VI

PÉTITION
POUR L’ORGANISATION DU TRAVAIL



Mes amis,

Puisque vous voulez et pouvez faire de la politique, laisserez-vous échapper la belle occasion qui se présente d’employer vos forces et votre activité à tenter une chose vraiment bonne ? Voilà un parti qui s’intitule hardiment démocratique, et qui vous convie à de nobles tentatives. Vous n’hésiterez pas, j’en suis sûr. L’expression de ce parti, j’aime mieux dire de cette opinion ou de cette doctrine, car le mot parti ne me plaît guère (il rappelle la guerre civile et les ressentiments personnels), c’est le journal la Réforme. Ses tendances courageuses et droites m’offriraient, à moi, un pont où je me hasarderais de passer pour aller du côté de la politique, si je n’étais convaincu que je n’y suis bon à rien. Certainement ce journal est un organe généreux et fort des idées vraies que la politique doit cherche à faire triompher en s’inspirant de bonnes tendances socialistes. (Je me sers de ces mauvaises définitionas de politique et de socialisme, en attendant que je m’explique mieux avec vous sur la distinction à faire entre ces deux modes d’action).

Ainsi donc, vous ne serez point sourds, n’est-il pas vrai, à cet appel inauguré en tête de la Réforme le 2 novembre dernier par M. Ledru-Rollin : Travailleurs, faites des pétitions ! c’est-à-dire aussi : « Serviteurs de la vérité, aidez et encouragez ceux des travailleurs qui n’y songeraient pas assez à faire une vaste et noble pétition pour exposer leur maux et en demander la fin ! »

M. Ledru-Rollin a exposé à la Chambre, à la fin de la session dernière, des vérités dures pour les égoïsmes coupables. Il leur a montré les résultats, affreux pour le peuple français, menaçants pour eux-mêmes, de leur aveugle et farouche domination. Il a parlé ce jour-là, il écrit aujourd’hui à la France entière, et il ne faut pas que cette voix se perde. Il a dressé une sorte de statistique douloureuse, effrayante, et pourtant certaine, du malheur et de l’iniquité qui déchirent le sein de notre pauvre patrie, ce noble Christ des nations, qui a tant souffert pour le salut du monde, qui souffre toujours, et qui saura bien souffrir encore : mais qu’il ne faudrait plus longtemps laisser souffrir en vain.

C’est donc à vous à donner suite, autant que vous le pourrez, dans notre province, à l’idée émise par la Réforme. Vous serez secondés ; vous aurez dans la presse parisienne des représentants de votre doctrine. La Revue indépendante proclame son union intime avec la Réforme. Dans les provinces, vous pourrez sans doute joindre, encore bien des noms à ceux des journaux que la Réforme vous signale comme vos alliés naturels. Vous n’oublierez pas le Progrès du Pas-de-Calais, rédigé depuis longtemps par un homme si pur, si modeste, si éprouvé, M. Frédéric Degeorge. L’Indépendant d’Angoulême vous convie particulièrement à une association de sentiments et d’efforts. Quels qu’en soient les moyens, votre cœur répondra à cet élan, s’il est dirigé comme l’appel de M. Ledru-Rollin vers le salut public. N’y aurait-il donc plus de ressources dans la presse indépendante comme le peuple s’en effraye ? Essayez donc tous de prouver que le feu de la vie est encore là. Ce n’est pas le talent ni la volonté qui manquent. Serait-ce l’espérance ? demandons-la au peuple, si nous l’avons perdue. Tous ceux qui l’ont fait s’en sont bien trouvés. Voyez ce jeune écrivain si brillant, si clair, si habile et si franc à la fois, l’auteur de l’Histoire de dix ans ! où prend-il tant de sève dans ce temps de langueur et de consternation ? dans le sentiment démocratique, qui est le génie de son génie ! Il y en aurait encore d’autres à nommer ; mais nous autres, modestes provinciaux, nous ne pouvons pas dire comme M. Ledru-Rollin : Nos amis, nos illustres amis. Il est même possible que nous n’ayons pas toujours été d’accord avec eux tous sur tous les points. Eh ! tant mieux mille fois, s’il en est un qui nous réunisse ! Nous en aurons d’autant meilleure grâce à les seconder que nous ne serons pas suspects de partialité ou d’engouement.

Mais je m’oublie à dire nous. Pourquoi pas ? Je m’associe à la définition de M. Ledru-Rollin :

« La pétition, c’est la presse des masses, c’est la voix de l’ensemble. Aujourd’hui que le droit d’association est détruit, que la presse est encore restreinte aux mains de ceux qui ont de l’argent, la pétition, c’est autre chose qu’un journal organe d’un parti seulement ; la pétition, c’est bien mieux que l’expression individuelle d’une opinion, d’une prétention ; la pétition, si vous le voulez, c’est tout le monde, l’œuvre comme le droit de tout le monde ; c’est une édition des pensées publiques qui n’a besoin ni d’abonnés, ni d’actionnaires, ni de preneurs, ni de beau style, dont l’éloquence est dans l’énergique vérité des faits, la modération des paroles, le nombre des signatures, et dont le public même est l’auteur. »

Ne nous intitulons plus fastueusement les amis du peuple. Nous sommes peuple nous-mêmes. Ce n’est pas seulement la souffrance physique, c’est encore plus la souffrance morale qui nous rend tous solidaires des maux publics, victimes des crimes publics. Faisons des pétitions, non à titre de bourgeois démocrates convertis à la cause populaire, mais à titre de français blessés et outragés depuis trop longtemps dans le plus sensible de leur idéal, de leur gloire et de leur amour, le culte de l’égalité.

4 novembre 1844.