous immobile par prudence ? Engagé dans le labyrinthe de la diplomatie, bornerez-vous votre action à gouverner sagement un petit peuple, et n’aurez-vous pas un mot de blâme ou d’appui à mettre dans la balance des décisions humaines ? Vous qu’une longue habitude du genre humain proclame l’arbitre par excellence, l’avocat de Dieu sur la terre, aurez-vous deux poids et deux mesures pour les attentats commis contre l’humanité ? Les foudres du Vatican sont-elles à jamais éteintes pour les têtes couronnées, et ne frapperont-elles plus que les faibles et les proserits ? Hélas t s’il en était ainsi, vous ne seriez plus chrétien, et vous ne seriez pas même philosophe à la manière de Voltaire, car Voltaire plaida pour Calas, comme vous avez à plaider pour la-Pologne, pour l’Irlande, pour la France, pour l’Italie, pour le monde !

Mais espérons que les nobles intentions de Pie IX sauront triompher de tous les sophismes, et que, quand cet homme de bien aura expérimenté la mauvaise foi et la perfidie des puissances, ses bons instincts, égarés seulement par une prudence erronée, reviendront à la vérité. Il aura bientôt éprouvé cette foi punique, de la diplomatie, qui a toujours perdu les grands caractères des chefs des peuples, et paralyse l’élan de la vie chez les nations. Bientôt il sera enveloppé dans ce dilemme à l’ordre du jour, que le gouvernement, français lui posera à la moindre alarme : « Le pouvoir spirituel est à vous ; contentez-vous de cela, et n’empiétez pas sur le domaine temporel, qui nous appartient exclusivement et où vous n’avez rien à voir. En d’autres termes : Réglez la discipline du clergé, l’ordre des processions, le rythme des chants sacrés, si boa vous semble, mais ne soyez pas le juge de nos actions ; parlez du ciel à ceux qui croient au ciel, et ne vous mêlez pas de demander le règne de Dieu et de la justice sur la terre. Votre royaume n’est pas de ce monde ; vivez en paix et laissez mourir ce que nous voulons tuer. Vous n’êtes qu’un prêtre, c’est dire que, pour nous, vous n’êtes qu’une momie. Votre empire s’étend sur les catacombes du passé : nous vous interdisons l’accès de la vie. »

Ô pape ! quand on vous tiendra ce langage, vous serez bien fort pour répondre, si vous le voulez. Vous pourrez leur demander, à ces régulateurs de la vie des hommes, ce que c’est que ce pouvoir spirituel que vous tenez de l’institution divine, si ce n’est pas le droit souverain de tout voir, de tout juger, de tout condamner ou de tout absoudre dans les actions humaines ; si vous n’êtes pas le seul homme en Europe qui ait ce droit suprême, et dont la franchise sacrée échappe à toutes ses lois civiles. Oui, certes, ce droit, vous en jouissez encore, et il n’est point de coalition de rois qui puisse vous en déposséder. Comme souverain temporel, vous n’êtes qu’un petit prince et vous devez peu vous soucier de ce titre. Mais vous êtes moralement au-dessus de tous les souverains, au-dessus de tous les citoyens du monde. Vous êtes le souverain des consciences, vous êtes le seul citoyen vraiment libre de l’univers. Et quelle liberté sainte et sublime que celle qui, protestant du fond de l’exil ou des cachots, retentirait dans le monde comme la voix même de Dieu ! Tout le pouvoir spirituel est là, toute la force, toute la légitimité d’une institution consacrée par les siècles est dans cette liberté et vous n’en profiteriez pas pour renverser le sophisme du pouvoir temporel ! Il y a bien longtemps que le chef de l’Église est mort ou avili sur le siège pontifical. Ce mutisme peut devenir une mortelle paralysie. Il appartient à Pie IX de rompre ce long silence de la peur ou de l’ineptie. S’il ne le fait pas, il est probablement le dernier pape. Homme intelligent et brave, qui l’en empêcherait ? Le manque de foi. La papauté finirait par un sceptique. Voilà pourquoi on lui crie une parole qui doit retentir dans son cœur : « Courage, saint-père ! soyez chrétien ! »

Février 1848.



XIV

UN MOT À LA CLASSE MOYENNE


La révolution est accomplie ; la république est conquise. C’est aujourd’hui, dans nos provinces, un fait avéré, un décret du ciel qu’il faut accepter, quel que soit le degré d’amour ou de confiance qu’il inspire.

La république est la plus belle et la meilleure forme des sociétés modernes. Il serait faux de dire que c’est un rêve de l’âge d’or applicable seulement à des hommes primitifs. Les républiques du passé ont été des ébauches incomplètes. Elles ont péri parce qu’elles avaient des esclaves.

La république que nous inaugurons n’aura que des hommes libres, égaux en droits. Elle vivra ; elle est à la hauteur du temps où nous sommes ; qu’aucun de nous ne soit au-dessous d’elle. Condamner l’idée de la république, c’est se condamner soi-même. Dire qu’elle est impraticable, c’est se reconnaître indigne de la grandeur et de la noblesse qu’elle confère à l’homme. La fierté de chaque citoyen serait blessée et avilie par une protestation contre le principe qui fait de lui le soutien, l’égal, le frère de tous ses semblables.

Tout homme de bien se réjouira au contraire, tout homme de bien se consacrera de toute son âme et de tout son cœur à une œuvre qui lui fait trouver sa dignité et sa sécurité dans une alliance indissoluble, dans une communauté d’intérêts avec la société entière. Avec le régime que nous venons de détruire par l’aide de Dieu et la volonté de la providence, le riche était aussi malheureux que le pauvre. Ces deux classes se sentaient dangereuses, hostiles l’une à l’autre. Le pauvre craignait la trahison et la tyrannie du riche, le riche craignait la colère et la vengeance du pauvre. Ses nuits étaient souvent sans sommeil. Il pouvait craindre de trouver un voleur et un assassin dans tout homme pressé par la faim.

Cet état de choses contre nature doit cesser prochainement, et il cessera nécessairement aussitôt que des lois sages et grandes assureront l’existence et le travail à tous les Français. Les classes aisées auront l’honneur de prendre l’initiative, et l’intervention de la garde nationale de Paris entre le roi et le peuple est une manifestation non équivoque de la raison et de la sagesse de la classe moyenne.

Paris vient de donner un grand exemple au monde. Paris est la tête, le cœur et le bras de la France. Et, quand je dis Paris, je n’entends pas localiser l’action et le génie du peuple français ; Paris n’est le foyer de la vie que parce qu’il est le rendez-vous de la France entière. Les indigènes de la métropole ne sont qu’une fraction du grand corps social. La France va vivre et agir à Paris, comme Paris va manœuvrer au Champ de Mars. Paris, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous, et loin de renier les actes prodigieux qui s’accomplissent dans son enceinte, nous devons mettre notre orgueil national à en prendre la solidarité, à en partager la gloire.

La classe moyenne a acquis désormais assez de lumières pour comprendre ses devoirs. La nécessité l’eût contrainte tôt ou tard à associer le peuple à ses libertés représentées par les droits politiques. La classe moyenne n’a pas attendu que le peuple irrité lui réclamât impérieusement ses droits. Elle s’est séparée hardiment d’une fraction insensée qui croyait à la durée de ses forces et qu’un souffle a renversée, Elle s’est levée sans provocation de la part du peuple ; elle s’est placée devant lui en disant : « Vous ne briserez le peuple qu’en marchant sur nous ! » C’était un beau rôle à remplir, le plus beau que l’histoire de la bourgeoisie ait jamais enregistré. Elle l’a compris. Elle a conquis l’amour et la confiance du peuple en mêlant son sang avec le sien. Qu’elle les conserve, et qu’au lendemain de cette victoire si belle, elle ne craigne pas d’en recueillir les fruits.

Le peuple, investi d’une puissance dont il n’a jamais fait usage et dont il ne comprendra la portée que dans quelques jours, est disposé à accorder toute sa confiance à la bourgeoisie. La bourgeoisie n’en abusera pas. Elle ne se laissera point égarer par de perfides conseils, par des alarmes vaines, par de faux bruits, par des calomnies contre le peuple. Le peuple sera juste, calme, sage et bon, tant que la classe moyenne lui en donnera l’exemple. S’il était trahi, si on faisait servir le premier exercice de ses droits politiques à le tromper ; si, par d’indignes manœuvres et de coupables influences, on lui faisait élire des représentants qui abandonneraient sa cause, l’union serait détruite. Le peuple irrité violerait peut-être le sanctuaire de la représentation nationale, et nous verrions recommencer les luttes d’un passé que peuple et bourgeoisie condamnent et repoussent à l’heure qu’il est.

La société périrait un instant dans cette lutte formidable. La République se relèverait, parce qu’elle est désormais le cœur, le besoin et la conquête du peuple. Les peuples ne périssent pas, les sociétés renaissent de leurs propres cendres. La République a disparu sous Napoléon et sous les Bourbons. Louis-Philippe n’a pu l’empêcher de revivre. Elle s’agitait depuis dix-huit ans sous vos pieds. La voilà plus vivante que jamais.

Mais pourquoi faudrait-il qu’elle recommençât ses excès, ses désastres et tout le travail du demi-siècle qu’elle a traversé ? Quand il lui est si facile de s’ouvrir un chemin nouveau, et de quitter ceux où elle a laissé du sang et des ruines, qui donc serait assez impie, assez insensé pour la contraindre à retourner en arrière ? Si quelques hommes y songent, j’espère, je crois qu’ils sont peu nombreux et peu forts. Cependant il ne faut pas fermer absolument les yeux sur le mauvais vouloir de ces hommes, ils peuvent égarer des hommes de bien, que les hommes de bien s’en préservent et ne se laissent pas sacrifier à des ambitions hypocrites et folles. Qu’ils ne se rendent pas solidaires des crimes qu’ils réprouvent et qu’ils ont châtiés en chassant la royauté et ses favoris. Qu’ils ouvrent franchement les bras au peuple et qu’ils l’aident à se gouverner lui-même sagement et généreusement. Autrement, nous marcherons à l’anarchie à laquelle le peuple opprimé et misérable ne risque guère, et où les intérêts de la classe moyenne risquent tout.

Pour que les élections satisfassent le peuple, il est de toute nécessité que le peuple soit personnellement représenté à l’assemblée de la nation ; ce serait une faute énorme que de ne pas admettre en principe et de ne pas encourager en fait l’élection de deux citoyens au moins par département, choisis dans le sein même du peuple : un ouvrier des villes et un paysan. C’est un acte politique dont les esprits purement politiques sentiront l’importance. C’est une satisfaction, une garantie à donner à ce peuple qui a conquis ses libertés avec vous, qui ne les eût peut-être pas conquises aussi aisément et aussi vite sans votre concours, mais qui les eût conquises pourtant avec quelques journées et quelques barricades de plus. C’est un honneur qu’il saura bien se donner à lui-même, mais qu’il revendiquera avec énergie si vous le lui disputez. Et pourquoi voudrait-on provoquer l’énergie du peuple quand il est disposé à tant de sympathies et d’effusion cordiale ? pourquoi irriter le lion qui s’est fait homme ? On ne le tromperait pas longtemps désormais. Si on égarait sa religion, si on cherchait à l’endormir encore avec de fausses promesses, on commetterait un grand crime social, car on rendrait terrible et implacable une classe docile à la loi, amie de l’ordre, patiente dans la souffrance et généreuse après la victoire. On détruirait dans son âme l’effet du souffle de Dieu. On contrarierait la Providence, et on ne tarderait pas à être abandonné par elle.

Ces avertissements sont superflus, nous l’espérons bien. Le temps des girondins et des montagnards est passé sans retour. La nouvelle Assemblée constituante n’a point de combats à livrer. Elle a des questions à résoudre, des problèmes à étudier, elle accomplira ce rude travail et ce grand œuvre en appelant le peuple à son aide, comme le gouvernement provisoire, habile en cela autant que probe, lui en donne l’exemple en ce moment. Par la bonne foi de ce travail en commun avec le peuple, le gouvernement provisoire éclaire la conscience du peuple et la sienne propre. Que l’assemblée des représentants de la nation suive cette voie, et nous lui répondons de la vertu du peuple et de son respect pour les délibérations législatives.

3 mars 1848.



XV

LETTRES AU PEUPLE




I

hier et aujourd’hui


Bon et grand peuple, aujourd’hui que la fatigue de ta noble victoire commence à se dissiper, résume un peu ton histoire depuis huit jours ; essuie ton sang, ta sueur et tes larmes, agenouille-toi devant Dieu ; et, à cette heure sainte et solennelle où tu vas reprendre la chaîne sacrée du travail, médite un instant sur tes destinées. Descends dans ta conscience, interroge ton cœur, qui ne fait qu’un avec tes pensées ; recueille-toi, bénis la Providence, et, avec l’aide divine, connais-toi toi-même.

Un abîme où ton sang a coulé sépare ton existence d’hier de celle d’aujourd’hui ! Hier, tu semblais écrasé, anéanti par la souffrance : la patrie était en danger plus qu’elle ne le fut jamais à l’aurore de notre République, car la honte pesait sur nous et la honte est mortelle à cette nation qui s’appelle la France. Hier, tout semblait perdu, et ceux mêmes qui voyaient de près la puissance du mal la croyaient établie pour longtemps encore. Bien peu triomphaient dans leur démence ; beaucoup s’alarmaient vaguement du lendemain : aucun ne se sentait la force de résister. La plupart de ceux mêmes qui possédaient cette puissance impie étaient plus près d’applaudir à sa défaite que d’aider à son triomphe ; car, Dieu en soit loué ! brave peuple, tes vrais ennemis ne sont pas nombreux : partout l’impie est un être d’exception, et celui-là seul qui ne connaît pas Dieu méconnaît son semblable.

Tu as été grand ! tu es héroïque de ta nature ; ton audace dans le combat, ton sublime mépris du danger, n’étonnent personne. Personne au monde n’eût osé nier hier les prodiges que tes vieillards, tes femmes et tes enfants savent accomplir. Mais, hier encore, toutes les aristocraties du monde avaient peur de toi, et, doutant de ta clémence, pensaient qu’il fallait arrêter ton élan, ceux-ci par les armes de la violence, ceux-là par les armes de la ruse. Tu avais prouvé cependant déjà que tu savais vaincre et pardonner ; mais on avait accumulé tant de maux sur ta tête, depuis dix-huit ans surtout, on avait laissé commettre tant de forfaits contre toi, qu’on regardait ta vengeance, sinon comme légitime, la vengeance ne peut jamais l’être, mais comme inévitable. Tu as prouvé une fois de plus au monde, et d’une manière plus éclatante, qu’en aucun des jours consacrés par l’histoire, que tu étais la race magnanime par excellence. Doux comme la force ! Ô peuple que tu es fort, puisque tu es si bon ! Tu es le meilleur des amis, et ceux qui ont eu le bonheur de te préférer à toute affection privée, de mettre en toi leur confiance, de te sacrifier, quand il l’a fallu, leurs plus intimes affections, leurs plus chers intérêts, exposé leur amour-propre à d’amères railleries ; ceux qui ont prié pour toi et souffert avec toi, ceux-là sont bien récompensés, aujourd’hui qu’ils peuvent être fiers de toi, et voir ta vertu proclamée enfin à la face du ciel. Venez tous, morts illustres, maîtres et martyrs vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre ; viens le premier, ô Christ ! roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant cortège de ceux qui ont vécu du souffle de ton esprit, et qui ont péri dans les supplices pour avoir aimé ton peuple ! Venez, venez en foule, et que votre esprit soit parmi nous. Le peuple intelligent, qu’on a volontairement et criminellement privé de la connaissance de sa propre histoire, ignore beaucoup de vos noms, et a méconnu peut-être plus d’une fois vos œuvres. Mais il lui faudra bien peu de temps pour tout savoir, car il est jeune ; et, pour illuminer son esprit, il ne faut que quelques paroles de vérité recueillies par son cœur. Que sera donc ce peuple dans quelques années, quand lui-même, prenant le soin de se gouverner, aura créé le moyen de s’instruire ? Tu vas régner, ô peuple ! Règne fraternellement avec tes égaux de toutes les classes ; car la République, cette arche sainte de l’alliance, sous les ruines de laquelle désormais nous devons tous périr plutôt que de l’abandonner, la République, cette forme par excellence des sociétés durables, proclame et consacre devant l’univers, qu’elle prend à témoin de son serment, l’égalité des droits de tous les hommes. Tu vas régner, tu vas être initié aux-lumières de ceux de tes frères qu’hier encore on appelait tes maîtres. Tu vas, en échange de la science sociale qu’ils avaient en vain cherchée sans toi, mais dont ils possèdent les éléments tout préparés, leur donner la lumière de ton âme, qui est toute d’instinct, et dont la pureté n’a été ternie par aucun sophisme.

Ne t’y trompe pas, ô peuple ! les savants du siècle ne savent pas tout. Quelques uns ont menti : plusieurs ont cherché avec sincérité ; beaucoup se sont trompés, en cherchant trop loin une vérité qui était proche ; aucun, à l’heure qu’il est, ne pourrait sans crime ou sans folie, te dire qu’il possède la vérité absolue. Et comment le pourrait-il ? où l’aurait-il donc trouvée ? Est-elle dans les livres ? Oui, jusqu’à un certain point. Elle est dans les religions, dans les traditions, dans les grandes œuvres de l’esprit humain, dans les enseignements de l’histoire, dans les inspirations de la conscience individuelle, comme dans l’action éternellement progressive et collective de l’humanité ; mais elle y est d’une manière incomplète, tantôt trop abstraite, tantôt trop relative. Elle ne s’y trouve point formulée pour l’application immédiate ; elle n’est pas raisonnée et amenée à point pour la grande circonstance où nous sommes, et qui nous a surpris tous, maîtres et disciples, simples et docteurs.

Mais ne nous plaignons pas de cette surprise de la Providence ; bénissons, au contraire, la main divine qui nous précipite sur le chemin de la vérité ; que personne ne dise : « C’est trop tôt, nous n’étions pas prêts ; nous ne savons que faire. » Non, non, quand le tocsin populaire ébranle la voûte des cieux, quand la nuée s’entr’ouvre, quand le voile du temple se déchire du haut en bas, c’est que l’heure est venue, et que l’esprit de Dieu va se faire entendre. Nous eussions bien pu vivre encore dix ans, vingt ans, cent ans, dans cet état de fausse paix qui n’était qu’une guerre monstrueuse entre le cœur et l’intelligence, sans faire un pas de plus vers la vérité. Le calme de la mort ne féconde rien, et, tu le sais bien, ô peuple logique et sensé de la France, que tes prétendus maîtres s’égaraient de plus en plus dans leurs misérables systèmes d’économie politique et de gouvernement ! Tes amis mêmes travaillaient péniblement : la lumière d’en haut ne leur envoyait qu’un faible reflet ; la solitude desséchait leur âme ou décourageait leurs recherches. Parmi les meilleurs, plusieurs devenaient fous, plusieurs périssaient de tristesse, et ceux qui vivaient encore d’une vie saine et complète auraient fini par subir le même épuisement : il n’est pas permis d’en douter.

Et d’où viennent donc cette maladie des intelligences, ce progrès si lent et si obscur, ces solutions énigmatiques, ces écarts d’imagination, ces parjures que quelques-uns peut-être ont commis sans malice, et parce que la foi les a abandonnés au milieu du chemin ? D’où vient donc cette sorte d’impuissance ou d’hésitation que tu rencontres avec effroi quand tu te trouves face à face avec les meilleurs et les plus forts esprits de notre époque ? D’où vient que d’un mot on ne peut résoudre le problème de ton existence quand tu croyais ce secret enfoui dans la pensée comprimée de tes amis ? Cela vient, ô peuple ! d’une vérité bien simple, mais bien absolue, dont tu seras bientôt pénétré toi même ; et voici cette vérité : l’homme isolé n’est rien. La vérité ne se découvre au solitaire enfermé dans la cellule avec ses livres que d’une maniere incomplète et voilée. Les assemblées choisies, les réunions d’hommes habiles n’en savent pas beaucoup plus long que les rêveurs solitaires, quand ces hommes habiles n’apportent au concours que leur lumière individuelle, sans s’être mis en rapport avec l’humanité vivante. Les morts nous enseignent beaucoup ; mais, en étudiant les livres, nous ne pouvons que tirer de la science du passé des inductions que l’avenir déjoue, et que le présent ne peut pas toujours justifier. Il faut apprendre l’histoire, il faut étudier les livres, il faut connaître le passé, il faut songer à l’avenir, cela est certain, et tu apprendras tout cela bientôt, toi, peuple logicien qui apprends si vite. Mais, avec cette science du passé et cette prévision de l’avenir, ton instruction serait bornée encore ; elle serait fausse, comme celle des savants, si tu n’apprenais que cela. Il faut apprendre la science du présent, entends-le bien ! Le présent, c’est la vie, et la vie n’est pas dans l’isolement. Jusqu’à ce jour, les sociétés ont vécu sous le régime des castes : c’était l’isolement social. Chaque famille composant l’unité sociale était parquée dans des habitudes de privilège : privilège de loisir et de bien-être pour les uns, privilège de douleur et de travail incessant pour les autres. Dans cet état de funeste séparation, tes membres de la famille générale, privés du contact nécessaire qu’ils doivent avoir entre eux, se méconnaissaient mutuellement. Privé de droits politiques, tu étais dans un état de minorité et d’enfance éternelle. Les docteurs de la science sociale agissaient comme ferait un père de famille qui tracerait a priori le système d’éducation de tous ses enfants, sans jamais consulter les aptitudes, les besoins, les aspirations de chacun d’entre eux. Une telle éducation ne produirait que des idiots ou des fous, et celui qui la concevrait et la mettrait à exécution serait fou lui-même. Ne t’étonne donc pas que tant de puissantes intelligences soient devenues malades sous ce régime coupable qui privait les habiles du concours des simples. Les simples sont aussi nécessaires aux habiles que la voix libre et pure de l’enfant l’est aux oreilles paternelles. Une portion de l’humanité ne peut pas se séparer par le cœur et la pensée du contact et du consentement des autres, sans tomber dans le faux et dans l’injuste.

Le présent, ô peuple ! tu l’as trouvé : c’est la place publique, c’est la liberté : c’est la forme républicaine qu’il faut conserver à tout prix ; c’est le droit de penser, de parler, d’écrire ; c’est le droit de voter et d’élire les représentants, source de tous les autres droits ; c’est le droit qu’aucune forme monarchique ne peut consacrer ; c’est le droit de vivre ; c’est l’unique moyen de te rapprocher promptement de tes frères des autres classes, et de faire le miracle de l’union fraternelle qui détruira toutes les fausses distinctions, et rayera le mot même de classes du livre de l’humanité nouvelle.

Ô peuple de France ! tu as été si grand et si magnanime dans ton dernier combat, que tu as forcé tout ce qui ne t’aimait pas à t’estimer et à te respecter. Il y a un prodige qui frappe quand on regarde à tous les étages de la société, c’est que la plupart de ceux qui croyaient te haïr hier se trompaient, et l’avouent de bonne foi. Ils redoutaient en toi un être imaginaire, le fantôme d’un peuple terrible, exaspéré, qui n’a jamais existé comme ils se le représentent, et dont les fureurs ont été des heures exceptionnelles dans ta longue et patiente existence. Ce fantôme est évanoui, tu ne connais même plus la fureur dans tes moments de fièvre, tu ne connais que la vaillance, et ta fièvre produit l’héroïsme au lieu de l’emportement. Ouvre les yeux, et profite de ta victoire. Tu vas être aimé parce que tu es digne de l’être, et les cœurs les plus insensibles vont s’ouvrir à l’amour fraternel, chaque jour davantage, à mesure qu’ils te connaîtront mieux et que leurs rapports avec toi vont se multiplier dans la vie républicaine. Continue de leur donner cet enseignement chrétien de la charité, cher et grand peuple, qui es devenu le bras de la Providence et la voix de Dieu même ! Vois ! nous étions bien malheureux, presque aussi malheureux que toi, nous autres qui ne manquions jamais de pain, mais qui vivions loin de toi sous la loi de l’égoïsme, et qui appelions en vain l’appui et l’amour de nos frères dans la vie publique. Quel ennui mortel, pour les cœurs honnêtes, que ce loisir amer qu’il nous était impossible de partager avec toi ! et qu’il était aride et fastidieux, ce droit que nous exercions de gouverner sans toi et malgré toi ! Ceux d’entre nous qui ne s’en rendaient pas compte l’éprouvaient pourtant, ce dégoût d’une vie scindée et faussée dans son principe. Nous vivions comme une flotte naufragée que la tempête a dispersée sur des récifs, et dont les passagers meurent séparés par des abîmes, en se tendant les bras, sans pouvoir se porter secours les uns aux autres. Oui, le sort de l’humanité, divisée de droits et d’intérêts, est aussi horrible que cela, c’est la prison cellulaire, où Ton devient stupide et insensé.

Une vie nouvelle commence : nous allons nous connaître, nous allons nous aimer, nous allons chercher ensemble et trouver la vérité sociale ; elle est au concours. Nous l’eussions cherchée en vain les uns sans les autres. Nous la trouverons, non pas sans doute demain, non pas peut-être dans nos premières assemblées nationales, mais avec le temps, les essais, l’expérience, et surtout avec l’esprit d’union et de sincérité, sans lequel la République est impossible. Ce progrès, qui eût fait un pas d’homme chaque siècle avec le régime d’hier, fera un pas de géant chaque année avec le régime d’aujourd’hui. Aide-nous, ô peuple fraternel, à conquérir l’égalité dont nous avons tous besoin, car le tyran, tu le sais, est aussi malheureux que l’esclave, et l’expérience du règne qui vient de s’évanouir avait fait de la plupart d’entre nous des tyrans malgré eux. Le bien-être qu’on n’espère pas faire partager aux autres, et dont on jouit sans pouvoir l’étendre à tous ses semblables est un remords qui opprime lame et trouble le sommeil. Plains-nous de ravoir subie si longtemps, cette souffrance indicible, et fais-la cesser, toi qui es la grande âme de la patrie et de l’humanité !

Résumons-nous, en nous serrant la main, avant de nous parler encore.

La vérité sociale n’est pas formulée. Tu voudrais en vain l’arracher de la poitrine des mandataires que tu as élus dans un jour de victoire. Ils la veulent à coup sûr puisque tu as cru en eux, et tu ne te trompes jamais dans tes grandes heures de libre inspiration.

Mais ils sont hommes, et leur science ne peut déroger à la loi de l’humanité.

La loi de l’humanité est que la vérité ne se trouve pas dans l’isolement et qu’il y faut le concours de tous.

L’isolement était le régime de séparation des intérêts et des droits.

Ce régime tombe à jamais devant ce mot sacré de République !

Tu vas exercer ton droit, apporter la lumière de ton âme, et le vote de ta conscience. Patience, et la justice vivra.

À toi, peuple, aujourd’hui comme hier.

Paris, 7 mars 1848.



II

aujourd’hui et demain


Ô peuple ! quand je t’écrivais, il y a quelques jours : « Tu vas être aimé, parce que tu es digne de l’être, » je ne me trompais pas, et ma foi, sur ce point, est restée inébranlable. Tous les jours, dans le domaine de la réalité qui se touche au doigt, nous voyons qu’un individu méconnu et calomnié recouvre d’autant plus d’estime et d’affection, qu’il a moins mérité de perdre l’affection et l’estime d’autrui. Comment n’en serait-il pas de même dans la vie générale à l’égard d’une classe immense outragée par la peur des lâches, réhabilitée par son propre héroïsme ? Mon espérance n’est donc pas une illusion généreuse ; c’est un raisonnement positif, vulgaire même à force d’être prouvé.

Mais, où j’ai failli, où j’ai rêvé comme un enfant, j’en conviens de tout mon cœur, c’est dans la courte durée du temps que j’attribuais, dans ma pensée, à cette prompte réconciliation, à cette solennelle effusion de fraternité, à cette confiance sans bornes qui devaient rapprocher dès aujourd’hui toutes les classes, et rendra les privilégiés d’hier jaloux de se perdre et de se confondre dans les rangs glorieux du peuple !

Pardonne-moi, peuple, de t’avoir trompé. Va, j’étais de bien bonne foi : pouvais-je croire, pouvais-je imaginer seulement, pouvais-je trouver dans mon propre esprit l’idée d’une rancune, d’une ruse, d’une trahison, d’une ingratitude possibles de la part d’un seul de mes semblables après de pareils jours ! Non ! j’aurais cru outrager l’humanité dans mon cœur, en doutant à ce point du retour sincère et complet de tes ennemis.

Eh bien, quelques jours se sont écoulés, et mon rêve n’est pas encore réalisé. J’ai vu la méfiance et l’affreux scepticisme, funeste héritage des mœurs monarchiques, s’insinuer dans le cœur des riches et y étouffer l’étincelle prête à se ranimer ; j’ai vu l’ambition et la fraude prendre le masque de l’adhésion, la peur s’emparer d’une foule d’âmes égoïstes, les amers ressentiments se produire par de lâches insinuations ; ceux-ci cacher et paralyser leurs richesses, ceux-là calomnier les intentions du peuple, faute de pouvoir condamner ses actes ; j’ai vu le mal enfin, moi qui n’avais vu que le bien, parce que j’avais tenu mes regards attachés sur toi ; j’ai vu des choses que je ne pouvais pas prévoir, parce que, aujourd’hui encore, je ne peux pas les comprendre.

Sortons de nous même, pourtant. Essayons de constater et d’expliquer ces choses déplorables. La charité nous commande cet effort si nous voulons être justes, car la justice sans charité n’est plus la justice, et personne ne comprend cela comme toi, peuple aux grands instincts, coutumier des grands actes de miséricorde !

Toutes les fois que nous voudrons appliquer la justice selon les lois divines, c’est-à-dire avec une pansée supérieure aux lois humaines du passé, nous verrons que cette justice même nous commande la pitié pour toute vengeance.

Sachons donc pourquoi ils ne sont ni braves ni généreux, ces hommes qui nous méprisaient et nous faisaient la guerre, il y a quelques jours, et que nous n’avons ni châtiés, ni humiliés, ni menacés depuis que nous sommes les plus forts.

Voici, peut-être : ils ne comprennent pas. Oui, c’est tout simple. Ils vivaient seuls ; ils vivaient entre eux, c’est la même chose ; ils ne voyaient pas, ils ne connaissaient pas le peuple. Le peuple ne s’était pas répandu sur la place publique. Il vivait dans les ateliers, et le dimanche on ne se rencontrait point, les riches ayant coutume de se renfermer et de se cacher ce jour-là. Et puis la vie du peuple était toute cachée aussi, toute concentrée dans son cœur, il ne lui était pas permis d’agir, de parler, de respirer, de vivre en commun. Toute réunion sympathique au dehors était surveillée, on dispersée, ou violentée. On ne savait point si le peuple avait les mœurs de la liberté ; on croyait qu’une fois maître du forum, il y sacrifierait des victimes humaines. On avait les visions maladives qui se lovent dans la solitude. Les hommes sont si peu mauvais naturellement, que, quand de mauvaises institutions changent leurs instincts et faussent leurs besoins, ils deviennent insensés. Ainsi, tandis que les idées tournaient à la folie, les sentiments tombaient en paralysie.

Tu t’es levé dans ta force, et on a vu que ta vraie force c’était ta bonté ; alors, chez quelques-uns, la peur s’est changée en une confiance exagérée. « Ce peuple n’est pas méchant, ont-ils dit. Il n’a d’effrayant que l’aspect. Par la douceur, on peut le prendre, par de belles paroles on peut le séduire. Voyez comme il est patient, voyez comme il est simple : en vérité, nous avions tort de le craindre et de l’enchaîner. Nous eussions pu lui donner plus de liberté, et il n’en eût pas abusé. Arrière la royauté, qui nous a privés si longtemps d’un instrument aussi docile et aussi malléable ! Notre pouvoir n’eût pas été ébranlé par la violente secousse d’hier, si on eût accordé le suffrage universel il y a dix ans. Comment donc ! mais c’est un plaisir que d’avoir affaire à des électeurs qui ne comprennent rien au mécanisme des intérêts publics, et qui ont la droiture et la candeur de l’enfance ! Un peu de patience, et nous le mènerons où nous voudrons. Or donc, vive la République ! Nous déclarons que nous avons toujours été républicains, et quand nous nous disions conservateurs, c’était pour mieux trahir et précipiter la monarchie. À présent, concertons-nous. Affectons une grande et soudaine terreur, ce bon peuple aura pitié de nous, et, un peu vain de sa réputation de générosité, il nous rassurera, il nous caressera pour nous engager à rouvrir les sources de la fortune publique, selon le procédé bien connu du luxe, dont il ne peut pas encore se passer d’être l’instrument et la victime. Certainement, vive la République ! Resserrons nos dépenses, frappons de mort pour un instant nos capitaux, afin de frapper le travail. Et, quand le bon peuple verra qu’il ne peut pas vivre si nous ne voulons pas qu’il vive, il viendra à nous et nous vendra son vote, c’est-à-dire sa liberté, sa conscience, son avenir. Une fois maîtres du terrain, nous lui ferons des lois libérales, ce qui signifie ayant une apparence de liberté, mais d’où la véritable liberté sera escamotée. Et puis nous recommencerons à le faire travailler, nous augmenterons quelque peu son salaire, et tout sera dit. Alors, trois fois vive la République ! »

Voilà comment ces hommes-là raisonnent. Eh bien, ces hommes-là sont fous. Ils croient que le peuple est niais parce qu’il est probe ; ils le croient stupide parce qu’il est généreux.

Entre ces hommes-là et le peuple, il y en a d’autres qui ont encore peur, parce qu’il n’ont pas trouvé de courage dans une inspiration perverse. Ceux-là sont peut-être sincèrement républicains, mais ils ne comprennent pas la portée sociale de la Révolution, et ils ne connaissent pas le peuple non plus. « Prenez garde, disent-ils, le peuple est plus fin que vous ne pensez. Il comprend fort bien ses intérêts, et, si vous le trompez, il vous brisera. Il est communiste au fond ; il veut faire table rase, et il n’en cherche que le prétexte ou l’occasion. Il fera voler en éclats les portes de l’Assemblée constituante, et vous serez forcés de vous sauver par les fenêtres. Pendant que les ouvriers de Paris violeront ainsi le sanctuaire de la légalité sur tous les points de la France, les ouvriers des provinces briseront vos machines, brûleront vos forêts, pilleront vos domaines ; nous aurons la guerre civile. Vous Verrez recommencer les horreurs du passé, et les passions que vous aurez allumées ne respecteront rien. Adieu la civilisation, adieu la France, adieu l’humanité. Ce sera un cataclysme universel. Quant à nous, nous sommes convaincus qu’il faut faire tout ce que veut le peuple. Comment donc, tout ! et plus encore. Vous trouvez le gouvernement provisoire trop patient et trop humain ; nous le trouvons trop ferme et trop équitable. Il nous tient sur un volcan. Hélas ! nous n’avons qu’une ressource, c’est de flatter le peuple. Vous vous vantez de lui couper les ongles ? nous, nous lui baiserons les griffes. Ce cher peuple ! ce bon peuple ! Doublons son salaire d’emblée, et ne lui laissons pas le temps de demander quelque chose. Mettons-nous à sa merci ! Il est si bon, que, si nous faisions mine de le contrarier, il nous mettrait en pièces. »

Peuple ! méprise les flatteries des poltrons et déjoue les artifices des traîtres. N’estime pas ceux qui te ménagent par crainte ; n’estime que ceux qui vont vers toi la poitrine découverte, quand même tu es irrité, et qui te disent en face : « Expliquons-nous ! » Jamais, dans l’avenir, tu ne recommenceras le passé. Dans le passé, tu as été l’homme du passé, tantôt sublime, tantôt criminel. Reconnais la faute de tes pères, et pourtant vénère et bénis le nom et la mémoire de tes pères ; ils ont eu les vertus de l’avenir, en dépit des égarements du temps où ils vivaient. C’est pour cela qu’ils sont à la fois grands et coupables ; et ceux qui haïssent et condamnent tes pères d’une manière absolue, font le procès à Dieu même, qui n’éclaire la conscience humaine que par degrés. Mais tu serais aussi coupable de recommencer littéralement le passé, que nous le serions tous de maudire l’histoire de l’humanité et la loi de la perfectibilité fondée sur l’imperfection même.

Oh ! non, peuple, le passé n’est pas l’idéal. Le souvenir est lié au regret ; l’avenir ne comporte pas la pensée des nécessités fatales. Si l’homme vertueux et enthousiaste tombe parfois dans les égarements qu’il n’avait pas prévus, et dont il aurait détesté la prescience, l’homme honnête et religieux n’admet pas la possibilité du mal ; et, si l’avenir n’est pas pur pour nous comme le soleil, nous ne sommes pas dignes de la République. La République est un baptême, et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L’état de grâce, c’est un état de l’âme où, à force de haïr le mal, on n’y croit pas.

Fie-toi donc à ceux qui se fient à toi ! Ceux-là seuls sont en état de grâce. Fais demain ce que tu fais aujourd’hui, c’est-à-dire n’obéis qu’à la vérité ; mais cède toujours devant la vérité. Souris donc de pitié devant ceux qui te flattent, que ce soit pour t’égarer à leur profit ou pour se préserver de ta colère. Laisse-les passer, et ne reçois de leçons que celles de ta conscience où l’idéal a pénétré. Ne te venge de ces frayeurs qui t’insultent que par le calme du dédain. Tu n’auras plus jamais besoin de frapper, car personne n’osera jamais plus te porterie premier coup. Que tes vivantes murailles s’interposent tranquillement pour forcer l’humanité au respect d’elle-même. Cette muraille est invincible ; c’est la pensée d’un grand peuple ! Elle sera aussi impénétrable au souffle de l’imposture qu’elle l’a été à la mitraille du canon.

Je ne parle point ici, en particulier, à quelques-uns qui ont encore l’instinct de la violence, et qui brisent par ignorance, en quelques endroits, ces machines destinées à devenir le salut de l’ouvrier. Il n’est point de famille où il n’y ait quelque enfant terrible ; et, quand on parle à la famille, c’est par le silence gardé en public sur les fautes individuelles qu’on fait sentir ces fautes à l’individu. Mon rôle n’est point ici de faire une police de détail. C’est toi que cela regarde, peuple justicier, qui te moralises et te réprimes de ta propre voix et de tes propres mains. Quelques incidents fâcheux ne dérangent rien à l’harmonie des choses humaines, imparfaites de leur nature, encore une fois, parce qu’elles sont perfectibles. Ce qui te domine, peuple, chère et grande famille, c’est la pensée de l’ordre. Tu trouves la société dans un désordre affreux, et tu es soudainement inspiré par une pensée de haute sagesse, c’est qu’on ne corrige pas le désordre par le désordre. Quelles que soient les nuances infinies de ta croyance sociale, ton premier soin est de maintenir la société dans l’état où tu la trouves. Tu sais que c’est le seul moyen de la modifier et de la changer. Tu sais qu’en la passant sous le rouleau, tu ne fertiliserais pas une terre qu’il faut commencer par remplir de semence. Ceux qui ont la crainte de te voir agir d’une manière aussi sauvage font vraiment preuve d’idiotisme pour eux-mêmes.

Mais, avant réclusion et la fructification de cette semence que tu vas répandre de tes propres mains en faisant une constitution nouvelle, il faut encore attendre, encore souffrir, sans doute. De quelque façon qu’on s’y prenne, le bonheur absolu n’est pas de ce monde, et tout progrès implique un déchirement, une souffrance, un travail. Il est évident que nous entrons dans une ère de grands labeurs, de grandes émotions, et par conséquent de grandes, douleurs pour les âmes généreuses. Mais quelle est belle et précieuse, ô peuple ! cette souffrance qui va donner la vie aux générations futures ! C’est le travail de l’enfantement qui brise le sein maternel et qui réjouit la Providence ! Oui, nous entrons dans une grande époque, et qui nous était bien due après une si longue et si honteuse inaction ! Ne faiblis pas dans l’accomplissement de tes hautes destinées, peuple français, initiateur éternel des nations civilisées ! Et ne te plains pas de ton rôle ; c’est le plus rude et le plus beau que Dieu ait encore confié à la race humaine.

Je crois que c’est là ce qu’il faut te dire, à toi, martyr des siècles, fils du Christ ! Ils blasphèment également, ceux qui disent que l’homme est né uniquement pour souffrir, et ceux qui disent que l’homme ne doit pas souffrir. La vérité est que le devoir est de souffrir pour une cause sainte, pour la cause de tous. Le mensonge, c’est de dire, comme M. Guizot, qu’il faut éternellement des pauvres et que le travail est un frein.

Un frein ! Quelle infamie de rabaisser au rôle d’instrument de torture la tâche chère et sacrée que Dieu a donnée à l’homme ! Non, le but de la vie n’est pas la souffrance ! Dieu est trop juste et trop bon pour avoir fait du désespoir le terme de cette vie qu’il a placée sous l’égide de l’espérance. Le but, c’est d’être heureux par la foi et par la gloire d’avoir créé le beau et le bien. Le chemin qui mène à ce but, c’est une alternative de souffrances plus ou moins vives et de satisfactions plus ou moins complètes. La douleur entre donc dans notre destinée, et ceux qui veulent s’y soustraire sont des égoïstes. La douleur est sainte, la douleur est bénie du ciel ! non pas la douleur qu’une pensée impie inflige et prescrit à plusieurs au profit de quelques-uns, mais la douleur que chacun accepte au profit de tous. C’est là le sacrement de vie ; recevons-le religieusement, et nous nous sentirons ensuite au niveau des plus grandes choses.

Ils te calomnient, ceux qui disent que tu combats pour des questions matérielles, et que tu ne vois dans le taux du salaire et dans la durée des heures de travail qu’une condition de bien-être physique ! Sans doute, tu as droit à ce bien-être, à ce repos ; mais ceux qui te connaissent savent bien qu’il y a là pour toi une question supérieure à celle du pain qui nourrit le corps. Tu veux le pain de l’âme ; tu veux la lumière, l’instruction, le temps de lire, de méditer, d’échanger ta pensée avec celle de ton semblable. C’est une conquête intellectuelle que tu réclames ; et ce qui a fait la grandeur de tes pères, ce qui nous oblige à les admirer, alors même que nous déplorons les tragédies de leur existence, c’est qu’au temps des plus épouvantables souffrances matérielles, au temps de la famine, de la guerre et de l’épouvante, ils oubliaient tout pour la vie publique, pour le salut de la patrie, pour la gloire qu’ils nous ont léguée.

Nous n’aurons plus les mêmes tragédies, mais nous aurons encore de mauvais jours à traverser. Nous y sommes dès aujourd’hui, dans ces jours de souffrance morale et physique. Eh bien, voudrions-nous ne pas y être ? voudrions-nous ne pas avoir conquis ces larges blessures, ne pas subir cette gêne momentanée, ces privations, cette fatigue de tous les instants ? Non, mille fois non ! la République mérite bien tous ces sacrifices. Nous avons encore de la misère à son service, disait naguère un de tes enfants sur la place publique. Mot sublime, et qui suffirait à la grandeur d’une nation !

Plains-les, ceux qui ne comprennent pas une pareille pensée ! plains-les, ceux qui tremblent devant toi ! ils sont assez punis par le malheur de ne pas sentir en eux la confiance et l’enthousiasme qui élèvent à ton niveau toute âme droite, tout courage de Français ! plains-les, ce sont les émigrés du présent ! Ils ne fuient pas derrière la frontière ; mais leur conscience déserte la cause publique et leur âme renie la patrie !

Attendons que l’air de la liberté les ranime ; donnons-leur le temps de comprendre et de guérir. Et, si leur âme est morte, laissons les morts enterrer leurs morts, comme dit l’Évangile.

Nous, notre affaire, c’est de vivre pour faire fructifier la vie. S’il faut souffrir encore, souffrir longtemps et beaucoup, souffrons ! Cette fois, notre souffrance ne sera pas perdue : l’avenir nous en tiendra compte ; et, si nous mourrons à la peine, nous mourrons contents !

À toi, peuple, demain comme aujourd’hui !

Paris, 19 mars 1848.



XVI

AUX RICHES


La grande crainte, ou le grand prétexte de l’aristocratie, à l’heure qu’il est, c’est l’idée communiste. S’il y avait moyen de rire dans un temps si sérieux, cette frayeur aurait de quoi nous divertir. Sous ce mot de communisme, on sous-entend le peuple, ses besoins, ses aspirations. Ne confondons point : le peuple, c’est le peuple ; le communisme, c’est l’avenir calomnié et incompris du peuple.

La ruse est ici fort inutile ; c’est le peuple qui vous gêne et vous inquiète ; c’est la République dont vous craignez le développement ; c’est le droit de tous que vous ne supportez pas sans malaise et sans dépit. Un peu de réflexion vous remettrait pourtant l’esprit. La conquête que le peuple a faite de son droit vous arrache-t-elle donc des mains le droit que vous exerciez ? Vous croyez-vous sous le régime de la terreur ? Avons-nous demandé la tête du roi, de la reine, des princes et princesses ? Avons-nous rasé les châteaux, persécuté les prêtres ? Demandons-nous la loi agraire ?

D’ailleurs, outre que les fatales nécessités du passé n’existent plus et qu’il serait impolitique de faire des victimes, vous nous outragez, vous nous calomniez ; vous vous rabaissez vous-mêmes, si vous niez que, depuis plus d’un demi-siècle, nous ne soyons pas devenus plus humains, plus sages, plus éclairés, plus religieux. Prenez garde ! la peur que vous avez nous prouve peu de confiance en vous-mêmes, et, si vous méconnaissez le progrès que nous avons pu faire, vous révélez que vous n’en avez fait aucun.

Cependant le temps a marché pour tous. À moins que vous ne regrettiez la violence et la tyrannie, vous n’avez pas le droit de supposer gratuitement que nous les regrettons.

Vous voilà donc épouvanté d’un fantôme créé par une panique dont tout Français devrait rougir, car la France est vaillante, héroïque ; ses femmes et ses enfants mêmes sont des soldats intrépides. Voulez-vous donc que le peuple dise que vous n’avez pas le cœur français, et que la possession des richesses rend poltron et visionnaire ?

Ce fantôme que vous n’osez même pas regarder en face, il vous plaît de l’appeler communisme. Vous voilà terrifié par une idée, parce qu’il existe des sectes qui croient à cette idée, parce que c’est une croyance qui doit un jour se répandre et modifier peu à peu l’édifice social. En supposant que son triomphe soit prochain, savez-vous que, si vous lui montrez tant de couardise ou d’aversion, si vous mettez vos mains devant vos yeux pour ne pas le voir, de même que si, vous armant de résolution, vous provoquez contre lui des haines aveugles, vous allez lui donner une importance, un ensemble, une lumière qu’il ne se flatte pas encore de posséder ? Vous êtes toujours les hommes d’hier, vous croyez toujours que c’est par la lutte hostile et amère que vous pouvez sauver votre opinion. Vous êtes dans une erreur inconcevable. Vous ne voyez donc pas que l’égalité, à laquelle vous avez droit comme le peuple, ne s’établira que par la liberté ? J’invoquerais aussi la fraternité, si je pouvais croire qu’il existât parmi vous un cœur assez desséché pour que ce mot ne portât pas en lui-même toute sa définition, la santé de l’âme.

J’augure mieux de vos sentiments, mais je crains pour vos idées ; je ne les trouve ni logiques ni rassurantes. Si vous ne les transformez pas, elles amèneront l’anarchie ; non pas une anarchie sanglante : si elle éclatait sur quelques points, le peuple, tout le premier, ce peuple généreux et ami de l’ordre, que vous ne connaissez pas encore, vous sauverait des fureurs du peuple ; mais une anarchie morale qui paralysera les travaux de la nouvelle constitution et, par conséquent, la vie morale et matérielle de la France.

Vous, riches, vous êtes plus intéressés que personne à empêcher cet engorgement de la sève qui coule dans les veines du corps social ; car tous les premiers vous y succomberez pécuniairement. Le pauvre sait souffrir et attendre. Il se passera plutôt de travail et de pain, que vous ne vous passerez de luxe et d’aisance. Il a la vertu du désespoir, vous n’aurez pas celle de la résignation.

Vous avez vu cette vertu, cette grandeur du peuple ; et, comme il vous est impossible de les nier, vous motivez votre répugnance à proclamer son droit, sur la crainte qu’il ne soit communiste. Hélas ! non, le peuple n’est pas communiste ; et cependant la France est appelée à l’être avant un siècle. Le communisme dans le peuple, c’est l’infiniment petite minorité : or vous savez que, si les majorités ont la vérité du présent, les minorités ont celles de l’avenir. C’est pourquoi il faut témoigner aux minorités de l’estime, du respect et leur donner de la liberté. Si on leur en refuse, elles deviennent hostiles, elles peuvent devenir dangereuses, on est réduit à les contenir par la force, elles subissent le martyre ou exercent des vengeances.

Le martyre tue moralement ceux qui l’infligent, comme la vengeance tue physiquement ceux qui la subissent. Laissez donc vivre en paix le communisme ; car il vivra encore plus vite dans la guerre, et vous n’inspirerez de sagesse, de mesure et de patience à ses adeptes qu’en ne leur refusant pas la liberté de présenter leurs théories. Si elles sont folles et injustes, soyez tranquilles, le bon sens pratique du peuple les laissera tomber en souriant, comme il a laissé tomber la royauté ; si elles sont bonnes et applicables par degrés, vous serez forcés vous-mêmes de les reconnaître, puisqu’au lieu de porter atteinte au droit actuel de la propriété, elles lui assureront sa durée nécessaire.

Mais il existe quelque part, dit-on, des communistes immédiats qui veulent, par le fer et le feu, détruire la propriété et la famille. Où sont-ils ? Je n’en ai jamais vu un seul, moi qui suis communiste. Il y en a donc bien peu, ou leurs théories sont bien inconciliables avec celles de la majorité communiste. S’il existe une poignée de pauvres fanatiques qui ne se rattachent ni au plan inachevé et essentiellement pacifique de Pierre Leroux, ni à l’utopie romanesque et non moins pacifique de M. Gabet, n’existe-t-il pas aussi parmi vous des fanatiques de la richesse, des monarchistes exaltés qui auraient applaudi à un massacre général du peuple le 24 février ? Nous faisons grâce à ces insensés, nous ne les recherchons pas, nous ne les comptons pas, nous ne vous rendons pas responsables de leur coupable démence, nous ne vous calomnions pas, bien que vous portiez comme eux le titre de conservateurs. Nous ne pensons pas même à eux, et surtout nous n’en avons pas peur.

Tranquillisez-vous donc ! Le communisme ne vous menace point. Il vient de donner des preuves signalées de sa soumission légale à l’ordre établi, en proclamant son adhésion à la jeune République. Il a beaucoup d’organes différents, car c’est à l’état d’aspiration qu’il a le plus d’adeptes ; il en a jusque parmi les riches ; il en a chez toutes les nations et à tous les étages de la science et de la hiérarchie sociale ; il en a qui ne sont point enrégimentés sous une bannière d’organisation, qui ne font partie d’aucune secte, parce qu’ils n’en trouvent pas la formule satisfaisante, et qu’ils aiment mieux conserver dans leur âme un idéal pur, que de l’exposer à des essais infructueux ; ceux-là aussi ont une foi inébranlable, et, s’ils avaient encore cent ans à vivre sous un Louis-Philippe, ils mourraient avec la même conviction ; car le communisme, c’est le vrai christianisme, et une religion de fraternité ne menace ni la bourse, ni la vie de personne.

Eh bien, de tous les organes de la foi communiste, pouvez-vous en citer un seul qui ait protesté contre les lois qui régissent la propriété légitime et la sainteté de la famille ?

Qu’ont-ils donc fait pour vous épouvanter ? Rien, en vérité ; et vous êtes troublés par un cauchemar !

Quant au peuple, vous le calomniez en disant qu’il penche vers le communisme immédiat. Le peuple, plus sage et plus brave que vous, ne s’alarmerait pas de quelques démonstrations coupables, il les réprimerait ; et, loin de perdre sa foi dans l’avenir, il tirerait de ces excès une patience plus belle et une justice plus ferme.

12 mars 1848.



XVII

HISTOIRE DE LA FRANCE
ÉCRITE SOUS LA DICTÉE DE BLAISE BONNIN


Mes chers paroissiens (à ce qu’il paraît qu’on doit s’appeler citoyen au jour d’aujourd’hui), m’est avis que vous ne savez pas encore bien ce que c’est que la République, et c’est pour vous le faire assavoir selon mes petits moyens que je m’en vas vous le dire, à seule fin que nous soyons tretous aussi savants les uns comme les autres.

Par ainsi, citoyens paroissiens, je vous réclame, de bonne amitié s’entend, une minute d’attention et je vas vous exposer, dans un petit discours, comment la République s’est proclamée.

D’abord j’ai vu sur les journaux que le monde de Paris avaient tous fait la paix, les riches comme les malheureux, et juré au Dieu du ciel un accord de ne plus jamais se battre, ni se quereller, ni se faire du tort les uns aux autres. On a mis aussi sur les journaux que le seul moyen de s’accorder, c’était de se mettre en république, et ça m’a fait souvenir du temps que j’étais jeune et quasiment un enfant tout au juste en état de mener mes bêtes aux champs. Et, dans ce temps-là, on se disait aussi citoyens, et on jurait la République. Mais ils s’en sont fatigués, à cause que les riches trompaient toujours les pauvres, ce qui était une chose injuste : et à cause aussi que les pauvres avaient fait mourir ou ensauver beaucoup de riches pour en tirer une vengeance, ce qui n’était pas juste non plus. Alors, on s’est mis en guerre avec les Autrichiens, Prussiens, Russiens, et autres mondes étrangers, et la République a fini comme une nuée d’orage qui s’est toute égouttée.

Mais on s’est imaginé qu’il fallait un homme tout seul au gouvernement et on en a pris un qui n’était pas sot : l’empereur Napoléon. Il a bien fait tout ce qu’il a pu, à ce qu’il paraît, pour empêcher les ennemis de prendre la France ; mais, quoique ça fût un homme bien savant et bien courageux, et que tous les Français soient grandement bons soldats, et courageux à l’ennemi tout à fait, les étrangers sont revenus tous ensemble et ont donné la France à l’héritier des anciens rois que la République avait renvoyés.

C’est une chose imaginante, comme la nation des Français, qui s’était si bien comportée contre es mondes étrangers, a pu se laisser commander par des Prussiens, Russiens et Autrichiens. Voilà comment c’est arrivé. C’est que l’empereur Napoléon, en se mettant la grande couronne sur la tête, avait perdu la moitié de son esprit. À ce qu’il paraît que la couronne de roi dérange l’esprit de tous ceux qui la mettent, et que, quand un homme se trouve le maître de tous, les autres, quand même que ça serait l’homme le plus sage de toute la chrétienté, il faut qu’il perde sa raison et sa justice. Ça ne fait pas plaisir au bon Dieu de voir des millions d’hommes baptisés se soumettre à un homme, comme s’il était le bon Dieu lui-même. Cette coutume-là retire un peu des païens, qui ont commencé à servir leurs rois et à se mettre esclaves pour leur faire plaisir. On a continué la chose après avoir renvoyé les païens, sans faire attention que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait dit aux hommes qu’ils étaient tous frères et qu’ils avaient devoir de ne plus être esclaves.

L’empereur Napoléon avait donc beaucoup diminué en sagesse, en prenant la couronne, et, à mesure qu’il devenait un roi à la mode des anciens rois, il ne savait plus si bien se conduire. Le monde ne l’aimait plus tant ; il faisait périr trop de soldats, et nos femmes s’en plaignaient grandement. En manière que, d’année en année, il augmentait les impôts pour payer ses grands officiers et ses amis, et que le peuple en était écrasé. Alors, il a fallu qu’il tombe aussi, parce que quand un roi n’est plus aimé du peuple, il ne peut plus rester.

Mais le peuple qui se croyait sauve, s’aperçut en peu de temps qu’il était tombé d’un mal dans un pire. En reprenant les Bourbons, on s’était imaginé qu’on ne serait plus affoulé par la misère, parce que les Bourbons avaient fait de grandes promesses pour se faire accepter du peuple. Mais le malheur était revenu avec eux, et ils firent tant de tort aux bourgeois, aux artisans et aux gens de la campagne, qu’on les fit partir aussi en l’année 1830.

Après cela, on prit Louis-Philippe, qui était encore de la famille, mais qui avait toujours caponné auprès des bourgeois pour faire accroire qu’il était brave homme ; et les bourgeois, ayant renvoyé beaucoup de nobles de leurs places, gagnèrent beaucoup de riches ses avec Louis-Philippe, qui se disait leur ami et leur soutien. Mais, comme ce roi-là aimait grandement son profit et qu’il voulait tirer tout à lui, les bourgeois s’en sont dégoûtés aussi et ont laissé le peuple le mettre à la porte sans un sou vaillant. À présent que nous voilà sans roi, et qu’il s’est trouvé, sur le moment, une douzaine d’amis du peuple qui ont voulu donner la République, il y a beaucoup de bourgeois ennemis du peuple qui se sont fâchés, parce qu’ils n’auraient pas voulu marcher si vite et qu’ils ont peur de ne plus être maîtres. Mais le peuple, qui se trouvait réuni en grande foule à Paris, a demandé la République et il l’a eue ; et, à présent il n’y a ni rois, ni empereurs, ni étrangers, ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, qui soient capables de la lui enlever. Les rois sont tous partis ou prêts à partir.

Dans les pays étrangers, les autres rois et les autres empereurs ont bien du mal à rester maîtres chez eux, et ils n’osent pas se mettre en guerre avec nous, parce que leurs peuples veulent aussi la République, et qu’ils ont peur que leurs soldats ne refusent de marcher contre les Français. Voilà la chose comme elle est, et ceux qui craignent la guerre peuvent bien se tranquilliser. Si on nous la fait, nous serons plus forts que tous les étrangers et ça sera la fin finale de tous les rois.

Tant qu’aux nobles, il n’y en a plus ; la République les a tous abolis, et, comme ils sont plus raisonnables que dans les anciens temps, ça ne les fâche point d’être citoyens comme les autres.

Tant qu’aux prêtres, ils savent qu’on ne leur veut point de mal, que le peuple est devenu plus instruit et plus humain que dans les anciens temps, et qu’on n’en veut pas à la religion. Alors, ils ne sont pas fâchés de la République, et il y en a même qui sont de parfaits chrétiens et que la République contente beaucoup. Ceux-là demandent qu’on leur ôte le casuel, car ça les afflige et les humilie beaucoup d’être forcés de demander à un malheureux qui n’a quasiment point de pain à la maison, de l’argent pour enterrer sa mère ou ses enfants péris par la misère.

Tant qu’aux bourgeois, comme il y en a beaucoup et que ça fait une grande population, comptant les petits bourgeois qui ont souffert dans leurs affaires par suite du commerce qui n’allait plus sous Louis-Philippe ; et les gros bourgeois qui ont beaucoup gagné, les uns parce qu’ils ont fait honnêtement de bonnes affaires, les autres parce qu’ils se sont fait donner des places et des avances par Louis-Philippe et ses ministres, vous pensez bien que ça fait des gens bien emmêlés, et qu’on entend dans la bourgeoisie beaucoup de conseils différents. Il y en a qui regrettent les rois et voudraient voir la République en enfer. Il y en a qui ont peur de la République et qui l’aimeraient bien s’ils étaient sûrs qu’elle ne leur fit point de mal. Il y en a d’autres qui l’aiment franchement parce qu’ils sont des hommes justes et qu’ils ont assez d’esprit pour comprendre que plus les pauvres seront coulages, plus les riches seront tranquilles. Il y en a encore d’autres qui ont si peu de connaissance, qu’ils s’imaginent que le peuple est méchant et qu’on ne peut pas servir les intérêts du peuple sans vouloir faire mourir de faim tous les riches. Enfin on entend dire toute sorte de choses sur la République dans ces gens-là, et c’est bien malaisé de s’y reconnaître, parce qu’il y a dans les bourgeois comme dans le peuple, des fous et des raisonnables, des bons et des mauvais.

Ça ne nous inquiétera pas beaucoup, nous autres gens de campagne. Nous ne sommes pas si bêtes qu’on nous croit, et, dans peu de temps, nous connaîtrons mieux que les bourgeois ce que c’est que la République. Quand on aura un peu diminué nos impôts, si on augmente un peu ceux des riches, ils n’en mourront pas, et nous n’en pleurerons point. Si on peut s’arranger pour diminuer la charge de tout le monde, nous en serons encore plus contents, parce que nous de voulons de mal à personne. Nous ne sommes plus en colère comme du temps de l’ancienne République. Nous voyons qu’on va nous faire droit et nous aurons la patience d’attendre que toutes les affaires se débrouillent, parce que nous savons que ça arrivera prochainement. Nous ne faisons de menace et d’insulte à aucun, qu’il soit riche ou pauvre. Nous savons que, sous la République, les mauvais deviendront meilleurs, et les bons deviendront excellents.

Nous commençons déjà à entendre que nous n’étions pas tous citoyens sous la royauté, et que nous le sommes depuis la République. Nous voilà tous gardes nationaux, électeurs, par conséquent dans l’égalité autant que la chose est possible pour le moment. Nous allons tous, soit que nous ayons quelque chose, soit que nous n’ayons rien, nommer nos maires, nos adjoints, nos conseillers municipaux, nos députés, nos officiera et sous-officiers de la garde nationale. Moi qui vous parle, citoyens mes amis, je ne change pas mon sort de ce côté-là, parce que j’étais électeur municipal. Mais ça me fait grand plaisir de voir mon cousin Jean, qui est aussi bravé homme et pas plus bête que moi, et qui ne votait pas parce qu’il ne payait pas assez, devenir aussi égal que moi. Et j’ai, dans ma paroisse, beaucoup de parents et d’amis qui me jalousaient un brin, parce que j’étais un peu plus aisé qu’eux, qui m’aimeront franchement le jour où ils s’apercevront qu’ils ont autant de part que moi dans le gouvernement de la commune et de la nation. M’est avis qu’on est plus heureux et plus content quand on est bien avec tout le monde et qu’on voit tout le monde content, que quand on est un sujet d’envie pour ses meilleurs amis. C’est à cette heure qu’on commence à pouvoir dire pour de vrai qu’on est tous comme des frères et que la parole d’Évangile est une bonne parole.

À savoir, citoyens, mes amis, si nous serons vite soulagés des ennuis que nous avons. Si le commerce ira mieux, si les choses dont on a besoin coûteront moins cher, et si, en croyant choisir de bons députés pour porter nos plaintes à l’assemblée de la nation, nous ne serons pas quelquefois trompés. Je crois bien que tout ça ne pourra pas arriver d’ici à demain matin, le monde n’a pas été fait en trois jours. Il y a beaucoup d’ouvrage pour changer les mauvaises lois et régler les affaires de la nation, que les ministres de Louis-Philippe et les anciens députés ont laissées dans un mauvais charroi. Ça n’est pas la faute de la République si Louis-Philippe et ses amis nous avaient mis à la veille de la banqueroute de l’État ; c’est pour empêcher un malheur qui minerait tout à coup les riches, et dont les pauvres sentiraient aussi la morsure, que nous avons à patienter. Et, pour patienter, il faut que nous sachions la vérité. On nous a toujours trompés, et nous autres, bonnes gens, nous n’avons jamais vu clair dans les affaires de la nation. À présent, on va nous faire instruire, on nous enverra des imprimés, on nous encouragera à nous rassembler pour nous enseigner les uns les autres, chose que Louis-Philippe avait grandement défendue, sous peine de la prison. Enfin, de petit à petit, nous allons apprendre ce que c’est que d’être citoyens, et nous ne compterons plus comme des chefs d’aumailles, mais comme des hommes, qui raisonnent et qui comprennent.

Tant qu’à nommer nos députés, il aurait été à souhaiter qu’on nous eût laissé un peu plus de temps pour nous retourner. Nous sommes pris de bien court, et nous ne connaissons pas encore, nous qui sommes de la campagne et qui ne nous sommes jamais occupés de ces choses-là, les hommes qui donneraient confiance à notre paroisse et à tout le département ; car ce ne sera pas le tout d’avoir dans là commune un homme qui nous conviendrait, il nous faudra encore savoir si cet homme-là convient à beaucoup de monde dans les autres communes du département : autrement, nous nommerions des députés qui ne plairaient qu’à nous ; comme chaque commune ferait la même chose, et, comme il faut que les députés aient au moins deux mille voix pour passer, toutes les voix se trouveraient perdues et nous n’aurions pas de députés du tout. Il faudra donc qu’on s’instruise et qu’on s’entende avec les autres endroits, et, pour cela, nous serons souvent obligés de nous en rapporter à la parole des bourgeois qui voyagent plus que nous, qui sortent souvent de la commune et connaissent le monde de tout le pays.

C’est là tout le danger que nous encourons ; on ne peut pas nous forcer, on ne peut pas nous empêcher, mais on peut nous dire des menteries et nous tromper. C’est à nous de savoir si les gens qui nous donneront conseil méritent d’être crus, ou s’ils ne le méritent pas. Dans quelques années d’ici, quand nous saurons tous lire et écrire sans qu’il nous en coûte rien pour apprendre, nous saurons bien ce que chacun fait, ce que chacun dit, ce que chacun vaut. C’est là ce qu’on appelle le progrès. Mais, au jour d’aujourd’hui, nous ne sommes pas encore assez savants pour ne pas risquer gros avec les bourgeois, dont quelques-uns auront profit à nous faire voter pour eux et pour leurs amis, contre nos intérêts. Nous serions bien pris si, croyant envoyer à l’Assemblée des amis du peuple, nous envoyions des ennemis qui aideraient à faire des lois contre nous.

Je ne vois qu’un moyen pour empêcher ça, c’est que nous exigions d’abord qu’on donne à des gens comme nous, à des ouvriers des villes et à des gens de campagne, une partie des voix. Les bourgeois, voyant que nous tenons à notre droit, puisque nous sommes tous éligibles, emmèneront avec eux à l’Assemblée des témoins de leur conduite, qui n’auront pas d’intérêt à nous tromper et qui nous rendront compte de ce que font les bourgeois pour ou contre nous. Nous reconnaissons bien que nous ne devons pas être tous députés à l’exclusion des bourgeois ; les bourgeois sont nos égaux, ils ont droit comme nous, et outre cela, ils ont plus d’éducation et sont plus adroits dans les connaissances. Mais nous voulons qu’avant d’être savants, ils soient honnêtes, humains et bien portés pour le peuple. Nous examinerons la conduite de ceux qu’on nous proposera, et la conduite de ceux qui nous les proposeront. Nous n’écouterons pas leurs belles paroles, et nous nous défierons surtout de ceux qui n’étaient pas de la République la semaine passée, et qui seront pour elle la semaine qui vient. Nous savons bien que la jappe ne leur manque pas, et qu’il y en a qui font contre fortune bon cœur. Mais nous consulterons leur comportement dans le passé et nous saurons bien s’ils étaient durs pour nous ou s’ils nous assistaient dans nos peines, s’ils ont eu peur de nous, au premier mot de République qui a sonné, ou s’ils ont confiance en nous ; nous verrons bien s’ils nous insultent en disant tout bas que nous ne sommes pas capables de nous gouverner, ou s’ils nous ont toujours eu en estime, en disant, de tout temps, qu’on devait nous donner la liberté et l’égalité.

Nous verrons tout cela, bonnes gens, et nous sommes assez fins pour nous méfier des cafards. Nous savons bien qu’on en viendra à nous flatter pour nous faire faire ce qu’on voudra. Ce sera à nous de nous souvenir comment ces gens-là nous ont traités avant la révolution. Ça ne sera pas si vieux, nous n’aurons pas eu le temps de l’oublier.

Sur ce, mes chers paroissiens concitoyens, je me recommande à vos bonnes prières, et je recommande la République à vos bonnes intentions.

Sur la paroisse de Nohant-Vicq, le quinzième du mois de mars de l’année 1848.



XVIII

INTRODUCTION
pour
LA CAUSE DU PEUPLE[10]


Au milieu des faits qui se pressent, les journaux quotidiens, forcés de suivre l’action jour par jour, heure par heure, n’ont pas le temps de s’occuper beaucoup des principes. Pourtant à la veille de faire une Constitution, dont la responsabilité ne pèsera plus sur quelques-uns, mais sur chacun et sur tous, jamais le peuple n’a eu autant besoin de s’occuper des principes qui serviront de base à un nouvel ordre social.

Dans un écrit intitulé Première lettre au Peuple, écrit tracé sous l’influence des premières manifestations populaires depuis l’avènement de la République, nous avons posé un principe auquel nous avons eu foi toute notre vie et dont ces manifestations admirables ont été la réalisation frappante. Nous rappellerons ici ce principe avant d’entreprendre un travail périodique qui n’en sera que la déduction modeste et patiente :

« L’homme isolé ne compte point devant Dieu et ne saurait agir sur les hommes. »

Par l’homme isolé, j’entends celui qui se renferme systématiquement dans une retraite intellectuelle et morale, sans consulter les pulsations de la vie qui circule dans les veines du genre humain. Par l’homme isolé, j’entends celui qui s’individualise systématiquement dans l’esprit d’une caste ou d’une secte, qui se fait le chef, l’apôtre ou le disciple d’une théocratie ou d’un privilège. Certains utopistes de ces derniers temps me paraissent des intelligences frappées de mort ou de maladie par l’isolement, tout aussi bien que « les économistes de l’école aristocratique. Il faut dire bien vite que la différence morale est grande entre, eux. Les premiers ont été abusés par un dérèglement de bonnes aspirations, par l’orgueil des sentiments généreux. Les seconds ont eu le jugement perverti par l’égoïsme. — Avant le 24 février, les premiers marchaient dans la fièvre, les seconds s’arrêtaient dans la paralysie.

Il y a presque toujours de grandes et belles clartés dans l’âme troublée d’un fanatique sincère. Il y a toujours des nuages obscurs et des exhalaisons mortelles dans la pensée d’un sceptique endurci. Il y a du respect mêlé à la douleur qu’inspirent certaines aberrations. Il y a toujours de la répulsion dans la pitié qu’inspire une prétendue raison qui, par la froideur et l’insensibilité, aboutit à l’absurde.

Ainsi donc, deux écueils dont il faut se préserver avec des sentiments et des armes différentes, mais dont il faut se préserver sous peine de quitter le chemin de la vérité : l’erreur de la secte ou de l’orgueil individuel, l’erreur de la caste ou de l’intérêt personnel.

Ces deux écueils ont été produits par la même erreur : c’est que la vérité pouvait être une révélation isolée dans le monde. Cette erreur repose fatalement sur un principe aristocratique ou théocratique. Le sentiment républicain, c’est-à-dire le sentiment égalitaire, la combat en nous et doit la combattre dans l’humanité transformée.

La vérité n’est pas une faveur que Dieu accorde exclusivement à quelques-uns, en leur confiant la fonction de l’enseigner à tous. Cette croyance, prise d’une manière absolue, est un mensonge du passé, dont l’humanité libre s’affranchit.

I] est bien certain que Dieu confie des fonctions diverses aux intelligences. À ceux-ci, il donne la forme ; à ceux-là, le fond. L’un conçoit mieux les idées qu’il ne les explique, et réciproquement. Chacun a sa manifestation particulière : l’un parle, l’autre écrit, un troisième chante, d’autres se manifestent dans l’art, d’autres encore dans la science : tantôt c’est le discours qui, dans la bouche de l’homme éloquent, sert d’organe à la vérité, tantôt c’est la simple conversation qui, dans la bouche de l’homme lucide et sympathique, éclaire les groupes. Les intelligences sont donc précieuses ; mais elles ne sont vraiment utiles qu’à la condition de chercher la vérité simultanément en elles-mêmes et hors d’elles-mêmes, c’est-à-dire dans la conscience du genre humain, en même temps que dans celle de l’individu.

La Première Lettre au peuple (que nous remettons sous les yeux du lecteur dans ce premier numéro) développera davantage le principe que nous posons ici comme la profession de foi de notre publication. Il se résume personnellement pour nous en un mot : Nous ne regardons pas la vérité comme notre propriété personnelle.

Cette formule indique assez que la Cause du peuple ne prétend pas être une doctrine élaborée d’avance, et imposée a la conscience et à la raison publique du haut de notre infaillibité. Un plaidoyer est fort différent d*un jugement en dernier ressort. Il souffre la réplique, il appelle l’examen.

Comme la sincérité et le courage sont les forces vitales de la cause du peuple, nous qui nous présentons avec le peuple, dans le peuple et devant le peuple, pour la soutenir du mieux que nous pourrons, nous ne cacherons pas notre individualité sous le voile d’une prudence improvisée. Nous dirons, à l’occasion, tout ce que nous avons dans le cœur, parce que nous n’avons jamais cru à cette politique d’intrigues et à ces opportunités de franchise qui ont engendré tant de dissimulations. Nous croyons la franchise toujours nécessaire. Celui qui ne veut pas donner le plus complet témoignage de sa foi, ne peut avoir de bonnes intentions. Si la loyauté n’est pas sur nos lèvres, comment oserions-nous soutenir qu’elle est dans notre âme ?

Ainsi, au risque de paraître nous établir sur un paradoxe, nous dirons que nous avons en nous-mêmes une forme idéale de la vérité qu’on ne nous arracherait qu’avec la vie. Et pourtant nous dirons aussi que nous ne croyons à cette forme que parce qu’elle nous semble réaliser le besoin et le vœu de tous ; que, si quelque chose pouvait nous y attacher plus que nous ne le sommes, ce serait l’assentiment croissant de tous nos semblables : de même que, si quelque chose pouvait nous en détacher, ce serait la preuve fournie par l’humanité elle-même d’une vérité meilleure et plus conforme à sa véritable aspiration.

Cette forme idéale de la vérité, j’ignore encore si je serai appelé à la dire dans cette publication, que, j’entreprends avec l’espérance de m’éclairer moi-même en présentant au peuple des sujets d’examen et de méditation ; je l’ai fait pressentir assez clairement dans de nombreux ouvrages, alors qu’il y avait danger à le faire, pour ne me croire pas obligé ici à une profession de foi. Sous la menace des lois de septembre, c’était un devoir de proclamer sa croyance individuelle. Sous le régime de la liberté, ce qui était courage peut devenir du pédantisme, et la possibilité d’encourir ce reproche nous rendra très circonspect à l’endroit des idées qui seraient seulement le fruit de nos études et de nos recherches personnelles.

Ce n’est donc pas une inconséquence que de conserver la foi individuelle, et de la soumettre au concours de la vérité qui va s’ouvrir, avec la volonté de ne pas chercher là sanction de cette foi en dehors du vœu et du besoin du peuple.

Si nous n’apportions rien à ce concours, nous ne mériterions pas d’y entrer. Ce serait la preuve que nous avons vécu jusqu’à cette heure sans nous intéresser à la marche et au salut de l’humanité. Si nous y apportions un système préconçu et arrêté d’une façon assez absolue pour nous faire rejeter toute lumière venant du dehors, nous serions indigne ou incapable de prendre part à la vie collective. Notre vanité philosophique serait une protestation contre l’idée républicaine.

L’esprit des sectes nous répugne personnellement.

Nous admettons pourtant la diversité des croyances et la liberté absolue de toutes les recherches sérieuses. Nous voyons bien que l’unité de croyance ne sortira désormais que de cette diversité passagère. Ce n’est donc pas la secte en elle-même que notre esprit repousse, c’est le vice inhérent à toutes les sectes, c’est l’intolérance, l’orgueil, la vanité, la prétention d’accaparer la forme, la formule, l’application, l’organisation de la vérité. C’est le système devenant exclusif et se servant des armes qui peuvent tuer le principe. C’est l’apostolat de la vérité usant du mensonge comme d’un moyen, l’apostolat de la liberté voulant détruire chez les autres la liberté qu’il réclame pour soi-même, l’apostolat de l’égalité s’érigeant en théocratie superbe, l’apostolat de la fraternité pratiquant la haine, l’accusation, le sarcasme, le dédain, la rancune. Voilà ce que nous appelons l’esprit de secte, vice fatal, à la destruction duquel est attaché le progrès qui peut et doit se manifester dans le monde, à tout prix, par les sectes ou malgré les sectes.

L’école est différente de la secte, et nous n’aimerions pas à nous vanter de n’avoir appartenu à aucune école. Le mot d’école est bon, parce qu’il ne signifie pas autre chose, dans la maturité de la vie intellectuelle, que ce qu’il signifie à son début. Nous allons à l’école et il est fort bon que nous y allions. Mais l’éducation que nous en rapportons n’enchaîne pas notre avenir. Nous y apprenons à réfléchir* à travailler. Notre individualité ne s’y absorbe pas ; le progrès que d’autres études nous feront faire n’est pas détruit dans son germe par ce premier développement donné à nos facultés. Elle nous laisse les maîtres de former nous-mêmes entre nous des écoles nouvelles et d’y rappeler nos premières leçons pour les commenter, les développer ou les modifier. La secte est une petite église hors de laquelle il n’y a point de salut. Elle soumet le progrès à un homme, et ne souffre pas même l’initiative de plusieurs hommes. C’est l’isole* ment à sa haute puissance.

Un élément nouveau tend désormais à rendre la lumière plus diffuse et plus générale. Cet élément, c’est le club, l’assemblée populaire. Les écoles diverses peuvent y combattre en champ clos, et, quand on aura trouvé l’art de parler pour dire quelque chose, il s’y fera d’excellentes études politiques, philosophiques, sociales et religieuses.

À l’heure qu’il est, ces assemblées populaires si bonnes en principe, sont, en fait, insuffisantes et d’un effet vague. Ce premier inconvénient de l’essai d’une force nouvelle n’est inquiétant que pour ceux qui nient le progrès. Avant peu, l’éloquence creuse, l’insinuation perfide, la rodomontade vaniteuse y seront jugées sévèrement par l’admirable bon sens du peuple. L’esprit français est trop pénétrant pour rester dupe, et bientôt, à l’audition de tout discours inutile, le peuple, las de perdre son temps et son attention, répétera l’analyse railleuse du poète anglais : Des mots, des mots, des mots !

C’est pour hâter le retour de l’esprit de logique sur tous les points de la France où une assemblée populaire se constitue, que nous avons entrepris ce recueil. Nous ne le donnons pas comme un corps de doctrine, comme un dogme politique élaboré au coin de notre feu et destiné infailliblement à sauver le monde. Nous l’apportons simplement comme un élément de discussion destiné à ramener de temps en temps les questions opportunes sur leur terrain véritable, et à les empocher, autant qu’il dépendra de nous, de s’égarer dans des dissertations vaines et dangereuses par le temps qu’elles font perdre.

L’examen des candidatures absorbe notre temps, et pourtant le temps presse et l’heure approche. Nous en dépensons beaucoup en querelles sans résultat. Nous allons encore flotter et nous agiter, pendant trois semaines, autour des noms propres. Si nous étions fixés sur les choses que nous voulons, nous serions déjà fixés sur les hommes qui nous conviennent. Le malheur est que nous sommes aussi incertains sur le choix des idées et des institutions que sur celui des personnes chargées de nous représenter. Vouloir trouver des hommes qui rallient les opinions les plus diverses est à peu près impossible. Nous nous recommandons bien les uns aux autres de choisir de vrais républicains ; mais savons-nous bien ce que c’est qu’une vraie République ?

Si nous pouvions persuader à la France entière de laisser de côté, pour toute une semaine, les questions de personnes et de consacrer cette semaine à l’examen des principes, si nous pouvions obtenir que des opinions sérieuses, sincères, entièrement dégagées de personnalité) fussent exposées, écoutées, discutées tous les jours, sur tous les points de la France* et dans toutes les assemblées populaires, nous croyons que cette semaine nous avancerait d’une année» que nos choix seraient ensuite plus rapides, nos élections plus faciles, et le résultat plus significatif.

On s’accorde généralement pour demander des professions de foi aux candidats. On fait bien ; mais ne devrait-on pas préalablement, et pour procéder avec ordre, s’entendre sur les principes que ces professions de foi doivent consacrer ? Il nous semble que ces questions ont été jusqu’ici assez vagues, et laissent beaucoup de portes ouvertes au septicisme ou à la trahison. Pendant quelques jours, on le croira à peine dans l’avenir, la première question posée aux candidats des clubs d’ouvriers était celle-ci : Approuvez-vous ou blâmez-vous la circulaire du citoyen Ledru-Rollin ?

On faisait ainsi d’une communication tout administrative une question de principes.

Cependant, comme rien n’est insignifiant dans les manifestations générales, il y avait un principe caché sous cette formule, et, si le principe eût été formulé autrement, au lieu d’une simple émotion politique, nous aurions eu, de plus, une idée sociale.

Eh bien, puisque cette question a été posée, puisque beaucoup de candidats y ont répondu, puisqu’elle a servi de drapeau à des opinions sérieuses, nous la prendrons sérieusement et nous tâcherons de lui rendre son véritable sens, afin que ceux qui ont pris sur cette formule un engagement envers leurs commettants sachent bien à quoi les mène leur acceptation ou leur refus. Ce sera la première question qui nous occupera, et lé choix de cette question montrera tout d’abord dans quel ordre nous entendons procéder dans ce journal, destiné particulièrement à porter dans les assemblées populaires un essai de calme et de clarté.

Nous ne pouvions admettre un ordre régulier et systématique. D’excellents catéchismes républicains sont publiés ou vont l’être, et lé peuple y trouvera l’ordre désirable. Pressés par le temps et les événements, nous ne saurions nous livrer au développement des articles successifs de ces résumés de la religion politique. D’ailleurs, il est possible que plusieurs de ces articles ne soient pas absolument l’expression de notre sentiment, et, si nous acceptons le jugement du peuple, nous nous réservons le droit de lui soumettre les propositions dans la forme où elles se présenteront à notre esprit.

L’ordre que nous pouvons suivre est donc purement chronologique, c’est-à-dire que l’événement complexe de chaque phase du temps qui s’écoule nous fournira le sujet d’examen, et nous mettra en rapport direct avec l’émotion du moment. En la partageant, cette émotion vivifiante, nous serons sûrs de rester dans la vie générale, et de nous inspirer du même sentiment que le peuple dont nous plaidons la cause, aujourd’hui pendante devant le tribunal de la postérité.

8 avril 1848.



XIX

SOCIALISME




I

LA SOUVERAINETÉ, C’EST L’ÉGALITÉ


En voulant approfondir la moindre question de fait, on soulève toutes les questions de droit qu’y s’y rapportent ; ainsi, à propos d’une circulaire ministérielle dont le citoyen Ledru-Rollin était loin sans doute d’avoir fait volontairement une question capitale d’adhesion ou de résistance à la République, nous allons voir que nous devons résoudre plusieurs problèmes politiques de premier ordre.

Ou le citoyen Ledru-Rollin a voulu faire de l’arbitraire à son profit, ou il a cru remplir son devoir en donnant à l’action républicaine un mouvement d’ensemble dans toutes les parties de son organisation primitive.

Nous sommes très persuadés, pour notre compte, que le citoyen Ledru-Rollin n’a point eu la moindre velléité de tyrannie en conférant aux délégués de la République des pouvoirs illimités. On a joué sur ce mot illimité, sans vouloir lui donner l’acception qu’il avait dans la pensée du gouvernement provisoire. La teneur de l’ordonnance donnait précisément à ces pouvoirs, jusque-là non définis, une limite très conforme à l’esprit révolutionnaire.

Mais laissons la question personnelle, dont les dissidents se sont fait précisément une application personnelle assez passionnée ; voyons la question de droit.

Un ministre, un membre du gouvernement révolutionnaire a-t-il le droit, lorsque nous sommes encore en pleine révolution, de prendre des mesures exceptionnelles et de déranger l’ordre établi auquel un nouvel ordre succède ?

Sans aucun doute, selon nous ; la voix du peuple a prononcé pour l’affirmative, puisque l’adhésion des candidats à la circulaire a été regardée comme une garantie pour le peuple. Mais, pour prononcer sur ce droit, il faut soulever tout le problème du droit social ; il faut admettre ou rejeter le principe de la souveraineté du peuple. L’acte du ministre tranchait franchement dans l’exercice de cette souveraineté, qu’il ne pouvait pas avoir la prétention de s’approprier comme un individu, mais dont il se regardait à bon droit comme l’expression et le mandataire.

Ceux qui se sont récriés contre cet abus de pouvoir n’ont donc pas admis le principe fondamental de la souveraineté du peuple. Ils l’ont nié tacitement, et pourtant ils se disaient républicains. Il y a donc des esprits qui conçoivent rétablissement d’une république sans reconnaître le principe qui lui sert de base.

On voit que ceci devient grave, et que les instincts du peuple ne le trompent guère. Il n’y a qu’à les observer et à les pénétrer pour découvrir qu’il est toujours, par le sentiment, dans la route du vrai.

On se fait, contre l’expression sacrée du vœu populaire, une arme vraiment étrange de la légalité. Quelle légalité ? celle d’hier ? Mais c’est pour la détruire que nous avons fait des barricades, renversé une monarchie, proclamé la République, élu un gouvernement provisoire. Avez-vous oublié que le cri de Vive la Réforme électorale ! a précédé et précipité la révolution ? N’avez-vous pas compris que ce cri signifiait Vive la Réforme sociale ?

Il est vrai que vous, les agitateurs pacifiques du premier jour, vous n’étendiez pas la réforme aussi loin qu’elle a été lancée. Vous espériez l’arrêter à ceux de votre caste sur lesquels vous pouviez compter pour vous conférer te pouvoir. Vous parliez alors de légalité, et vous en parliez fort bien. Vous portiez, sans effroi et sans scrupule, une certaine atteinte à la légalité qui vous opprimait, et vous inauguriez une légalité nouvelle, sans vous inquiéter de ceux qui resteraient opprimés par vos restrictions.

L’événement vous a dépassés et détrônés, et le peuple vous a prouvé qu’il voulait être le souverain unique, le souverain véritable.

Il le voulait ! Vous comprenez bien cette volonté-là, vous qui l’aviez pour vous-même. Mais qu’il y eût droit, voilà ce que vous ne comprendrez et n’admettrez pas aussi aisément. « Où prend-il ce droit effroyable ? C’est donc le droit du plus fort ? Nous le subissons, nous le proclamons des lèvres, dites-vous à vos amis ; mais nous ne le reconnaissons pas, et notre conviction est que nous faisons pour le mieux en limitant ce droit dans notre pensée, en travaillant habilement à l’atténuer dans les institutions nouvelles auxquelles nous voulons absolument mettre la main. »

Eh bien, il faut vous répondre au nom du peuple, il faut vous dire où le peuple puise son droit de souveraineté, quelle puissance supérieure à lui et à vous le lui concède et veille sur lui pour le lui conserver malgré vous.

La source de ce droit est en Dieu, qui a créé les m hommes parfaitement égaux, et qui les conserve tels, en dépit des erreurs des sociétés et de la longue consécration d’un abominable système d’inégalité, Vous avez entassé sophisme sur sophisme pour prouver que l’égalité n’est pas dans la nature, et que par conséquent Dieu ne Ta pas consacrée. Voici ce qu’on vous a répondu, ce qu’on vous répondra encore :

Vous cherchez vainement à confondre le sens du mot égalité avec celui d’identité. Non, les hommes ne sont pas identiques l’un à l’autre. La diversité de leurs forces, de leurs instincts, de leurs facultés, de leur aspect, de leur influence est infinie. Il n’y a aucune parité entre un homme et un autre homme. Mais ces diversités infinies confèrent l’égalité au lieu de la détruire. Il y a des hommes plus habiles, plus intelligents, plus généreux, plus robustes, plus vertueux les uns que les autres, il n’y a aucun homme qui, par le fait de sa supériorité naturelle, soit créé pour détruire la liberté d’un autre homme et pour renier le lien de fraternité qui unit le plus faible au plus fort, le plus infirme au plus sain, le plus borné au plus intelligent. Une grande intelligence crée des devoirs plus grands à l’homme qui a reçu du ciel ce don sacré d’instruire et d’améliorer les autres ; mais elle ne lui donne point des droits plus larges ; et, comme la récompense du mérite n’est pas l’argent, comme l’homme intelligent n’a pas des besoins physiques différents de ceux des autres hommes, il n’y a aucune raison pour que cet homme devienne l’oppresseur, le maître, et par conséquent l’ennemi de ses semblables.

La morale évangélique est éternellement vraie ; elle a été vraie avant que le christianisme l’eût formulée et répandue dans le monde. Elle est encore ; vraie ; elle préside à tous les grands actes de la vie des peuples, à toutes les révolutions qui ont le progrès pour but. C’est vraiment la doctrine de l’égalité, et elle est si excellente, que ceux qui la renient dans leur âme la professent dans leur langage, tant il leur paraît impossible de lui opposer une résistance qui ne blesse pas la conscience du genre humain. La véritable loi de nature, la véritable loi divine, c’est donc l’égalité. Les matérialistes comprennent singulièrement l’état de nature chez l’homme ; ils veulent que cet état soit le même chez l’homme et chez l’animal. Le loup dévore sa proie, disent-ils ; le vautour surprend et déchire le passereau ; partout le plus fort fait la loi au plus faible. Ils vont même jusqu’à nous assimiler aux choses inanimées. Ils disent que l’ouragan brise le chêne, que le flot ronge la base du rocher, et de là ils concluent que l’homme fort doit opprimer l’homme faible, que l’homme habile doit tromper l’homme simple, que cela a toujours été et sera toujours, parce qu’un homme n’est pas plus qu’un loup, qu’une pierre, qu’une plante. Ainsi, disent-ils, l’état de la nature, c’est la force aveugle, c’est le hasard cruel, c’est la fatalité sourde et muette. L’égalité est un rêve contre lequel la nature proteste.

Ils sont à plaindre ceux qui raisonnent ainsi, et qui ne sentent pas que l’homme est autre chose que matière. Une pareille doctrine permet tous les crimes, autorise toutes les tyrannies.

Dans l’état de nature, l’homme, si on le suppose jeté seul et vagabond sur la terre, est encore un homme. C’est un être qui pense, qui comprend, qui invente, qui essaye, qui progresse. Dès qu’il rencontre son semblable, son instinct ne le porte pas à le détruire pour se retrouver perdu dans cette solitude qui l’attriste et l’épouvante. Le lièvre dans sa tanière a peur et ne s’ennuie pas, l’homme dans le désert a peur et s’ennuie. Ce n’est pas la faim seulement qui le tire de la caverne où il s’est réfugié, c’est le besoin de voir le ciel ; et, dès qu’il en a contemplé l’immensité, il ne lui suffit pas, comme à l’animal ; de sentir l’air et la chaleur ranimer ses membres, il faut encore qu’il admire, qu’il rêve, qu’il médite, et qu’il cherche le secret de cette beauté des choses qui ne s’explique point d’elle-même. Aussitôt, l’homme sauvage éprouva le vague besoin de répandre son émotion dans le sein d’un autre homme. Il souffre d’interroger cette nature qui est si vaste, si solennelle, si mystérieuse. Cette grandeur qui le charmait, l’oppresse et l’accable.

Il appelle son semblable avant que de savoir si son semblable existe. Il lui semble que son semblable ne serait pas muet comme le reste de la création et résoudrait avec lui le problème de son existence. Aussi, dès qu’il rencontre son semblable, il s’associe à lui pour conjurer, par la réunion de leurs forces et de leurs intelligences, les forces ennemies de la nature, pour partager les fruits de cette association, et pour chercher — à deux, ou à plusieurs, aux heures du repos et de la contemplation, — le secret de Dieu et la loi de la nature. Voilà l’aurore des sociétés, et il ne peut y en avoir d’autre. Faire naître la première société d’un premier combat est un rêve sinistre qui ne répond pas à la nature de l’homme. Le combat, le partage, l’oppression, l’inégalité n’ont pu être que le résultat d’une première civilisation déjà assez avancée pour être corrompue. L’homme primitif eût péri, s’il eût commencé par tuer celui-là qui, seul, pouvait lui conserver la vie : car l’homme ne pullule pas, comme l’animal, par les seules lois de la matière. Il est esprit et corps ; quand son esprit meurt sa postérité s’abâtardit et disparaît. Les nations périssent quand leur âme est éteinte. D’autres ennemis de l’égalité procèdent autrement. Us ne croient pas plus en Dieu que les matérialistes, ou, s’ils y croient, ils ne le comprennent pas. Ils font de l’homme quelque chose de plus que l’animal ; mais ils admettent deux espèces d’hommes, les forts et les faibles, les habiles et les simples ; et, de là, remontant à Dieu par un blasphème, ils font, de ce qu’ils appellent le génie ou le talent, un droit divin à la domination de quelques-uns, à l’exploitation de l’homme par l’homme. « Quoi, disent-ils (et il faut remarquer que ces gens-là parlent toujours en leur propre nom), je suis savant, ingénieux, capable, et je ne serais pas plus libre, plus riche, plus puissant, plus heureux que le paysan qui laboure ma terre, et l’ouvrier qui bâtit ma maison ? On veut qu’un cordonnier qui ne comprend pas la politique et la philosophie ; un paysan qui ne sait pas lire, soient mes égaux devant Dieu ?… C’est impossible ! Dieu fait des parts inégales puisqu’il m’a créé grand homme, et la société, qui m’a donné la richesse et le privilège n’a, fait que se conformer aux décrets de la Providence. »

Vous vous trompez. D’abord, vos exemples sont presque toujours faux. Ce cordonnier qui ne goûte pas vos belles phrases a probablement un meilleur jugement que vous. Ce paysan qui ne sait pas lire a peut-être un Cœur plus généreux ou des mœurs plus pures que les vôtres. Mais, en supposant qu’ils soient pervers ou grossiers, considérez que le vice et l’abrutissement du pauvre sont l’ouvrage d’une société qui n’a rien fait pour eux et qui a laissé leur âme et leur vie devenir la proie du mal. Elle leur devait l’encouragement, l’enseignement, l’adoption, le secours, physique et moral. Elle les a considérés comme, condamnés à végéter au hasard. Abandonnés à eux-mêmes, livrés au malheur, s’ils ont encore quelque chose d’humain dans l’âme, ils sont plus respectables que les meilleurs d’entre les riches et les lettrés. S’ils ont perdu le sentiment de la dignité humaine, ils, sont moins coupables que vous qui consacrez le principe de l’inégalité. Vous retrancherez-vous sous cette dernière objection, que certains hommes naissent avec l’instinct du mal, et certains autres avec celui du bien, afin de conclure que Dieu a des préférences, et que la société doit consacrer l’injustice de Dieu ? — On vous répondra ; Que savez-vous d’un homme qui vient de naître ? Votre loi d’inégalité qui frappe en masse sur tous les pauvres pour perpétuer leur état de misère et d’ignorance, choisit-elle ses élus au berceau ? Non, elle laisse chacun où il est ; tant pis pour celui qui est né dans un sillon, ou qui a été abandonné sur le revers d’un fossé. Le hasard fait le reste dans votre société. Dans toutes les classes, on voit surgir des hommes bons ou mauvais. Les meilleurs sont parfois très orgueilleux et déclarent qu’ils ne sont pas les frères ni les égaux de ceux que de funestes penchants entraînent et dégradent.

Eh bien, cela encore est une erreur et un mensonge, et l’aristocratie de vertu est une aristocratie comme les autres. Votre frère ne cesse pas d’être votre frère parce qu’il est méchant. Les crimes des hommes n’empêchent pas qu’ils ne soient tous les enfants d’un même père qui est Dieu. La religion catholique donne le ciel aux uns, et l’enfer aux autres. Dieu, qui est au-dessus de toutes les religions, ne peut détruire son œuvre, Dieu lui-même ne pourrait pas empêcher que les damnés ne fussent encore les frères des bienheureux. Non, il n’y a point d’inégalité parmi les hommes, tous ont les mêmes droits. S’il y a une différence dans les devoirs, c’est que les plus intelligents et les meilleurs ont des devoirs proportionnés à l’étendue de leur intelligence et à l’activité de leur zèle. Dieu leur a dit : « Je vous donne les moyens dé faire le bien, faites donc à vous seul plus de bien que plusieurs ensemble. »

Que la société reconnaisse l’excellence de certains hommes, qu’elle leur confère les moyens d’instruire, de conseiller, d’administrer la société, rien de mieux, rien de plus utile et de plus pressé. C’est ce qu’elle fait ou s’efforce de faire dans toutes les grandes crises. Mais, comme elle peut se tromper et qu’aucun homme n’est d’ailleurs à l’abri de l’enivrement de l’orgueil ou de la défaillance de ses propres facultés, la société ne peut et ne doit jamais lui conférer une fonction qu’elle s’engagerait à ne pas lui reprendre. Les fonctions à vie sont une première atteinte portée à l’égalité.

Le peuple doit conserver le pouvoir, et, s’il juge à propos de renouveler le mandat confié à ses élus, il faut qu’il limite chaque fois la durée de ce mandat, afin de garder son droit d’examen sur chaque phase de la vie politique et morale de ses mandataires.

Que l’influence et l’activité des hommes éclairés et vertueux se répande et s’exerce le plus possible sur la base de l’élection et dans les limites de la réélection, ceci ne fait que confirmer le principe de l’égalité sociale ; et la souveraineté du peuple, lorsqu’elle attribue de grands pouvoirs à ceux qui lui inspirent de la confiance, n’est en aucune sorte compromise. Le propriétaire qui confie sa terre à un régisseur habile et probe ne perd pas son droit de propriété, il le confirme et le consacre par cet acte même. Ce principe est tellement accepté en politique par les masses, qu’on trouverait difficilement, à l’heure qu’il est, un homme qui voulût accepter le pouvoir à vie, à moins que ce ne fût un fils ou un neveu de roi, c’est-à-dire un de ces hommes infortunés qui ont perdu le sens de la vérité sociale.

L’égalité est donc une institution divine, antérieure à tous les contrats rédigés par les hommes. Il n’y a pas de contrats qui puissent lier les générations à un pacte antireligieux, antihumain. Le peuple est souverain, parce que tous les hommes ont un droit égal à la souveraineté, et tous les actes de cette souverainetés nouvellement reconnue et proclamée sont légitimes devant Dieu et devant les hommes, quand même ils a© datent que d’une heure. Le long règne de l’inégalité ne saurait les infirmer. Plus l’homme a été frustré, plus il a droit à ne plus l’être. La légalité d’hier ? Eh ! nous le savons bien : elle était en vigueur depuis les premiers âges du monde. C’est précisément pour cela qu’elle n’est plus rien. Les rois sont aussi vieux qu’elle, et les rois ne sont plus que des hommes.

Que les hommes libres travaillent maintenant à établir, sur le principe inviolable de leurs droits, les principes d’une société nouvelle. Ce droit est illimité, en ce sens qu’il n’a de limite que dans le devoir. Le devoir est facile à établir sur un principe aussi net et aussi, sûr que le droit, c’est que chaque homme a des devoirs envers tous, et tous envers chacun.

Nous parlerons des devoirs dans un prochain article, car, là aussi, il y a des définitions à chercher et à soumettre au consentement du peuple.

L’Assemblée constituante de 1789 s’en est beaucoup préoccupée. Elle a établi le droit mieux que le devoir ; l’un et l’autre ont été formulés d’une manière très avancée pour le temps, très insuffisante aujourd’hui.

Peuple, tu as à refaire cette grande œuvre, n’attends pas qu’on t’en parle pour la première fois, lorsque tu entreras dans l’exercice de ta souveraineté. Penses-y d’avance, médite, relis les travaux de la première assemblée constituante afin de les corriger et de les améliorer. Que le frère consulte et instruise son frère, au club, sur la place publique, à la table frugale, au foyer domestique, partout, chaque jour, à toute heure. Le temps presse. Les événements nous arrachent à la réflexion, la misère nous accable, le souci du lendemain nous torture…

N’importe ! nous vivons dans le temps des miracles. L’esprit est surexcité, les forces sont décuplées, le cœur est ému. La faim, la fatigue, l’insomnie, toutes les souffrances physiques, nos pères les ont bien supportées, lorsque l’ennemi était à la frontière. Aujourd’hui, un ennemi plus redoutable veille à nos pertes. C’est le mensonge, c’est le sophisme, c’est la loi du passé ! C’est la négation du principe de notre souveraineté. Y renoncerons-nous faute de temps pour argumenter ? Non, non, nous pensons vite en France et nous agissons de même.


II

l’exercice de la souveraineté, c’est l’application de l’égalité

La souveraineté, c’est l’égalité ; donc la souveraineté réside dans le peuple et ne peut résider ailleurs que dans le peuple. La souveraineté, c’est le gouvernement de tous. Voilà pour le droit, ainsi que nous l’avons démontré dans un premier chapitre.

Le devoir, c’est l’exercice du droit, et, comme on ne peut concevoir un droit sans usage, le droit et le devoir sont inséparables et indivisibles.

Comme il y a un droit primordial, éternel, indestructible, écrit dans la conscience humaine avant que de l’être dans les lois, il y a un devoir éternel immuable, né dans l’homme avec le sentiment humain.

« La vérité, dit-on, est éternellement modifiable et relative. La vérité d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui, celle de demain sera plus claire encore, et le progrès l’épurera, de jour en jour, jusqu’à la fin des siècles. »

Non, la vérité n’est pas modifiable et relative. Elle est avant cous, et hors de nous plus brillante qu’en nous ; elle est en Dieu, elle est la loi de l’univers. Nous ne sommes que les interprètes et les applicateurs de cette loi divine. Il y a une vérité absolue qui n’a pas besoin de s’éclaircir et de progresser dans le sein de Dieu, car le temps n’existe pas pour lui, et le progrès ne s’explique que par la marche du temps.

Mais, si la vérité est immuable, si elle est debout dans l’éternité, le sentiment que nous avons de cette vérité est éternellement modifiable et relatif. Le progrès est notre œuvre. Dieu, qui nous l’a donné pour loi, nous a rendus propres à le créer en nous-mêmes et dans nos sociétés. Il est donc faux de dire que la vérité par elle-même n’est qu’un idéal flottant et progressif ; mais il est très vrai de dire que l’intelligence et l’application de la vérité varient, s’épurent et grandissent dans la conscience de l’humanité.

Sans cette distinction, comment expliquerait-on le progrès ? Le progrès de l’homme est "une course ardente, pénible et continue vers un but. Si ce but n’existait pas par lui-même, nous serions donc éternellement lancés à la poursuite d’une chimère, et les sceptiques auraient raison de nous dire que la vérité change et que le caprice ou le hasard président seuls à notre fatale et impuissante recherche.

On le voit, il est impossible de rien comprendre, et il serait permis de ne rien accepter dans ce qui se passe sur la terre, si on niait Dieu, source et foyer de la vérité absolue.

Dieu, de quelque façon que la croyance humaine le conçoive, a donc une définition admissible et intelligible pour tous les hommes, la vérité. Il a une puissance que nous n’avons pas besoin de nier pour nous sentir libres et souverains sur la terre, cette puissance s’appelle, chez lui, la loi divine, chez nous, le droit. Il a une action qui seconde la nôtre et que la nôtre proclame ; cette action s’appelle, chez lui, la Providence, chez nous, le devoir. Par le droit, nous gouvernons souverainement, par le devoir, nous gouvernons providentiellement, c’est-à-dire que notre puissance, au lieu d’être brutale ou stérile, devient juste, fraternelle, intelligente.

Ce qui est immuable et éternel, c’est le droit de la souveraineté par l’égalité, c’est le devoir de la fraternité par la liberté.

Ce qui est variable et relatif, c’est retendue de ce droit et l’intelligence de ce devoir. Il faut bien admettre que la vérité, qui est une chose abstraite, ne frappe pas simultanément tous les hommes, et ne brille pas également à toutes les heures du développement de l’humanité. Elle est comme le soleil que les nuages nous voilent souvent, et qui n’en existe pas moins quand nous cessons de le voir.

Il n’y a donc pas d’homme, et il n’y a pas d’époque dans l’histoire de l’homme qui soient privés de toute notion du droit et du devoir. Les sociétés consacrent toujours quelque portion vraie de l’un et de l’autre, lors même qu’un aveuglement funeste leur en fait sacrifier la meilleure part. Il n’existe pas, dans le passé, de code complet du mensonge et de l’infamie. L’homme n’a jamais été barbare à ce point de ne pas reconnaître une partie de l’éternelle vérité.

Mais l’âme humaine se dégage continuellement du voile de l’erreur, et le passé ne prévaut point contre elle. Ses erreurs ne l’engagent pas. Ses progrès la dégagent d’une manière absolue, et le droit des antiques législations disparaît sans retour. Ce droit, confiné dans la caste, est monstrueux pour les hommes d’aujourd’hui. Il a paru sacré aux hommes d’autre* fois : pourtant l’esclave était un homme, et n’avait sans doute pas accepté la croyance qu’il était une chose. De temps en temps, du sein des philosophes et des poètes révélateurs, un grand cri s’élevait pour protester contre l’iniquité du contrat social. Que de cris étouffés ont dû retomber et expirer sur la terre, en ces temps d’oppression et de souffrance ! À mesure que l’histoire se détaille et se conserve dans nos archives, nous voyons la révolte élever, de siècle en siècle, sa voix sacrée et proclamer le droit éternel dans la religion, dans la politique, dans la science, dans l’art. La notion du vrai n’a donc jamais disparu parmi nous. Elle s’étend, elle lutte, elle grandit, elle combat, elle triomphe, et aujourd’hui enfin elle est proclamée. Tous les hommes la connaissent ou la sentent, et, si une déplorable minorité songe encore à la nier, l’humanité n’en tient aucun compte, et, dédaigneuse de châtier une erreur, laisse évanouir dans le vide ce dernier soupir de l’antique injustice.

Sommes-nous donc en possession de la vérité absolue ? Sommes-nous égaux à Dieu, allons-nous traiter de pair avec lui ?

Ne jouons pas sur les mots, et que l’humilité sceptique et paresseuse des anciennes croyances religieuses ne nous empêche pas de croire en nous-mêmes. Oui, nous croyons en nous-mêmes, parce que nous croyons en Dieu qui nous a inondés tout à coup d’un vaste flot de sa lumière infinie. Si nous baissions la tête et si nous fermions les yeux, c’est alors que nous serions athées. Si nous n’avons pas la vérité absolue, nous avons du moins la notion que cette vérité existe. Toutes les religions l’avaient, dira-t-on. Oui, elles l’avaient, mais elles ne croyaient pas atteindre à la possession de la vérité, ou elles ne croyaient pas qu’elle fut révélable à tous les hommes. Les hiérophantes de tous les cultes disaient à la foule : « Ne cherchez pas à pénétrer le mystère, vous ne le saurez qu’après la mort. »

Et nous, nous disons : La notion de la vérité, nous l’avons conquise. Elle nous a coûté du sang et des pleurs. Dieu bénit notre persévérance et bous donne cette notion plus vaste et plus claire qu’à aucune autre époque de notre vie antérieure. Il ne la donne pas seulement à quelques élus, il la donne à tous les hommes. Que tous les hommes se lèvent donc, et fassent monter vers lui ce cri profondément religieux : « La notion de la vérité que tu nous donnes aujourd’hui, ô Providence, c’est la conscience de notre droit, et nous allons l’exercer en ton nom et avec ton aide. À présent, donne-nous la notion de notre devoir, afin que nous l’accomplissions dans toute son étendue et dans toute sa beauté. »

Si la conquête éclatante du principe pouvait, comme quelques-uns le prétendent, rendre le peuple audacieux et vain, les difficultés qui vont surgir, lorsqu’il s’agira de l’application, suffiraient pour nous rendre attentifs et nous faire rentrer en nous-mêmes. Mais le peuple n’est pas vain, il est sage, et sa grande conquête ne l’a pas enivré. Ce qui vient de Dieu n’est jamais nuisible.

Nous avons le principe tous pour chacun, chacun pour tous. La vérité est là, et nous la connaissons enfin. Mais les formes de la vérité, ses moyens, son travail, son œuvre positive et palpable, voilà ce qui s’étend ou se resserre, ce qui éclate ou ce qui est obscurci, selon que l’humanité est bien ou mal inspirée, selon qu’elle s’exalte ou se fatigue, selon qu’elle est équitable ou irritée. Veni, creator spiritus !

Nous voyons bien le principe du devoir, il est identique au principe du droit. Il s’appelle égalité. Et pourtant nous avons le droit aujourd’hui, et il nous faut trouver le devoir demain. Nous avons le fait, nous voulons la conséquence. Le fait, on le trouve dans le combat ; la conséquence, on ne la trouve que dans la réconciliation. Il y avait un ennemi hier, aujourd’hui, il y a un vaincu. Quelles conditions allons-nous lui faire ? Nous ne voulons ni prisonniers, ni otages, ni esclaves ! Nous régnons par l’égalité, et ce vaincu l’invoque aujourd’hui, lui, contre qui nous l’avons invoquée en vain depuis le commencement du monde ! Dans l’ancienne loi, il eût mérité un châtiment. Dans la nouvelle, il obtient grâce ; mais, s’il abuse de notre générosité, si, au nom de l’égalité, il veut rétablir l’inégalité, déjà il nous trahit, nous calomnie et cherche à nous entraîner dans l’abîme. Que ferons-nous ? Serons*nous généreux et oublieux de nos injures personnelles jusqu’à lui permettre d’étouffer la vérité dans ses perfides embrassements ?

Peuple, cherchons. Entrons dans le sanctuaire de la conscience. Interrogeons l’oracle ! Dépouillons-nous de toute haine, de tout ressentiment. Nous en serons d’autant plus forts quand nous sortirons du temple.


III

l’application de l’égalité, c’est la fraternité

Ce serait dire un lieu commun, grâce au ciel, que de déclarer notre révolution non pas seulement politique, mais sociale. Le socialisme est le but, la république est le moyen, telle est la devise des esprits les plus avancés et en même temps les plus sages.

La réforme sociale, tel est donc l’exercice du devoir du citoyen. Il s’agit de faire succéder le régime de l’égalité au régime de la caste, l’association à la concurrence et au monopole, fléaux distincts dans le principe, fléaux identiques dans ces derniers temps. Il s’agit de ne pas écrire le principe de l’égalité comme épigraphe à notre nouveau Code, pour qu’ensuite tous les articles du Code en détruisent l’application.

C’est donc un devoir nouveau, un devoir mûri pendant plus d’un de mi-siècle, que la république de 1848 implante sur celui qui a été proclamé en 1789. Nous ne nous retrouvons pas dans des circonstances identiques, mais analogues ; notre devoir est plus grand, mieux compris et plus beau ; les partis ont changé de nom, mais ce sont les mêmes intérêts égoïstes contre lesquels il nous faut lutter, et, comme nos pères, il nous faut lutter avec courage et persévérance.

Le devoir a trois phases d’application : celui que le présent nous impose est en lutte avec celui que le passé nous rappelle et avec celui que l’avenir nous fait entrevoir. Il faut donc que le présent tienne compte de ces trois termes ; qu’il ne rompe pas trop violemment avec le passé, et pourtant qu’il ne ménage pas le passé au point d’enchaîner l’avenir. Là est la difficulté et la responsabilité, car nous sommes à la fois passé, présent, avenir. La solidarité entre les générations est indestructible. Le malheur de nos devanciers est notre malheur, la gloire de notre postérité est notre gloire.

Voyons quels sont les droits du passé, afin de Bavoir quels sont nos devoirs envers lui.

Le passé nous crie : « Vous me détrônez, vous me dépouillez, vous menacez ma propriété, ma vie. Que vous versiez mon sang ou que vous tarissiez les sources de ma richesse, c’est la même chose pour moi. Votre socialisme effréné m’annonce l’expropriation, ou le meurtre et le pillage. Votre progrès me tue, et vous voulez que je l’accepte sans murmure ou sans effroi. C’est impossible. »

Voyons ce qu’il y a de juste et d’injuste dans cette plainte, car il y a de l’un et de l’autre, s’il est vrai que nous voulions détruire à ce point le droit du passé. Le passé à un droit véritable, un droit qu’il nous faut respecter. Il a un faux droit, un droit inique qu’il nous faut rayer du code de l’humanité.

Si nous menacions la vie des citoyens qui ne pensent pas comme nous et qui ne reconnaissent pas notre droit, nous serions injustes. Nous ne le ferons pas, à moins qu’ils ne menacent la nôtre, et qu’ils ne viennent à main année réclamer leurs privilèges. Alors, nous saurions ce que nous avons à faire, et la lutte violente entre le passé et le présent établissant comme aux jours néfastes de la première révolution, nous aurions la douleur de briser et d’anéantir ceux que nous voudrions considérer comme nos frères. À Dieu ne plaise qu’ils l’essayent, cette lutte impie ! mais elle n’est pas à craindre. Il suffit de regarder le peuple en face pour comprendre que ce serait de la démence.

Pour prouver que nous voulions respecter la vie de nos semblables, nous avons laissé fuir nos ennemis, nous avons aboli la peine de mort. C’est nous faire injure de prédire que nous la rétablirons. C’est se faire injure à soi-même que d’avoir une pareille idée. Notre devoir à cet égard est clair comme le soleil, et il ne nous en coûtera pas de l’observer.

La peine du talion abolie en droit, arrivera-t-il quelque malheureux événement qui nous permettra de la rétablir en fait ? Non, fût-ce en réponse à des outrages impudents, fût-ce sous le coup d’une juste indignation, d’une souffrance insupportable, entends bien, peuple, notre devoir nous défend d’employer la violence, de répandre le sang, si ce n’est dans le combat et pour notre défense légitime. Ne fût-ce qu’une heure, ne fût-ce que sur un seul point de la France républicaine, point de prétendue justice exercée par l’individu contre l’individu. Que la loi soit sévère, mais que l’homme soit doux !

Qu’ils se rassurent donc, les hommes du passé. Le devoir nous trouvera inébranlables. Il n’y a pas une seule tête menacée dans l’empire de l’égalité. Mais le pillage î disent-ils. Le pillage, plus effrayant pour eux que la mort ! le pillage, que provoque leur avarice ou leur prévoyance pusillanime, le pillage qui tente l’indigent lorsqu’il sait que telle maison renferme des richesses frappées de stérilité par la peur de l’égoïste ; l’incendie, la destruction des objets de luxe qui éveille, non plus la convoitise, mais la vengeance de l’homme exaspéré par le malheur et l’injustice ?

Point de pillage ! On nous déshonore en nous supposant si faciles à tenter. On oublie que nous avons gardé fidèlement les diamants et l’argenterie des Tuileries alors que nous étions dévorés par la faim. Le devoir nous défend le vVol et le pillage, il suffit ; s’il se trouve dans nos rangs, sous les glorieuses guenilles de l’ouvrier, un forçat évadé, un criminel incorrigible, nous nous chargeons d’en faire bonne et prompte justice. Dans les premiers jours, nous étions forcé de les abattre à coups de fusil comme des oiseau de proie ; à présent, organisés en garde civique. nous nous emparons d’eux avec toutes les formes légales et nous les remettons à leurs juges. C’est nous qui sommes les gardiens de la propriété, et même dans notre espoir de rémunération sociale, nous regardons les richesses particulières comme la future propriété nationale. Plus nous sommes socialistes, mieux nous préservons de tout dommage ceux qui nous craignent.

Alors, que craignent-ils ? — L’impôt progressif, l’atteinte portée à l’héritage indirect, les mesures révolutionnaires, les contributions forcées, la socialisation des instruments de travail, enfin tous nos besoins, toutes nos infortunes, auxquels il leur faudra porter remède par de grands sacrifices. Ils craignent de devenir pauvres à leur tour, car ils voient bien que nous ne les laisserons pas jouir en paix d’un luxe qui nous affame et d’une sécurité qui nous expose à mourir de faim.

Si c’est là ce que vous craignez, vous avez quelque sujet de ne pas dormir bien tranquilles, car certainement il vous faudra faire des sacrifices. Vous n’avez pas des droits seulement, vous avez des devoirs ; et nous, nous n’avons pas seulement des devoirs, nous avons des droits. C’est vous qui avez profité du passé, vous seul ! C’est vous aussi qui avez provoqué, par votre entêtement et vos méfiances la crise, où nous sommes, et le présent ne périra pas avec l’avenir, pour laisser le passé vivre impunément sur leurs cadavres.

Oui, les hommes du passé doivent bien s’attendre à payer les frais de la guerre qu’ils nous ont suscitée. C’est à nous de voir ce qu’on peut leur réclamer avec justice, et ici, sans nous occuper de leur désespoir ou de leur colère, nous avons à nous consulter pour connaître l’étendue et la limite de notre devoir.

Au premier coup d’œil, il semble équitable de tout reprendre à celui qui a tout pris. Quand on entend le cri de la veuve et de l’orphelin, quand on voit à tous les carrefours le vieillard et l’enfant tendre la main aux passants, on sent bouillonner en soi une vive indignation. Le riche n’a-t-il pas enfin mérité d’être mis à la place du pauvre ?

Hélas ! oui, il l’eût mérité sous l’ancienne loi, et, si nous appliquions aux hommes du passé la loi du passé, le riche subirait la peine du talion.

Mais nous sommes les législateurs du présent, les initiateurs de l’avenir, nous ne pouvons pas appliquer la peine du talion.

L’avenir détruira entièrement la richesse individuelle, il créera la richesse sociale. L’avenir n’aura plus de pauvres, il n’aura que des égaux dans toute la force du terme.

Le présent peut-il, d’emblée, détruire le vice du passé ? Non, puisqu’il ne le peut pas sans violence. Alors, il ne le doit pas. Il est forcé d’admettre une transition, un progrès.

Voici quelle sera la transition. L’homme avide et habile n’aura plus les moyens de faire ces fortunes scandaleuses qui, en se dévorant les unes les autres, dévoraient, en somme, la subsistance du peuple. La société doit rendre ces moyens impossibles et empêcher que les hommes du passé n’accaparent encore une fois l’avenir à leur profit. Plus d’agioteurs, plus de spéculations sur la fatigue, la résignation et la misère de l’homme, plus de sacrifices humains ; poursuivons ce trafic sauvage jusque dans ses plus mystérieux retrantranchements. Quant aux fortunes déjà faites, laissons-les s’épuiser d’elles-mêmes ; imposons-leur les sacrifices que la situation exigera. La situation n’exige pas que les riches soient réduits à la misère qu’ils nous ont fait subir ou qu’ils ont contemplée avec indifférence. Quand la République pourra fonctionner sans leur réclamer au delà des sommes nécessaires à ses premiers besoins, méprisons leur superflu, n’en soyons pas jaloux, nous sommes trop fier pour cela ! Du travail, de la liberté, de l’air, de la poésie, de l’instruction, de l’honneur, voilà tout ce que nous demandons. S’il faut souffrir encore un peu de temps pour traverser une crise qui nous promet tous ces biens, nous souffrirons patiemment, à la condition que nous verrons le gouvernement choisi par nous s’occuper activement de mettre tout en œuvre pour abréger notre sublime épreuve. Quand nous aurons obtenu ces premières conditions de la vie humaine, nous consentirons à marcher pas à pas dans la voie des grandes améliorations, pourvu que ce soit le pas de charge et non le pas rétrograde. Nous passerons de la pauvreté à l’aisance, et de l’aisance à la richesse sociale sans [nous heurter violemment aux obstacles que le devoir nous ordonne de tourner.

Voilà, je crois, notre devoir tout tracé, relativement aux droits du passé. Ces riches, qui ne veulent pas devenir pauvres, ils craignent avec raison la misère plus que nous. Ils n’ont pas l’habitude du travail. Ils sont paresseux, faibles ou maladroits. Combien de temps faudrait-il au plus habile spéculateur de la Bourse pour apprendre un métier honnête ? Il lui faudrait mendier avant de savoir se servir de ses bras. Et ses enfants si mal élevés, ses enfants qui ont appris le grec et le latin dans les collèges, et qui n’ont pas la première notion de la véritable histoire de l’humanité, quels mauvais sujets nous nous exposerions à répandre dans nos rues ! La plupart ne seraient bons qu’à être des coupeurs de bourse, ou pis encore. Et leurs femmes ! sauraient-elles blanchir, faire des ménages, des robes, et tous ces petits métiers qui demandent tant d’adresse ou de force ? Leurs femmes, paresseuses ou coquettes, perdraient nos jeunes gens ou mourraient de fatigue et de désespoir. Voulons-nous être les auteurs et les témoins de toutes ces dégradations et de toutes ces calamités ? Non. Le riche brusquement dépossédé ne pourrait pas venir à bout d’être notre égal. La misère l’opprimerait tellement que son âme et son corps y succomberaient. Nous serions forcés de l’avoir sous nos pieds comme un paria, et sa honte retomberait sur nous. Ayons pitié de ces pauvres riches ! Attendons le jour où l’État pourra leur donner une éducation et des fonctions qui en feront des hommes ; et, jusque-là, si l’apparence de l’inégalité subsiste encore, s’il y a encore des oisifs et des travailleurs, pourvu que ces oisifs n’entravent pas notre progrès et se résignent à donner de l’argent au lieu de travail quand l’État en réclame ; pourvu que nous ne dépendions pas d’eux, pourvu qu’ils respectent nos femmes et ne souillent pas nos enfants, pourvu que la misère nous quitte, que le travail vienne et que nos enfants soient aussi bien élevés que les leurs, pourvu enfin qu’il soit bien établi en principe que notre devoir envers eux est un devoir d’égalité généreuse et de pardon fraternel, nous regarderons passer en souriant leur orgueil et leur faste.

Oui, voilà, frères, notre devoir envers le passé et envers l’avenir. Qu’il se traduise en mesures de sévérité adoucie autant que possible ; qu’il prenne tel ou tel moyen pour consacrer ce principe de réconciliation et de charité ; la forme n’est pas ce qui nous occupe en ce moment. Le principe est que la peine du talion est abolie, et que le peuple initie l’humanité à une grandeur nouvelle, à une vertu dont le passé n’offre aucun exemple.

Dans les antiques législations, l’initiateur tuait l’initié. C’était un principe sauvage consacré chez tous les peuples. Dans une civilisation plus avancée, l’esclavage remplaça le meurtre ; l’initiateur opprima l’initié. Aujourd’hui, le principe a atteint son perfectionnement : l’initiateur pardonne à l’initié.


IV

la majorité et l’unanimité

On discute beaucoup et avec raison, sur ce problème : « Quelle est la véritable expression de la souveraineté du peuple ? » Jusqu’ici, on n’a rien trouvé de mieux que la décision de la majorité.

Il faut l’accepter dans la pratique, car, en voulant ne pratiquer que l’idéal, on arriverait quand l’idéal est absent de la réalité, à ne rien pratiquer du tout.

Mais, tout en se soumettant pour la pratique à toutes les nécessités du milieu où l’on agit, il faut toujours avoir l’idéal devant les yeux ; l’idéal, c’est-à-dire le principe par excellence qu’on peut tirer de la raison, de la justice et du sentiment.

Sans cet idéal, on s’arrête, on recommence le passé, on tâtonne maladroitement l’avenir ; à force de vouloir rester dans le présent, on n’en tire aucun parti ; il vous échappe des mains, et on s’use en mesquines agitations de détail. L’idéal de l’expression de la souveraineté de tous, ce n’est pas la majorité, c’est l’unanimité. Un jour viendra où la raison sera si bien dégagée de voiles et la conscience si parfaitement délivrée d’hésitations, que pas une voix ne s’élèvera contre la vérité dans les conseils des hommes.

Mais, jusque-là, dira-t-on, entre l’expression imparfaite à laquelle le présent nous condamne et l’expression satisfaisante que l’avenir nous promet, n’est-il point d’heure propice où l’on puisse consulter avec une entière confiance le consentement unanime ?

Oui, à toutes les époques de l’histoire, il y a de ces heures décisives où la Providence tente une épreuve et donne sa sanction à la véritable aspiration, au consentement électrique des masses. Il y a des heures où l’unanimité se produit à la face du ciel, et où la majorité ne compte plus devant elle.

Nous venons d’assister à une de ces grandes épreuves où l’humanité s’éveille, se lève, se réunit spontanément et vote comme un seul homme. Que ce souvenir, quelquefois unique dans un siècle, ne s’efface pas, et que son sens profond ne se perde pas, ne s’éteigne pas avec le bruit d’une fête et les flambeaux d’une soirée d’enivrement. Que le soleil qui s’est couché hier sur notre enthousiasme ne reparaisse jamais" sans nous rappeler qu’à une heure donnée nous avons saisi l’unité d’une pensée dans le cri d’un million de voix. La France va nous donner, pour élaborer le travail d’une constitution nouvelle, l’expression de la majorité. Nulle part cependant cette expression n’aura été celle de l’unanimité. Hier, Paris a signé le pacte de la fraternité absolue, dans un de ces moments où le miracle de la raison s’empare des masses, subjugue les individualités et arrache de la poitrine de chaque homme l’expression volontaire ou involontaire de la vérité. Demain, peut-être, ce pacte sublime sera brisé ou altéré dans la conscience de chacun de ces individus dont se composait la masse. Qu’importe à la vérité ? pour avoir cessé d’être éclatante sera-t-elle tuée ? La France va nous envoyer, le 5 mai, l’expression de ses diverses majorités locales, et l’on dit que la souveraineté de ces majorités fractionnées sera inviolable.

Oui, si, pour protester contre elle, il fallait employer la menace et la violence ; alors ce ne serait plus la violation d’une souveraineté, ce serait la violation des droits de l’humanité dans l’individu.

Mais n’y a-t-il pas dans l’humanité d’autres arrêts de cassation que l’émeute ?

La révolution de février a-t-elle été le résultat d un combat qui eût été perdu pour la cause des peuples si l’armée eut protesté contre le vœu du peuple de Paris ?

Sophisme ! La révolution de février a été le résultat d’une expression spontanée de la souveraineté populaire manifestée par l’élan unanime. Vous ne pouvez pas dire que notre république eût été perdue si la troupe eût voulu faire usage de ses armes. Nous vous répondrions : La troupe ne pouvait pas vouloir faire usage de ses armes. Les armes ! qu’est-ce que quatre-vingt mille fusils, que seraient quatre cent mille fusils, quand l’esprit parle, quand la pensée éclate, quand le cœur défend au bras de soulever un fusil ?

Ne dites donc pas : « L’Assemblée nationale viendra, et si vous ne respectez pas d’une manière absolue son principe de liberté absolue, vous serez forcés de commettre un crime contre elle et par conséquent contre vous-même. »

Toute cette discussion est tirée des archives du passé. La Chambre des députés a été violée le 24 février au nom du principe de la majorité contre la minorité. Si l’Assemblée du 5 mai se trouve être l’expression d’une majorité abusée, si elle est résolue à représenter encore les intérêts d’une minorité, cette assemblée ne régnera point ; l’unanimité viendra casser les arrêts de la majorité.

Ne vous effrayez pas, ne faites pas semblant de vous évanouir, ne dites pas que nous en appelons à la guerre civile, et que, par d’odieuses provocations, le parti républicain réveille le souvenir de fructidor. Généreux patriotes, gardiens scrupuleux de nos libertés, on vous connaît, daignez écouter jusqu’au bout.

Il n’y aura pas d’émeutes, le peuple n’en veut plus. 11 n’y aura pas de conspirations, le peuple les déjoue. Il n’y aura pas de sang versé, le peuple en a horreur. Il n’y aura pas de menaces, le peuple n’a pas besoin d’en faire. Le peuple, entendez-vous, que vous insultez de vos terreurs et dont vous diriez volontiers, comme Louis-Philippe, les aimables faubourgs ; le peuple qui méprise votre haine, vos calomnies, vos intrigues et vos tentatives pour l’égarer ; le peuple ne touchera pas un cheveu de vos précieux mandataires. Il ne leur dira pas : Mort aux bourgeois ! à la lanterne, vous et les vôtres ! comme vous avez voulu lui faire dire : Mort aux socialistes ! à la lanterne les plus hardis d’entre vous ! La minorité égarée peut pousser de pareils cris. Si vous étiez encore plus riches et plus habiles, vous pourriez peut-être produire une apparence de majorité pour allumer la guerre civile. Eh bien, la guerre civile ne vous obéirait pas, elle vous emporterait tes premiers.

Mais, dans vos savants calculs, vous avez oublié la loi suprême, la grande puissance, la grande voix de l’humanité. Elle viendra, et la pensée de guerre civile s’évanouira comme un mauvais rêve. Elle se sent, elle se connaît maintenant, la voix unanime du peuple ! Elle vous réduira tous au silence, elle passera sur vos têtes comme le souffle de Dieu, elle ira entourer votre représentation nationale, et voici ce qu’elle lui dira : « Jusqu’ici, tu n’étais pas inviolable, mais nous voici avec des armes parées de fleurs et nous te déclarons inviolable. Travaille, fonctionne, nous t’entourons de quatre cent mille baïonnettes, d’un million de volontés. Aucun parti, aucune intrigue n’arrivera jusqu’à toi. Recueille-toi et agis ; tu ne peux nous trahir, car tu vois qui nous sommes et nous te révélons à toi-même qui tu es. Nous te baptisons dans les flots d’une nouvelle vie, et tu ne peux pas résister au miracle que l’unanimité accomplit en ce jour pour transformer tes éléments divers en une pensée unique. Si tu résistes à notre appel, nous nous retirerons, nous te laisserons seule avec tes ennemis avec les éléments de discorde et d’impuissance que tu portes dans ton propre sein, avec tes pensées vagues, ton ignorance de nos pensées, et l’isolement te tuera. Tu fonctionneras dans le silence et dans la malédiction de la solitude. Privée de vie, tu ne vivras pas. Tu remueras en vain un monde de chimères, le monde réel t’échappera. Tu feras une constitution impossible, monstrueuse, risible, et tu l’appliqueras si tu peux. »

Pendant ce temps-là, nous en voterons une à l’unanimité au Champ de Mars, et la France entière en votera une avec nous sur tous les points de son territoire, parce que ce sera le vœu et le besoin du pays. Nous appellerons à ce vote l’humanité tout entière, et elle nous répondra par un courant électrique. Alors, nous te porterons en souriant cette constitution à signer et tu la signeras avec empressement, heureuse d’être délivrée du mal affreux de l’abandon et de l’impuissance ; nous te couronnerons de feuilles de chêne et nous te porterons en triomphe.

Avril 1848.



XX

À PROPOS DE
L’ÉLECTION DE LOUIS BONAPARTE
À LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE


Qu’est-ce que prouve cette énorme majorité de suffrages en faveur de celui de tous les partis qui représente le moins la République ? Au premier abord, la réponse semble devoir être celle-ci : La majorité des Français n’est pas républicaine ; et sans aucun doute le parti de la réaction va se prévaloir de cette considération. Eh bien, la réaction se trompera quant au fond de la question : le peuple est républicain quand même, et il ne sera pas si facile qu’on le pense de lui enlever sa souveraineté.

Le peuple n’est pas politique, voilà ce qu’il faut reconnaître ; et ce dont il ne faut point s’étonner. L’éducation politique est le résultat de l’action politique. Cette action est si nouvelle chez le peuple, qu’il est impossible d’exiger de lui la prévoyance, le calcul, le jugement des hommes et des choses, en un mot toute cette science des faits qui constitue la raison politique. Le peuple tend au socialisme, dont le point de départ est le sentiment de son droit et de ses besoins. Il y a longtemps que nous sommes d’accord sur ce point, que le socialisme ne peut se passer de la politique et que la politique ne peut se passer du socialisme. Penser autrement, c’est vouloir séparer le corps et l’âme, la volonté et l’action. Pour avoir été politique et non socialiste, la République modérée est arrivée à mécontenter le peuple. Pour être socialiste et non politique, le peuple arrive à compromettre par un choix imprudent le principe même de sa souveraineté. Mais un peu de patience. Dans peu de temps, le peuple sera socialiste et politique, et il faudra bien que la République soit à son tour l’un et l’autre.

Je m’inquiète peu du personnel des gouvernements, ou du moins je m’en inquiète beaucoup moins que du grand symptôme de l’opinion populaire. Les hommes montent au pouvoir et tombent aussitôt. Ils s’usent en peu de jours. Les uns nous trompent, les autres se trompent eux-mêmes. Ce sont là des vicissitudes secondaires dans l’histoire d’une démocratie. L’histoire désormais changera de caractère. Ce ne sera plus seulement le récit des faits et gestes de certains hommes ; ce sera principalement l’étude des aspirations, des impressions et des manifestations des masses. Ce qui vient de se passer est un grand fait, un grand enseignement. Le souverain nouveau, l’être collectif a manqué de prudence et d’habileté. Il est jeune, l’enfant-roi ; il a les travers de son âge. Il est téméraire, romanesque, impatient. Il ne supporte pas les corrections injustes et cruelles. Dans sa colère, il brise ses liens et ses jouets. Naïf et crédule, il se fie au premier venu ; mais, pour avoir tous ces défauts-là, il n’en a pas moins l’instinct des plus grandes choses et le germe d’une puissance sérieuse. Il ne pardonne guère à qui l’a froissé, et en cela est-ce lui, est-ce nous qu’il faut blâmer ? J’avoue que j’ai à cet égard de grands doutes. Nous autres gens expérimentés, rendus prudents par l’âge politique, nous faisons parfois des transactions que nous croyons utiles. Ainsi, sans soutenir le général Cavaignac, les plus républicains d’entre nous eussent encore préféré ses succès à celui de M. Louis Bonaparte. Le peuple n’en a pas jugé ainsi, même l’élite du peuple. Les socialistes prolétaires des grands centres ont voté pour le dernier, en haine des formes de la répression de juin. C’est que le peuple ne sacrifie jamais le sentiment dont la politique pure fait trop souvent bon marché. Comme l’enfant, il obéit à son cœur plus qu’à la raison d’autrui. Et qui osera dire que le cœur ne soit pas meilleur conseil de la raison ?

Pour mon compte, j’avoue que je me sens peuple par ce côté-là, que je n’ai jamais pu pardonner au parti modéré la sécheresse qui a en quelque sorte provoqué les délires de juin et la fureur qui les a réprimés, lorsque les conseils du sentiment eussent pu éviter ou adoucir les horreurs de la collision. La majorité de l’Assemblée nationale a été sans entrailles. La bourgeoisie a été livrée à une terreur morale qui a exaspéré la lutte, et le général Cavaignac, en qui se personnifiait alors la sévérité de l’Assemblée et l’effroi moral de la bourgeoisie, a dû expier, cinq mois plus tard, le rôle terrible et malheureux dont les circonstances l’avaient accablé. Soyons humains et plaignons un peu cet honnête homme à qui Dieu a refusé l’élan de la foi à l’heure qui pouvait sauver ; mais soyons justes aussi, et voyons si les griefs du peuple ne le sont point.

Il connaissait à peine Cavaignac ; il n’a vu d’abord en lui qu’un sabre au service de la majorité parlementaire. Il a même espéré que la lutte terminée, cet homme, par respect pour le nom sacré qu’il portait, provoquerait à des actes de clémence et se placerait comme un médiateur entre la réaction victorieuse et le peuple vaincu. Il ne l’a point fait, et le peuple est si bon, qu’il a excusé encore cet homme en le jugeant peu capable. Mais quoi ! chaque jour démontre au peuple que le général Cavaignac a de l’intelligence et du talent. Dans les questions personnelles, ce caractère que l’on comparait à la Fayette, s’élève au-dessus de lui-même. Il fait preuve d’habileté, il est orateur, il rallie à lui, même après le choix d’un ministère juste milieu, les sympathies de nombreux républicains dans l’Assemblée nationale, dans la garde nationale de Paris, dans les communes, dans l’armée. Il s’empare surtout de l’Assemblée, il la passionne presque. Dès qu’on s’attaque à sa personne, il devient éloquent, serré, clair et fort. Il déjoue les attaques les mieux combinées. Il forme un parti puissant en apparence, puisqu’il s’appuie un peu partout ; et, dans les provinces, des républicains sincères, ardents, irréprochables (nous en avons vu) abjurent leurs griefs, passent l’éponge sur la sombre tragédie de juin, et votent pour Cavaignac, croyant voir en lui, non leur idéal, mais l’homme nécessaire à la circonstance, le sauveur de la République menacée par le parti bonapartiste.

Et, pendant que le général Cavaignac faisait ce beau rêve de force et de gloire, pendant que le parti bonapartiste se livrait à des intrigues dont la candide majesté du suffrage universel doit le faire rougir à l’heure qu’il est, que faisait le peuple, le peuple qui n’est pas politique, qui n’entend rien aux questions de forme ; le peuple qui, d’un bout de la France à l’autre, dans les villes et dans les campagnes, avec connaissance de cause ou sans le savoir, est purement socialiste, c’est-à-dire jaloux de son droit et pénétré de ses besoins ? Eh bien, le peuple disait : « Général Cavaignac, vous êtes plus habile qu’on ne le pensait. Donc, vous êtes plus coupable. Vous aviez assez de talent pour entraîner l’Assemblée nationale, vous l’avez fait à votre profit et jamais au nôtre. Vous vous êtes fait décerner des brevets de mérite au nom de la patrie ; vous n’avez pas obtenu l’amnistie de nos déportés. Vous avez fait des discours de six heures pendant lesquels vous avez charmé votre auditoire, et où il ne s’agissait que de vous. Mais vous n’avez jamais eu un mot pour nous, et, dans la discussion des articles de la Constitution, d’où dépendait notre sort, vous n’avez pas eu une parole à dire, pas une inspiration, pas un élan, pas un cri du cœur ; vous avez laissé croire que vous étiez incapable. Eugène Cavaignac, vous êtes jugé ! vous avez cru tenir dans la majorité de l’Assemblée la majorité de la nation. Eh bien, vous allez voir que vous vous êtes trompé, et que le peuple n’abdique pas sa souveraineté en la déléguant. Restez avec les vôtres. Nous proclamons l’élu de notre fantaisie, un étranger, un inconnu, pour rendre votre défaite plus sensible et plus mémorable. »

Ce raisonnement, les prolétaires socialistes des grands centres, ceux-là qui savent assez bien ce qu’ils font, l’ont posé à M. Ledru-Rollin en lui annonçant qu’ils votaient pour Louis Bonaparte en haine de Cavaignac, et, dans les campagnes, la grande masse des prolétaires agricoles a fait de même sans bien s’en rendre compte. Elle s’est vengée d’une République bourgeoise qui l’a leurrée de belles promesses, et qui n’a trouvé pour planche de salut que l’impôt sur le pauvre. Quand on lui disait que cet impôt était de l’invention d’un partisan de Louis Bonaparte ; « C’est possible, répondait le paysan ; mais Louis Bonaparte n’a pas encore fait de mal, puisqu’il n’était rien, et nous voulons essayer de celui-là. » En repoussant le favori de l’Assemblée, le peuple protestait non contre la République dont il a besoin, mais contre celle que l’Assemblée lui a faite.

Croyez bien que c’est là le grand ascendant de Louis Bonaparte, c’est de n’avoir encore rien fait sous la République bourgeoise. Le prestige du nom est quelque chose ; mais le paysan est toujours positif, même lorsqu’il est romanesque. Que l’élu de son choix le frappe d’un nouvel impôt, vous verrez à quoi lui servira son nom.

Quant à nous, il nous faut examiner sérieusement cet acte imprévu de souveraineté populaire, et ne pas nous laisser surprendre par le dégoût et le découragement. C’est bientôt fait de dire que le peuple est fou, que le paysan est bête. Mais que les hommes intelligents s’interrogent consciencieusement, et ils verront que leur cœur, pour être moins spontané et moins simple que celui du peuple, n’est pas plus fort et plus généreux que le sien. Le peuple croit à un nom ! Il a donc encore la foi qui nous manque. Il se fie à des promesses ! Il a donc l’instinct profond de la loyauté. Il condamne sans appel ceux qui l’ont trompé et accablé ! Il n’est donc pas si faible ni si flottant. Sans doute, nous pouvons trembler pour lui, nous autres qui avons la vue plus longue ; mais, quel que soit le danger où il se précipite, suivons-le, pour l’aider à en sortir ou pour y périr avec lui ; car de maudire et de dédaigner le peuple, parce qu’il secoue notre influence et s’expose en dépit de nos conseils, c’est une impiété et un blasphème. Ne recommençons pas la fable du maître d’école. Nous n’empêcherons pas la rivière de couler et les enfants déjouer au bord. Nous avons maintenant peu de politique à faire, puisque le souverain veut agir tout seul. Mais nous lui devons la propagande des idées, afin qu’il sache peu à peu les moyens de réaliser ce qu’il veut. Quant à moi, je ne sens aucun dépit contre le peuple, lors même qu’en apparence il apporte à cette révolution une solution passagère tout opposée à mes vœux. De tous les hommes, de tous les partis politiques que j’ai vus passer depuis quarante ans, je n’ai pu m’attacher exclusivement à aucun, je le confesse. Il y avait toujours en dehors de tous ces hommes et de tous ces partis un être abstrait et collectif, le peuple, à qui seul je pouvais me dévouer sans réserve. Eh bien, que celui-là fasse des sottises ; je ferai pour lui dans mon cœur ce que les hommes politiques font dans leurs actes pour leur parti : j’endosserai les sottises et j’accepterai les fautes.

21 décembre 1848.



XXI

AUX MODÉRÉS


Tandis que la majorité de l’Assemblée nationale vote une prolongation indéfinie d’exil et de captivité pour les transportés de juin, on assure que le ministère fait construire une prison d’État dans une île d’un hectare d’étendue (Nossi-Bé, sur les côtes de Madagascar), et que cette prison est destinée à recevoir les déportés de Doulens et ceux qu’on espère obtenir de la haute cour de Versailles. Ce climat est mortel pour les Européens, mortel à coup sûr. En outre, cette petite colonie est exposée aux ravages des Madécasses. Dernièrement encore, la garnison française y a été égorgée. Tels sont les renseignements donnés par les journaux, et auxquels le ministère, mis en demeure de répondre, n’a point donné de démenti, non plus qu’aux préparatifs faits pour reléguer nos déportés dans cet in pace politique.

Démocrates socialistes, je ne m’adresse point à vous ici. Vos cœurs sont assez navrés ; votre indignation est assez profonde ; vous auriez besoin d’espérance et de consolations plus que d’excitation à la colère. Je m’adresse aux modérés de tous les partis, non pas à ceux qui se parent de ce titre menteur pour se livrer aux fureurs de la réaction. Non, j’invoque les vrais modérés, car il y en a parmi nos adversaires comme parmi nos coreligionnaires. J’invoque tous les hommes de mœurs douces, tous ceux qui ont de la conscience et des entrailles. Il y en a encore beaucoup en France, malgré nos discordes civiles ; je crois que c’est le grand nombre, et qu’en dehors du monde officiel où s’agitent les passions politiques, l’esprit français est à la douceur, à la prudence, à l’équité, à la modération, en un mot. C’est notre défaut, car nous subissons trop souvent l’injustice, mais c’est aussi notre vertu, la vertu des masses ; car, lorsque les masses sont maîtresses du terrain, elles pardonnent tout et ne vengent rien, Elles l’ont toujours prouvé. Les minorités seules sont violentes.

Je ne crois pas me tromper, malgré tout ce que les partis, soit à tort, soit à raison, se reprochent les uns aux autres, Jamais la France ne sera un pays de cruauté. Si nous avons nos fatales journées, nos luttes terribles, nous n’en sommes pas moins, pour la plupart, cléments par lassitude ou par générosité le lendemain. Je le répète, les minorités qui oppriment sont seules vindicatives, Mais consultez la grande âme de la nation, vous la trouverez toujours française, c’est-à-dire toujours loyale, toujours ennemie du meurtre à froid, de l’assassinat prémédité, des lentes tortures, des supplices, en un mot. La France a horreur de tout ce qui rappelle l’inquisition.

Et pourtant les minorités vindicatives usurpent l’influence qui égare, les majorités, et réussissent à les rendre, sinon complices, du moins solidaires de leurs forfaits. Des pensées infernales éclatent dans l’âme malade de quelques hommes aux croyances sinistres, et ces pensées se répandent comme l’invisible poison des grandes épidémies. Tous ne sont pas frappés, mais plusieurs succombent, et beaucoup éprouvent un malaise affreux. Leur vie, leur âme, leur raison semblent un instant ébranlés.

Modérés vrais, hommes doux et sages, vous doit la politique serait toute de prudence et de conciliation, si vous n’étiez sans cesse les jouets ou le prétexte des mauvaises passions des méchants et des habiles ; voyons, majorité bourgeoise de la France ; vous qui êtes républicains progressistes de bonne foi, et qui ne rejetez les tentatives de progrès rapide que parce que vous n’y croyez pas encore ; vous dont l’opinion est encore prépondérante, et que la Providence a peut-être placés sur la route des pensées ardentes pour leur enseigner ce qu’il faut respecter dans les droits du passé, — laisserez-vous accomplir en votre nom un forfait de plus, un crime honteux, que chacun de vous, consulté à part, réprouverait, je n’en doute pas ? Laisserez-vous, au nom d’une prétendue raison d’État, une minorité qui n’est pas vous, et qui ne tient le pouvoir que de vous, vous engager dans la voie funeste des vengeances hypocrites ? L’autoriserez-vous, par votre silence ou votre indécision, à vous rendre odieuse au peuple, qui n’a pas versé une goutte de votre sang en février, et qui, même après le désespérant malentendu de juin, compte arriver à s’entendre avec vous, à vous rassurer, à vous traiter fraternellement ?

Non, vous ne le voudrez pas, et vous pouvez l’empêcher. On ne nous accusera pas, quand c’est à vous que nous nous adressons, de vous demander une action trop énergique, une opposition dangereuse pour la tranquillité publique. Votre arme à vous, et c’est peut-être la plus puissante, la plus invincible qu’il y ait aujourd’hui en France, c’est l’opinion ! L’opinion publique, devant laquelle les pouvoirs enivrés reculent toujours, c’est vous qui la faites. Eh bien, que votre jugement flétrisse donc d’avance ces raffinements de cruauté, et surtout cette perfidie qui ne vous sera jamais sympathique, quelque peur qu’on réussisse à vous inspirer.

Mon Dieu, oui, la peur ! C’est elle seule qui rend la conscience muette dans les temps agités. Le courage physique, nul ne peut dire que vous ne l’ayez point. Tout Français a celui-là. Mais le courage moral, on a pris à tâche de l’énerver chez nous. Tel citoyen qui se battrait héroïquement contre l’Europe coalisée, tremble aujourd’hui devant l’ombre d’une idée. « Laissez-nous égorger quelques hommes, lui crie-t-on, et avec ces hommes mourront les idées que vous redoutez. » Mensonge ! l’histoire tout entière vous crie, de son côté, que les idées se dégagent de la mort, comme les plantes du germe en dissolution.

On n’échappe point au règne des idées. Quand leur temps est venu, la persécution leur donne tout leur développement. À vrai dire, ce ne sont pas les idées par elles-mêmes qui vous effrayent, vous les avouez bonnes, et vous avez continué de nous dire : « S’il était possible que, sans faire de mal à personne, op fît du bien à tout le monde, nous vous aiderions. » — Ce que vous redoutez, c’est l’ébranlement, ce sont les déchirements, les convulsions, les désastres qui ont marqué jusqu’ici les transitions sociales. Vôtre crainte est légitime, et, s’il fallait qu’un incendie général dévorât l’humanité pour la faire renaître de ses cendres comme le phénix, peu de gens seraient assez fanatiques de rénovation pour allumer le feu.

Mais ces convulsions, ces désastres sont-ils donc inévitables ? Quelque ardentes que soient les idées, si elles doivent avoir des avantages et des dangers, ne voulez-vous donc compter pour rien devant les flots de l’avenir, pour encourager ce qu’il y aura d’excellent, pour entraver ce qu’il y aura d’excessif ? C’est là votre mission pourtant ; mais savez-vous bien que vous y manquerez, savez-vous bien que vous serez impuissants, si vous vous laissez déconsidérer et annihiler par une froide adhésion aux excès des hommes du passé ? Si vous ne vous jetez pas entre les combattants pour empêcher les excès et les violences d’aujourd’hui, qui donc vous écoutera et vous respectera demain si la violence s’exerce en sens contraire ?

L’idée est implacable de sa nature. Mais Dieu n’a-t-il pas mis dans le cœur de l’homme une correction, un contrepoids à l’absolutisme de sa logique ? Ce correctif, c’est le sentiment et la véritable logique ; après tout, c’est l’équilibre du sentiment et de l’idée. Il faut que le jour de là justice vienne pour la démocratie ; mais, pour que ce soit la vraie justice, la justice de Dieu dans l’homme, il faudra que le sentiment de la charité et de la fraternité préside à son action. Par là seulement, le monde peut échapper au cataclysme que provoque aujourd’hui un régime de violence et de haine.

Hommes de sagesse et de modération, songez-y. Votre rôle doit commencer aujourd’hui, vous ne devez plus-être la masse inerte dont on méconnaît trop les vertus privées, parce que, depuis vingt ans, elle a trop désappris les vertus publiques. Voyez où vous mènent ces théories diaboliques de compression et de vengeance que vous tolérez sans les aimer, devant lesquelles vous semblez dire comme le patient sous le scalpel d’un chirurgien malhabile : « C’est effrayant, c’est cruel ; mais peut-être que cela nous sauvera, » Non, non ! ces horribles expériences ne vous sauveront pas. Vous seuls pouvez vous sauver. Soyez justes, soyez intègres : vous l’êtes dans le cœur, du moins ceux de vous à qui je m’adresse, en qui j’espère. Mais soyez-le hautement. Refusez l’absolution de l’opinion à ceux qui croient vous plaire en faisant le mal.

Tous les jours, le mal s’accomplit sous vos yeux. Vous laissez faire. Il le faut bien, direz-vous, ou il faut détruire Tordre que nous respectons, que nous chérissons. Eh ! sans porter la moindre atteinte à cet ordre que vous ne voulez modifier que par la légalité, n’avez-vous pas mille moyens de faire savoir le vœu de votre moralité politique, le jugement de votre conscience ? Hier, vos mandataires décrétaient la proscription des princes, pêle-mêle avec celle des prolétaires exilés sans jugement. Aujourd’hui, on travaille dans l’ombre à donner la mort à des condamnés auxquels la loi a fait grâce de la vie. Demain, que fera-t-on encore ? Que ne fera-t-on pas si on ne pressent pas en vous une opposition morale, une autorité de la conscience publique supérieure à celle du fait ?

Et vous, président de la République, vous qui fûtes victime aussi de la raison d’État, vous qui deviez tout au nom de celui qui mourut du supplice de Prométhée, sur le rocher de Sainte-Hélène, n’aurez-vous pas aussi une parole d’équité, un mouvement de réprobation, en présence d’un crime semblable qui va s’accomplir sous votre responsabilité ? Les têtes qu’on veut briser sont moins illustres peut-être, mais elles sont chères au peuple, elles sont sacrées du moment que la loi s’est interdit le droit de les livrer au bourreau. Fussent-elles coupables, c’est encore un crime, c’est encore un mensonge que de faire subir la peine de la déportation dans des conditions certaines de mort. Il y a dans cette feinte clémence qui supprime l’échafaud pour infliger le supplice de la mort en détail quelque chose d’atroce ; et le juge, le bourreau même, oserait-il dire au dernier des criminels : « La loi garantit ta vie ; mais ta vie, il me la faut. Je trouverai moyen de la prendre. À défaut de la ciguë, que je ne puis te verser, je dispose d’un poison subtil qui pénétrera en toi par ton souffle, par tous tes pores. Je n’ose te tuer là parce qu’on nous voit, mais pars, je suis pressé de t’assassiner loin d’ici ! »

Nos martyrs ne demandent point de grâce. Ils iront d’un front serein boire le poison qu’on leur prépare ; mais en dormirez-vous plus tranquilles, vous, au prétendu repos de qui on les aura immolés par trahison ?


Novembre 1849.



XXII

LA GUERRE


Ce matin, j’étais un poète, un rêveur. Hier, je n’étais rien du tout, j’étais malade, abattu par la fièvre du beau et perfide mois de mai. Mon lourd sommeil s’était rempli d’un rêve monotone, obstiné. Je croyais marcher dans une foule armée, sous un ciel noir, par une nuit de rafales et de nuées. Des hommes noirs se pressaient à mes côtés, j’étais un homme noir moi-même. Nous avancions, parlant tous ensemble sans tumulte, mais avec feu, et nous nous disions, tous à chaque instant, les uns aux autres :

— Avançons, serrons-nous ! que personne ne s’arrête, que personne ne se retourne si ce n’est pour appeler, presser et encourager ceux que le vent et la nuit retardent.

Et cette route sans fin était pleine, pleine à n’y pas mettre un piéton de plus. Pourtant des chariots, des canons, des chevaux, sillonnaient à chaque instant la vague humaine, et on les aidait à la traverser, et tout avançait comme par miracle, la multitude augmentant toujours, et touchant, comme un fleuve sombre, aux deux bouts du sombre horizon.

J’étais fatigué, mais la pensée de me reposer ne pouvait pas me venir. Tout marchait, il fallait marcher, et, dans cette foule sérieuse à l’œuvre, il y avait de la gaieté française, des rires et des mots. L’un disait :

— Ce n’est pas nous qui peinons le plus, c’est la terre forcée de porter tant de monde, et pourtant elle ne dit rien.

Un autre, s’adressant à moi :

— Tu vois bien que tant de jambes en mouvement ont la force de porter une armée.

Et, dans le rêve, je trouvais un sens clair et juste à ces vagues plaisanteries. Je sentais que la force active s’impose fièrement à la force inerte, et que beaucoup de jambes portant beaucoup de cœurs, une légion marchait en effet plus vite et mieux qu’un seul homme.

À plusieurs reprises, je m’éveillai et me demandai pourquoi, pour qui j’avais fait tant de chemin. Le dormir et le rêver me répondaient, un instant après :

— Va toujours, tu es un soldat. La nuit est longue et noire, la route se perd dans les ténèbres, mais là-bas, là-bas, au pointer du jour, tu verras l’Italie.

Ce mot magique nous conduisait tous.

— Ne vous inquiétez pas de moi, leur disais-je, j’ai la fièvre et ne sens plus mes mouvements ; mais vos jambes me portent et mon fusil tient tout seul sur mon épaule. Le vent qui passe étourdit mes oreilles, mais quelque chose parle dans ma tête et je suis une ombre, une âme qui va où vous allez.

Quand vint le jour, je vis non pas l’Italie, mais les horizons bleus de ma tranquille vallée. La fièvre était dissipée, le rêve évanoui, presque oublié, j’allai respirer les parfums de l’aubépine et marcher dans les muguets humides. Je n’étais plus soldat, j’étais un rêveur, un poète.

— Qu’ai-je à faire, disais-je, de m’imaginer que ma pensée doit suivre cette armée ? que m’importe, à moi qui ne peux rien pour elle et à qui les actes de la force sont à jamais interdits ? Enfants et femmes, poètes et vieillards, goûtons le repos que le destin nous donne, oublions les grandes énergies de ce monde ; saluons le mois de mai, le rossignol et les primevères. Ce monde, il est fait pour nous, les faibles, des dons éternellement beaux de l’éternellement jeune nature. Et que nous font à nous, artistes, les rois et les nations, les traités et les guerres, le bruit des armes et le canon des forteresses ? Tout cela n’empêchera pas ce brin d’herbe de se baigner en paix dans ce filet d’eau ; et je rêvai tout éveillé que j’étais le brin d’herbe, et que les armées passaient si loin, si loin de mon rivage, que je pouvais me dessécher là, aussi sourd, aussi tranquille, aussi indifférent que je l’étais le jour qui m’y vit naître.

Pourtant, quelque chose battait dans mon cœur malgré moi, et c’est en vain que je me conseillais d’être heureux et d’accepter les deux loisirs de la vie. Tout à coup retentit une voix claire qui me criait :

— Écoute, écoute vite, je passe ! Je passe et je ris de ton monde de poète endormi. Le vrai monde que je conduis, c’est la pensée. Le tien n’est qu’un rêve. Ton Éden est vide, et la vie des choses sans celles des êtres pensants, n’est qu’un néant paré pour quelques fêtes de spectres. Écoute et crois, je suis la voix de l’humanité qui s’éveille, je suis la fête et le chant, le cri et le cantique de la vie.

Alors, sans comprendre quelle était cette voix qui remplissait de sons éclatants la terre et les airs, je me sentis ému et je lui demandai :

— Toi qui passes si vite, dis-moi qui tu es, où tu vas, et de quel droit tu me dis d’ouvrir mon âme à tes paroles.

— Je suis la guerre, répondit-elle, et je vais franchir les Alpes. Tu me connais. Je t’ai bercé sur les champs de bataille, au bruit de mes tonnerres et de mes fanfares. Enfant de ce siècle, tu es né au son du canon, et les premiers, morts que tu as vus, avaient des balles ennemies dans le cœur ou dans la tête. Dans ce temps-là, on m’appelait la gloire et tu bégayas ce mot sans l’entendre. Aujourd’hui que tes cheveux blanchissent et que ton pas se ralentit, tu veux quelque chose de plus qu’un mot sonore pour me comprendre et me saluer : comprends et salue, je suis la fraternité sublime ! Les peuples sont frères, les hommes doivent vivre en paix, la gloire sans l’équité n’est qu’une chimère : je le sais mieux que toi, moi qui ai tant sacrifié de victimes humaines. Eh bien, c’est pour cela qu’aujourd’hui je suis debout ; c’est pour cela que je vais embrasser le monde et armer encore les hommes contre les hommes, arroser de sang les fleurs des Alpes et les riches guérets de la Lombardie. C’est que le fort a voulu écraser le faible, et moi, l’esprit de lutte et de fierté, l’ange des rémunérations, j’ai secoué le sommeil de l’égoïste, j’ai suscité le vouloir des puissants, j’ai armé la France, j’ai parlé à l’intelligence des riches, à l’héroïsme du soldat, au cœur du peuple : et je vais défendre le faible, je vais délivrer l’opprimé, je vais rendre une terre volée à ses légitimes possesseurs, je vais secourir un peuple qui veut redevenir lui-même. Adieu, je suis pressée, rapide comme l’éclair, résolue comme la foi. Toi, pauvre poète, regarde fleurir les bluets et courir les nuages, puisque tu ne peux marcher dans mon chemin terrible ; mais que ton cœur me suive, ou qu’il se flétrisse comme le figuier de l’Évangile.

La voix se perdit dans le lointain, et je sortis comme d’un nouveau rave. Qui donc avait ainsi traversé ma paix intérieure, et emporté mon âme loin de son doux sanctuaire ? L’ange des armées ? Je m’éveillais tout à fait. Cette voix qui m’avait fait entendre tant de choses, c’était celle d’un clairon qui passait le long d’un mur de jardin. Rien de plus.

Rien de plus ! mais que fallait-il de plus pour comprendre ce que l’archange m’avait dit par cette voix claire et pénétrante ? Elle passe, et des légions la suivent. Elle court, elle avance, et des milliers de héros volent, électrisés par ses vibrations énergiques. Oui, des héros, tous ces petits hommes, pâles encore, mal équipés, tous ces petits Français, dont le corps agile tient si peu de place au soleil, mais dont l’élan miraculeux soulève parfois le monde ; enfants de l’atelier ou de la charrue, ils s’en vont lés yeux encore humides des pleurs du départ.

— Eh mon Dieu, oui ! quitter sa mère, sa fiancée, son champ, ses amis ! quel déchirement, hélas ! Et que nous importe l’Italie ? Que nous ont fait les Autrichiens ? Combien d’années nous allons perdre ! Que de gêne chez nous, où noire travail faisait tant besoin ! Nous reviendrons estropiés, si nous revenons !

» Oui, voilà ce que l’on disait hier ; mais aujourd’hui le drapeau flotte et le clairon sonne ! On se hâte, on s’élance, on arrive ; on sent déjà l’odeur de la poudre, il s’agit d’être le héros ! Eh bien, la belle affaire ! nous y voilà, car nous sommes nés comme cela. Adieu les faiblesses et les attendrissements.

» Il faut se battre ? Bien, allons ! ce n’est pas difficile, et, chose étrange ! c’est une ivresse qui monte au cœur. Qui est-ce qui pleure ? qui est-ce qui tremble parmi nous ? Personne, voyez ! Nous avons le sac sur le dos, nous sommes soldats, nous chantons, nous sommes fiers, nous sommés beaux ; le baptême du sang va laver tout, et l’égoïsme du paysan, et la gaucherie naïve du conscrit, et la légèreté française du. jeune artisan des villes, et même l’inconduite de quelques-uns qui n’étaient bons à rien, disait-on, et qui rachètent ici leurs écarts et leurs foutes par un courage de lion. Oui, oui ! ici tout est vite effacé. Le dévouement ennoblit tout. Tenez ! la mort vole sur nos têtes : tous, nous l’attendons de pied ferme, et ceux qu’elle emportera laisseront un nom purifié par le feu.

Enfants ? vous avez raison. Hier, vous étiez des hommes comme les autres, c’est-à-dire peu de chose ; aujourd’hui, vous voilà bénis, relevés, et le dernier d’entre vous est déjà mille fois plus que l’indifférent qui se croise les bras et qui raille.

Devant une guerre qui n’a pour but qu’une vaine gloire, il est permis au philosophe de dire, en voyant partir les jeunes soldats :

— Voilà les victimes de l’orgueil et de l’ambition !

Mais ici, ce n’est plus possible : c’est une guerre sainte, et tout soldat devient un confesseur de la foi nouvelle. Qu’il comprenne ou non sa mission à l’heure du départ, il la remplira, parce qu’il est de cette race qu’en un instant la lutte électrise, la vérité éclaire et l’enthousiasme sanctifie.

Comme je me disais cela, mes yeux tombèrent sur une petite plante que j’avais arrachée dans les sentiers du Piémont, il y a quatre ans, et qui a bien voulu prendre racine et revivre chez moi. Elle abonde dans les sables rouges du littoral génois. Elle est en fleur aujourd’hui, et elle est de la couleur sanguinolente des terrains qui l’ont produite. C’est le sérapias cordigère. Sa corolle présente la forme d’un cœur, en effet ; un cœur sanglant comme celui de la pauvre Italie. Elle y croît sans culture. Nos soldats vont la briser sous leurs pieds sans la voir, et elle recevra des gouttes du sang français sur sa robe de pourpre. Chère petite fleur ! chère Italie ! je sentis mes veux pleins de larmes. Je pleurais de ne pouvoir être un soldat !

Oui, chère Italie, sœur de la France, on naît chez nous avec ton amour dans le cœur. C’est un instinct passionné qui lutte et qui souffre comme le tien lutte avec l’amour de la liberté. Quand on met le pied sur ton sol et que l’on te voit éteinte et comme morte sous le poids de l’étranger, on est tenté de te maudire et l’odeur de tes sépulcres vous navre et vous glace. Mais, si tu fais, un mouvement, si tes morts ressuscitent, si tes enfants accablés se relèvent, si tu jettes un cri d’appel et de détresse vers nous, à son tour, notre sang se ranime et bouillonne. Oui, c’est bien une voix du sang, et nous volons vers toi, entraînés par une puissance qui ne raisonne plus, et qui fait bien de ne pas raisonner.

Raisonner sur quoi ? Elle est tombée par sa faute, cette infortunée ? elle nous a méconnue souvent ? elle a été victime de mille erreurs ? elle a été égarée par la superstition, paralysée par le dégoût, vaincue par les délices de son climat, endormie par les pompes de son culte et l’orgueil de ses beaux arts ? — Soit, c’est possible ; mais la voilà qui souffre et qui crie. Entendez-vous ? on la brise, on la torture, cette reine déchue de l’ancien monde, cette déesse de l’intelligence, source immortelle du feu sacré des nations ! Courons, il faut la sauver. Quelle âme française peut se fermer quand cette grande Niobé se tord sur son rocher, et lève vers le ciel ses beaux bras prêts à retomber pour jamais sur ses flancs pétrifiés ! Marchons, et marchons vite ! Quel que soit Je lendemain de la bataille et les secrètes pensées des divers champions qui s’unissent aujourd’hui pour la défendre, il ne s’agit pas de régler ses futures convenances, d’enchaîner les formes de son développement ; il s’agit de ne pas souffrir qu’on l’égorgé ; il s’agit de la rendre à elle-même, et quiconque parle politique à cette heure, quiconque a un système, un projet, un parti pris, une arrière-pensée en dehors de la croisade, est un impie et un mauvais frère : n’est-ce pas, Garibaldi ?

Courez donc, vous qui avez des ailes ! Suivez ces démons de zouaves, orgueil de la guerre, — ces intrépides et agiles chasseurs de Vincennes que j’ai vus confusément dans mon rêve, mêlés à l’immense ligne des fantassins de toute arme, ces fiers cavaliers, ces puissants artilleurs dont les chariots sonores faisaient trembler et gémir la terre. Et vous, pauvres petits paysans étonnés, coupez vos longs cheveux gaulois et allez en paix. Quand vous reviendrez, vous porterez haut la tête !

C’est que vous aurez vu là-bas de grandes choses. Si rien n’est plus déplorablement illogique que l’Italien asservi, rien n’est plus beau que de le contempler dans le retour de sa volonté et de sa force. Comme le Français, l’Italien ne sait rien être à demi. N’est-ce pas un tempérament d’artiste ? Vous ne le verrez jamais marcher droit et ferme sous le bâton comme les autres esclaves. Il tombe ou il se couche par terre en disant :

— C’est assez. Je suis perdu. Marchez-moi sur le corps, mon âme n’est plus ici.

Mais, à la moindre lueur d’espoir, voilà ce moribond qui fait des miracles» Vraiment cette terre italienne est bien celle qui rendait la vie à Antée, et il ne sera pas possible de la réduire. Détrompez-vous, césar allemand, le Vésuve est aux Alpes, et vous ne marcherez point là sans rencontrer l’éruption éternelle grondant toujours sous vos pieds incertains. Voyez déjà ce qui arrive ! Toute cette aristocratie de nom ou d’intelligence qui se lève, s’échappe, se dévoue, donnant tout à la sainte cause, corps et biens, au lieu de pactiser paisiblement avec l’oppresseur, c’est là un grand spectacle. Et cette France que l’on croyait morte aussi dans les tristes émotions du jeu, dans la soif de l’or, dans le luxe, dans la stérile splendeur des monuments et des jardins, cette France matérialiste et railleuse qui se joue de tout et ne sait rien vouloir… où est-elle aujourd’hui ? Allez voir de l’autre côté des Alpes, si elle dort ou si elle existe, la vraie France de nos pères, la vieille gloire rajeunie et redorée par l’élan fraternel !

Son rôle recommence, ou plutôt il commence tout à fait, car c’est la première fois qu’elle a écrit sur son drapeau, en marchant vers l’Italie : Tout pour elle et rien pour nous ! Honte et malheur à nous si cette parole n’était pas sincère ! mais elle l’est, le monde nouveau l’a dictée au génie de la guerre, et le Dieu des armées, qu’on invoque aussi dans le camp ennemi, l’entend et le bénit, car c’est sa cause même, c’est la cause de la divine équité qui est au bout de nos baïonnettes. Ne doutons pas, ou tout est perdu. Fermons nos oreilles et nos esprits à ceux qui raisonnent froidement devant la lutte grandiose que l’Europe attend pour être ou n’être pas. Ne nous souvenons pas d’hier, ne nous inquiétons pas de demain. Quels que soient nos théories et le libre sentiment de nos cœurs, vivons aujourd’hui ! Quel que soit le système qui nous gouverne, voulons avec lui ce qui est beau et juste. Il y a ici quelque chose en jeu qui est plus fort que lui et nous. Il nous est permis de crier : Vive l’Italie ! crions-le bien haut et de toute notre âme !

Amis, renoncerons-nous donc pour cela à nos croyances et à nos affections ? Non ! on ne change pas de religion à nos âges. Mais regardons justement ce qui se passe aujourd’hui en Italie. Toutes les opinions personnelles ont fait un religieux silence. Les souverains marchent à côté des libres penseurs, et, dans les mêmes rangs, la monarchie absolue, et la monarchie constitutionnelle, la république tempérée eu fédérative, et le radicalisme unitaire, vont combattre le même ennemi, refouler la même invasion. C’est là un fait grand comme le monde, et il semble que la main de Dieu se soit étendue pour confondre dans une même tâche les croyants du passé avec ceux de l’avenir, les serviteurs du fait avec les apôtres de l’idée. C’est que le temps est peut-être venu où ceux qui voulaient marcher prudemment et ceux qui demandaient à courir seront contraints, par un mystérieux décret de là haut, à s’avancer du même pas vers un certain progrès dont les uns doivent se contenter pour un temps donné et auquel les autres sont fatalement entraînés, dès aujourd’hui, à se soumettre. Un roi chevaleresque et un ministre patriote, deux grands cœurs en vérité, se sont rencontrés, et leur persistance héroïque a réveillé l’Italie. Ils ont appelé à eux ceux qui semblaient ne jamais devoir leur obéir, et quelque chose de magnanime, d’universel, de sacré, l’amour de la patrie, a fait taire toute discussion de part et d’autre. Charité sainte ! voici ton premier triomphe depuis bien des siècles et c’est vraiment le règne de Dieu qui commence. Et voici la France, habituée à recevoir de l’Italie le souffle des nouveautés divines, qui tressaille et bondit, en s’écriant comme elle : n’examinons pas, agissons !

Eh bien, quel que soit l’avenir, quelques déchirements, quelques désillusions qui nous attendent (il faut bien en prévoir et s’y résigner d’avance, toute œuvre humaine est soumise à cette loi implacable), ceci est un grand moment dans l’histoire. Plaignons ceux qui ne le comprennent pas, et bénissons cette milice ardente qui, au péril de la vie, va résoudre le plus grand événement du siècle, tandis que nous regardons fleurir les iris au bord des eaux et les fauvettes bâtir furtivement leurs nids sous la feuillée nouvelle : Ils souffrent déjà, nos martyrs delà cause sainte : les jours sont pluvieux et les nuits glacées. Ils dorment là-bas à même la terre, sous le dur climat des grandes Alpes ; ils souffrent et ils chantent, nous dit-on. Au matin, un rayon de soleil, entre deux nuées, réjouit leurs yeux éblouis par les glaces éternelles des hautes cimes. C’est le soleil d’Italie, et, quelque troublé qu’il soit par les caprices d’un printemps plus rude encore que le nôtre, il a un prestige qui réchauffe l’âme. Ils traversent des villes, des hameaux, on leur jette des fleurs, on les salue de cris passionnés, et ils ne sentent plus ni la fatigue de la veille, ni l’appréhension de celle du lendemain. C’est que, comme l’Italien, le Français vit par le cœur, et que ces rudes natures militaires sont les plus impressionnables qui existent. Le mépris de la douleur physique et de la mort, cette vertu des sauvages et des peuples fatalistes, n’est pas, comme on le croit, ce qui caractérisé le soldat français. Il aime la vie ; il la sent avec une intensité extraordinaire, et pourtant nul ne sait souffrir et mourir comme lui. C’est que les enfants de notre peuple ont l’enthousiasme qui donne du prix au sacrifice ; c’est qu’ailleurs, c’est une forte machine qui se brise, et que, chez nous, c’est une chaude existence qui se donne.

Comme je pensais et parlais ainsi avec moi-même, je vis le brin d’herbe auquel, une heure auparavant, j’avais identifié mon humble destinée, se tordre sous un coup de vent et prendre, avec grâce et souplesse, toutes les attitudes de la fatigue et de la souffrance ; mais, certain qu’il ne souffrait réellement pas, je le méprisai d’être insensible dans sa vaine beauté, et je remerciai Dieu de m’avoir fait vivre jusqu’à ce jour avec la conscience de mon être ; ce jour anniversaire douloureux d’un événement qui avait commencé par un élan populaire aux cris de Vive l’Italie ! et qui finit par une ivresse fatale où périt la liberté des deux peuples.

Aujourd’hui, en dépit de quelques timides protestations et de certaines méfiances mal raisonnées, ce cri suprême est parti encore une fois du sein de la France. République ou monarchie, elle le jette vers les cieux. Il a déjà franchi les monts et la mer, et le monde attentif l’écoute avec une émotion profonde. Il l’écoute avec stupeur aussi ; cela est si grand, si beau, qu’il ne peut pas le croire. De l’autre côté du Rhin, on se demande si la France est sincère, Noble Allemagne de Luther, de Leibnitz, de Gœthe et de Lessing, peux-tu en douter ? Marcheras-tu derrière l’Autriche dans cette expédition barbare qui a pour but la spoliation de la terre où fleurit l’oranger, regorgement de la liberté de conscience et le triomphe de l’idée farouche qui dressa des potences et des bûchers à tes pères, les martyrs de la Réforme ?

Est-ce possible que l’éternel malentendu des discussions politiques prolonge les luttes impies, fausse toutes les idées, dénature toutes les situations et pousse les peuples aux plus énormes, aux plus criminelles inconséquences morales ? Non, nous ne pouvons le croire, nous qui, en dehors de toute polémique de parti, voyons dans la jeunesse allemande une autre sœur de la France et de l’Italie ! Philosophes, nos maîtres, étudiants, nos frères, est-ce vous qui fondre» sur Rome pour y forcer le pape à rallumer les bûchers de l’inquisition ? Qu’est-ce que ce teutonisme dont on veut effrayer ici le groupe des esprits incertains ? Qu’est-ce que cet orgueil germanique, irrité, nous dit-on, de l’attitude généreuse de la France ? Ah ! enfants de la vraie Allemagne, vous ne comprenez donc pas ? Vous, les penseurs par excellence, vous ne voyez donc pas clair dans les faits ? Quelle est cette fatalité effroyable qui nous diviserait aujourd’hui, quand vous devriez, comme nous, porter au delà des Alpes, le plus pur de votre sang pour le rachat de la liberté !

On craint chez vous, dit-on, que les armées françaises n’envahissent encore une fois votre sol sacré. Craignez ceux qui feignent de croire possible le retour de ces choses inouïes. La France sait bien ce qui Ta perdue, elle ne veut plus repasser par ces chemins perfides de la vaine et fausse gloire. Ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est ce que vous feriez, si l’esprit de la Saint-Barthélémy, se réveillant en elle, elle voulait faire du chef de l’Église romaine le bourreau de tous les dissidents. Aujourd’hui pourtant sa pensée est claire, elle veut que toute croyance soit respectée., la foi catholique comme les autres, mais que rien ne soit imposé par la force brutale, les vexations, la spoliation, le cachot et les supplices. Voilà ce qu’elle veut et même ce qui lui est permis de proclamer : et elle vous défie, vous nés des grandes protestations de la conscience, de jurer que le cri de vos consciences ne lui répond pas : « Vive donc l’Italie, »

Nohant, 15 mai 1859.



XXIII

GARIBALDI


Un an ne s’est pas écoulé depuis le jour anniversaire de la naissance de Garibaldi. — Ce même jour, nous écrivions sur ce héros quelques pages que nous réimprimons aujourd’hui et que nous ferons suivre des réflexions suggérées par la nouvelle situation de l’Italie.

À travers les sentiers emportés par les pluies d’orage et semés des formidables débris écroulés la veille, je marchais, il y a quelques jours, dans un pays sublime. Ruines imposantes des antiques volcans, les montagnes, couvertes d’immenses pâturages, avaient revêtu leurs robes vertes, diaprées de renoncules et de narcisses. Un beau soleil faisait étinceler encore des neiges obstinées, tandis qu’à deux pas de l’éternel hiver, les vaches tachetées broutaient en paix les fleurs nouvelles, et qu’un grand aigle décrivait, avec son ombre portée, des cercles majestueux et lents sur la vaste arène des prairies.

À l’abri des plus hautes cimes, sur ces plateaux élevés, derniers sanctuaires de la vie pastorale, quelques êtres humains, clair semés dans les chalets, semblaient devoir ignorer que le monde était en feu, et qu’au delà de ces incommensurables horizons où l’œil devine les Alpes, le canon grondait plus haut que le tonnerre, tandis que les vautours planaient sur des champs de bataille.

Et pourtant, ces hôtes de l’éternelle solitude, ces gardeurs de troupeaux, ces enfants de l’herbe et des nuages, qui, durant les jours de Tété, deviennent étrangers même à leur famille, savaient la guerre et connaissaient les noms des braves.

Et nos guides parlaient de l’Afrique et racontaient Constantine, en nous demandant si les soldats d’aujourd’hui avaient plus de mal et de fatigue qu’ils n’en avaient eus eux-mêmes.

Dans ce calme austère de la nature, une émotion, un étonnement, une attente trouvait encore des cœurs à faire battre. « Sommes-nous les maîtres là-bas ? Avançons-nous ? Gagnons-nous des batailles ? »

Et, là comme ailleurs, dans les chaumières comme dans tes châteaux, dans les hameaux comme dans les villes, partout sur les routes et à travers les champs, chacun vivait hors de soi ; le cœur avait suivi l’élan guerrier, et les reposoirs rustiques de la Fête-Dieu portaient, en lettres de bluets, de marguerites et de coquelicots, cette légende étonnée de se trouver là tracée par la main des femmes et des enfants : « Gloire au Dieu des armées ! »

Peut-être en était-il ainsi aux jours de la foi naïve, au début des premières croisades. Dès lors aussi, il s’agissait de délivrance. On savait, ou on croyait savoir, qu’il y avait au loin des chrétiens opprimés, appelant les braves à leur secours, et une pensée généreuse fut le prestige de ces premières expéditions.

Aujourd’hui, c’est encore une croisade au nom de la liberté ; mais non plus seulement la liberté matérielle de quelques coreligionnaires ; c’est la liberté physique et morale de tout un peuple qui se montre digne de revivre. Aujourd’hui, c’est encore la lutte de la civilisation contre les idées oppressives de la barbarie ; mais c’est une lutte encore plus religieuse, car les questions de culte ne sont là pour rien, et il s’agit du principe d’indépendance sans lequel l’homme ne peut croire à rien, ne peut aimer réellement rien, au ciel ni sur la terre, puisqu’il n’existe plus, du jour où il ne compte plus parmi les nations.

Tout le monde sent si bien cette vérité, que les dispositions du peuple lombard inspiraient, des doutes au commencement de la guerre. On pouvait compter sur la partie éclairée de cette nation ; mais le paysan qui, en tout pays, redoute le changement et supporte toutes choses à la seule condition que l’on ne marchera pas sur le sillon qu’il vient d’ensemencer, celui-là, le patient, le prudent (logicien au jour le jour), pouvait bien regretter l’ordre établi à tant de frais, le fait consacré par des années de chagrin, de souffrance et de résignation.

Et cependant, il n’en a pas été ainsi. Ce peuple s’est levé, il a compris, il a salué le Piémont, la France et la liberté. On n’a jamais pu le rendre allemand ; il n’a pas oublié le nom et les instincts de la patrie, où, s’il les a méconnus, un jour que la moisson était belle, un jour qu’il disait en lui-même : « Périsse l’Italie, périsse le monde plutôt que ma récolte ! » un autre jour est venu où il a coupé joyeusement son blé nouveau pour le répandre dans l’auge des chevaux de ses libérateurs.

Ses libérateurs sont forts et braves, magnanimes et dévoués. Ils sont nombreux, car, dans cette guerre terrible, depuis le chef d’État jusqu’aux soldats, tout paye de sa personne avec une bravoure incontestable ou une audace splendide. Si l’on voulait dire quel est le héros principal de cette campagne, on serait embarrassé, et, à coup sûr, il faudrait en mettre plus d’un aux premiers rangs.

Mais il est des noms que certaines, circonstances romanesques rendent plus accessibles à la sympathie de l’homme des campagnes, et je ne fus pas étonné, ces jours-ci, de voir le portrait de Garibaldi chez les montagnards dévots du Velay et des Cévennes. Cet aventurier illustre, que naguère certains esprits craintifs se représentaient comme un bandit, était là exposé parmi les images des saints.

Et pourquoi non ? pourquoi ne prendrait-il pas sa place parmi les patrons du pauvre peuple, lui qui, par rapport à son peuple italien, est l’initiateur de la foi nouvelle ? Voyez si sa parole ne ressemble pas à celle des premiers chrétiens ! Ce n’est pas la thèse politique, ce ne sont pas les théories matérialistes de l’intérêt personnel qui sont dans sa bouche, a Je vous apporte, leur dit-il, le péril, la fatigue et la mort. C’est le salut de l’âme et non le repos de la vie que je viens vous prêcher. Levez-vous donc et suivez-moi ! » Voilà ce qu’il dit aux paysans italiens, et ceux-ci se lèvent et marchent, obéissant à rappel de l’enthousiasme. Et l’on dit que le temps des miracles est passé !

Non ! le temps des miracles durera autant que la race humaine sur la terre, sans qu’il soit besoin désormais de faire intervenir le renversement des lois extérieures de la nature. C’est dans le cœur humain que s’accomplit l’éternel prodige, le sublime désaccord des appétits matériels et des besoins de la vie supérieure, ceux-ci faisant taire ceux-là, même dans leur plus légitime appel, et réveillant la soif du martyre dans l’être engourdi qui disait et croyait n’avoir besoin et souci que du pain du corps. À l’esprit froid qui calcule, les probabilités rationnelles des futurs événements humains., le miracle ne se présente jamais, et c’est pourtant le miracle qui résout toutes les questions en apparence insolubles, et déjoue toutes les opérations de la logique la mieux établie.

L’esprit vraiment éclairé devrait donc compter toujours sur le miracle et lui faire la part bonne dans l’avenir. Il nous semble qu’il y a un très simple moyen d’éprouver la certitude de l’intervention divine sur laquelle on peut compter en effet : c’est de s’assurer que la cause qu’on lui livre est réellement digne d’elle. Quand cette cause est juste, Dieu parle, il consent à être béni comme Dieu des armées, il met dans le sein des hommes qu’il suscite une sainte fureur a laquelle rien ne peut résister et une abnégation digne de ces temps anciens que l’on est convenu de vanter et qu’à chaque instant le présent surpasse, même aux époques de lassitude, de scepticisme et de raillerie. L’homme est ainsi fait, Dieu merci, et ce n’est pas un rêve de le croire. Isolément, vous le trouveras toujours et partout pétri des mêmes misères, imbu des mêmes erreurs et incapable de se rendre heureux ou sage, tranquille ou fort dans son œuvre personnelle. Mais toujours et partout vous le trouverez capable de ressentir ces grandes commotions électriques, grâce auxquelles, à un jour donné, tous deviennent sublimes.

C’est que l’homme est plus grand et meilleur qu’il ne le croît et qu’il ne le sait. Tout son mal est d’avoir encore la vie matérielle trop difficile sur la terre. Il s’y absorbe, il oublie que, plus il se détache de l’intérêt commun, plus il s’affaiblit et se ruine. Il lui faut des cataclysmes pour sentir que sa vie est celle des autres, comme celles des autres est la sienne.

Mais aussi comme il le sent bien quand l’élan est donné ! comme cette vie supérieure coule en lui à pleins bords, comme elle le grandit, comme elle l’enlève à lui-même, comme elle lui fait paraître frivoles les grands intérêts et les bons raisonnements de la veille ! Le peuple aime le merveilleux, cela est certain. Et il ne songe pas que le merveilleux par excellence, l’inouï, le fabuleux, c’est lui-même en de certains jours, c’est le spectacle qu’il présente, lorsqu’il se jette en avant, corps et biens, après avoir toujours cru qu’il était sage et bon de rester en arrière.

Mais à ce pauvre peuple endormi qui doit, bon gré mal gré, souffrir autant que ceux qui pensent et qui veulent, il faut des initiateurs ; Dieu le sait, et il lui en envoie. Il a ses élus pour cette mission du miracle, ceux que les antiques bibles appellent des anges, ceux que l’empereur Charlemagne appelait ses Missi Dominici. Le monde moderne n’a plus de noms appropriés à cette tâche extraordinaire, et Garibaldi a reçu le titre vague et ondoyant d’aventurier.

Soit, si, par là, on désigne l’homme des actions épiques et des initiatives surnaturelles. Qu’il accepte son renom fantastique ! Ce généralat de légende lui est acquis, puisque l’opinion, si libérale en fait de calomnie et si méfiante pour les bons, ne prête le bien qu’aux riches, et encore aux très riches. Mais, si l’on entendait par aventurier l’aveugle et brutal officier de fortune qui vend sa bravoure au plus offrant, on ferait injure à un des caractères les plus fermes et les plus purs des temps modernes. Assez de témoignages se sont élevés en sa faveur dans ces derniers jours, pour que cette noble figure ait déjà repris la place qui lui appartient dans l’histoire, et il deviendrait presque de mauvais goût de la défendre contre de vains bruits et d’injustes méfiances. Si on s’en chargeait, il ne serait du moins pas convenable, selon nous, de chercher dans sa vie privée, dans ses passions, dans ses amours, le mot de ce roman intime que lui seul aurait le droit de révéler et de juger, et dont nous n’approuverions pas que la curiosité publique fût entretenue à la légère. On sait qu’il a aimé, qu’il a eu pour compagne une héroïne, et on sait où et comment il l’a perdue. En toutes choses, ce que l’on sait réellement de lui, suffit, et au delà, pour faire apprécier une existence de dévouements admirables, de douleurs poignantes et de courage à toute épreuve. Résumons-le rapidement d’après les renseignements les plus sérieux, et on dira comme nous que c’est plus qu’il n’en faut pour estimer l’homme autant qu’on admire le héros.

Joseph Garibaldi, né à Nice le 4 juillet 1807 (il y a aujourd’hui même cinquante-deux ans, saluons son anniversaire !), est le fils d’un honnête marin, peut-être d’un simple marinier, mais non d’un pauvre pêcheur, car il reçut de l’éducation et fit de fortes études mathématiques, avec un remarquable succès. Sa famille était fort estimée, et lui-même, dès son enfance, fut aimé et respecté de ses compagnons de jeux et d’études. Il était comme le défenseur naturel des plus faibles ; il était né comme cela.

Aventureux et intrépide, il entra dans la marine dès son jeune âge, et montra tout à coup que le sang-froid et la présence d’esprit faisaient de lui un homme complet pour la guerre. Compromis à Gênes, en 1834, pour cause de libéralisme, il se réfugia en France, à pied, à travers les montagnes et sous le costume d’un paysan. Il passa deux ans à Marseille, absorbé par les mathématiques, car rien ne manque à cet homme d’action, c’est un esprit studieux et calme.

Cependant il fallait vivre et donner cours à cette activité généreuse dont sa patrie lui refusait l’emploi.

Il essaya de prendre du service comme officier de marine du bey de Tunis. Quelques mois de cette tentative lui parurent mal employés. Une république s’est constituée dans l’Amérique du Sud. Il traverse les mers et devient général de partisans contre Rosas qui n’eut jamais, dit-on, de plus redoutable adversaire.

En effet, c’était un invincible ennemi, l’homme à qui l’on offrait en vain, pour lui faire changer de parti, une fortune considérable. L’aventurier ne voulait pas s’enrichir. Il voulait se battre et tenir la parole qu’il avait donnée. Il se battit si bien et avec des partisans si admirablement exercés, que son nom ne tarda pas à devenir célèbre. C’est dans cette guerre que Garibaldi se forma à la brillante carrière qu’il poursuit aujourd’hui avec un nouvel éclat. C’est là que, monté sur un petit bateau de pêche pour faire, avec douze matelots et à la faveur du brouillard, une reconnaissance dans les eaux de l’escadre ennemie, il voit, la brume se dissipant brusquement, une goélette armée de six canons le bloquer dans une petite anse où il n’a que le temps de se réfugier. La nuit est venue et la goëlette jette tranquillement ses ancres à deux portées de fusil de la pauvre barque, en remettant au lendemain le soin de son inévitable capture.

Mais elle a compté sans le roman, sans le miracle, sans l’audace du partisan. Avec ses douze hommes, il tire la barque à terre, lui fait traverser le cap et va la remettre à flot sur l’autre flanc de la goélette ; avec ses douze hommes, il monte à l’abordage, fait l’équipage prisonnier et rentre triomphant sur le navire devenu sa conquête.

C’est là qu’une autre fois, à la tête de trois cents hommes, il est cerné par trois mille ennemis ; qu’il essuie leur feu sans bouger, les attend à la baïonnette, les disperse et les poursuit. C’est là qu’il forma cette fameuse légion italienne dont on disait là-bas qu’elle n’était pas composée d’hommes, mais de diables, et que, quant à son chef, il ne serait jamais ni tué ni pris, ayant la force de cent hommes et le corps invulnérable.

Dès lors, Garibaldi devient un personnage épique. De retour à Nice avec une partie de ses légionnaires en 1848, il se jette corps et âme dans la guerre contre l’Autriche, et le prestige qu’il a cru laisser au fond de l’Amérique l’entoure d’une auréole nouvelle. Ce sont tous les jours des combats homériques, des coups de main d’une vigueur et d’un bonheur qui font croire aux uns que c’est le diable, aux autres que c’est Dieu qui dirigent son bras et préservent sa vie.

À Rome, où Garibaldi a couru au secours de la patrie menacée par le César allemand, un funeste malentendu amène une collision entre la raison d’État et le sentiment national, entre la France et l’Italie. De part et d’autre, le combat devient une question d’honneur. Garibaldi défendra son drapeau. L’année française sait s’il l’a bien défendu, et le nom d’un tel adversaire reste honoré dans ses rangs[11].

On sait ce brillant combat de Palestrina, que, durant la trêve, le héros alla livrer à l’armée napolitaine avec une poignée de ses braves. On sait comment il la mit en fuite et rentra dans Rome, vainqueur et blessé, lui, l’invulnérable, qui reprendra quand même son prestige et sa puissance. On sait aussi son héroïque désobéissance qui amena la prise de Velletri.

Mais ce brillant poème a son chant d’angoisse et de douleur qui le complète ; c’est là qu’on aime le héros et qu’on pleure avec lui. Il le faut bien ; c’est dans le malheur que ces grandes existences deviennent sympathiques et se rattachent à l’humanité par les larmes. La pitié est toujours d’une immense tendresse pour ceux dont l’énergie est immense, et un grand cœur qui se brise est un spectacle qui brise tous les cœurs.

« Le 2 juillet, sur le soir, il était sorti de Rome avec quatre mille fantassins et huit cents cavaliers. Sa femme Anita, jeune Brésilienne qu’il aimait tendrement, l’accompagnait. Elle lui avait déjà donné trois enfants, était enceinte du quatrième et n’en avait pas combattu moins bravement à ses côtés. Ciceruacchio leur servait de guide[12]. Embarrassé de bagages et de munitions, poursuivi par trois colonnes françaises entouré par les Napolitains au sud, par les Autrichiens dans les Légations et en Toscane, Garibaldi sut passer au milieu d’eux, divisant sa petite colonne pour la dissimuler, faisant les marches et les contre-marches les plus surprenantes. Serré chaque jour de plus près, il n’eut bientôt plus d’asile que la petite république de Saint-Marin. Il s’y jette par des sentiers ardus et inexplorés, à travers des bois fourrés et des torrents impétueux. Là, le 80 juillet, il rendit leur parole et leur liberté à ceux que tant d’inutiles fatigues avaient découragés. Les magistrats de Saint-Marin, peu jaloux d’attirer sur leur pauvre pays les colères de l’Autriche, voulurent traiter de la reddition de ceux qui restaient.

» — Nous rendre ? s’écrièrent aussitôt ces intrépides légionnaires : plutôt mourir ! À Venise ! à Venise !

» Garibaldi tressaillit alors, et, levant sa tête altière :

» — À qui veut me suivre, dit-il, j’offre de nouvelles souffrances, les plus grands dangers, la mort peut-être ; mais des pactes avec l’étranger, jamais !

» Puis, s’élançant à cheval, il part, suivi de sa femme et de trois cents hommes restés fidèles à sa fortune.

» Les Autrichiens, occupés à se rendre maîtres de ceux de ses compagnons qui avaient posé les armes, à envoyer ceux qui étaient Lombards dans les prisons de Mantoue, à remettre ceux qui étaient Romains en liberté, après leur avoir fait donner à chacun trente coups de bâton, lui laissèrent le temps d’échapper et de poursuivre sa course aventureuse. À Cesenatico, le 3 août, il frête treize barques de pêche et fait voile pour Venise qui résistait encore. Il était déjà en vue des lagunes, lorsque les navires autrichiens, qui l’avaient aperçu, lui donnent la chasse. Le vent devient tout à coup contraire, il ne peut fuir. Il essaye de passer à travers ses ennemis et de tenir ses barques unies ; mais les Autrichiens parviennent à les séparer et à lui en enlever huit. Avec les autres, cependant, il échappe à force d’audace, et, le 3 août, il aborde, de nouveau, aux rivages romains. Il avait avec lui sa femme, ses enfants, Ciceruacchio et les siens, et deux ou trois autres compagnons, l’officier lombard Livraghi et le barnabite Ugo Bassi.

» Pendant deux jours, il continue sa route par terre, reçu, caché partout, malgré les menaces de mort proférées par les Autrichiens contre quiconque lui donnerait asile. Sa femme, épuisée, succomber à tant de fatigues. Il abandonne à regret ce pauvre cadavre, mais poursuit, portant son deuil dans son cœur, passe à Ravenne, en Toscane, à Gênes, à Tunis, et, de là, en Amérique. Ciceruacchio et ses enfants, saisis, sont fusillés, dit-on, quoiqu’ils n’eussent pas pris les armes. D’autres prétendent qu’ils se noyèrent dans la fuite, au passage d’un fleuve. Livraghi, Ugo Bassi furent mis à mort sans jugement. Ce dernier ne put obtenir le viatique ; des historiens sérieux assurent qu’avant de le tuer, on lui arracha la peau des doigts et de la tête. Ce qu’il y a de sûr, c’est que peu d’exécutions firent sur le peuple une impression si profonde. Aujourd’hui encore, il regarde Ugo Bassi comme un martyr. »

L’historien que je cite[13] comme celui dont le récit m’a le plus frappé par sa droiture et son éloquente simplicité, ajoute :

« Depuis que le calme est revenu à la surface, Garibaldi a de nouveau quitté l’Amérique pour se rapprocher de sa chère Italie et se tenir prêt pour les luttes de l’avenir. (M. F.-T. Perrens écrivait ceci en 1857). En attendant, il demande à son ancienne profession de marin les moyens de subvenir à son existence et à celle de ses enfants. Soldat héroïque, on l’a diversement jugé comme général, mais il a conquis l’estime de ses ennemis mômes. Il y a peu de temps encore, le général autrichien d’Aspre disait à un haut personnage piémontais :

» — L’homme qui aurait pu vous être le plus utile dans votre guerre d’indépendance, vous l’avez méconnu, c’est Garibaldi. »

Quel que soit le personnage auquel l’historien fait ici allusion, M. de Cavour s’est souvenu de la parole de F Autrichien, et Garibaldi, qui était, en 1852, commandant supérieur de l’armée péruvienne, est revenu vivre à Nice, aspirant aux magnifiques événements qui s’accomplissent aujourd’hui avec son concours.

« Depuis cinq ans, Garibaldi vivait retiré avec ses fils sur une petite île située entre la Sardaigne et la Madeleine, l’île de Caprera. Il faisait de l’agriculture sur une grande échelle, défrichait des terrains incultes, élevait des constructions rurales destinées à de vastes exploitations. De temps à autre, on l’apercevait, arrivant à Nice sur un petit cutter qu’il avait à sa disposition comme moyen de transport pour ses matériaux. » (M. Anatole de la Forge.)

Ainsi cet esprit actif et sérieux est propre à tout, et les loisirs que la guerre lui laisse sont consacrés aux travaux de première utilité. Cette fécondité d’intelligence est remarquable, et montre une haute raison dans une nature impétueuse. Nous citerons encore avec plaisir M. A. de la Forge pour dire que « les hommes les plus considérables et les plus considérés de la ville, ceux de la colonie française, Alphonse Karr en tête, savent combien Garibaldi est estimé là-bas. Ce vaillant soldat dont la réputation comme homme privé est inattaquable, a su se concilier la sympathie et le respect de tous ; ses adversaires politiques eux-mêmes reconnaissent l’honorabilité de son caractère ». (Le Siècle, 26 mai 1859.)

« La première fois que je l’ai vu, dit Alphonse Karr (les Guêpes, mai 1859), et que j’ai eu l’honneur de lui serrer la main, c’était à un banquet d’ouvriers, à propos d’un baptême. J’étais assis à côté de lui. Il fut calme, réservé et simple. Cette simplicité se montrait dans toutes ses habitudes. Je le rencontrai ensuite de temps en temps, au bord de la mer, dans le quartier retiré du Lazaret. Le dimanche, il jouait aux boules avec les marins. »

Sans doute le roi de Sardaigne et M. de Cavour ont vu en lui sinon quelque chose de plus, du moins quelque chose de différent de tous les héros qu’ils pouvaient et qu’ils ont su opposer à l’ennemi de la patrie. Ils ont vu dans Garibaldi ce que le peuple y voyait déjà, une sorte de chevalier des anciens jours, un apôtre de la délivrance, un initiateur comme nous l’appelions, car ils lui ont donné la mission qui convenait à sa prestigieuse destinée, à son influence soudaine, au charme de sa parole inspirée, de sa physionomie, et à l’entraînement de sa foi patriotique. Chargé de soulever les populations contre l’Autriche et d’annoncer la bonne nouvelle tout en harcelant l’ennemi, il remplit un rôle complètement neuf dans l’histoire. Il fait de la révolution au profit de la royauté, et il la fait sciemment, résolument, loyalement, sans être ni dupe ni trompeur.

C’est de sa pensée intime, c’est de son œuvre morale, que nous sommes ici le plus frappés. Ses exploits sont en ce moment dans toutes les bouches, et cette figure poétique, rehaussée de tout l’attrait de l’inconnu, préoccupe, en France, les cœurs et les imaginations d’une manière sensible. Nous n’en sommes pas surpris. Garibaldi ne ressemble à personne, et il y a en lui une sorte de mystère qui fait réfléchir. Lès têtes légères veulent peut-être qu’il doive son prestige à la jeunesse, à la beauté ; les uns disent à sa force physique, à sa voix de stentor ; les autres disent à sa taille gigantesque, à son costume de théâtre, etc. Heureusement rien de tout cela n’est vrai aujourd’hui, et le prestige dure encore. Garibaldi porte le costume qui convient à son emploi militaire, il n’est plus de la première jeunesse, il a plus de noblesse et de sérénité dans la physionomie que de beauté dans les traits. Il n’a rien d’un mastodonte ni d’un brigand ; il est plutôt d’une nature délicate et choisie où l’âme règne sur le corps et lui communique avant tout sa puissance. Il a la voix douce, l’air modeste, les manières distinguées, une grande générosité et une immense bonté unies à une fermeté inflexible et à une équité souveraine. C’est bien l’homme du commandement, mais du commandement par la persuasion ; il ne peut gouverner que des hommes libres. Il n’a sur eux que les droits sacrés de la parole donnée et reçue. C’est quelque chose d’enthousiaste et de religieux qui n’a pas d’analogue dans les troupes régulières, et qui forme un épisode des plus étranges dans le temps où nous vivons, au milieu d’une guerre dirigée par de savants calculs et w une sévère discipline. Eh bien, ce contraste d’une petite armée de partisans, marchant pour son compte avec la seule préoccupation de vaincre ou de mourir, n’a pas une seule fois entravé ou contrarié les plans réguliers de l’armée alliée ; et, tout au contraire, Garibaldi, entouré de héros invincibles, à la fois téméraires comme des lions et rusés comme des renards, a poursuivi à sa guise et à sa manière son œuvre personnelle, lancé en avant aux flancs de l’expédition comme un boulet qui ricoche, comme un brûlot qui surprend et dévore, mais surtout comme un apôtre qui persuade, soulève l’indignation, ranime les courages et brise les fers en criant au peuple opprimé : « Aide-toi, le ciel t’aidera ! »

Et on s’est méfié en France, quelque part, sous l’influence de souvenirs brûlants, de cet homme de fer et de cette âme de feu, sans comprendre la grandeur de sa conduite et de son dévouement. C’est l’ennemi du nom français, disait-on ; c’est le défenseur de Rome ; lâchons le mot, c’est un républicain et un socialiste.

À présent, il faut bien se taire, car, républicain ou non, constitutionnel ou radical, disciple de Manin ou de Mazzini, il est là, ne devant pas permettre qu’on lui demande compte de son opinion, et bravant chaque jour la mort pour le triomphe de la cause que les rois ont embrassée. Et les rois ont confiance en lui, sans que le peuple songe à en douter, sans que les anciens et les nouveaux amis du grand partisan se battent dans son cœur ni autour de sa gloire, sans qu’une voix s’élève en Italie pour lui reprocher d’avoir trop fait pour la république hier et de trop faire pour la royauté constitutionnelle aujourd’hui.

C’est qu’il est des caractères d’exception au-dessus de toute atteinte sérieuse. La calomnie, le soupçon, aucun reproche ne peut pénétrer l’or pur de leur cuirassé « Tout pour la patrie » est leur devise. On sent que nulle considération d’amitié, de prudence, de crainte de l’opinion ne pèse dans la balance quand il s’agit du devoir. Ils savent qu’ils ne peuvent inspirer de défiance fondée à ceux qu’ils servaient hier, non plus qu’à ceux qu’ils servent aujourd’hui et, quand cela serait, ils crieraient : Quand même ! et se jetteraient dans le feu en faisant abnégation de tout, même de leur honneur apparent, comptant sur la justice de l’histoire et sur le jugement de Dieu dans le cœur des hommes de bien.

C’est que de tels hommes ne représentent pas tant une idée particulière qu’un sentiment général. Ils résument l’âme d’une nation, et, si l’on voulait y bien regarder, on verrait dans celui-ci une sorte de personnification de l’Italie renaissante, avec son passé douloureux, ses drames poignants, sa patience muette, son génie d’action exubérant, et surtout cette haine du joug étranger qui fait taire en elle tout vain orgueil et toute discorde funeste quand l’heure est venue d’être ou de n’être pas.

Nohant, 4 juillet 1859.



Aujourd’hui le Milanais est délivré, le centre de l’Italie a proclamé le principe de l’unité. La Sicile est soulevée contre le Bourbon de Naples, et Garibaldi est en Sicile. Le bruit de ses victoires y a précédé sa descente, et aujourd’hui, 26 mai, on ignore, là où je suis, si Palerme n’est pas en son pouvoir. Il y a, plus que jamais, de la légende dans cette vie aventureuse, mais cette légende, c’est encore de l’histoire. — Rien ne paraît impossible à Garibaldi. — En vain les proclamations napolitaines le déclarent battu et vaincu. Personne n’est dupe, L’histoire parle déjà, et d’avance elle dit : « Il est vainqueur. »

Est-il possible qu’il succombe ? Non ! Il a tout osé encore une fois : encore une fois, il a tout risqué. Avec une poignée de braves dignes de lui, il va combattre une armée formidable ; le mystère et le prestige l’accompagnent ; un miracle se fait pour qu’il puisse débarquer : l’imagination le cherche avec anxiété dans le labyrinthe des montagnes. La panique est dans le camp ennemi. On fuit avant peut-être de l’avoir aperçu. La terreur est à la cour de Naples, Tout ceci ressemble à un poème. Cet homme, presque seul, devient l’homme du prodige. Il fait trembler les trônes, il est l’oriflamme de l’ère nouvelle. L’Europe entière a les yeux sur lui et s’éveille char que matin en demandant où il est et ce qu’il a fait la veille.

C’est qu’il porte en lui la foi des temps héroïques, et, dès lors, les merveilles de la chevalerie reparaissent en plein xixe siècle. Le monde n’est donc pas mort ? Qui donc disait qu’il était vieux, que rien d’invraisemblable n’était plus possible dans cet âge de raison et de lumière, que rien de grand ne pouvait plus émouvoir une civilisation trop avancée et trop positive ? Beaucoup de gens habiles, beaucoup d’esprits forts disaient cela hier ; mais que disent-ils aujourd’hui ?

Et qu’importe ce qu’ils disent ? Où sont ces gens-là et que font ces grands esprits quand il s’agit de chasser l’étranger et de reconquérir la liberté ? Voilà un seul homme, sans argent, sans pouvoir et sans appui, aux prises avec tous les obstacles que l’homme peut rencontrer dans la société constituée, et, en un clin d’œil, cet homme a des amis, des partisans dévoués, des compagnons intrépides, des populations palpitantes autour de lui. Il est donc tout-puissant l’homme qui croit ! Il dit un mot à l’oreille, il fait un signe dans l’ombre : les braves accourent, les moyens s’improvisent, les peuples se lèvent, les dangers reculent avec les obstacles, le monde frémit d’un bout à l’autre et prononce la déchéance du souverain menacé avant même qu’il ait perdu un seul homme. On sent que cela est fatal aujourd’hui ou demain, que la conscience humaine le veut, que le doigt de Dieu est levé, que Garibaldi tombant sous une balle, serait encore en esprit et en apparition surnaturelle à la tête de ses légions victorieuses, et que son nom seul continuerait les prodiges de sa volonté.

L’Italie a aujourd’hui trois hommes éminents sur la brèche, sans compter ceux qui s’abstiennent, mais qu’émeuvent toujours les profondeurs de l’instinct populaire en lui prescrivant avec éloquence et passion l’unité nationale et l’écrasement total de l’étranger. Ceci n’étant point une discussion de principes, mais un cri de notre cœur vers l’Italie et la liberté, nous ne parlerons que du trio très extraordinaire et très significatif qui représente en ce moment les trois termes subitement rapprochés de la crise : hier, aujourd’hui, demain. Deux de ces hommes se ressemblent beaucoup : Victor-Emmanuel, s’il n’avait pas la douleur d’être roi, serait avec Garibaldi sous la tente. Retenu par des considérations respectables et des engagements impérieux, il est forcé d’attendre le moment où vox populi, vox Dei consacrera son droit et son devoir, le plus sacré des droits politiques quand on en est investi par l’appel ardent des masses, le plus beau de tous les devoirs, celui de constituer une grande nation vivant par elle-même. Le roi Victor-Emmanuel représente donc le droit de l’Italie, et ce droit, par une faveur de la Providence, tombe aux mains d’un homme proverbialement loyal. Disons, en passant, que la qualification populaire de re galantuomo n’est pas traduite suffisamment par notre mot d’honnête homme. Notre vieille locution française de galant homme est beaucoup plus littérale. Elle exprime une nuance plus italienne et par conséquent plus vive. Elle implique quelque chose de plus qu’une vulgaire et inoffensive probité, elle entraîne l’idée de bravoure et de fierté chevaleresque.

Entre ces deux âmes brûlantes, un esprit tenace et profond protège le destin de l’Italie. Guai ! malheur, comme disent les Italiens, le jour où la sagesse et la persévérance de M. de Cavour ne rassembleraient plus les rênes de ce quadrige si malaisé à conduire : la noblesse, le peuple, l’armée, le clergé, le passé et le présent devant travailler de concert pour l’avenir.

Certes, M. de Cavour a en lui une notion très raisonnée de ces trois termes ; mais il a été plus spécialement élu par la destinée des temps modernes pour ménager les droits du premier. Garibaldi s’élançant, impétueux, vers l’avenir, représente le terme extrême. Certes, il est condamné par ses instincts et par le sentiment de sa mission orageuse à s’irriter contre des entraves parfois nécessaires aux yeux du ministre. Le roi Victor-Emmanuel est chargé de tout le poids du présent, et il a reçu avec le patriotisme et la loyauté une certaine sérénité de caractère, une santé de l’âme et du corps qui est une force nécessaire à sa périlleuse situation.

Ces trois hommes peuvent-ils se désunir sans un immense danger pour la cause commune ? L’instinct des masses, qui regardent à distance, — et ce n’est pas un mauvais point de vue pour résumer l’ensemble des choses, — pressent que le salut de la Péninsule est au prix de leur union secrète et profonde.

Et nous oserons le dire, nous dont les instincts suivent résolument Garibaldi dans ses audaces, nous qui croyons que, dans les heures de lutte suprême, les idées doivent faire place aux actions et les réflexions aux élans, nous émettrons pourtant cette opinion qui nous est imposée par un sentiment général, — on pourrait dire universel, — que, si le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont le bras et l’épée de l’Italie, M. de Cavour est le bouclier sans lequel ces preux ne seraient point préservés des flèches de l’embuscade. Cette égide de la raison s’est étendue entre l’Italie militaire et l’Europe hostile, méfiante ou insensible. Celui qui la porte et la maintient, a protégé les luttes homériques, il a enflammé les cœurs français pour la délivrance, il a donné confiance aux partis tièdes/aux esprits craintifs, si dangereux, on le sait, dans leur inertie. Il a rassuré les intérêts, et dès lors toutes les classes se sont levées comme un seul homme ; l’abstention est devenue une honte publique, honte qui se fût justifiée vis-à-vis d’elle-même, en se retranchant derrière la crainte des idées trop nouvelles et trop exclusives.

Nous ne prétendons pas dire que toute autre doctrine que celle de la royauté constitutionnelle n’eût jamais pu chasser l’étranger, même sans la glorieuse intervention de nos troupes. L’Italie a prouvé qu’elle pouvait faire, à elle seule, de grandes choses ; mais les maintenir dans l’assentiment de la majorité des autres puissances, se défendre d’être écrasée brutalement par les unes, abandonnée lâchement par les autres, voilà ce qu’elle n’aurait pu faire avant un demi-siècle, et voilà ce que la prudence de M. de Cavour a su faire au sein du passé, encore debout autour de lui. Représentant un seul principe opportun et applicable en Italie, il a donc contribué à sa délivrance pour une si large part, qu’il y aurait une grande ingratitude et un réel aveuglement à le nier.

Nous n’ignorons pas que nos vœux pour l’union de ces trois hommes peuvent paraître inadmissibles à beaucoup d’esprits lancés dans la politique italienne, à la suite de l’un des trois noms qui jettent en ce moment un si grand éclat sur elle. Ils peuvent blesser des sentiments naïfs et chauds que nous respectons quand même, des croyances austères que* nous ne combattons que dans l’opportunité de leur application, certaines de ces croyances étant les nôtres en principe et pour toujours. Mais nous avons l’intime conviction que quiconque aime l’Italie veut qu’elle vive en ce moment par toutes ses forces, par toutes ses grandeurs, par tous ses fibres, par toutes ses gloires. En présence de la lutte nouvelle et formidable, que cache le silence de l’Europe et le faux sommeil de l’Autriche, il faut que l’un ose tout, que l’autre fasse beaucoup, que le troisième veille toujours.

Cela est impossible, à ce qu’il semble. Le passé sera toujours l’obstacle de l’avenir, l’avenir sera toujours le rebelle menaçant le passé, et dans leur fatal antagonisme, le présent n’accomplira jamais son évolution historique qu’à travers des déchirements profonds et des luttes désastreuses.

L’histoire le dit ; mais l’histoire enregistre aussi des exceptions splendides, des déviations prodigieuses à cette loi terrible. Elle constate que rien de grand, rien de beau, rien de durable ne s’est accompli dans le monde sans un effort surhumain de la volonté de la conscience et de la prudence humaines. Là où l’une des trois a fait défaut, le vent d’orage a passé en maître farouche et la nationalité s’est reconstituée avec effort et lenteur sur des ruines, quand elle n’a pas péri.

Fasse le ciel que notre aspiration ne soit pas vaine, et que, sur les débris des autorités criminelles en délire, l’unité politique italienne se constitue sur un sentiment d’unité morale et philosophique !

Fasse le patriotisme, — vertu sublime à laquelle, en de certains paroxysmes, tout doit être sacrifié, — que l’une des forces vives de l’âme italienne n’étouffe pas violemment les deux autres ! S’il en était ainsi, il faudrait verser des larmes amères sur la plus noble tentative et sur la plus belle espérance qui fut jamais !

Espérons que le miracle commencé s’accomplira, que la révolution patriotique de l’Italie ne périra pas comme toutes les révolutions ont péri pour avoir trop vite usé leurs hommes, et que celle-ci comprendra le nouveau et grand exemple qu’elle est invitée par Dieu même à donner au monde.

Nohant, 26 mai 1860.



XXIV

LETTRE À UN AMI


« Où en êtes-vous, maE dis-tu, dans ces jours de trouble et d’angoisses ? Où sont allés les rêves de ceux qui, s’élevant au-dessus du temps présent, contemplaient dans l’avenir la terre embellie par la famille humaine ? »

Pauvre famille ! voilà, en effet, « deux races dont le génie particulier devait se servir mutuellement de contre poids dans la marche et le progrès de l’universelle intelligence », forcées de s’égorger pour des questions diplomatiques où la lumière de l’opinion n’a pas encore pénétré, autant dire forcées de s’égorger sans savoir pourquoi.

« Il est trop tard, ajoutes-tu, pour philosopher, il faut agir. »

Sans doute, il faut agir, et la question n’est pas douteuse, il faut combattre ; mais après ? Quel fruit recueillerons-nous de ces immenses désastres ? L’héroïsme du soldat est une ivresse : il a fait le sacrifice de sa vie, il n’est plus dans les conditions normales de la vie. Le soldat français surtout a cette prodigieuse surexcitation que ses ennemis même reconnaissent et admirent. Maïs, au lendemain des combats homériques, les nations armées, palpitantes, exaltées, se retrouvent-elles tout à coup dans les conditions de raisonnement et de prévoyance qui empêcheraient à jamais le retour de ces atroces étreintes avec la mort ?

Peut-on concevoir la pensée de détruire une race au profit de l’autre ? Le mal que nous font nos ennemis, ne retombe-t-il pas sur eux-mêmes, par la loi absolue de la solidarité humaine ? « Pas un Prussien, disent les belliqueux purs, ne sortira de France ! » Si nous étions chez eux, ils diraient de nous la même chose. Qu’en dit là haut le Dieu des armées ? Encore une fois, pauvre famille humaine ! et ajoutons : pauvre Dieu, que celui qui est investi par les hommes du devoir de tuer le plus d’hommes possible !

Oui, mon ami, je suis plongée dans la douleur à la veille des batailles décisives ; je le serai encore le lendemain, quelle que soit l’issue. Elle ne peut être que fatale à tous, à moins d’un grand réveil de l’esprit public, qui est plus à espérer pour la race latine que pour les autres. L’esprit germanique, en particulier, bien plus étendu dans un sens que le nôtre, semble absorbé dans une passivité sociale qui exclut ou paralyse le sens pratique. Nous ne pouvons pas, nous, nous abstraire des préoccupations du droit et de la justice de notre cause. C’est pour cela qu’on a appelé la France le Christ des nations. On peut rappeler ce mot, aujourd’hui qu’elle est de nouveau mise en croix à la face des nations stupéfaites.

L’esprit public se réveillera-t-il ? La question est là depuis le début de la guerre. C’est à ce moment qu’elle eût dû être résolue. Juger le pouvoir exécutif, lui accorder ou lui retirer la confiance publique et passer outre à la défense du pays, tel eût été le devoir d’une majorité qui, dès nos premiers revers, n’a pas trouvé un mot pour accuser ou défendre le pouvoir absolument responsable. Étrange mutisme, unique peut-être dans l’histoire !

Le Corps législatif s’est contenté de changer un ministère sans prononcer le nom de celui qui avait remis à ce ministère le sort de la France. Paris s’est contenté de ce changement. Si, comme je le crois, ceci est une grande faute, difficile à réparer, la responsabilité doit peser sur tous. Le précepte mis à. l’ordre du jour : Pas de politique ! imposé par les uns, accepté par les autres, au Corps législatif et dans tous les rangs de la population active, me paraît le nœud d’une immense déception pour tous, car ce qui est minorité sur un point est majorité sur un autre. Il est certain que, depuis cette fatale transaction, le sentiment conservateur a regardé son triomphe comme assuré, tandis que le sentiment révolutionnaire regarde la question réservée comme le refuge de sa croyance. L’avenir ainsi atermoyé ne nous promet pas le plus parfait accord entre nous, quand la lutte de races aura cessé de nous absorber.

À l’heure qu’il est, avec l’ennemi à nos portes, il est certes trop tard pour résoudre ce que nous avons laissé en suspens. En face de l’amour de l’humanité qui est une foi permanente et inaliénable, se dresse l’amour de la patrie, sentiment plus exclusif et plus fiévreux. Qu’il était beau, cet amour sacré quand il rimait dans nos âmes avec liberté chérie ! C’est qu’alors il n’était pas en contradiction avec l’amour de la famille Universelle. Dans les âmes pures et tendres qu’il exaltait, il avait un sens sublime, celui delà lutte contre le passé féodal, celui de l’espoir de la fraternité rétablie entre tous les hommes. Chanter la Marseillaise avec d’autres idées est désormais un sacrilège ; mais 92 et la Révolution tout entière n’ont-ils pas été profanés dans les souvenirs du temps présent ?

N’importe. Il y a encore de l’écho pour les chants de triomphe patriotique, et, si nous devons, au contraire, suspendre nos harpes aux saules brisés par la mitraille, n’oublions pas qu’il y a pour les nations civilisées quelque chose de mieux à faire que la guerre à l’étranger. Il y a la lutte sociale, qui est tout le contraire de la guerre civile. La guerre civile, elle est facile à allumer. Il n’est pas besoin pour cela de talents militaires, il suffit de lancer Bazile et de calomnier. Si, comme il semble, il y a un parti qui emploie ces moyens bien connus pour amener des jacqueries dans toute la France, tenons-nous sur nos gardes, et laissons-nous massacrer plutôt que de répondre à d’infâmes provocations. La France, toujours en tête de l’action, possède une arme que les Teutons ne lui arracheront pas, et qui est l’engin suprême des batailles de la volonté : le suffrage universel. J’ai entendu beaucoup maudire, dans ces derniers temps, même par des hommes sérieux, cette arme redoutable qui s’est tant de fois retournée dans nos mains pour nous blesser. Mais il en est ainsi de toutes les armes dont on ne sait pas se servir. Celle-ci est le salut universel de l’avenir. C’est cette mitrailleuse-là qui doit résoudre pacifiquement toutes les questions réservées dans les jours de trouble et d’épouvante, ne l’oublions pas !

Le jour où elle fonctionnera bien, les fautes des pouvoirs, quels qu’ils soient, deviendront impossibles Dès aujourd’hui, éclairons-nous de nos revers. Battons-nous aujourd’hui, cela n’empêchera pas de réfléchir demain, et notre cruelle épreuve ne sera peut-être pas perdue. Mais ne croyons pas ceux qui nous disent que raisonner et comprendre sont des crimes d’État. Si l’on pouvait rire encore en ce temps désastreux, si le sang du cœur ne coulait pas par toutes les blessures de nos pauvres soldats, on trouverait plaisant ce cri des majorités en détresse : « Ne nous reprochez rien, réparez nos fautes ! »

Et cet autre axiome digne de Brid’oison : « Vous compterez après la bataille. » Quoi ? que compterons-nous ? Aurons-nous autre chose à faire que d’embrasser nos vaillants frères noirs de poudre, de jeter des fleurs à ceux qui reviendront debout, de donner des larmes à ceux qui ne reviendront pas ? Sera-ce un jour de discussion et de colère, celui où ils rentreront parmi nous ? Non, non, ce jour-là ne sera pas pour la lutte. On aimera trop pour trouver le temps de haïr.

Le lendemain de la crise sera donc inscrit à la date des réélections de tous les pouvoirs qui nous ont procuré les doux loisirs de 1870. C’est alors que la France entière fera son enquête et prononcera sort verdict sur les représentants qui ont ainsi disposé d’elle.

Attendez donc, vous que le général Trochu appelle les ardents, épithète que vous ne devez pas prendre pour une injure, tant s’en faut ! Attendez, car, à cette heure, la France perd le meilleur sang de ses veines, et ce n’est pas à cette généreuse mère épuisée qu’il faut demander une goutte de plus. Attendez ! personne n’a le droit dé penser à soi-même. Il faut soigner les blessés, enterrer les morts, et la besogne est effroyable ! Attendez ! le sentiment humain, remué dans ses phis douloureuses profondeurs, n’a plus la pensée de sa propre conservation. Attendez, car l’histoire de ces terribles événements n’est pas faite, et il faut que l’opinion s’éveille en pleine lumière !

Mais alors, quand chaque conscience aura jugé le fait épouvantable de cette guerre entreprise sans moyens de la faire, quand chacun aura fait le compte de ce qu’il a fallu de deuils et de sacrifices pour réparer les fautes commises, ouvre ton entendement, malheureuse patrie, et prononce sur tes destinées futures. Décide par ton vote si la vie des nations doit être jouée à pile ou face sur des plans stratégiques, si le sang des hommes n’est bon qu’à engraisser la terre, si le génie humain n’a pas d’autre but que celui d’inoculer des moyens de destruction de plus en plus féroces, si la diplomatie est une chose mystérieuse et sacrée où l’État est responsable du plus ou moins d’habileté d’un agent, si enfin deux grandes nations doivent s’égorger pour relever le gant d’une querelle de cabinet.

S’il est prouvé que cela devait être ainsi, que la gloire d’un mutuel écrasement est le bien suprême, que la France ne peut respirer heureuse, libre et fière que dans cette atmosphère de poudre et cette vapeur de sang, que la richesse publique s’en accroît, que la repopulation confiée aux rachitiques épargnés par les conseils de révision doit amener de splendides résultats, enfin que tout est pour le mieux dans la meilleure des sociétés possible, dites-le, ayez le courage de le dire, vous qui ne dites rien maintenant, et tâchez de le persuader à la patrie décimée, foudroyée, brisée par la victoire autant que par la défaite.

Si, au contraire, la France est sûre de son opinion, si elle se sent l’énergie de protester en temps utile contre la barbarie du préjugé, qu’elle attende son jour, et qu’en attendant elle coure au feu, qu’il n’est plus temps d’éteindre. Elle se battra beaucoup mieux avec la conscience de son droit qu’avec une préoccupation de rémunération immédiate. Que les ardents y courent les premiers. C’est à eux de donner l’exemple du patriotisme ; mais que les tranquilles ne leur disent pas qu’il faut faire taire l’amour de la liberté pour sentir celui de la patrie ; car ceci, c’est un blasphème. L’un de ces amours se puise dans l’autre : l’amour de la liberté, c’est l’amour de l’humanité, et les âmes vraiment héroïques le comprennent ainsi, même dans le formidable enivrement des batailles.

Nohant, 31 août 1870.




POST-SCRIPTUM

Cher ami, je t’écrivais il y a quatre jours. Attendons ! Paris n’a pas attendu. Il s’est levé, il a proclamé en même temps la patrie et la liberté ; il les a proclamés sans violence, sans menaces, dans un sentiment de fraternité admirable. Voilà du moins ce qu’on m’écrit, ce que je sais jusqu’à présent. Les dépêches nous apportent des noms aimés, dignes de toute la confiance du pays. Nos populations centrales, affolées de terreur et de colère, vont se ranimer et savoir ce qu’elles font en marchant à l’ennemi, Paris aura proclamé la République sans effusion de sang ; je n’osais le rêver ! Qu’il sauve la patrie à présent, comme il a sauvé l’honneur et l’humanité !

Nohant, 5 septembre 1570.



XXV

LA RÉPUBLIQUE !


Elle est donc viable, puisqu’elle renaît de ses cendres par un cri unanime, par une volonté digne, sans effusion de sang, sans lutte fratricide !

Voici le troisième réveil ; il est idéalement beau. C’est même le quatrième, car il ne faut pas oublier que 1830 fut républicain au début. Les combats pour cette noble conquête ont été s’amoindrissant, elle s’accomplit aujourd’hui avec un seul mot : «Vive la France ! »

C’est donc l’état normal, l’état voulu de la conscience humaine. C’est le but inévitable du prodigieux travail de l’humanité. C’est le destin, allez, c’est la loi ! L’intelligence, la virilité humaine ne peuvent se développer qu’à l’air libre.

Le voilà, le Dieu des armées, il s’appelle patrie et liberté.

Salut, ô République ! tu es en bonnes mains, et un grand peuple va marcher sous ta bannière après une sanglante expiation. La tâche est rude ; mais, si tu venais encore à succomber, tu renaîtrais toujours !

Le droit de l’homme est impérissable !

Nohant, le 6 septembre 1870.


FIN



TABLE


 
Pages
 5
 111
 175
 203
XVI. — 
 225
XIX. — 
 255
XXI. — 
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XXII. — 
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XXIII. — 
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XXIV. — 
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XXV. — 
 355




Imprimerie de Poissy — S. Lejay et Cie.

    trop abstrait pour une assemblée politique, mais qui fut écouté un jour avec enthousiasme.

  1. Voir la Réforme du 5 décembre 1843.
  2. Au nombre des feuilles indépendantes qu’a déjà fait éclore l’exemple de M. de Lamartine, nous devons mentionner le journal le Réveil, fondé dans le département de l’Ain sous la direction de M. Francisque Bouvet. Les lecteurs de la Bévue indépendante n’ont pas oublié sans doute le remarquable article de M. Bouvet contre les fortificatious, inséré dans la livraison du 25 juin 1843.
  3. Orateur sobre de paroles et riche d’idées, métaphysicien
  4. Puisque nous citons Pierre Leroux, nous devons au respect et à l’amitié que nous lui portons de dire que nous le plaçons, trop au-dessus de ce misérable débat entre les politiques et les socialistes vulgaires (il est des hommes politiques que nous plaçons au-dessus également) pour avoir songé à le comprendre dans l’une ou l’autre catégorie. Quelques personnes se sont peut-être attendues de notre part, dans cet écrit, à une partialité pour les philosophes dont notre estime pour lui serait le motif. Je les prie de se détromper. Si Pierre Leroux était en cause, ce n’est pas indirectement que nous voudrions avoir à défendre ses idées.
  5. M. Buchez.
  6. Voir l’article qui suit : Réponse à diverses objections.
  7. La pétition pour l’organisation du travail.
  8. Tomes I et II.
  9. M. Joseph Mazzini, un des chefs de l’émigration italienne, a adressé récemment au saint-père, sur le rôle de la papauté à notre époque et sur la situation de la Péninsule, une lettre qui a eu un certain retentissement en Europe. L’Observateur autrichien du 29 janvier 1848, met au banc des chancelleries et signale à l’excommunication du pape la manifestation de M. Joseph Mazzini. Nous comprenons que l’Autriche ne puisse voir avec plaisir la réconciliation de deux choses qui ont paru jusqu’à présent ennemies, la liberté et la religion, le peuple et la papauté. Mais nous félicitons de sa démarche M. Mazzini, sans toutefois approuver toutes les idées de sa lettre, précisément parce que nous y voyons la confirmation de ces heureuses tendances qui, en Italie, réunissent peuples et princes dans un même but, font pactiser des idées trop longtemps proscrites, avec les pouvoirs établis, et changent la lutte en concours. Tout ce qui se rapproche, dans la Péninsule des éléments jusqu’à présent divisés, porte nécessairement ombrage à l’Autriche. À ce point de vue, nous ne nous étonnons pas des injures dont son organe semi-officiel poursuit M. Mazzini pour sa démarche auprès du saint-père. Il est vrai que, si l’Observateur autrichien voit dans M. Mazzini le chef d’une faction qui n’exclut pas même l’assassinat comme moyen dans ses tentatives de bouleversement, en revanche il fait du gouvernement qui a organisé les massacres de Milan, l’expression la plus élevée et le symbole même de la nationalité italienne. On ne peut jeter au bon sens et à l’humanité un plus audacieux démenti. George Sand, a traduit lui-même la lettre du patriote italien, et l’a accompagnée de réflexions chaleureuses et écrites dans ce style éloquent qui lui appartient. Nos lecteurs liront avec un égal plaisir la lettre et le commentaire.
    Note du Constitutionnel, 7 février 1848.
  10. La Cause du peuple, journal hebdomadaire fondé par George Sand en 1848, eut trois numéros, datés des 9, 16 et 23 avril 1848.
    (Note de l’Éditeur.)
  11. Voyez le rapport du général Vaillant.
  12. On se rappelle peut-être la popularité éphémère du pauvre Angelo Brunetti, dit ciceruacchio. C’était un homme du peuple, fort comme un athlète, bon, sentible, mais vaniteux et adonné au vin, qui, pendant quelques jours, eut le premier rôle dans les événements de Rome. Pie IX semblait alors marcher d’accord avec les réformes jugées par lui nécessaires, et le prolétaire, s’élançant sur sa voiture, agitait au-dessus de la tête du pontife une bannière où étaient écrits ces mots : Saint-Père, fiez-vous au peuple.
  13. F.-T. Perrens. Deux ans de révolution en Italie. 1848-1849.